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Dans l’histoire du Canada français, la Saint-Jean-Baptiste, le 24 juin, et la journée de Dollard des Ormeaux, le 24 mai, jour de la fête de la Reine, ou le troisième lundi de ce mois, sont les seules fêtes à la fois religieuses et civiles destinées à mettre en valeur l’identité canadienne-française (Belliveau, 2021 : 53-76; Belliveau et Martel, 2021; Boisvert, 1990; Groulx, 1998; Hayday et Blake, 2016). En Acadie, les délégués à la première convention nationale acadienne, tenue à Memramcook en 1881, optent plutôt pour le 15 août, jour de l’Assomption, comme date de célébration de leur fête nationale (Thériault, 2000 : 58-59). Au Manitoba, l’archevêque de Saint-Boniface et la Société Saint-Jean-Baptiste (SSJB) de Saint-Boniface, fondée en 1871, s’emploient à rallier les catholiques de langue française autour de la Saint-Jean dans les années 1870-1910. La célébration du 24 juin y est l’occasion non seulement d’exprimer son patriotisme, mais aussi de réaffirmer sa survivance linguistique et religieuse dans le contexte de l’abolition, en 1890, du français comme langue officielle et du financement des écoles séparées, ou confessionnelles, sous le gouvernement libéral de Thomas Greenway (Belliveau et Martel, 2021 : 83-85; Laporte, 2021 : 166-175).

Vingt ans plus tôt, l’entrée du Manitoba dans la Confédération avait été négociée par l’abbé Noël-Joseph Ritchot et des délégués du gouvernement provisoire de Louis Riel dans l’intérêt des franco-catholiques et des anglo-protestants, lesquels, en vertu de la constitution manitobaine, bénéficiaient du système des écoles séparées, financées par le gouvernement provincial (Blay, 2010 : 217-308). La nation franco-métisse de la vallée de la rivière Rouge et les premiers immigrants canadiens-français originaires du Québec formaient alors la majorité de la population manitobaine. En 1891, ce groupe ne comptait pas plus que 10 988 habitants, soit 7,2 % de la population manitobaine totale, évaluée à 152 506 habitants (Painchaud, 1969 : 142)[1]. Après les amendements constitutionnels de 1890, l’accord Laurier-Greenway (1896) autorise un nombre limité d’heures d’enseignement catholique et français[2], avant que la loi Thornton / Thornton Bill[3] (1916) n’abolisse le système scolaire bilingue au profit d’une instruction publique laïque, anglaise et obligatoire, sous le gouvernement libéral de Tobias Crawford Norris (Blay, 1987 : 41-55; Blay, 2013 : 336-346). Replacée dans ce contexte, la procession de la Saint-Jean-Baptiste le 27 juin 1916 à Saint-Boniface devient un moyen de résistance symbolique à la politique scolaire manitobaine. Pendant l’entre-deux-guerres, la Saint-Jean connaît toutefois une perte de popularité et un essoufflement à Saint-Boniface, malgré les efforts de la SSJB pour la rendre plus divertissante[4].

Or, à partir de 1921, des associations pour la jeunesse implantent la fête de Dollard à Saint-Boniface, dans des villages franco-manitobains et ailleurs dans l’Ouest, et ce, après le dévoilement du monument à Dollard des Ormeaux au parc La Fontaine de Montréal, le 24 juin 1920. La commémoration d’Adam Dollard des Ormeaux (1635-1660) s’inspirait de Si Dollard revenait (1919) de Lionel Groulx sur la bataille du Long-Sault, au cours de laquelle des Iroquois auraient tué Dollard des Ormeaux et ses seize compagnons, dont l’héroïsme aurait dissuadé leurs adversaires d’attaquer la colonie naissante de Ville-Marie. Dans son récit, « sans aucun doute le texte injonctif le mieux diffusé » (Groulx, 1998 : 211) sur Dollard des Ormeaux, Groulx reprend l’opposition entre barbarie et civilisation chrétienne pour ériger Dollard en sauveur de la Nouvelle-France et en modèle de patriotisme pour la jeunesse canadienne-française.

Si l’origine, l’inauguration et la célébration de la fête de Dollard au Québec ont déjà été étudiées en détail (Groulx, 1998), son importation dans d’autres provinces canadiennes a rarement été abordée jusqu’à présent. Elle a été soulignée dans les travaux sur Groulx et L’Action française, initiateurs de la journée de Dollard (Bock, 2001 : 376; Bock, 2004 : 201-205, 266-267), et résumée dans une étude générale sur les fêtes nationales au Canada (Belliveau, 2021 : 53-76). En ce qui concerne les activités qui se déroulaient lors de la journée de Dollard respectivement en Saskatchewan et en Alberta, les représentations théâtrales données pour la circonstance par les étudiants du Collège Mathieu de Gravelbourg ont été inventoriées (Lundlie, 1999 : 11, 13, 15-16, 27-31, 44, 56, 248, 365-366), alors que le rôle qu’a joué le Cercle Dollard-des-Ormeaux dans la paroisse de l’Immaculée-Conception d’Edmonton est seulement mentionné (Hart, 1981 : 112).

Dans les études spécifiques sur le Manitoba français, aucune n’a traité jusqu’à présent de la fête de Dollard, ce qui peut s’expliquer non seulement par sa disparition à la fin des années 1950 comme événement commémoratif, mais aussi par son absence de l’ensemble des symboles identitaires de l’Ouest canadien[5]. Contrairement aux pionniers de l’Ouest célébrés à l’occasion du Festival du Voyageur (Beaudry Loiselle, 2019; Keller, 2013), ni Dollard et ses compagnons ni la bataille du Long-Sault ne servirent aux Franco-Manitobains à s’ériger en « minorité nationale », définie comme « un groupement qui puise dans sa propre histoire le récit de sa fondation (auto-référentialité) et qui vise un niveau élevé d’historicité, c’est-à-dire d’être capable de se doter d’instruments permettant de faire sa propre histoire » (Thériault, 2013 : 13). Or ce qui constituait le récit de la fondation de la Nouvelle-France dans l’Est, selon Groulx et d’autres défenseurs de la mémoire de Dollard des Ormeaux, fut commémoré pendant une quarantaine d’années à Saint-Boniface et ailleurs au Manitoba. Pour l’expliquer, nous poserons comme hypothèse que l’importation de la fête de Dollard au Manitoba français consista en une appropriation stratégique d’une figure nationale de l’Est dans le contexte scolaire manitobain des années 1920-1950.

Dans la première partie de notre étude, nous rappellerons d’abord les origines de l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française (ACJC), qui contribua à la commémoration de Dollard des Ormeaux au Québec et ailleurs au Canada, et nous évoquerons par la suite sa collaboration avec une autre organisation de jeunes hommes, l’Union canadienne de Saint-Boniface, en vue de la célébration de la fête de Dollard dans le milieu scolaire de Saint-Boniface. Dans la deuxième partie, nous présenterons la contribution de l’ACJC et de congrégations religieuses enseignantes à la transmission du culte de Dollard aux enfants de paroisses rurales franco-manitobaines. Dans la troisième partie, nous montrerons que l’étude de la bataille du Long-Sault par la jeune génération franco-manitobaine devient un moyen de résistance symbolique à la politique scolaire au Manitoba et le demeure jusqu’au déclin de la fête de Dollard, éclipsée par le Festival de la Bonne Chanson organisé annuellement par l’Association d’éducation des Canadiens français du Manitoba (AECFM) à partir de 1944-1945.

Notre étude repose sur le dépouillement de sources archivistiques qui n’ont jamais été exploitées jusqu’à présent dans les travaux sur les fêtes nationales au Canada : des procès-verbaux et des rapports inédits de cercles de l’ACJC[6], le Fonds de l’AECFM, conservé au Centre du patrimoine de Saint-Boniface[7], et les archives de congrégations féminines qui oeuvrèrent dans le domaine de l’enseignement au Manitoba au cours de la période sur laquelle nous nous concentrerons. En 2016-2017, ces communautés religieuses ont confié au Centre du patrimoine le soin de préserver, de gérer et de promouvoir leurs legs archivistiques respectifs[8].

La commémoration de Dollard des Ormeaux à Saint-Boniface à l’époque de l’ACJC

Dans les années 1920, l’ACJC contribue à instituer la fête de Dollard au Québec et ailleurs au Canada où des cercles acéjistes l’organisent. L’origine de l’ACJC remonte à une période charnière de réflexion sur l’action et la formation catholiques au Canada français. Sous l’impulsion de l’abbé Émile Chartier, un congrès tenu en 1903 est l’occasion pour la jeunesse catholique d’exposer ses orientations et ses convictions : « […] affirmation de sa foi, prééminence de la religion sur la patrie et surtout sur les partis politiques, reconnaissance d’une mission spéciale du Canada français catholique en Amérique […], primauté du Canada français sur le Canada, défense de la nationalité, promotion de l’histoire du Canada et du français dans les services publics » (Lamonde, 2004 : 69). Dans la foulée, l’ACJC est fondée le 1er mars 1904. Selon ses statuts généraux, elle « a pour but de grouper toutes les forces de la jeunesse catholique canadienne-française pour la défense des intérêts religieux et nationaux » et « pour moyens la piété, l’étude et l’action » (Association catholique de la jeunesse canadienne-française, 1904 : 14; en italique dans le texte). Elle tient son premier congrès annuel à Montréal le 25 juin 1904, diffuse sa doctrine au moyen de son organe, Le Semeur (septembre 1904-avril 1935), et oriente la formation de l’élite canadienne-française vers l’engagement social (Warren, 2002 : 539-572), avant d’être supplantée par d’autres associations catholiques pour la jeunesse au début des années 1930 (Behiels, 1978 : 27-41; Bienvenue, 2003 : 30-31, 41-48).

Pour la mise en pratique de sa doctrine à travers le Canada, l’ACJC s’organise en un réseau de comités régionaux et de cercles locaux qui s’étend dans l’Ouest canadien à partir de 1907, date de la fondation du Cercle La Vérendrye à Saint-Boniface. Au Manitoba, le comité de propagande du Cercle La Vérendrye vend les deux séries de Contes historiques publiées par la SSJB de Montréal en 1919 et centrées sur Dollard des Ormeaux et d’autres figures héroïques de la Nouvelle-France (Comité de propagande La Vérendrye, 1919 : 1).

Avant que l’ACJC lui prête son concours à partir de 1924, l’Union canadienne instaure en 1921 à Saint-Boniface la fête de Dollard, qui est célébrée en même temps en Saskatchewan et en Alberta (« Gravelbourg », 1921 : 11; « La région de St-Paul des Métis, Alta. », 1921 : 10). Dans les années 1900-1910, cette organisation manitobaine de jeunes hommes consista en un cercle politique libéral, le Club Laurier, et décida en 1914 de devenir « l’union, en dehors des partis politiques, de tous les catholiques de notre ville [Saint-Boniface] qui veulent demeurer fidèles à leur foi et à leur patrie » (Beaudry, 1914 : 8). Incorporé le 29 mars 1920[9], « [l]e cercle a pour but l’union et la protection, au double point de vue religieux et national, de la population et en particulier de la jeunesse catholique et canadienne-française de St-Boniface, de Winnipeg et des alentours, et, par l’étude pratique des questions sociales, la culture des arts et les exercices sportifs, de lui procurer des récréations saines et profitables[10] ». Pour être admis dans l’Union canadienne, qui comprenait une section littéraire, une section de musique et une section athlétique[11], il fallait avoir dix-huit ans et plus, être catholique, « être [c]anadien de langue française ou être considéré comme tel », « [a]voir une bonne conduite, une bonne réputation morale et pratiquer la sobriété » et « être recommandé par deux membres du cercle[12] ».

Pour encourager la participation à la fête, l’Union canadienne peut compter sur le journal La Liberté, dont le numéro du 10 mai contient l’article « La journée de Dollard » (1921a : 1), un entrefilet publicitaire au bas de la première page et un article supplémentaire sur l’Union canadienne et la journée de Dollard à l’avant-dernière page. Dans l’ensemble de ce discours, le mot d’ordre, « Portez la rose de Dollard », fait de l’emblème du sacrifice de Dollard des Ormeaux au Long-Sault un signe de ralliement patriotique[13]. Il s’agissait de la rose artificielle vendue d’abord par L’Action française pour la commémoration au parc La Fontaine le 24 juin 1920 (Groulx, 1998 : 208). Elle pouvait rappeler par la suite la rose rouge déposée symboliquement par Groulx sur le monument à Dollard des Ormeaux au parc La Fontaine lors de son dévoilement (Le Réseau de diffusion des archives du Québec, [s. d.]). L’article à la une de La Liberté annonce la mise en vente de la rose de Dollard par l’Union canadienne (10 sous l’unité) dans les jours suivants et donne un aperçu du programme de la fête, que le numéro de la semaine suivante précise dans un article à la une : messe basse « pour la jeunesse de nos collèges, de nos écoles et de nos couvents » (« La journée de Dollard », 1921b : 1) à la cathédrale de Saint-Boniface, le mardi 24 mai en matinée; discours d’orateurs, chant et musique au Collège de Saint-Boniface, en soirée; journée de célébration civile, le lendemain. La commémoration du jeune héros du Long-Sault s’adresse en particulier aux enfants auxquels les roses emblématiques de son sacrifice sont données, telles des hosties, par une élite nationaliste soucieuse de revivifier le « rêve héroïque » de ce Dollard christique « hélant la jeunesse pensive et ardente pour le sacrifice jusqu’au bout » (Groulx, 1919 : 13).

Figure 1

Refrains canadiens, deuxième série, titres illustrés par J. McIsaac, Montréal, Bibliothèque de l’Action française, s. d., 4e de couverture, « Musique », SHSB, Fonds Joseph-Vermander, 0012/195/37.

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Après la manifestation inaugurale de 1921, l’Union canadienne organise jusqu’à la fin des années 1920 la célébration civile de la fête de Dollard à Saint-Boniface. À partir de 1927, une parade rassemble les écoliers et écolières de Saint-Boniface, y compris les petits garçons de la Maison Chapelle, sous la direction des Missionnaires Oblates (1909-1972)[14], et les orphelines recueillies par les Soeurs Grises de l’Hospice Taché (1897-1935)[15]. En 1927, un costume pour chaque enfant de la Maison Chapelle est confectionné par la mère d’un élève et vérifié avant la fête par le chapelain de l’Union canadienne, l’abbé Antoine d’Eschambault[16]. Le défilé était formé par « une quarantaine de petits soldats portant fusils ou sabres marchant gravement, tous habillés en zouaves » (« La fête de Dollard », 1927 : 8), par « une trentaine de petits sauvages ayant avec eux leurs petits missionnaires pour les guider » (« La fête de Dollard », 1927 : 8), à savoir « 2 Oblats, 2 Jésuites et un prêtre séculier[17] », et par les écolières de l’Hospice Taché, « toutes habillées de bleu et portant en bandoulière de larges rubans tricolores, avec, comme aigrettes à leurs chapeaux, des petits drapeaux du Sacré-Coeur[18] » (« La fête de Dollard », 1927 : 8). La description du groupe médian correspond à l’une des photos d’archives (voir infra) sur laquelle des enfants portant des plumes à la tête et d’autres la barrette symbolisent respectivement les Autochtones et l’Église catholique. Cette représentation infléchit la célébration du héros traditionnel – le « sauveur » de la Nouvelle-France catholique menacée par les Iroquois –de telle sorte qu’elle devienne une reconstitution ethnocentrique de l’évangélisation des Premières Nations par les missionnaires en vue d’édifier la jeunesse canadienne-française, en particulier la future relève oblate au Juniorat de la Sainte-Famille de Saint-Boniface (1904-1968).

Figure 2

Parade de la fête de Dollard des Ormeaux à Saint-Boniface en 1927, SHSB, Fonds Antoine-d’Eschambault, 0029/SHSB 8553.

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Figure 3

Parade de la fête de Dollard des Ormeaux à Saint-Boniface en 1927, SHSB, Fonds Antoine-d’Eschambault, 0029/SHSB 8557.

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Figure 4

Parade de la fête de Dollard des Ormeaux à Saint-Boniface en 1927, SHSB, Fonds Antoine-d’Eschambault, 0029/SHSB 8552.

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En tant que « suite standardisée de manifestations » (Groulx, 1998 : 258) dans les lieux de commémoration, le programme de la fête de Dollard comprenait aussi la veillée d’armes, qui concourait à la dimension religieuse de l’événement. À Saint-Boniface, elle est organisée à partir de 1924 par le Cercle La Vérendrye de l’ACJC, avec l’aide de l’Union canadienne, et a lieu à la cathédrale de Saint-Boniface. Pour encourager la participation à la veillée d’armes du 23 mai 1924 en fin de soirée, le président du Cercle La Vérendrye publie dans La Liberté un article qui invite les jeunes gens de Saint-Boniface à se joindre aux acéjistes pour « une heure d’adoration devant le Saint-Sacrement », en souvenir de la dernière nuit que Dollard et ses compagnons passèrent à Ville-Marie avant d’aller au combat (Fournier, 1924 : 7). « Il faudrait ce soir-là que 200 jeunes gens se réunissent au collège [de Saint-Boniface] et fassent revivre dans leur esprit le glorieux fait d’armes du Long-Sault[19] », écrit le secrétaire du Cercle La Vérendrye, Pierre Frossais, au président de l’Union canadienne, F.-X. Lavoie, le 14 avril. Dans la culture acéjiste, la veillée d’armes se modèle sur la nuit au cours de laquelle un chevalier était en prière dans une église avant de partir pour la croisade; des ménestrels lui apportaient son appui en lui chantant la vie des saints et les exploits des preux chevaliers (Laurencelle, 1925 : 213-215). Pendant la veillée d’armes à la mémoire de Dollard, les dix-sept braves du Long-Sault incarnés par des jeunes sont appelés par leur nom. À partir de 1926, l’appel des braves au cours de la veillée d’armes fait pendant à la sonnerie rituelle jouée par la fanfare La Vérendrye de Saint-Boniface durant la grand-messe, à la demande de l’abbé d’Eschambault[20]. « À dix heures et demie, Dollard et ses compagnons faisaient leur entrée solennelle à la cathédrale. […] Ils s’avancèrent dans la nef centrale au pas militaire […]. À l’élévation, les dix-sept présentèrent les armes, sortant dans un geste d’ensemble leurs épées. Les clairons sonnèrent sur la foule prosternée » (« Brillante célébration de la Dollard », 1926 : 8)[21].

Dans les années 1930, des scouts de Saint-Boniface participent à la veillée d’armes. En 1932, l’abbé Émilien Lévesque forme à Saint-Boniface une troupe de jeunes garçons âgés de douze à quatorze ans. Affiliée jusqu’en 1935 à la Fédération catholique des éclaireurs canadiens-français[22] et placée par la suite sous l’égide de l’archevêque de Saint-Boniface (Trépanier, 2015 : 134-139), cette troupe suit les principes scouts de pureté, de dévouement et de franchise[23], et le mot d’ordre des éclaireurs, « Être prêt » (Dugré, 1926 : 10). À Saint-Boniface, les première et deuxième troupes du district de la Rivière-Rouge sont divisées en huit patrouilles de huit garçons chacune[24]. D’après la liste des membres de 1933 à 1949[25], les premières patrouilles de décembre 1933 sont désignées par des noms de personnages historiques de la Nouvelle-France dans l’esprit nationaliste du scoutisme canadien-français et de la journée de Dollard, fête annuelle des éclaireurs canadiens-français (Savard, 1983 : 207-262). Les deux premières patrouilles mentionnées portent les noms de Dollard des Ormeaux et de Christophe Dufrost de La Jemmeraye (1708-1736), neveu de La Vérendrye décédé prématurément, comme Dollard, au cours de la période des luttes et alliances franco-amérindiennes dans le premier empire colonial français[26]. Aussi l’identification de dix-sept éclaireurs au groupe de Dollard et de ses compagnons pendant leur première veillée d’armes, le 23 mai 1933[27], consistait-elle en une « théâtralisation rituelle » (Groulx, 1998 : 230) susceptible de les préparer à « raconter un beau fait de l’histoire nationale » (Bélanger, 1931 : 4), entre autres exemples d’épreuves précédant la promesse de l’éclaireur dans l’éducation scoute.

Fondée en 1921 et affiliée à l’ACJC deux ans plus tard[28], l’avant-garde du Cercle Provencher de l’ACJC[29] au Collège de Saint-Boniface se joignit à des scouts et à des acéjistes pour la veillée d’armes à Saint-Boniface. Sous la direction d’un aumônier, les membres de ce cercle comptant parmi les plus jeunes élèves du Collège étaient préparés à devenir des acéjistes à la fin de l’adolescence et à former l’élite canadienne-française, selon la devise de l’ACJC : « Esto vir » ou « Sois un homme ». Après une éclipse de quatre ans, une nouvelle impulsion est donnée à l’avant-garde Provencher en mai 1929 sous le signe du patriotisme : « L’Avant-Garde […] maintiendrait l’esprit de l’A.C.J.C. dans le Collège […]; célébrerait officiellement la fête de Dollard, vendrait des [r]oses de Dollard […]. En tout cas, c’est au nom de la future Avant-Garde Provencher, ressuscitée, que cette année on a vendu les [r]oses de Dollard […][30]. » Après sa réorganisation au début des années 1930, l’avant-garde Provencher est composée de douze membres, en plus d’un aumônier, d’un président, d’un vice-président, d’un secrétaire et d’un secrétaire-correspondant. Au cours de leur séance du 18 février 1933, quelques-uns se livrent à « une vraie discussion en règle[31] ». « Giasson, Monnin[32], Fontaine, Ayotte défendent Dollard contre Mondor, Picard, Dorge, Guilbault qui l’attaquent avec des arguments pourtant assez sérieux. Le Camp des défendeurs l’emporte puisque le vote leur donne gain de cause[33] ». Cet exemple de joute oratoire comptait parmi les « occasions d’apprendre à maîtriser l’art de la parole » (Galarneau, 1978 : 205) dans les collèges classiques et parmi les « moments forts ponctuant la vie des anciennes communautés collégiales » (Bienvenue, 2013 : 16). La discussion, en l’occurrence, opposa le camp des défenseurs à ceux qui « opinèrent que Dollard, dans l’exploit de 1660, s’était montré orgueilleux, puisqu’il avait recherché une action d’éclat, et cela, sans nécessité » (Deniset, 1933 : 2). Dans la foulée, les membres de l’avant-garde Provencher eurent la « [p]ermission spéciale[34] » d’assister à la veillée d’armes au cours de laquelle dix-sept éclaireurs représentèrent pour la première fois Dollard et ses compagnons.

Le culte de Dollard dans des paroisses rurales franco-manitobaines

Au Manitoba, la fête de Dollard est célébrée non seulement à Saint-Boniface, mais aussi à Sainte-Anne-des-Chênes[35], Sainte-Rose-du-Lac[36], Saint-Jean-Baptiste[37], Saint-Pierre-Jolys – où les orphelins de la Maison Saint-Joseph d’Otterburne rejoignaient les enfants de Saint-Pierre-Jolys à cette occasion[38] –, Lorette[39]. Les archives disponibles et la presse ne renseignent guère sur les manifestations du 24 mai dans ces paroisses, à la différence de Letellier et de Fannystelle.

Saint-Pie de Letellier, qui en 1923 compte cinq cent cinquante habitants et quatre-vingt-douze familles, pour la plupart des catholiques de langue française (Almanach français du Manitoba, [1923] : 58), devient un lieu de dévotion à Dollard, grâce à un cercle acéjiste dynamique. Le 18 mars 1920, trente-deux membres inscrits assistent à une réunion inaugurale en vue de la formation d’un cercle paroissial de l’ACJC[40]. Le 19 novembre 1920, une constitution est lue en vue d’une demande d’affiliation à l’ACJC, et l’organisation est nommée Cercle Saint-Norbert, en l’honneur de l’abbé Norbert-Charles Jutras (1856-1929), curé de Letellier (1883-1929). Ce dernier prend la direction du Cercle Saint-Norbert l’année suivante et en fait une école de patriotisme : « Le Directeur nous entretint sur Dollard des Ormeaux, nous faisant un court récit de ses exploits, il souleva l’enthousiasme dans nos coeurs au souvenir de la conduite admirable de ce héros et de ses compagnons, qui allèrent au-devant de l’ennemi redoutable, sacrifiant leurs jeunes vies pour sauver la colonie[41]. »

Lors de la réunion du 5 octobre 1921, à laquelle quatorze membres assistent, le chef de gare de Letellier, Léon Bruyère[42], est élu président à l’âge de vingt-quatre ans et met en pratique la devise acéjiste, « Piété, étude, action », en veillant à la participation des petits de sa paroisse à la journée de Dollard l’année suivante, d’après le compte rendu de la réunion du 17 mai 1922 : « Le prés. […] suggéra […] de faire chanter une grande messe le matin de cette date, […] cette messe serait suivie d’une fête champêtre pour les enfants avec amusements variés, courses, promenades, goûter, etc., et aussi leur parler de Dollard[43]. » En témoigne le « Livre historique » des Religieuses de Notre-Dame des Missions, chargées de l’enseignement à Letellier (1902-1961) : « Le 24 [m]ai est cette année un jour de réjouissance pour nos élèves. C’est leur fête spéciale. Les commissaires voulant que ce jour laisse un souvenir inoubliable dans leurs jeunes esprits ont organisé un grand pic-nic [sic] en l’honneur de Dollard […]. Mais cette fête doit revêtir avant tout un caractère religieux aussi […][44]. » En vue de la célébration du 24 mai 1922, le président « [a] déjà commandé des roses de Dollard pour être vendues ce jour-là[45] ». Les cercles de l’ACJC pouvaient en effet en commander au Comité central de Montréal, qui les vendait « $ 1.50 le cent; $ 11.00 le mille, port en plus[46] ». Le programme de la fête de Dollard de Letellier comprenait en outre un défilé d’environ cent cinquante enfants et, notamment, des petits garçons représentant Dollard et ses compagnons (« La voix de la jeunesse manitobaine », 1922 : 4)[47].

Peuplée d’abord d’immigrants français et canadiens-français, la paroisse Sacré-Coeur de Jésus de Fannystelle compte cinquante-sept familles de langue française et cinq de langue anglaise en 1922 (Bernier, [1939] : 119); au total : quatre cent vingt habitants (Almanach français du Manitoba, [1923] : 67). Ouvert de 1911 à 1984 et désigné comme l’école du village, le couvent de Fannystelle est dirigé par les Missionnaires Oblates, dont un extrait du journal, daté du 23 mai 1922, témoigne de leur souci de préparer leurs élèves à célébrer pieusement la fête de Dollard : « Nous leur avons raconté l’histoire de Dollard Des Ormeaux et tous veulent venir communier demain. D’ailleurs Soeur Directrice leur a dit qu’elle n’en voulait pas voir au pique-nique sans cela. Les roses de Dollard n’arrivent pas et nous n’en aurions pas eu sans l’intervention spéciale de Soeur Directrice[48]. » En recevant l’Eucharistie et en portant la rose de Dollard, ces enfants pouvaient s’identifier à Dollard et à ses compagnons qui avaient communié avant de sacrifier leur vie pour leur patrie. Dans sa monographie de Fannystelle publiée à l’occasion de son cinquantenaire en 1939, Noël Bernier fait l’éloge des Missionnaires Oblates et de leurs élèves pour leur patriotisme et rappelle l’« éclat particulier » (Bernier, [1939] : 123) avec lequel la fête de Dollard fut célébrée en 1925.

La résistance « jusqu’au bout » dans le milieu scolaire manitobain

La fête de Dollard dans les écoles publiques de Saint-Boniface et de paroisses rurales s’inscrit plus largement dans un contexte provincial où l’élite canadienne-française offre à la jeunesse franco-manitobaine un modèle de bravoure à suivre dans l’esprit de la survivance canadienne-française. Dans l’allocution qu’il prononce devant les « étudiants du collège, de nos couvents et de nos écoles » (« La journée de Dollard », 1921b : 1) à la cathédrale de Saint-Boniface, le 24 mai 1921, l’abbé Joseph-Adonias Sabourin (1880-1956)[49] en appelle à la résistance catholique et française dans les écoles neutres et anglaises du ministre Thornton :

[N]os législateurs à une immense majorité rejette l’enseignement de la religion et de la morale de Jésus-Christ dans nos écoles. […] [D]es inspecteurs du gouvernement […] usent du prestige de leur position officielle pour morigéner et réprimander les petits enfants de dix à douze ans des centres absolument français parce que ces petits enfants n’ont pas accompli encore le prodige d’être bilingues dans de telles conditions […]. La grâce vous assure des ressources et des énergies sur lesquelles ne peuvent compter ceux qui ne partagent pas nos croyances […]. Payez au besoin de votre personne à l’exemple de Dollard des Ormeaux et de ses compagnons.

« La journée de Dollard », 1921c : 1

Cette mystique de l’héroïsme enjoint à ces jeunes de devenir les apôtres de leur survivance dans un esprit de sacrifice, plus précisément de rester des catholiques de langue française « jusqu’au bout », suivant la devise de Dollard. La résistance à laquelle Sabourin exhorte la jeunesse franco-manitobaine se manifeste notamment au cours de l’« Hommage des jeunes au vaillant Dollard » du 25 mai 1924 au Collège de Saint-Boniface. Cette séance patriotique comprenait une reconstitution scénique, « Juste revendication : entrevue avec le ministre de l’[É]ducation », jouée par cinq membres de l’avant-garde du Cercle Provencher, qui interprétaient respectivement les rôles du ministre de l’Éducation, d’un député anglais, d’un commissaire, du fils du commissaire et d’un député français[50], à la satisfaction du journal La Liberté : « Ils ont très bien exposé nos griefs scolaires dans la province du Manitoba » (« Belle célébration de la Dollard à Saint-Boniface », 1924 : 1).

Dans les écoles publiques du Manitoba, l’héroïsme au quotidien est ambivalent pour les classes franco-manitobaines de cette époque. D’une part, elles doivent suivre le programme scolaire de l’AECFM, fondée en 1916 en réaction contre la loi Thornton[51]. L’enseignement de ce programme de français est supervisé au cours des tournées des « visiteurs » de l’AECFM, en partenariat avec l’Association des instituteurs de langue française du Manitoba qui, selon sa constitution,

a pour but de grouper les instituteurs de langue française du Manitoba en vue de sauvegarder les intérêts des membres du personnel enseignant de langue française, de promouvoir la cause de l’éducation catholique et de la langue française et de faciliter les rapports entre l’Association d’Éducation et le personnel enseignant catholique de langue française[52].

D’autre part, tous les élèves doivent montrer aux inspecteurs du département de l’Éducation qu’ils font des progrès dans l’apprentissage de l’anglais, après avoir dissimulé leurs manuels français et le crucifix de leur salle de classe, à la demande de leur maîtresse ou maître d’école (Blay, 2016 : 67-83). Sous le gouvernement de T. C. Norris et de son successeur, John Bracken, élu premier ministre du Manitoba en 1922, la gestion gouvernementale du système scolaire public demeure flexible au cours du mandat du ministre adjoint du département de l’Éducation, Robert Fletcher, considéré comme conciliant en matière de respect des lois scolaires, selon les procès-verbaux de l’AECFM. Il en allait de même des inspecteurs, à l’exception des plus zélés, selon une intervention du frère Joseph, membre de l’exécutif de l’AECFM[53], présentée lors de la réunion de l’Association des instituteurs de langue française le 21 avril 1922, à la salle de l’Académie Saint-Joseph :

On se plaint qu’il ne s’enseigne pas assez de français. Certains n’en enseignent pas [par] crainte de l’inspecteur. L’inspecteur n’a rien à faire qu’à s’assurer de l’enseignement de l’anglais. Le français ne le regarde pas. S’il est satisfait de l’enseignement de l’anglais, il n’a rien d’autre à s’occuper. Rien dans l’acte des écoles ne défend l’enseignement du français. Et les instituteurs peuvent fort bien prêter le serment requis d’eux après avoir fait du français toute l’année[54].

La déclaration faite solennellement par chaque instituteur concernait 1) l’enseignement et les exercices religieux après 15 h 30 pendant une moitié de l’année scolaire, 2) le déploiement de l’Union Jack à l’école, 3) le registre des présences[55]. Il était tenu de suivre le curriculum anglais du département de l’Éducation, conformément au Public Schools Act :

It shall be the duty of every teacher of a public school: (a) to teach digilently and faithfully all the branches required to be taught in the school, according to the terms of his engagement with the trustees and according to the provisions of this Act and the regulations of the department and advisory committee.[56]

Le français pouvait être une matière facultative seulement à partir du grade VII dans les écoles secondaires et faisait l’objet d’examens du ministère de l’Éducation[57].

Pour le corps enseignant, dirigé à la fois par le département de l’Éducation et l’AECFM, il importait non seulement d’enseigner l’anglais et le français, mais aussi d’être de mentalité canadienne-française, c’est-à-dire d’être canadien-français dans ses choix :

S’agit-il par exemple de donner à sa classe un sujet de composition? [I]l [le maître] prendra, de préférence à tout autre, un sujet canadien-français; de donner à ses élèves des modèles? [I]l ira les chercher dans l’histoire des Canadiens [f]rançais […]; de lire ou de faire lire? [I]l prendra avant tout autre les livres canadiens-français […]

Sabourin, 1925 : 211

À cette fin, l’AECFM veille au choix des manuels scolaires. En concordance avec le programme en vigueur de 1905 à 1922 au Québec (Aubin, 2012 : 131, 135), l’Histoire du Canada : cours intermédiaire des Clercs de Saint-Viateur compte parmi les manuels scolaires dont les titres respectifs figurent sur la liste des articles de classe vérifiée par les visiteurs des écoles de l’AECFM à partir d’octobre 1922[58]. Conformément au programme de 1905, où « [o]n insiste sur la nécessité de comprendre plutôt que de mémoriser » (Aubin, 2012 : 131), ce manuel d’histoire contient « [d]es récits [qui] éveillent la curiosité, captivent l’attention et intéressent l’esprit des enfants. Ils doivent être lus et relus, et non appris mot à mot. À l’aide des questions placées à la suite de chacun, le maître peut entretenir avec ses élèves une conversation où toute la classe trouve plaisir et profit » (Viator, 1915; en italique dans le texte). Le récit « Dévouement de Dollard (mai 1660) », par exemple, est accompagné d’une gravure représentant le combat du héros du Long-Sault et de ses compagnons contre les Iroquois et de questions sur ce récit (Viator, 1915 : 46-49). La jeunesse franco-manitobaine, en l’occurrence, était initiée de la sorte à « la culture du sentiment national », thème d’une causerie prononcée à la Convention des instituteurs de langue française en vue du développement de la mentalité canadienne-française à l’école : « Quel plus bel exemple de patriotisme pouvons-nous mettre sous les yeux de nos élèves que le martyre de ces dix-sept héros, déconcertant les Iroquois par leur courage et sauvant ainsi la colonie naissante » (« La culture du sentiment national », 1925 : 4).

En retour, les enfants franco-manitobains étaient susceptibles de s’identifier aux compagnons de Dollard dans leur combat contre la loi Thornton, comme en témoigne la lettre adressée par Norbert Lafrenière, de Saint-Léon, à la chroniqueuse du « Coin des enfants » de La Liberté [59], et datée du 22 mai 1930 : « Nous avons écrit notre concours français[60] samedi dernier. Ce fut une belle fête pour tous les bons petits élèves canadiens de Saint-Léon. Le matin, avant de commencer, nous sommes allés communier; nous étions seize comme les braves de Dollard. Nous aussi avions à défendre une cause : la grande cause du français » (Mère-Grand, 1930a : 5). « Samedi dernier j’ai écrit mes examens français, et afin de mieux réussir, je suis allé à la messe le matin et j’ai communié. Je voulais imiter Dollard des Ormeaux » (Mère-Grand, 1930b : 5), écrit Edmond McCaughan, de Saint-François-Xavier. Au couvent de Sainte-Anne-des-Chênes en novembre 1932, un écolier et une écolière jouent respectivement Dollard des Ormeaux et Madeleine de Verchères à un concours de grammaire française auquel l’abbé d’Eschambault, visiteur des écoles pour l’AECFM, assiste (Mère-Grand, 1932 : 5).

Les jeunes pouvaient lire aussi les compositions primées du concours d’histoire de l’AECFM, publiées dans le journal La Liberté, dont celles sur Dollard en 1926 (« Compositions primées », 1926 : 5; « Compositions de concours », 1926a : 5; « Compositions de concours », 1926b : 13; « Compositions de concours » 1926c : 11). La Liberté diffusa également de la « littérature-Dollard » (Groulx, 1971 : 50), dont un extrait du chapitre XV de L’Oublié sur l’épisode de la communion donnée à Dollard et à ses compagnons avant leur combat (Conan, 1933 : 5). De plus, les jeunes pouvaient lire L’Oiseau bleu (1921-1940), la revue mensuelle illustrée pour la jeunesse publiée par la SSJB de Montréal et vouée à la célébration des gloires nationales, que l’AECFM diffusait[61]. Dollard fait l’objet de concours de composition organisés par la revue et d’oeuvres pour la jeunesse, telle La répétition : saynète historique à la mémoire de Dollard des Ormeaux de Marie-Claire Daveluy, mettant en scène des enfants de douze à quatorze ans (L’Oiseau bleu, mars-juillet 1926). Dans le cas de Dollard des Ormeaux, récit d’Édouard-Zotique Massicotte et illustrations d’Onésime-Aimé Léger (1927 : 8), par exemple, « L’oiseau bleu donne, sous forme de bande dessinée, des cours d’histoire du Canada, exploitant tout particulièrement la veine de la Nouvelle-France » (Aubin, 2012 : 146). Cette bande dessinée amplement diffusée dans la presse se retrouve, entre autres, dans La Liberté (« Dollard des Ormeaux », 1933 : 2).

De leur côté, les membres de la Ligue des institutrices catholiques de l’Ouest, fondée en 1924, pouvaient collaborer à leur bulletin trimestriel, telle cette institutrice anonyme qui publia, sous le titre « Notre histoire », une série d’articles dont l’un évoque la bataille du Long-Sault[62]. Replacée dans le contexte du partenariat de l’Association des instituteurs de langue française avec l’AECFM, la publication de cette contribution au Bulletin de la Ligue des institutrices catholiques de l’Ouest coïncide avec la mise sur pied d’un programme d’histoire du Canada destiné à entretenir le patriotisme de la jeune génération canadienne-française dans l’esprit de la résistance à la loi Thornton. À l’AECFM, « sorte de ministère de l’action nationale, suppléant, en ce domaine particulier, à la carence de l’État » (Groulx, 1933 : 132), Sabourin forma le Comité de fonctionnement scolaire qui se prononçait sur les résolutions adoptées à la convention de l’Association des instituteurs de langue française, dont le Comité des résolutions était composé au départ de neuf représentants de congrégations religieuses (huit soeurs, un frère), de trois institutrices laïques et d’un instituteur laïque[63]. Quelques-unes des premières résolutions concernaient l’enseignement de l’histoire du Canada et le choix des manuels scolaires mis au programme. Au cours d’une réunion tenue le 1er août 1924, Henri Lacerte, président de l’AECFM de 1924 à 1936, Sabourin et deux autres membres du Comité de fonctionnement scolaire recommandèrent « que le programme soit changé comme suit : Hist. du Canada, la domination française aux grades 4 et 5 […] Histoire du Canada, la domination anglaise aux grades 4 et 5 […] Histoire du Canada pour les grades 6, 7, 8, la partie correspondante au programme officiel[64] ». Ces recommandations avaient trait à des résolutions adoptées à la convention de l’Association des instituteurs de langue française présidée par Sabourin à Saint-Boniface, les 23 et 24 avril 1924, et préconisaient l’enseignement de l’histoire de la Nouvelle-France à partir de la quatrième année scolaire.

Dans les années 1930-1940, l’AECFM et les autres défenseurs de la survivance continuent à privilégier l’apprentissage de l’histoire nationale en bas âge. Destiné aux instituteurs et institutrices, « instruments nécessaires dans la formation de notre jeunesse », car « c’est de [leurs] mains que sortiront les [c]hrétiens convaincus et les patriotes éclairés qui assureront la survivance de notre groupe manitobain » (1), le Programme d’Études françaises et d’Instruction religieuse de l’AECFM en 1944-1945 précise que la période de la domination française dans l’histoire du Canada est enseignée au complet pendant la cinquième année d’études et que « [c’]est surtout en ce grade que l’on essaiera d’inculquer à l’élève la fierté de ses origines » (9). À cette fin, une bibliographie est fournie sous la rubrique « Bibliothèque scolaire » et comprend notamment les titres des fascicules, y compris Dollard des Ormeaux (1944), publiés dans la collection « Gloires nationales » par Guy Laviolette[65].

La diffusion de cette littérature pour la jeunesse va de pair avec l’influence du Comité permanent de la survivance française en Amérique qui, dans la foulée du Deuxième Congrès de la langue française au Canada (Québec, 27 juin-1er juillet 1937), multiplie les actions éducatives : organisation de la « Semaine de fierté nationale » annuelle au Canada et aux États-Unis, dont celle du 12 au 19 avril 1942 coïncide avec le tricentenaire de la fondation de Ville-Marie, « motif de fierté française en Amérique et sujet d’inspiration pour notre action patriotique[66] »; préparation de calendriers patriotiques, dont celui de 1942 honore en mai la mémoire de Dollard des Ormeaux[67]; publication des commentaires sur chaque calendrier de la Survivance et d’autres brochures dans sa collection « Pour survivre ».

Le Collège de Saint-Boniface, qui a pris le relais de l’ACJC dans l’organisation de la fête de Dollard au début des années 1940, après une interruption de la célébration pendant quelques années à Saint-Boniface, entretiendra le souvenir de Dollard des Ormeaux jusqu’à la fin des années 1950[68]. En témoignent, par exemple, les compositions d’élèves sous la rubrique « Le coin du Collège de Saint-Boniface » du journal La Liberté et le Patriote (numéros des 19 et 26 mai 1944) et un dessin de Dollard sur la couverture du numéro de mai-juin 1944 du journal étudiant Le Bonifacien (1943-1949)[69]. D’autres institutions scolaires franco-manitobaines suivent la tradition de la fête de Dollard, telles le pensionnat d’Otterburne, sous la direction des Clercs de Saint-Viateur de 1912 à 1967 (« Maison Saint-Joseph », 1940 : 6), l’école paroissiale de Sainte-Agathe, sous la direction des Soeurs des Saints Noms de Jésus et de Marie (SNJM) de 1899 à 1974[70], et l’école de Vassar, sous la direction des Soeurs de Saint-Joseph de Saint-Hyacinthe de 1939 à 1966. Dans la région forestière de Vassar, située à environ 145 km au sud-est de Winnipeg et peuplée majoritairement de Canadiens français, la bataille du Long-Sault est reconstituée et jouée par les élèves le 24 mai 1941 : « Beau jour pour nos élèves! Un fort avait été dressé dans la cour de l’école, et, aux yeux émerveillés des parents, le combat du Long-Sault se répète avec moins de réalité, sans doute, qu’aux jours héroïques de 1660, mais avec tout l’élan patriotique dont les jeunes sont capables[71]. »

Or d’aucuns déplorent l’anglicisation et l’affaiblissement du sens patriotique des jeunes de Saint-Boniface désireux de voir un « big show » (Nadeau, 1942 : 7). Conçue comme la journée des enfants des deux sexes à qui une leçon de patriotisme est donnée et comme une occasion de former la future élite masculine, cette fête est organisée au départ par des membres d’associations masculines composant cette nouvelle élite encadrée par le clergé, en l’occurrence l’Union canadienne et l’ACJC. Elle est destinée plus largement à la jeune génération d’écoliers et d’écolières chapeautée par l’AECFM et par l’Association des instituteurs de langue française du Manitoba. Néanmoins, elle ne peut préserver la jeune génération d’une culture américaine omniprésente, ce dont s’alarme Mgr Émile Yelle, archevêque coadjuteur de Saint-Boniface : « Le monde anglo-saxon de l’Ouest canadien est profondément américanisé. Idées, journaux, revues, cultures, principes ou absence de principes d’éducation, toute l’influence vient du sud […]. Nulle part en dehors des centres catholiques il ne semble y avoir de réactions profondes » (1938 : 237). Jugeant que « par la radio, la langue et la pensée anglo-protestantes ont envahi et violé nos foyers » ([1945] : 14), Mgr Maurice Baudoux lance la campagne de souscriptions qui conduit à l’inauguration de CKSB, le premier poste de radio de langue française à l’ouest du Québec, le 27 mai 1946.

Il n’empêche qu’au début des années 1950, les pensionnaires de la Maison Saint-Joseph d’Otterburne poursuivent une tradition patriotique en achetant la rose de Dollard et en représentant la bataille du Long-Sault devant un fort (Grégoire, 1952 : 12; Roy, 1951 : 12). Les étudiants du Collège de Saint-Boniface continuent d’organiser la journée de Dollard qui, le 24 mai 1951, rassemble les jeunes des institutions scolaires de Saint-Boniface pour une messe en avant-midi, des concours sportifs en après-midi et d’autres activités en soirée : parade, cérémonie religieuse, démonstration et exercices de cadets, feu de camp (« Le 24 mai – Fête de Dollard – à Saint-Boniface », 1951 : 5). Les jeunes filles de l’Institut collégial Saint-Joseph (auparavant Académie Saint-Joseph), sous la direction des Soeurs des SNJM (1898-1969), comptent parmi les participantes de « cette journée consacrée à inspirer du patriotisme à nos jeunes en leur montrant Dollard comme modèle à imiter[72] ».

Le programme de la journée de Dollard à Saint-Boniface ne varie pas en 1952 et en 1953, mais se résume à des jeux et à un feu de camp en 1954 (« Le 24 mai – Fête de Dollard – à St-Boniface », 1952 : 5; « Le 18 mai – Fête de Dollard à St-Boniface », 1953 : 5; « La fête des jeunes », 1954 : 4). À la fin des années 1950, la journée de Dollard finit par se limiter à une relâche scolaire (« Le coin du Collège », 1959 : 2; « Le coin du Collège de St-Boniface », 1960 : 5). À l’occasion du tricentenaire de l’épisode du Long-Sault en 1960, La Liberté et le Patriote publie des articles (« Timbre-poste en l’honneur de Dollard des Ormeaux », 1960 : 7; « Le tricentenaire de l’exploit de Dollard à Carillon », 1960 : 7), mais cet anniversaire marque la fin de la célébration de Dollard sur fond de manifestations au Québec. À Montréal, la publication de Dollard est-il un mythe? (1960) de Groulx provoque des polémiques à propos de Dollard des Ormeaux et de l’authenticité historique de la bataille du Long-Sault (Groulx, 1998 : p. 305-316), dont la commémoration au parc La Fontaine est perturbée par des manifestants en faveur de la célébration des patriotes de 1837-1838[73].

Au Manitoba, la raréfaction des activités organisées lors de la journée de Dollard, jusqu’à leur disparition à la fin des années 1950, n’est pas imputable à la controverse québécoise à propos de cette fête, mais peut s’expliquer par le fait que celle-ci n’avait pas le rayonnement provincial du Festival de la Bonne Chanson, renommé Festival de la Chanson française. L’idée de cet événement, organisé annuellement par l’AECFM et dirigé par le père Martial Caron, s. j., du Collège de Saint-Boniface, de 1946 à 1954 et de 1962 à 1965 (Benoist et al., 1985 : 198-201), est lancée par Mgr Georges Cabana, archevêque coadjuteur de Saint-Boniface, dans une lettre adressée à l’exécutif de l’AECFM et datée du 28 mai 1943 : « On se plaint souvent que nos jeunes n’ont pas assez le goût de notre belle langue. Le chant aide à mieux apprendre la langue et à la faire aimer. Je me demande si l’Association d’Éducation n’organiserait pas un festival de la Chanson française, soit à Saint-Boniface ou à un autre endroit du diocèse[74]. » Le Festival consiste d’abord en un concours de chansons et de récitations à l’unisson par les élèves de langue française des écoles du Manitoba, puis en une manifestation publique des meilleurs groupes choisis par le père Caron au cours de sa tournée de paroisses annuelle. Les chants folkloriques français et canadiens-français du Festival sont tirés d’albums de La bonne chanson de l’abbé Charles-Émile Gadbois[75], auxquels s’ajoutent des chants religieux et patriotiques à partir de 1946[76].

Pour la première édition du Festival en 1945, les groupes d’élèves des couvents sont divisés en quatre sections selon l’année d’études : grades 1-3, grades 4-6, grades 7-8 et grades supérieurs; ceux des écoles rurales sont choisis par les institutrices à leur convenance. Une compétition a lieu dans chaque paroisse, suivie d’une autre dans une douzaine de régions du Manitoba français, y compris des villages ruraux, en vue d’un grand ralliement à Saint-Boniface[77]. L’AECFM fait ce bilan du concours final de 1945 : « 21 groupes régionaux de la campagne et 4 groupes de la ville représentant 38 paroisses prennent part au concours final. En tout, 3,000 élèves ont appris chants et récitations[78]. » Lors de la deuxième édition du Festival, tenue à l’Auditorium de Winnipeg le 24 mai 1946, 869 enfants, formant respectivement les chorales scolaires d’une trentaine de paroisses manitobaines, chantent ou déclament des extraits de textes à tour de rôle devant un public nombreux (« Plus de 4,000 personnes assistent au Festival de la Bonne Chanson », 1946 : 1, 5, 9). Le programme se termine par la chanson « C’est une histoir’[79] », ou « Le chant de l’Association », dont l’interprétation en choeur deviendra une tradition au Festival. Le 8 août 1953, 200 jeunes d’une quinzaine de paroisses donnent un concert devant les délégués du Ve Congrès national de l’Association canadienne des éducateurs de langue française (ACELF), réunis à Winnipeg et à Saint-Boniface (« À l’auditorium de Winnipeg. 4,500 personnes ont assisté au Festival de la Chanson française », 1953 : 1, 13). En 1964, le bilan du Festival de la Chanson française fait par l’abbé Pierre Raymond, secrétaire du comité du Festival, confirme la popularité jamais démentie de cet événement entré dans les annales du Manitoba français, au même titre que l’examen de français annuel et le congrès de l’AECFM :

Nous sommes tous d’accord d’ailleurs sur l’inutilité de consacrer de fortes sommes à vanter un produit que le Père Martial Caron a déjà mis une vingtaine de fois sur le marché franco-manitobain. On annonce le Festival parce que c’est de bonne venue de le faire, aussi parce qu’il faut officiellement tous les ans homologuer un nouveau record de gaîté et d’exubérance. Histoire enfin de faire l’histoire. De rapporter les faits saillants de la vie de notre groupe. Le Père Martial se soucie fort peu que l’on répète l’exploit que constitue la mise sur pied de ce qui est à vrai dire un des trois événements marquants de la vie franco-manitobaine, avec les Congrès et Examen de l’Association d’Éducation[80].

Plus que la fête de Dollard, qui ne se généralisa pas en dehors de Saint-Boniface et de quelques villages franco-manitobains, le Festival de la Chanson française, en somme, contribua à préserver une partie de la nouvelle génération franco-manitobaine de l’anglicisation et prépara la voie à d’autres événements emblématiques du Manitoba français comme la Fête franco-manitobaine des années 1970 à La Broquerie (Laporte, 2021 : 190-194) et, plus durablement, le Festival du Voyageur, organisé à Saint-Boniface depuis 1970 (Beaudry Loiselle, 2019; Keller, 2013).

Ancrée dans l’histoire et la culture franco-manitobaines, la programmation du Festival du Voyageur poursuit l’une des visées de l’usage public du passé, soit « énoncer une référence […] [qui] fait naître la réalité communautaire en l’énonçant dans un contexte déterminé, dans une situation précise » (Pâquet et Dupuis, 2018 : 5). Les activités commémoratives auxquelles le public anglophone est convié au cours de ce festival donnent effectivement aux Franco-Manitobains la possibilité d’affirmer leur présence francophone dans l’Ouest grâce à des symboles identitaires de leur histoire : La Vérendrye, les coureurs des bois au cours de la période de la traite des fourrures, la nation métisse de la rivière Rouge, Riel, ce qu’une fête originaire de l’Est comme la journée de Dollard ne favorisait pas. En ce sens, ils rejoignent d’autres francophones d’Amérique qui, « [e]n énonçant des références qui leur sont propres, […] peuvent assurer leur singularité et leur épanouissement communautaires au regard du monde » (Pâquet et Dupuis, 2018 : 6).

Conclusion

Au cours de la crise scolaire manitobaine des années 1890-1910, qui culmine avec l’adoption de la loi Thornton (1916) imposant une instruction laïque, anglaise et obligatoire dans les écoles publiques du Manitoba, la célébration de la fête de la Saint-Jean-Baptiste rassemble les catholiques de langue française de cette province, mais perd en popularité pendant l’entre-deux-guerres. Fondée en 1916 en réaction contre la loi Thornton, l’AECFM instaure, au cours de cette période, un programme et un concours de français qui assurent la continuité de l’éducation française et catholique dans les écoles publiques du Manitoba. Dans ce contexte de résistance, la célébration de la fête de Dollard des Ormeaux dans les années 1920 à Saint-Boniface et dans des paroisses rurales arrive à point nommé, sous l’impulsion de l’Union canadienne et de cercles locaux de l’ACJC. À partir des sources documentaires que nous avons pu consulter, nous avons montré que la célébration religieuse et civile de la journée de Dollard faisait partie de la formation de la jeune génération franco-manitobaine encadrée par les élites : clergé, congrégations féminines enseignantes, membres laïques d’associations. Nous avons présenté la préparation et la participation de jeunes de différents groupes d’âge (enfants, pré-adolescents, jeunes adultes) et, notamment, d’écoliers et d’autres groupes organisés (scouts, avant-garde de l’ACJC, cercle local acéjiste) aux manifestations patriotiques. Le culte de Dollard était entretenu tout au long de l’année au sein de l’ACJC, selon la devise « Piété, étude, action », et dans les écoles grâce au programme et au concours d’histoire instaurés par l’AECFM et centrés sur l’histoire de la Nouvelle-France.

Le commencement du déclin de la fête de Dollard dans les années 1940 survient dans un contexte où le risque d’anglicisation de la jeune génération exposée à la culture américaine est accru. Plus que la journée de Dollard, dont la popularité décroît à Saint-Boniface dans les années 1950, le Festival de la Bonne Chanson organisé par l’AECFM à partir de 1944-1945 contribue à ralentir l’anglicisation de la nouvelle génération franco-manitobaine dans un contexte scolaire provincial où le français ne redevient langue d’enseignement officielle, au même titre que l’anglais, qu’en 1970 (loi 113), après avoir été normalisé pendant la moitié de la journée scolaire en 1967 (loi 59). Depuis 1970, le Festival du Voyageur demeure l’événement culturel annuel qui non seulement favorise la relève artistique et musicale franco-manitobaine, mais aussi met à l’honneur les coureurs des bois et d’autres symboles identitaires ancrés dans le récit de la fondation de l’Ouest francophone.