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Introduction

Cette recherche, menée en collaboration avec l’association professionnelle Espaceprof en début de l’année scolaire 2020, explore des points de vue des enseignants débutants sur des aspects spécifiques du bien-être au travail. Le bien-être au travail peut être approché selon deux perspectives interreliées : le bien-être de la personne au travail, conditionné particulièrement par la santé, par l’hygiène et par la sécurité au travail, et le bien-être de l’employé au travail, situé en relation directe avec les réussites et les difficultés rencontrées lors de l’exercice de la profession (Robert, 2007). Cette dernière perspective sera explorée par l’intermédiaire de la méthode Q, soit le bien-être des enseignants débutants relié aux activités auprès des élèves et aux relations avec les collègues.

Le choix de la méthode Q repose sur sa capacité à saisir une synthèse de points de vue sur un sujet complexe, comme c’est le cas du bien-être au travail (Shinebourne, 2009). Elle permet donc de découvrir des modèles de pensées, de perceptions, d’opinions, d’attitudes et de croyances en examinant les raisons (le pourquoi) et les manières d’agir (le comment) qui justifient et expliquent les comportements des personnes (Valenta et Wigger, 1997).

Problématique

L’entrée dans la profession a une durée de cinq à sept ans selon Huberman (1989) et d’environ cinq ans selon Martineau (2006). Cette période représente une étape difficile, mais essentielle pour l’ensemble de la carrière des enseignants (Gomez et al., 2000 ; Vonk, 1988). Évaluée par Ambroise et al. (2017) comme contradictoire et traversée de préoccupations concurrentielles, elle représente toutefois la vraie prise en charge de la tâche enseignante dans toute sa complexité (Scherff, 2008).

Pour ce qui est des effets des émotions négatives sur le départ prématuré de la profession, plusieurs chercheurs, par exemple Jones et Youngs (2012) et Klassen et Chiu (2010), établissent des liens entre le stress et l’épuisement professionnel, d’une part, et le décrochage des enseignants, d’autre part. Si Gingras et Mukamurera (2008) évaluent le taux de décrochage enseignant à 15-20 % au Québec, Létourneau (2014) le chiffre entre 25 % et 30 % après la première année et jusqu’à 50 % après cinq ans. Le décrochage enseignant est coûteux pour la société (congés de maladie, remplacements ou suppléances, etc.) et nuit à la qualité de l’apprentissage scolaire et à la cohésion de l’équipe-école (Karsenti, 2015).

D’un autre côté, selon Van Horn et al. (2004), le bien-être au travail est associé aux aspects cognitifs, comportementaux, motivationnels, affectifs et psychosomatiques liés à l’exercice d’une profession. Launis et Koli (2004) le désignent comme un processus complexe qui « se construit et s’effrite dans les situations ordinaires et les solutions mises en place » (p. 15). En plus de contribuer à la diminution des intentions d’abandon ou de l’abandon de la profession, le bien-être des enseignants influerait sur l’engagement, sur la réussite scolaire ainsi que sur les niveaux d’autonomie, d’estime de soi et de bien-être des élèves à l’école (Klusmann et al., 2008 ; Viac et Fraser, 2020). Pour leur part, Soini et al. (2010) concluent que le bien-être au travail vécu par les enseignants joue le rôle de régulateur dans l’atteinte des objectifs de l’apprentissage scolaire et social chez les élèves.

Il semble raisonnable de penser que la réussite de l’insertion professionnelle produit des conséquences positives sur la santé et sur les pratiques des enseignants, tout comme sur le bien-être et la réussite scolaire des élèves. À partir de ces constats, nous proposons d’explorer comment des aspects reliés à l’exercice de la profession influenceraient le bien-être des enseignants débutants au travail.

Notre question de recherche est donc : Comment se regroupent les points de vue des enseignants débutants sur des aspects spécifiques du bien-être au travail ? Pour y répondre, nous utilisons une approche novatrice : la méthode Q. Cette méthode est appropriée pour regrouper des points de vue dans des facteurs rassemblant les « participants qui ont classé les énoncés d’une manière identique » (Dariel, 2013, p. 58).

Cadre conceptuel

Un aperçu de la méthode Q

Au fil des années, la méthode Q a été utilisée lors de recherches dans les domaines de la santé, des sciences sociales et comportementales, pour des analyses de politiques environnementales, etc. Pour ce qui est de son utilisation dans le domaine de l’éducation, Lundberg et al. (2020) ont inventorié 74 études menées dans 20 pays démontrant des applications diversifiées de cette méthode. Montgomery (2010) décrit la méthode Q en éducation comme une fenêtre qui offre l’accès aux réactions subjectives des participants envers les problèmes auxquels les professionnels font face quotidiennement. Selon Dariel (2013), elle permet « d’explorer les points de vue subjectifs d’une manière systématique et transparente » (p. 60) et de donner aux participants l’option de décider ce qui est important pour eux, ou selon eux, et de construire leur point de vue. Pour leur part, Irie et al. (2018) la recommandent dans l’étude des phénomènes subjectifs qui ne sont pas entièrement accessibles consciemment.

Utilisée pour la première fois par Stephenson (1935), la méthode Q suppose une série d’étapes dont le but est de faire ressortir des points de vue multiples sur un sujet de recherche (Ramlo, 2015). La technique consiste à proposer le classement, d’après une échelle imposée, d’un nombre d’énoncés dont l’analyse dévoile une représentation statistique des attitudes individuelles et des choix de groupe (Vérin et Peterfalvi, 1985). Cette distribution imposée constitue un des points qui distinguent l’approche Q de l’approche R : si dans l’approche R les participants cotent les items séparément les uns des autres, l’approche Q, par le biais de la distribution forcée, les oblige à envisager et à prioriser les énoncés les uns par rapport aux autres (Gauzente, 2013).

Dans la méthode Q, les groupes de points de vue s’appellent facteurs et l’analyse des facteurs constitue le moyen statistique par lequel les sujets sont regroupés sur la base du partage des points de vue similaires. Par conséquent, les personnes qui partagent des points de vue similaires partagent le même facteur (Dariel, 2013 ; Ellingsen et al., 2012). Puisque la méthode Q explore un ensemble de points de vue plutôt que des échantillons de populations, la qualité des données obtenues n’est pas déterminée par le nombre de participants ; leur diversité est plus importante que le nombre (Anderson et al., 1997).

En ce qui concerne les faiblesses de la méthode, la littérature en mentionne deux. Tout d’abord, il y a la subjectivité des participants, qui se révèle lors de la comparaison des énoncés, les uns par rapport aux autres, à l’occasion de leur classement. À son tour, « le chercheur apporte sa part de subjectivité par la constitution du répertoire des énoncés : le choix, la formulation et l’organisation autour de thèmes prédéfinis » (Dobrica-Tudor et Théorêt, 2017, p. 129).

Le bien-être des enseignants

Le bien-être peut être défini comme un état dynamique qui influence positivement et qui est à son tour influencé par les capacités individuelles de travailler de manière productive et créative, et d’établir des relations significatives avec les autres (Vlasie, 2021). Pour sa part, Creusier (2013) le caractérise comme un « concept proche mais distinct d’autres concepts comme la qualité de vie, la santé psychologique ou la satisfaction et qu’ils ne doivent pas être employés de manière interchangeable » (p. 14).

Pour ce qui est du bien-être au travail, Acton et Glasgow (2015) le définissent comme un sentiment d’épanouissement et de satisfaction, de bonheur et d’utilité, construit lors des interactions avec les élèves et les collègues. D’après Yildirim (2014), le bien-être au travail réfère aux perceptions des enseignants relatives à leurs compétences nécessaires à l’accomplissement des tâches professionnelles.

En résumé, le bien-être des enseignants au travail se révèle un construit complexe, défini par une variété de dimensions, selon l’intérêt des chercheurs. La définition retenue pour la présente recherche appartient à Aelterman et al. (2007), qui le conçoivent en tant qu’état émotionnel positif conditionné, d’une part, par l’harmonie entre les attentes et les besoins des enseignants et, d’autre part, par les facteurs environnementaux. Cette définition comprend des références aux interactions entre les facteurs personnels, comportementaux et environnementaux, spécifiques du modèle de causalité triadique réciproque de Bandura (1986). Pourtant, même s’il s’agit d’interactions de type déterminisme réciproque entre les trois facteurs, cela n’implique pas que les trois facteurs ont le même poids ni qu’ils interviennent simultanément dans une situation donnée (François et Botteman, 2002).

Pour ce qui est des attentes et des besoins professionnels des enseignants, ils sont regroupés autour des croyances d’efficacité, situées par Bandura (1986) à la base des mécanismes d’adaptation et de changement, et autour du sentiment de satisfaction au travail en tant que ressource interne de l’engagement et de l’accomplissement professionnel (Lam et Yan, 2011).

Les dimensions du bien-être au travail

Les croyances d’efficacité

Bandura (1986) définit le concept d’autoefficacité comme les « jugements positifs des individus quant à leurs habiletés à planifier et à mettre en pratique des activités afin d’obtenir les résultats anticipés » (p. 391, trad. libre). Pour définir l’autoefficacité des enseignants, les chercheurs réfèrent aux croyances concernant leurs habiletés à motiver les élèves et à favoriser l’apprentissage scolaire (Lecomte, 2004 ; Valls et Bonvin, 2015).

En faisant référence aux liens entre les croyances d’efficacité et le bien-être, Carré (2004) cite Bandura, qui met le système de croyances d’efficacité personnelle « au fondement de la motivation, du bien-être et des accomplissements humains » (p. 19). Pour leur part, Zee et Koomen (2016) concluent que, indépendamment du niveau scolaire et du pays, les enseignants qui croient dans leur efficacité souffriraient moins de stress et d’épuisement, et connaîtraient des niveaux plus élevés d’accomplissement personnel, d’engagement et de satisfaction au travail. Leurs résultats rejoignent ceux de Buric et Macuka (2018), qui suggèrent que le bien-être au travail repose sur des ressources personnelles comme l’autoefficacité propre à l’emploi ou l’adaptabilité et la régulation des émotions.

La satisfaction au travail

La satisfaction au travail a été associée à un état positif (Locke, 1976), à un sentiment de plaisir (Moè et al., 2010), à la perception d’épanouissement issu des activités professionnelles quotidiennes (Judge et al., 2001) ou à l’adéquation entre les attentes et les résultats réellement obtenus à la suite d’un travail (Fabra et Camison, 2009). Quant au concept de satisfaction professionnelle chez les enseignants, Skaalvik et Skaalvik (2015) le définissent en tant que concept motivationnel en lien avec ce que ceux-ci ressentent à propos de leur travail.

Plusieurs recherches indiquent des liens entre la satisfaction professionnelle, d’une part, et les pratiques et le bien-être des enseignants, d’autre part. Par exemple, les enseignants satisfaits de leur travail montrent de l’intérêt pour la réussite éducative de leurs élèves et pour leur développement professionnel, ils désirent travailler de concert avec les collègues et continuer leur carrière en enseignement (Chaaban et Du, 2017 ; Lam et Yan, 2011 ; Moè et al., 2010). Pour leur part, Spector (1997) ainsi que Danna et Griffin (1999) désignent la satisfaction au travail comme une composante essentielle du bien-être au travail. Le manque de satisfaction professionnelle serait à l’origine de frustrations à l’égard des relations de travail avec les collègues et envers l’ensemble du milieu de travail, du désintérêt face aux progrès des élèves et de niveaux plus élevés de stress et d’épuisement (Gaikhorst et al., 2014 ; Klassen et Chiu, 2010 ; Moè et al., 2010).

Les pratiques enseignantes

Pour Altet (2002), la pratique enseignante représente « la manière de faire singulière d’une personne, sa façon réelle, propre, d’exécuter une activité professionnelle : l’enseignement » (p. 86). Pour sa part, Marcel (2005) décrit l’exercice professionnel comme un ensemble d’interrelations, en distinguant principalement les pratiques individuelles de l’enseignant dans sa classe et les pratiques collectives des enseignants dans l’école. De son côté, Hargreaves (2000) associe les interactions des enseignants novices avec les élèves au plaisir et à la motivation. À leur tour, Spilt et al. (2011) montrent des liens positifs entre le bien-être des enseignants et les relations respectueuses et non conflictuelles avec les élèves. De l’autre côté, Carra et al. (2015) placent les relations avec les élèves à l’origine du sentiment d’impuissance, Martineau et Corriveau (2000) du sentiment d’incompétence pédagogique, tandis que Rojo et Minier (2015) les prennent comme facteurs de risque pour l’abandon de la profession.

Les chercheurs s’entendent pour placer les incidents qui surviennent dans la classe en tête de la liste des évènements qui perturbent le quotidien des enseignants et la qualité des relations pédagogiques avec les élèves. À titre d’exemple, un incident éclaté sans aucun avertissement induit chez les enseignants novices un débordement émotionnel qui peut aller de l’énervement jusqu’à la sidération (Carra et al., 2015) : ils peuvent se montrer « surpris, blessés et parfois choqués par les attitudes des élèves » (p. 158). À leur tour, Carra et Boxberger (2018) parlent d’une déstabilisation due au « décalage entre attentes de l’enseignant et la situation telle qu’il la perçoit » (p. 164).

Le milieu de travail

Dans sa relation avec le milieu de travail, l’individu se situe dans une double posture, soit en tant que produit et producteur d’un milieu sur lequel il intervient (Wood et Bandura, 1989). En mettant en relief le rôle que le milieu peut jouer sur le bien-être des enseignants, Viac et Fraser (2020) soutiennent qu’enseigner est loin d’être un travail individuel ; selon ces chercheurs, enseigner fait partie d’un système complexe dans lequel les enseignants interagissent, travaillent et collaborent avec les autres. Pour Hargreaves et Fullan (2012), la compétence de collaborer avec l’équipe-école se trouve à la base du capital social, et contribue à l’efficacité et à la continuité de la carrière enseignante. De leur côté, Aelterman et al. (2007) concluent que les enseignants qui se sentent soutenus par leurs collègues et leur direction vivent des niveaux élevés de bien-être au travail ; ils font preuve d’une plus grande efficacité personnelle, de moins de pression au travail et sont plus centrés sur la réussite des élèves.

Pour aider les enseignants débutants à bien mener leurs tâches, à comprendre la culture et les valeurs de leur milieu et ainsi à s’y intégrer, le ministère de l’Éducation du Québec soutient financièrement les centres de services scolaires qui implantent des mesures d’insertion professionnelle visant à accompagner les nouveaux enseignants (MEES, 2018). Ce soutien prend des formes diversifiées, par exemple du mentorat, des ateliers et des réseaux d’entraide, de la formation adaptée et du suivi personnalisé (Karsenti et Bugmann, 2017 ; Martineau et Mukamurera, 2012).

Méthodologie

La démarche méthodologique mise en place pour identifier le regroupement des points de vue des enseignants débutants par rapport aux aspects spécifiques du bien-être au travail est faite par l’intermédiaire de la méthode Q. Sur le plan opérationnel, le déploiement de la méthode Q a été structuré en trois étapes :

  • 1. l’élaboration des énoncés et de la feuille de réponses (échantillon Q) ;

  • 2. la sélection des participants (échantillon P) ; et

  • 2. l’analyse et l’interprétation des données.

L’élaboration des énoncés et de la feuille de réponses (échantillon Q)

Pour concevoir les énoncés proposés aux participants, nous nous sommes inspirée des écrits scientifiques ainsi que des réflexions des étudiants et des enseignants en exercice recueillies lors des rencontres individuelles et de groupe. Les 43 énoncés (voir Annexe) soulèvent des réflexions sur (a) les croyances d’efficacité quant aux compétences de stimuler et soutenir l’apprentissage scolaire ; (b) la qualité et les conséquences des relations avec les élèves et les collègues ; (c) la disponibilité des ressources humaines et matérielles dans l’école et (d) les raisons de satisfaction au travail.

Dans un premier temps, avant la collecte des données, l’association professionnelle Espaceprof a donné l’approbation éthique pour la présente recherche. Les énoncés ont été envoyés aux participants à l’aide d’une plateforme élaborée à cette fin par l’équipe d’Espaceprof. Suite à une demande, trois participants ont reçu et envoyé les mêmes documents par courrier électronique. Une analyse des énoncés a été faite par deux enseignants avant qu’ils soient envoyés aux participants.

Pour commencer, les participants ont été invités à lire et à signer un formulaire de consentement qui les informait des conditions de participation, du respect de l’anonymat et du droit de se retirer à tout moment sans aucune conséquence. Puis, ils ont été invités à inscrire dans chaque case de la fiche de réponses (voir Figure 1) un seul nombre, de 1 à 43. Chaque nombre correspondait à un énoncé distinct de la feuille d’énoncés et ne devait être utilisé qu’une seule fois.

Figure 1

Fiche de réponses

Fiche de réponses

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La consigne donnée aux participants était de prendre en considération la structure de la fiche de réponses et de réfléchir pour noter jusqu’à quel point (de -4 « le moins important » jusqu’à +4 « le plus important ») le contenu de chaque énoncé reflète des aspects qui influencent leur niveau de bien-être au travail.

La sélection des participants (échantillon P)

Notre échantillon est non probabiliste : il est composé de 11 enseignantes et enseignants qualifiés oeuvrant dans des classes ordinaires ou spécialisées du primaire (5 participants) et du secondaire (6 participants) de la grande région de Montréal. Tous les participants avaient moins de cinq ans d’expérience en enseignement au moment de la participation à la recherche (voir Tableau 1).

Tableau 1

Profil des enseignants participants

Profil des enseignants participants

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L’analyse et l’interprétation des données

Les données issues de la classification (Q-sort) ont été traitées au moyen d’une analyse factorielle à l’aide de PQMethod, un logiciel libre créé à partir des formules proposées par Brown (1980)[1]. L’analyse permet d’explorer la diversité des réflexions des participants en trois temps : la sélection des facteurs, la constitution de la matrice de corrélation factorielle (la matrice des contributions des Q-sorts aux facteurs) et l’analyse par facteur.

La sélection des facteurs à analyser

Deux critères ont été respectés dans la sélection des facteurs à analyser : la valeur propre supérieure à 1 et un minimum de deux sorts représentatifs. Lors des analyses, deux facteurs remplissent les deux critères, donc l’analyse repose sur deux facteurs opérants.

La constitution de la matrice de corrélation factorielle

Une fois le nombre de facteurs choisi, le logiciel affiche la matrice des contributions factorielle, autrement dit la matrice des Q-sorts aux facteurs (voir Tableau 2). Cette matrice indique « les saturations (corrélations) de chaque tri pour chacun des facteurs retenus pour l’analyse […], la valeur propre du facteur et la part de la variance totale expliquée par les facteurs » (Kuhne et al., 2008, p. 49). Les tris représentatifs du facteur, c’est-à-dire les tris qui le représentent, expliquent au moins la moitié de sa variance.

Tableau 2

Matrice des contributions des Q-sorts aux facteurs

Matrice des contributions des Q-sorts aux facteurs

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La synthèse des caractéristiques des deux facteurs est la suivante :

  • La distribution des Q-sorts représentatifs par facteur est inégale, mais supérieure à 2 puisque le premier regroupe les points de vue de six enseignants, et le second les points de vue de quatre enseignants ;

  • Les participants avec moins de trois ans d’expérience (sauf le cas 7) ont opéré des tris représentatifs du facteur 1 et ceux qui ont dépassé ce seuil, du facteur 2 ;

  • La valeur propre à chacun (5,08, respectivement 1,23) est supérieure à 1, ce qui répond au premier critère de sélection ;

  • Les coefficients de fiabilité composite, 0,96 respectivement 0,95, désignent des niveaux élevés de cohérence interne ;

  • La variance totale expliquée par les deux facteurs est de 65 % de la variance totale, ce qui est satisfaisant.

L’analyse par facteur

Cette analyse factorielle repose sur les valeurs des tris de synthèse des énoncés distinctifs des deux facteurs retenus pour analyse. Un tri de synthèse « représente le classement qu’aurait réalisé un sujet idéal présentant une saturation à 100 % sur un facteur » (Kuhne et al., 2008, p. 51) ; un tri qu’aurait opéré un sujet parfaitement représentatif du facteur. Un énoncé est distinctif quand il différencie deux facteurs au moins à un niveau de signification statistique de 0,05 (Ramlo, 2015). Le logiciel met en évidence automatiquement les tris de synthèse de tous les énoncés, le regroupement des énoncés autour de chaque facteur, donc les énoncés distinctifs de chaque facteur, et les énoncés consensuels.

– Facteur 1 : Être bien dans sa classe

Le facteur 1 révèle l’impact positif des interactions pédagogiques réussies développées en classe sur le bien-être au travail des enseignants dont l’expérience professionnelle était inférieure à trois années au moment de la recherche (voir Tableau 3). Dans ce facteur, on retrouve six enseignants qui travaillent dans les classes ordinaires ou spécialisés, dont trois poursuivaient des études de deuxième cycle.

Pour ces participants, le niveau de bien-être serait positivement influencé par les relations respectueuses avec les élèves (34 : +4 ; +3) ; par l’efficacité des interventions auprès des élèves quand ceux-ci éprouvent des difficultés d’apprentissage (10 : +4 ; +1) ou de comportement (15 : +3 ; +1) ; par la convenance de faire des choix (7 : +3, +2) et par le contrôle de la classe quand un élève désorganise le cours (30 : +1, -1 ; 28 : +1 ; -1). Même si ces aspects ne ressortent pas comme représentatifs pour le bien-être des enseignants plus expérimentés, ceux-ci ne les ignorent pas. Au contraire, selon les scores des tris de synthèse, on peut affirmer que ces aspects ont une contribution positive à leur bien-être au travail.

Il semble que ce n’est pas la confiance des élèves que les enseignants de ce groupe cherchent à développer en particulier, ce qui pourrait expliquer pourquoi les confidences des élèves (3 : 0 ; -3) n’augmentent pas leur niveau de bien-être. Ils manifestent le même intérêt modéré face aux conseils sur la gestion de classe qu’ils pourraient obtenir de la part des collègues, même en sachant qu’ils ne seront pas jugés (35 : 0 ; +3). Pour ce qui est des scores des mêmes énoncés dans le facteur 2, ils expriment un degré d’intérêt encore moins élevé pour les confidences des élèves, mais plus élevé quand il s’agit de l’aide qu’ils pourraient recevoir dans leur milieu.

Tableau 3

Énoncés distinctifs du facteur 1 et leurs scores de synthèse

Énoncés distinctifs du facteur 1 et leurs scores de synthèse

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Concentrés sur la qualité de l’apprentissage scolaire et sur la gestion des comportements des élèves en classe (36 : +4 ; -3), ces enseignants déclinent le partage des stratégies avec les collègues. Ainsi, les invitations de participation aux réflexions de groupe (31 : -2 ; 0 ; 8 : -3 ; -1), l’intérêt des enseignants d’expérience face à leurs pratiques (11 : -4 ; -2) et les comparaisons de leurs stratégies de gestion de classe avec celles des autres enseignants de l’école (41 : -3 ; -1) ressortent comme des obstacles à leur bien-être. Les scores sont négatifs dans les deux facteurs, mais il semble que le mal-être résultant de ces activités diminue avec les années d’expérience. On peut penser que les enseignants ont besoin de plus de cinq années d’expérience pour se sentir à l’aise lors d’une activité de réflexion de groupe et pour accepter que les comparaisons n’aient pas seulement des connotations concurrentielles et que, au contraire, elles peuvent engendrer de nouvelles stratégies d’intervention.

Brièvement, le facteur 1 met en lumière l’impact positif des sentiments d’autoefficacité relative aux stratégies d’enseignement et de gestion des incidents, ainsi que de la satisfaction due aux relations respectueuses avec les élèves et à la possibilité de choisir les activités à mettre en pratique sur le bien-être au travail chez les enseignants cumulant moins de trois années d’ancienneté.

– Facteur 2 : Être bien dans son milieu

Les tris représentatifs de ce facteur appartiennent à quatre enseignants, tous ayant une expérience professionnelle entre trois et quatre années lors de la période de recherche. Le Tableau 4 présente les énoncés distinctifs de ce facteur et leurs scores de synthèse.

Même s’il s’agit d’un énoncé distinctif du facteur 2, l’énoncé sur le fait de vivre des relations humaines de qualité dans son milieu de travail (29 : +2 ; +4) montre l’importance que les 10 enseignants qui ont opéré des Q-sorts représentatifs attribuent à la qualité des relations interpersonnelles vécues à l’école. En outre, il semble que le bien-être des enseignants de ce groupe est positivement influencé par la perception d’équilibre entre le travail accompli et le salaire reçu (4 : -1 ; +4), par l’existence de ressources matérielles à l’école (32 : -2 ; +4 ; 33 : +1 ; +2) et par la présence de gens capables d’offrir des conseils aux moments opportuns (6 : -1 ; +1).

En revanche, le fait d’accomplir ou de ne pas accomplir beaucoup de tâches administratives (24 : -3 ; 0) aurait un impact modéré sur leur niveau de bien-être. Les scores comparatifs des tris de ces énoncés suggèrent que c’est seulement après une certaine ancienneté dans la carrière (trois années selon nos données) que les enseignants commencent à réfléchir à l’équité de leur salaire, à apprécier les relations humaines et les ressources matérielles de l’école et à faire face à la multitude de tâches à accomplir. D’après les valeurs des tris de synthèse de l’énoncé concernant le fait de constater que les connaissances théoriques sont utiles lors des expériences difficiles (13 : -1 ; -3), on peut parler d’un manque de confiance face au rôle des connaissances théoriques lors de la gestion d’expériences difficiles, ce qui influence à la baisse le niveau de bien-être, notamment vers la fin de la période d’insertion professionnelle.

Tableau 4

Énoncés distinctifs du facteur 2 et leurs scores de synthèse

Énoncés distinctifs du facteur 2 et leurs scores de synthèse

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Quant à l’effet des interactions avec les élèves et de la gestion des émotions difficiles sur le bien-être, il semble plus faible. Ainsi, on constate que l’intérêt pour leurs cours (38 : +3 ; 0) et le manque d’engagement dans des réflexions profondes (23 : +2 ; -2) chez les élèves ainsi que la persistance des émotions négatives chez les enseignants après des incidents vécus en classe (1 : +3 ; -3) influenceraient de manière modérée ou même négative leur niveau de bien-être au travail.

En résumé, après trois années de carrière, les enseignants commencent à élargir leur champ de vision en attribuant de l’importance aux relations de travail avec les collègues et aux ressources matérielles de leur milieu. Il s’agit d’une ouverture vers le milieu, et non d’un détachement envers les élèves : selon les scores spécifiques dans les deux facteurs, les enseignants demeurent toujours sensibles au climat de respect dans la classe et à la recherche de stratégies qui stimulent l’apprentissage scolaire. Cette ouverture pourrait expliquer pourquoi le milieu, avec ses ressources humaines et matérielles, et la satisfaction face à un salaire équitable font partie des dimensions les plus représentatives du bien-être chez les enseignants de ce groupe.

Caractéristiques communes aux deux groupes de points de vue

Sans produire des différences entre les facteurs, ces énoncés mettent en évidence des réflexions, des croyances et des comportements professionnels qui pourraient influencer le bien-être au travail chez les nouveaux enseignants. L’analyse factorielle fait ressortir 15 énoncés consensuels, dont 8 sont significatifs du point de vue statistique[2]. Nous analyserons donc ces huit énoncés (voir Tableau 5).

Tableau 5

Tris des huit énoncés consensuels significatifs

Tris des huit énoncés consensuels significatifs

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L’analyse des scores de synthèse de ces énoncés révèle que, chez nos participants, peu importe le niveau de scolarité, le nombre d’années d’expérience (moins d’un an ou presque cinq ans) ou le type de classe (ordinaire ou en adaptation scolaire), le bien-être au travail serait conditionné autant par les compétences de l’enseignant que par des caractéristiques du milieu.

D’abord, on retrouve des énoncés qui reflètent les compétences à communiquer aux élèves des consignes claires et précises (43 : 0 ; +2) et à gérer des situations problématiques à l’aide de plusieurs stratégies efficaces (26 : +1 ; +2). Quant à la gestion de leurs émotions difficiles (27 : +1 ; -1), selon les scores de l’énoncé dans les deux facteurs, elle semble une compétence qui reste à renforcer après la période d’insertion. Le fait que le score de l’énoncé diminue avec les années d’expérience pourrait s’expliquer par l’augmentation du nombre et de la diversité des incidents vécus et, par conséquent, de la fréquence et de la diversité des émotions vécues.

Pour ce qui est des énoncés associés au bien-être lié au milieu de travail, les scores révèlent que les jeunes enseignants savent apprécier un milieu de qualité et qu’ils veulent le garder tel quel (14 : +1 ; +3). Pourtant, la présence des personnes qui offrent des informations pertinentes aurait un impact modéré sur le bien-être de nos participants (20 : 0 ; 0). Au contraire, éviter le partage de leurs expériences difficiles avec des collègues (25 : -3 ; -4), être invités à participer aux travaux d’équipe (39 : -2 ; -2) et être obligés de chercher de l’aide pour mieux gérer la classe (18 : 0 ; -2) diminueraient le niveau de bien-être chez les enseignants débutants.

En résumé, les croyances d’efficacité relatives aux compétences à communiquer des consignes claires et précises et à gérer des comportements inappropriés en utilisant plusieurs stratégies ainsi que la satisfaction quant à leur milieu de travail soutiendraient le bien-être des enseignants durant toute la période d’insertion professionnelle.

Discussion

Le but de cette recherche était d’identifier, par l’entremise de la méthode Q, des groupes de points de vue d’enseignants débutants concernant leur bien-être au travail. Notre intérêt de recherche ne portait pas sur leur niveau de bien-être, mais bien sur les facteurs l’influençant.

Selon nos résultats, les croyances d’efficacité et la satisfaction chez les enseignants ayant moins de trois ans de carrière sont fortement liées aux interactions avec les élèves. Représentatives pour les trois premières années de carrière, les croyances d’efficacité des stratégies mises en oeuvre afin de stimuler et de soutenir l’engagement des élèves dans leur apprentissage et de garder le contrôle de ce qui se passe dans la classe demeurent une préoccupation et une source de bien-être pour toute la période d’insertion professionnelle. Cette observation induit la pensée selon laquelle c’est dans la classe que se développe le bien-être des enseignants, là où, d’après Théorêt et Leroux (2014), ceux-ci exercent leur rôle pédagogique principal : influencer l’apprentissage de leurs élèves.

Perçu initialement comme une source de frustration, le milieu de travail, par ses ressources, gagne en importance vers la fin de la période d’insertion. Si, lors de cette période, les enseignants apprécient les ressources matérielles et les conseils offerts par des collègues, ils manifestent toujours de la réticence envers la participation aux activités d’équipe ainsi que la recherche d’aide de la part du personnel professionnel et de la direction dans le but de gérer des situations en classe. Notre constat sur le rôle de l’expérience professionnelle en tant que source des savoirs tacites rejoint les affirmations d’Ambroise et al. (2017) :

L’expérience […] sert de base à la construction de connaissances dans l’action et permet l’évaluation des connaissances antérieures. Ainsi, les enseignants débutants apprennent autant sur les élèves et les apprentissages que sur eux-mêmes sur le plan pédagogique et émotionnel

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Nos résultats concordent aussi avec les affirmations de Lanéelle et Perez-Roux (2014), selon qui la période d’entrée dans la carrière est définie comme une période de transition entre la formation initiale et la formation continue au cours de laquelle les enseignants opèrent des ajustements tant vis-à-vis d’eux-mêmes que des autres acteurs du milieu. C’est le début d’un long processus de socialisation dont la finalité sera à la fois l’intégration du nouvel enseignant dans son milieu de travail et son acceptation au sein de l’organisation en tant que membre à part entière (Mukamurera et al., 2013).

Selon nos résultats, le modèle de causalité triadique réciproque élaboré par Bandura (1986) pourrait être pris en compte pour explorer le bien-être au travail d’enseignants débutants. En effet, les réflexions des participants comportent des indices sur les interactions entre les sentiments et les attitudes des enseignants, leurs comportements professionnels et la qualité du milieu de travail. Ainsi, le fait que les niveaux élevés d’autoefficacité et de satisfaction des participants les plus jeunes ressortent des interactions avec les élèves serait lié à leur concentration presque exclusive sur ce qui se passe dans la classe. D’autre part, chercher des conseils auprès des collègues et apprécier les ressources matérielles de l’école déterminent chez les participants un changement d’attitude envers leur milieu de travail qui devient une source de bien-être.

La cohérence des résultats obtenus incite à affirmer que la méthode Q offre une approche pertinente pour l’étude du bien-être au travail chez les enseignants débutants. Par sa propriété de faire ressortir la richesse des points de vue (Gauzente, 2013), la méthode Q apparaît comme une méthode qui pourrait enrichir le répertoire des méthodes utilisées pour explorer des thèmes complexes du domaine de l’éducation, comme le bien-être des enseignants débutants au travail. Utilisée, à notre connaissance, pour la première fois dans une recherche qui porte sur le bien-être des enseignants débutants d’écoles primaires et secondaires, la méthode Q a permis le regroupement des points de vue des participants sur des aspects spécifiques du bien-être au travail.

Conclusion

La recherche a fait avancer la compréhension du bien-être chez les enseignants débutants en mettant en lumière l’incidence des expériences acquises lors de la période d’insertion professionnelle sur leur développement. En effet, c’est à partir de l’expérience professionnelle que se structurent les points de vue des enseignants débutants sur les aspects qui influent sur leur bien-être au travail. Si la qualité des interactions pédagogiques avec les élèves et la stabilité du milieu ont un impact positif au début de la carrière, la disponibilité des ressources humaines et matérielles dans le milieu de travail a le même effet dans la dernière partie de la période d’insertion professionnelle.

Limites

La présente recherche comporte certaines limites qui relativisent les résultats. Aux limites propres à la méthode déjà mentionnées, nous ajoutons l’absence des entretiens post-tris avec les participants, entretiens qui auraient pu aider à une meilleure compréhension de la logique qui se trouve derrière les classements des énoncés et de leur perception globale sur le thème. En outre, le nombre réduit des participants inscrits aux études de deuxième cycle ne permet pas de saisir l’importance de ces études sur le bien-être des jeunes enseignants, leurs points de vue sur le bien-être étant répartis dans les deux facteurs. Étant donné que la formation initiale représente la première source des savoirs et des compétences professionnelles, il serait intéressant d’explorer si l’augmentation de la période des études universitaires apporte des changements dans les points de vue sur des aspects spécifiques du bien-être au travail. Nos résultats pourraient servir aux directions d’école lors de l’encadrement des jeunes enseignants et aux conseillers pédagogiques lors de la conception de leurs activités de formation auprès des enseignants débutants.