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L’année 1941 marque le calendrier musical européen d’une double commémoration : celle du quarantième anniversaire du décès de Verdi (27 janvier 1901) et celle de la mort de Mozart, survenue 150 ans auparavant (5 décembre 1791). En Italie, Mussolini décrète une série de celebrazioni verdiane (célébrations Verdi) à travers la péninsule, qui se déploient de la mi-1940 à la fin 1941. Dans le Reich, Goebbels promulgue une Mozart-Jahr (année Mozart) destinée à commémorer le compositeur par des festivités échelonnées sur l’ensemble de 1941. De part et d’autre des Alpes se succèdent discours, cérémonies officielles, productions lyriques et séries de concerts auxquels participent des personnalités artistiques, intellectuelles et politiques parmi les plus influentes de l’époque, réunies pour célébrer des figures soigneusement moulées et alignées au projet politique et idéologique des nations instigatrices de l’Axe.

Le choix de Verdi pour célébrer l’Italie musicale fasciste s’explique par la figure idéale qu’il incarne. En tant qu’« aède du Risorgimento[2] » (Gazzetta di Venezia 1940a), il symbolise l’expression du patriotisme et de la grandeur culturelle italienne, en plus d’être extrêmement populaire sous le ventennio fasciste (Nicolodi 1984, 25). Le Duce a ainsi tiré profit de l’engouement pour le compositeur et a fait de l’Annoverdiano (année Verdi) un outil politique pour préserver le consensus et appuyer ses ambitions géopolitiques, alors qu’il engageait la nation italienne dans un conflit décisif aux côtés de l’Allemagne nazie. La rupture de l’entente de non-belligérance officialisée par Mussolini le 10 juin 1940 — quelques jours après le premier événement Verdi d’envergure à Rome[3] — est en effet accueillie sans enthousiasme par la population italienne et mobilise une nation dont la force militaire n’est pas en adéquation avec les visées expansionnistes fascistes (Foro 2006, 175).

Au-delà de la péninsule italienne, la célébration du 150e anniversaire du décès de Mozart marque la vie musicale du Reich par son envergure et ses résonances politiques. La Mozart-Jahr répond effectivement (et habilement) à l’agenda politique du régime ; les autorités célèbrent un compositeur — dont la musique jouit également d’une immense popularité (Konrad 2009, 52-53) — transformé en emblème musical de la grande Allemagne (dont le projet s’esquisse dès 1938 avec l’annexion de l’Autriche et des Sudètes) et symbole des liens unissant les membres de la Volksgemeinschaft, une communauté « définie racialement » et dépourvue de sujets étrangers (Ross 2008, 306). Honorer l’héritage culturel allemand appuie également les prétentions suprémacistes des Allemands, dans un contexte où le Reich s’affirme comme puissance continentale et comme instigateur d’une « nouvelle Europe ».

De part et d’autre des Alpes, l’Anno verdiano et la Mozart-Jahr font partie des stratégies de chaque régime pour asseoir leur autorité à travers la mise en scène de leur propre pouvoir (Selbstinszenierung) (Rolf 2006, 45). En tant que « véhicules d’intégration » (Rolf 2013, 5), les célébrations permettent de nourrir un sens d’identification à la collectivité, de créer un sentiment d’appartenance à la vie politique, et de façonner une identité culturelle essentielle à la cohésion nationale (Behrenbeck et Nützenadel 2000b, 13-14 ; Berezin 1997, 7 ; Berezin 2006, 60 ; Kühberger 2006, 31-35 ; Rolf 2013, 1-9). Comme le souligne l’historien Malte Rolf, ce type d’événements sert le pouvoir par sa dimension symbolique (symbolic politics) ; en rendant l’autorité visible et audible (communicable), les festivités servent de vitrines du pouvoir, favorisant la reconnaissance, la légitimité et la loyauté — le tout répondant ultimement à la nécessité de maintenir un consensus et d’exercer un contrôle social, éléments fondamentaux à la gouverne totalitaire (Rolf 2013).

Les celebrazioni verdiane et les Mozart-Feste (festivités Mozart) deviennent ainsi d’importantes manifestations d’autocélébration, motivées par une intention fondamentalement similaire : consolider les projets politiques totalitaires de chaque dirigeant. Cette convergence constitue le noeud de la présente contribution, dans laquelle j’explore sous un angle comparatif les stratégies qui visent à mettre ces festivités au service du pouvoir. Cette démarche est d’abord motivée par le calendrier, en raison du déploiement d’importantes commémorations en 1941 (l’apogée des festivités Verdi précède toutefois celle de la Mozart-Jahr, en raison de l’anniversaire plus hâtif — 27 janvier pour Verdi, 5 décembre pour Mozart). L’intérêt de comparer ces célébrations s’appuie également sur de nombreux parallèles historiques entre l’Italie et l’Allemagne : unification tardive de chacun des États, participation à la Grande Guerre soldée d’amertume, difficultés économiques, politiques et sociales auxquelles entend répondre l’expérience totalitaire fasciste (sous sa forme générique), et alliance militaire dans la Deuxième Guerre mondiale. En 1941, les deux nations sont effectivement engagées dans un conflit d’envergure qui évolue sur plusieurs fronts, et partagent un projet politique marqué par l’ultranationalisme, l’expansionnisme, l’hégémonie et l’oppression. Enfin, l’amplitude avec laquelle se déploient les festivités constitue un élément clé pour dresser un rapprochement entre l’Anno verdiano et la Mozart-Jahr ; dans chaque nation, d’importantes ressources sont mises en oeuvre pour célébrer ces compositeurs désormais transformés en héros nationaux et en symboles d’autopromotion[4] de chaque régime.

Alors que les implications politiques de l’anniversaire Mozart de 1941 ont été abondamment documentées (Becker 1992 ; Benoit-Otis 2016 ; Benoit-Otis et Quesney 2015, 2016, 2019 ; Gribenski 2013 ; Konrad 2009 ; Levi 2006, 2010 ; Loeser 2007 ; Reitterer 2008 ; Stachel 2014 ; Vermeil 1991), la littérature sur les festivités Verdi est sensiblement moins étoffée (Boyd-Bennett 2018, 64, 74-75 ; Cagiano et Panetta 2015, 436-456 ; Capra 2011 ; Capra 2014, 363-367 ; Kreuzer 2010, 229-236 ; Nicolodi 2013, 58-75 ; Polo 2004, 90-92 ; Prud’homme 2021). Je propose ainsi d’étudier les célébrations Verdi déployées en 1941 à travers un prisme comparatif, de manière à exposer les points de convergence, mais également de divergence, qui émergent du rapprochement entre l’Anno verdiano et la Mozart-Jahr. Nous verrons que les mécanismes de commémoration de part et d’autre des Alpes sont profondément similaires, et que les spécificités découlent (pas uniquement, mais fortement) d’intersections propres entre musique et pouvoir.

L’analyse présentée dans cet article repose sur un dépouillement de quotidiens italiens de l’époque, de périodiques musicaux et d’ouvrages spécialement consacrés à Verdi publiés à l’occasion des festivités de 1941. Des sources archivistiques ont par ailleurs été consultées à Rome et Parme[5], points de convergence des festivités Verdi. Bien que la documentation des célébrations Mozart soit davantage ancrée dans la littérature secondaire, la consultation d’écrits de l’époque a été essentielle pour alimenter les comparaisons entre l’Anno verdiano et la Mozart-Jahr. L’analyse croisée de ces festivités vise ultimement à nourrir la réflexion sur la culture de commémoration musicale dans deux régimes dictatoriaux qui ont marqué le xxe siècle, ainsi que sur l’utilisation du patrimoine musical en tant qu’instrument de pouvoir.

Dispositions commémoratives

L’intention de Mussolini de célébrer Verdi est partagée dès le 20 août 1940 par le biais d’un communiqué de la Direction générale pour le théâtre (sous l’égide du Ministère de la culture populaire) adressé aux théâtres lyriques de la péninsule et leur donnant l’ordre de programmer un opéra de Verdi le 27 janvier 1941, date de décès du compositeur :

Le Duce a exprimé le souhait que la figure et les oeuvres de Giuseppe Verdi soient emblématiquement mises en lumière dans la vie musicale italienne. Puisque le 27 janvier de cette année marquera le quarantième anniversaire du décès du grand Maestro, tous les théâtres ayant débuté la saison à cette date devront commémorer solennellement l’anniversaire avec la présentation d’un opéra de Verdi[6].

L’annonce est ensuite diffusée le 23 août 1940 dans les principaux quotidiens et périodiques musicaux à travers la péninsule ; y sont ajoutées des informations visant à publiciser les festivités, dont le cycle commémoratif organisé par le Ministère de la culture populaire au Teatro Reale dell’Opera de Rome à l’automne 1940 au cours duquel doivent être présentés des opéras de Verdi « à caractère populaire ».

Une multitude de manifestations commémoratives font suite à cet appel : dès l’automne 1940, les forces productives de nombreux théâtres subventionnés par l’État (enti lirici) s’engagent à célébrer Verdi en grande pompe. Le Teatro Reale dell’Opera de Rome tient deux séries d’opéras (cicli verdiani) à l’automne 1940 et 1941, en plus de deux concerts commémoratifs les 29 et 31 janvier 1941 ; le Teatro comunale de Florence présente une « célébration verdienne, sous les auspices du Ministère de la culture populaire[7] » (Bardi et Conti 1998, 80), durant laquelle un quatuor d’éminents solistes (Maria Caniglia, Ebe Stignani, Beniamino Gigli et Tancredi Pasero), l’orchestre et le choeur du Maggio musicale fiorentino livrent la Messa daRequiem le 24 janvier 1941 ; une « commémoration officielle, voulue par le parti[8] » (La Stampa 1941a) réunit des représentants fascistes le 26 janvier 1941 au Teatro Verdi de Busseto, centre décisif pour le jeune Verdi ; le Teatro Regio de Parme organise une « saison verdienne » (stagione verdiana) et accueille une exposition commémorative du 27 janvier au 25 février 1941 ; Falstaff et La Traviata sont produits respectivement au Teatro Carlo Felice de Gênes et au Teatro San Carlo de Naples le 27 janvier 1941 ; le Teatro alla Scala de Milan présente un concert symphonico-vocal les 30 janvier et 2 février 1941 ; le Teatro La Fenice de Venise organise en collaboration avec le Syndicat fasciste des musiciens de Venise (Sindacato fascista musicisti Venezia) un concert commémoratif le 2 février 1941.

Le Requiem est également au coeur d’une commémoration officielle de grande envergure le 14 décembre 1940 à la Basilique Santa Maria degli Angeli de Rome, un événement réunissant la crème du monde musical italien, dont 150 instrumentistes, 250 choristes et un public de plus de 4 000 personnes, composé de nombreux soldats (dont plusieurs blessés de guerre), ainsi que des personnalités influentes du monde politique et culturel de l’époque. En tant qu’événement phare des célébrations, le Requiem à Santa Maria degli Angeli est diffusé sur les ondes de la radio italienne (Ente italiano per le audizioni radiofoniche, EIAR), précédé par un discours commémoratif prononcé au micro de l’EIAR par l’officiel fasciste Roberto Farinacci[9].

Sous la direction du chef Antonino Votto, Un ballo in maschera clôt l’Anno verdiano au Teatro Regio de Parme les 27 et 29 novembre 1941 avec la soprano Maria Caniglia et le ténor Beniamino Gigli comme têtes d’affiche. Au même moment débute à Vienne la célébration musicale la plus somptueuse du régime nazi, la Mozart-Woche des deutschen Reiches (Semaine Mozart du Reich allemand), tenue du 28 novembre au 5 décembre 1941 et organisée conjointement par le Ministre de la propagande Joseph Goebbels et le Gauleiter de Vienne Baldur von Schirach. Comportant plus d’une soixantaine d’événements, dont une cérémonie officielle devant la cathédrale Saint-Étienne en présence d’officiels nazis et de représentants étrangers, la Semaine Mozart venait couronner une année entière de festivités consacrées au 150e anniversaire du décès du compositeur.

L’Année Mozart s’était amorcée officiellement le 26 janvier 1941, veille de la naissance du compositeur (et coïncidemment, veille du décès de Verdi), lors d’une « émission solennelle » (feierliche Sendung) diffusée sur les ondes de la radio allemande (Großdeutscher Rundfunk) dans laquelle Heinz Drewes, responsable de la section musicale du Ministère de la propagande, fait part de l’intention de Goebbels de commémorer le compositeur :

Après avoir passé en revue la vie et l’oeuvre de Mozart, le Generalintendant Drewes a indiqué que l’Allemagne musicale saisira l’occasion pour organiser de dignes commémorations, conformément aux volontés du Ministre de la propagande du Reich, docteur Goebbels. Tout au long de l’année, divers événements témoigneront de la grandeur de ce génie véritablement divin et de la beauté de son oeuvre[10].

Wiener Figaro 1941, 12

À travers le Reich, l’écho est saisissant ; de multiples villes s’engagent dans la célébration de Mozart et organisent de vastes représentations d’opéra, séries de concerts et festivals. Parmi les manifestations les plus emblématiques, Munich tient une Semaine Mozart (Mozart-Festwoche) parrainée par les autorités nazies du 3 au 13 mai 1941 ; Francfort accueille un festival Mozart (Mozart-Festspiele) du 3 au 22 juin 1941 ; Salzbourg organise sous le patronat de Goebbels un « festival de guerre » (Kriegsfestspiele) presque entièrement consacré à Mozart du 2 au 24 août 1941 ; Don Giovanni est au coeur d’un festival Mozart (Mozartfest) à Prague qui s’étend du 26 septembre au 4 octobre 1941 ; Hambourg est le théâtre de « journées commémoratives » (Mozart-Gedenktage) du 16 novembre au 10 décembre 1941 ; en Bavière, Ratisbonne accueille des festivités Mozart (Mozart-Feier) du 22 novembre au 1er décembre 1941 ; les autorités culturelles du Reich organisent un grand festival Mozart à Paris du 30 novembre au 7 décembre 1941 et une commémoration Mozart (Mozart Herdenking) en Flandre du 3 au 10 mai 1942 ; et à Leipzig se déploie un festival de quatre mois qui culmine avec une grande production de l’opéra Die Zauberflöte le 11 janvier 1942 (Zeitschrift für Musik 1942 ; Levi 2010, 157-164 ; Benoit-Otis et Quesney 2019, 36-40).

Stratégies commémoratives

L’observation croisée des festivités permet d’affirmer que les pratiques commémoratives de chaque pays, en plus d’être vastes et abondantes, sont fondamentalement similaires : les événements sont majoritairement conçus sous la forme de représentations d’opéra ou de séries de concerts précédées de discours commémoratifs. Prononcées par d’influentes personnalités culturelles et politiques de l’époque, ces allocutions sont ensuite diffusées à la fois à la radio que dans la presse, permettant de rejoindre un public beaucoup plus vaste que celui de la salle de concert. Non seulement les théâtres et les orchestres (majoritairement subventionnés par l’État) intègrent des événements commémoratifs à leurs programmes, mais c’est également le cas des conservatoires, lycées, ensembles amateurs, institutions culturelles, cercles intellectuels et associations chargées d’encadrer la jeunesse et les travailleurs. Cette diversité permet de générer un important retentissement qui témoigne des objectifs éminemment populistes des célébrations. Dans les deux cas, la programmation des festivités est soigneusement établie afin d’offrir un panorama de l’oeuvre de chacun des compositeurs. Certains opéras — déjà très populaires, tels La Traviata et Die Zauberflöte — sont privilégiés pour illustrer la qualité de l’écriture musicale des deux compositeurs, et pour s’y référer en tant qu’aboutissement de la culture nationale. Les programmes de l’Anno verdiano et de la Mozart-Jahr convergent également par la place centrale qu’y occupent les Requiems, omniprésents dans le paysage médiatique et sonore des festivités[11]. La Messa da Requiem est exécutée de façon « grandiose » (La Stampa 1940) lors d’une cérémonie officielle à Rome le 14 décembre 1940 — événement considéré comme « la manifestation la plus solennelle des commémorations voulues par le Duce[12] » (Radiocorriere 1940a) — et l’ultime messe de Mozart est au coeur d’une cérémonie spéciale célébrée le jour exact de son décès, le 5 décembre 1941, à Vienne — représentation qualifiée de « point culminant » de la « brillante[13] » Semaine Mozart (Bayer 1941).

Pour l’occasion, de solides interprètes « nationaux » sont réunis de part et d’autre des Alpes : à la cérémonie Mozart, « les tout à fait excellents solistes[14] » (Bayer 1941) Maria Reining et Herbert Alsen de l’Opéra de Vienne, Margarete Klose de l’Opéra de Berlin et Jakob Sabel de l’Opéra de Francfort se joignent au Philharmonique de Vienne sous la direction de Wilhelm Furtwängler. Le Requiem de Verdi est quant à lui interprété par « quatre artistes du firmament lyrique italien[15] » (Radiocorriere 1940a), Maria Caniglia, Ebe Stignani, Beniamino Gigli, et Tancredi Pasero, sous la baguette de Victor De Sabata, tous actifs au Teatro alla Scala de Milan (Kutsch et Riemens 2003). Il est à souligner que ces interprètes, sans déclarer ouvertement leurs allégeances politiques, ont dû faire preuve d’adaptation et d’accommodation[16] au pouvoir politique pour poursuivre leurs éminentes carrières lyriques, en adhérant notamment au syndicat fasciste des musiciens (Sindacato fascista musicisti) en Italie et à la Chambre de musique du Reich (Reichsmusikkammer) en Allemagne. Par un système d’adhésion obligatoire, le Sindacato et la Reichsmusikkammer servaient à réguler et contrôler la pratique artistique professionnelle, tout en s’assurant de la loyauté de ses membres, qui, sans incorporation, n’avaient pas accès à l’emploi (Kater 1997, 16-22 ; Levi 1994, 22-34 ; Ginot-Slacik et Niccolai 2019, 128-132 ; Ross 2008, 268-270 ; Sachs 1988, 27-32).

Au-delà de la structure similaire de ces cérémonies (oeuvres analogues, caractère monumental de l’exécution, présence marquée d’autorités politiques et de délégations étrangères, ampleur de l’auditoire), les deux événements se distinguent par leur dramaturgie propre. Alors que le Requiem de Mozart est présenté au Musikverein de Vienne sous une forme entièrement profane, la Messa de Verdi est interprétée en « lieu sacré[17] » (Popolo d’Italia 1940), la Basilica Santa Maria degli Angeli de Rome. Église officielle de l’État italien depuis l’unification — et symboliquement riche par sa construction au coeur des vestiges des thermes de Dioclétien —, la basilique sert efficacement la cérémonie par sa monumentalité et son héritage architectural alliant Antiquité et chrétienté. Le décor permet effectivement aux autorités fascistes d’occuper un espace qui illustre leur projet de « troisième Rome », une capitale « régénérée » qui rivaliserait en grandeur et en puissance avec la Rome impériale et papale, tout en s’inscrivant en continuité avec son glorieux passé (Chiapparo 2002, 407 ; Kallis 2014, 9, 25).

Cette dernière cérémonie se déroule toutefois dans un climat relativement profane — la compréhension de l’oeuvre de Verdi est même extraite de sa dimension liturgique, tel que publicisé dans l’hebdomadaire de la radio italienne : « La Messa da Requiem de Verdi n’a pas un caractère exclusivement ou rigoureusement liturgique, mais elle est l’expression du tempérament dramatique et théâtral du Maestro[18] » (Radiocorriere 1940a). Bien que cette posture puisse laisser entrevoir l’ambiguité des rapports entre le régime fasciste et le Saint-Siège (malgré l’accalmie proposée par Mussolini avec la signature des Accords du Latran en 1929), l’attention réservée au pathos verdien — emblématique du paysage discursif des célébrations de 1941 — peut également résulter d’une revalorisation du poids dramatique de la tradition lyrique de l’Ottocento dans les réflexions esquissées sous le ventennio autour du renouveau musical italien[19].

Bien que la symbolique religieuse soit reléguée à l’arrière-plan, une telle cérémonie officielle en lieu saint aurait été difficilement concevable dans le Reich. Comme le démontre Sebastián Rodríguez Mayén dans le présent numéro, le Requiem présenté au Musikverein de Vienne s’inscrit au coeur du processus de transfert des oeuvres liturgiques de Mozart vers les salles de concert en Autriche annexée — un phénomène répondant notamment à l’objectif de faire du compositeur un symbole national unificateur, sans affiliation religieuse. Cette divergence illustre la vigueur avec laquelle l’idéologie religieuse anticléricale nazie est mise en oeuvre pour asseoir l’autorité du Führer, qui tolérait difficilement une puissance concurrente et qui entendait homogénéiser la nation, entre autres, par la suppression des confessions catholique et protestante— une stratégie que le Duce ne pouvait employer en raison de l’important héritage catholique de la péninsule italienne et de la présence papale en son centre.

Le rapprochement des deux cérémonies illustre également l’intérêt politique qui émerge du choix de Rome et Vienne comme points de convergence de l’Anno verdiano et de la Mozart-Jahr. Les deux villes accueillent en effet de multiples et vastes célébrations, à la fois populaires et officielles, et deviennent ainsi le théâtre de maintes mises en scène politiques : Mussolini en mélomane lors d’une celebrazione verdiana à l’Académie d’Italie (Luzio 1940, 22-23 ; Istituto nazionale Luce 1940), l’Italie fasciste en nation musicienne par des plans de la « foule » réunie à Santa Maria degli Angeli (Gatti 1941a, 154 ; Radiocorriere 1940b), Goebbels en protecteur des arts dans la loge impériale du Wiener Staatsoper décorée de croix gammées (Das interessante Blatt 1941), et Vienne en cité nazie par une commémoration officielle dans une vieille ville parsemée de drapeaux du Reich (Das interessante Blatt 1941 ; Deutsche Wochenschau GmbH 1941). Comme le soutient Elisabeth Otto dans le présent numéro, cette imagerie politique permet au pouvoir de créer un espace narratif pour se mettre en scène et renforcer l’esthétisation de la vie politique, faisant de la presse illustrée un outil efficace de propagande culturelle.

Dans la péninsule, le choix de Rome comme lieu phare des festivités Verdi n’est pas sans motivation politique ; cette réalité fait écho à la volonté du Duce d’illustrer la « régénérescence » et le dynamisme de la ville éternelle, tout en entretenant le culte de la romanità, la célébration du passé romain et sa déclinaison en symboles et gestes fascistes (Giardina 2008). Mussolini souhaitait effectivement que Rome retrouve son titre de capitale impériale et devienne une vitrine de l’État fasciste, expression par excellence de son régime (Chiapparo 2002, 405-408). Vienne, en tant que « capitale de la musique allemande[20] » selon Schirach (Völkischer Beobachter 1941) et lieu de prédilection pour les festivités Mozart, sert tout autant l’agenda politique nazi par l’exploitation du topos Musikstadt Wien (Vienne, ville de la musique) entamée dès l’Anschluss pour légitimer l’annexion de l’Autriche au Reich et sécuriser le pouvoir nazi dans sa capitale (Trümpi 2017). Tout au long de la Mozart-Jahr, la mise en valeur de la grandeur culturelle de Vienne sert d’outil politique pour s’assurer les sympathies de la population autrichienne malgré la perte de son autonomie au profit du pouvoir centralisateur de Berlin.

Bien que Rome et Vienne constituent des lieux déterminants pour le déploiement des festivités (et concomittamment, des centres névralgiques pour la consolidation du pouvoir politique), Parme et Salzbourg, en tant que régions natales respectives de Verdi et Mozart, accueillent de nombreux événements commémoratifs ; parmi les manifestations d’envergure figurent une série de conférences au Zentralinstitut für Mozartforschung, à Salzbourg, qui réunit des experts Mozart du Reich, une édition des Salzburger Festspiele dédiée aux membres de la Wehrmacht (considérée par Erik Levi comme apogée des festivités salzbourgeoises [Levi 2010, 157-159]), et à Parme, une stagione verdiana au Teatro Regio (dont plusieurs représentations réservées aux travailleurs[21]) ainsi qu’une exposition inaugurée par un discours éminemment patriotique du compositeur et fervent fasciste Ildebrando Pizzetti[22]. De part et d’autre des Alpes, plusieurs expositions similaires voient le jour en 1941 ; comme l’indique Elisabeth Otto dans ce numéro, ces expositions permettent de mettre en scène la disparition des figures commémorées par le biais de leurs reliques, symboles de l’héritage avec lequel les autorités politiques et culturelles comptent s’inscrire en continuité.

Médiations commémoratives

Un autre point de convergence concerne l’intensité avec laquelle l’appareil médiatique de chaque nation, en tant qu’organe essentiel à la diffusion des festivités, est sollicité. Tout au long du ventennio et du iiie Reich, les médias reçoivent une grande attention ; dès leur arrivée au pouvoir, Mussolini et Hitler implantent un système médiatique centralisé visant à consolider leur autorité, « fabriquer le consensus » et mobiliser le peuple pour l’intégrer à une « communauté nationale » organique et unie (Cannistraro 1975 ; Ross 2008). La structure centralisatrice de l’appareil médiatique, lequel relève du Ministère de la culture populaire en Italie et du Ministère de l’éducation populaire et de la propagande en Allemagne, illustre la similitude non seulement du cadre dans lequel se déploient l’Anno verdiano et la Mozart-Jahr, mais également de l’intention qui les sous-tend, et qui vise dans chacun des cas à garantir la supervision de l’État sur le message véhiculé lors des festivités.

De part et d’autre des Alpes, une riche réception est réservée aux commémorations ; la presse générale et spécialisée publicise les festivités, recense (toujours très favorablement) les événements et publie des textes commémoratifs. Une multitude d’ouvrages paraissent ainsi tout au long de l’année 1941, dont le volumineux Verdi: Studi e memorie édité par le compositeur et fonctionnaire Giuseppe Mulè sous le patronat du Ministère de la culture populaire en partenariat avec le Syndicat fasciste des musiciens (Mulè 1941a), ainsi que le volume illustré Verdi nelle immagini du musicologue Carlo Gatti, paru en italien et en allemand sous les auspices du Ministère de la culture populaire (Gatti 1941b). Dans le Reich, le collectif illustré W. A. Mozart est publié à l’occasion de la Semaine Mozart de Vienne sous la direction de Walter Thomas, le Kulturreferent de Schirach à Vienne, en partenariat avec le Ministère de la propagande et le Reichsstatthalter de Vienne (Thomas 1941), et diverses revues spécialisées consacrent des numéros entiers à Mozart (Mozart-Hefte), dont les mensuels Zeitschrift für Musik et Die Musik[23] (ce dernier contrôlé par le parti).

Il ne s’agit toutefois là que d’une fraction des publications parues en 1941, dont la multiplicité et la diversité témoignent de l’importance accordée à la presse, qui demeure le moyen de communication le plus sollicité dans chaque régime (Cannistraro 1975, 105 ; Ross 2008, 292, 321). En Italie, la presse écrite constitue le véhicule d’information privilégié du Duce, qui y voit un outil idéal pour modeler la conscience politique et nationale de ses citoyens en raison de sa portée et de son accessibilité (Cannistraro 1975, 105, 173-174, 224). Cet intérêt marqué pour les journaux contraste avec la faible retransmission des festivités sur les ondes de la radio italienne, peu employée pour diffuser les commémorations Verdi[24]. Quelques événements d’envergure font toutefois l’objet de retransmissions hautement publicisées : l’imposante exécution du Requiem à Rome le 14 décembre 1940, précédée d’une allocution de l’officiel fasciste Roberto Farinacci, et le discours de l’intellectuel et membre de l’Académie d’Italie Arturo Farinelli, invité par le Ministre de l’éducation nationale Giuseppe Bottai à s’adresser à la jeunesse italienne le 27 janvier 1941 (Farinelli 1941). La modeste diffusion des celebrazioni verdiane sur les ondes italiennes peut découler de la reconnaissance assez tardive du potentiel de la radio par Mussolini, qui compte davantage sur la presse et le cinéma pour façonner sa propagande culturelle, mais peut également s’expliquer par l’effort de guerre, qui entraîne une diminution du contenu culturel au profit de l’actualité militaire (Cannistraro 1972, 148, 153 ; Cannistraro 1975, 260, 270).

En Allemagne, l’infrastructure radiophonique est bien établie dès la montée au pouvoir du régime nazi, qui hérite d’un réseau abouti et étendu (Ross 2008, 286). Goebbels perçoit très rapidement la valeur de la radio, qu’il qualifie en 1933 d’« instrument le plus moderne et le plus important qui existe pour influencer les masses[25] » (Goebbels 1933, cité dans Welch 2002, 183-184). Déterminé à prendre le contrôle du système radiophonique allemand dès l’accession d’Hitler au pouvoir (et ce, avant même la mise sous tutelle de la presse écrite), le Ministre de la propagande réserve un rôle de premier plan à la radiodiffusion dans la propagande nazie (Levi 1994, 124-125 ; Ross 2008, 281-282). La musique occupe par ailleurs une place de choix dans la programmation, dont le contenu laisse paraître dès le début de la guerre un transfert vers la musique légère (Unterhaltungsmusik), essentielle selon Goebbels pour stabiliser et divertir le front intérieur (Levi 1994, 125-139 ; Ross 2008, 359-361).

Les conditions au sein du Reich allemand étaient donc beaucoup plus favorables qu’en Italie pour la diffusion de la musique de Mozart ; la radio allemande (Großdeutscher Rundfunk) transmet en effet plusieurs célébrations emblématiques de la Mozart-Jahr, dont une série réunissant 14 épisodes hebdomadaires qui fait habilement écho à l’intention de Goebbels de faire de la radio un instrument de divertissement (Benoit-Otis et Quesney 2019, 70-71 ; Levi 2010, 164-168). Dans l’introduction du programme imprimé de cette série, l’intendant du Großdeutscher Rundfunk, Heinrich Glasmeier, souligne que la série réunit « les meilleurs interprètes de l’art lumineux » de Mozart, lesquels se sont « joyeusement » mis à disposition pour partager « la gaieté victorieuse de ses créations éternellement jeunes[26] » (Großdeutscher Rundfunk 1941). Le programme vise à présenter le compositeur sous un angle optimiste, par la reproduction de ses écrits qui illustrent cette humeur (dont « composer, c’est amusant[27] ! »), et par un répertoire sélectionné pour témoigner des qualités de Mozart l’Unterhalter (littéralement « divertisseur »).

Ultime moyen de communication de masse, le cinéma (toujours sous l’autorité des Ministères de la culture populaire et de la propagande) est également employé pour diffuser les festivités Verdi et Mozart par des recensions audiovisuelles parues dans Cinegiornale Luce et dans Diedeutsche Wochenschau, bulletins de nouvelles créés spécifiquement répandre l’interprétation officielle de l’actualité politique et militaire (Bartels 2004, 153 ; Cannistraro 1975, 312). Les couvertures italienne et allemande des festivités ont en commun une imagerie standardisée, par laquelle le pouvoir se met en scène à travers une gestuelle ritualisée et une symbolique officielle[28] (uniformes, saluts romains, fasci et croix gammées). Ces séquences sont par ailleurs intégrées à des épisodes essentiellement consacrés à l’exaltation de la puissance militaire de chaque nation, faisant écho à l’esthétisation du conflit qui prévaut dans chaque régime.

Rhétorique commémorative

Verdi et Mozart au service de l’idéologie dominante

Malgré la multiplicité des recensions parues et la diversité des médias sollicités, la rhétorique qui se développe de part et d’autre des Alpes se révèle très homogène et tout à fait cohérente avec les fondements idéologiques (et éminemment nationalistes) de chaque parti. Le discours déployé lors des festivités vise essentiellement à célébrer Verdi et Mozart comme représentants de la quintessence de l’esprit national et comme figures modèles pour la définition identitaire fasciste et nazie, respectivement. En Italie, les topoï inhérents à la conception nationale de Verdi font l’objet d’une attention accrue : son essence italienne (italianità), qui se manifeste par une musique profondément nationale s’inscrivant dans la « grande » tradition lyrique de la péninsule, est un leitmotiv fondamental du discours de célébration. On observe un phénomène identique en Allemagne : les autorités du Reich honorent Mozart en tant qu’incarnation suprême d’une germanité « pure » et « aryenne ». Il personnifie l’artiste voué à la libre expression de cette germanité en musique, par sa « lutte » contre l’hégémonie de l’opéra italien et pour l’instauration d’une tradition lyrique allemande.

Par ce discours, les autorités célèbrent un produit culturel national (à travers lequel elles se célèbrent elles-mêmes) et revendiquent la supériorité anthropologique de leur « communauté imaginée » (Anderson 2006). En s’appuyant sur la « grandeur » de cet héritage culturel, les autorités cherchent aussi bien à renforcer la cohésion nationale qu’à affirmer le bien-fondé des ambitions expansionnistes et dominatrices de chaque dirigeant. Par souci de brièveté, je me concentrerai dans ce qui suit sur les stratégies qui visaient à mettre Verdi et Mozart au service d’un discours appuyant adéquatement le nationalisme (et, de façon concomitante, l’expansionnisme) fasciste et nazi.

Il importe cependant de souligner que plusieurs thématiques mises en lumière durant l’Anno verdiano et la Mozart-Jahr étaient présentes bien avant les festivités et faisaient déjà partie intégrante de la réception de ces deux compositeurs avant la montée au pouvoir de Mussolini et Hitler. Un exemple pertinent pour notre cas d’étude concerne la perception de Mozart en tant qu’Allemand, esquissée avant la Grande Guerre et répandue dans les années 1920 chez les populations germanophones s’identifiant à l’aire linguistique et culturelle allemande (Pape 1997, 54-59). L’affiliation nationale de Mozart peut certes être difficilement définie selon la compréhension moderne de l’État-nation (Salzbourg était au xviiie siècle une principauté indépendante affiliée au Saint-Empire romain germanique, alors que ni l’Allemagne ni l’Autriche n’existaient), mais l’association du compositeur à une Großdeutschland fondée sur l’expansion et l’hégémonie allemande en 1941 illustre l’importance des processus de sélection et de mise en récit pour aligner le discours de célébration à un projet politique et idéologique.

Par ailleurs, bien que les régimes dictatoriaux italien et allemand soient reconnus pour leur assise ultranationaliste, l’important déploiement nationaliste des festivités ne constitue pas a priori une particularité de 1941 ; Verdi et Mozart ont depuis le xixe siècle servi de figures phares pour appuyer la définition des consciences nationales italienne, allemande ou autrichienne, ainsi que leurs mutations au fil du temps (Nicolodi 2013 ; Pape 1997). D’autre part, plusieurs recherches ont démontré que les événements commémoratifs contribuaient à façonner l’identité collective et à renforcer l’attachement à une communauté, des conditions essentielles à l’exercice du pouvoir (notamment Behrenbeck et Nützenadel 2000a ; Berezin 2006 ; Boerner 1986 ; Gillis 1994 ; Kühberger 2006 ; Rolf 2013 ; Unseld 2021). Les intentions qui sous-tendent les pratiques commémoratives peuvent ainsi avoir contribué à teinter le discours de 1941 d’un fort nationalisme ; cette orientation discursive ne serait donc pas entièrement à attribuer à la doctrine fondamentalement nationaliste fasciste et nazie, mais également au contexte de célébration.

Enfin, le climat dans lequel sont commémorés Verdi et Mozart est également à retenir : chaque régime honore sa propre culture dans un contexte de tensions politiques exacerbées. Cette compétition transnationale, qui se déploie à une échelle mondiale et par le moyen le plus violent qui soit — la guerre —, constitue un facteur supplémentaire pour alimenter les effusions nationalistes rattachées aux festivités. Cette mise au point vise à éviter d’isoler les discours de l’Anno verdiano et de la Mozart-Jahr comme résultats directs d’événements singuliers, pour plutôt les voir comme des phénomènes évoluant dans un système complexe de l’utilisation politique du patrimoine culturel.

Verdi, « italianissimo »

Présenté emblématiquement comme « symbole d’une italianité pure[29] » (Sangiorgi 1941, 377) et comme « expression de la conscience nationale[30] » (Pizzetti 1941a, 27), doté selon certains d’« une prodigieuse foi d’italianité[31] » (Gaianus [Paglia] 1941, 145) et de véritables « sentiments d’italianité[32] » (La Stampa 1941b), Verdi sert, tout au long des festivités, de catalyseur de l’esprit national — un potentiel entièrement saisi par le Duce dans sa volonté de célébrer le compositeur (Damerini 1941, 337). À travers de nombreuses références (toujours très nébuleuses) à l’italianità, les commémorateurs ancrent Verdi dans une essence italienne commune et rassembleuse, bien que très rarement définie. L’italianité demeure effectivement un concept abstrait et profondément subjectif, offrant dès lors une grande flexbilité quant à l’imaginaire auquel elle renvoie.

La matérialité de l’italianité se manifeste essentiellement par le biais d’associations entre Verdi (l’Italien) et sa musique (expression tangible de son caractère italien). Par sa contribution à la riche tradition lyrique de la péninsule, Verdi s’affirme comme créateur d’un art éminemment italien, d’une musique « profondément enracinée dans l’âme de tous les Italiens[33] » (Musica d’oggi 1941, 54). C’est ce qu’avancent plusieurs commémorateurs, dont le compositeur et fonctionnaire Giuseppe Mulè, qui louange Verdi pour son « italianité artistique jamais trahie[34] » (Mulè 1941b, 1), ainsi que l’homme politique Alcide Aimi, pour qui « la production verdienne » constitue l’« expression sincère des valeurs morales et sentimentales de notre race[35] » (Aimi 1941, 371). À travers la fusion entre l’homme et son oeuvre, le mythe verdien devient une émanation absolue d’italianité, tel que le conçoit le musicologue Federico Mompellio, pour qui la vie et l’oeuvre de Verdi constituent « une exaltation des vertus de notre race[36] » (Mompellio 1941, 304), et représentent pour Renato Liguori un modèle phare pour la jeunesse fasciste, « un exemple d’italianité typique pour les nouvelles générations du Littorio[37] » (Liguori 1941, 348).

Verdi personnifie ainsi une « âme italienne[38] » idéale (Cugini 1941, 51), une italianità collective et rassembleuse qui répond aux efforts d’homogénéisation de l’identité nationale entrepris dès le début du ventennio. En effet, la promotion d’une italianità transcendante sert à nourrir l’imaginaire d’une unité nationale aboutie, élément central du projet politique du Duce, qui s’est hissé au sommet d’un « État sans nation » (Berezin 1997, 45), toujours profondément morcelé et divisé. Essentielle à la consolidation de la « communauté fasciste » envisagée par Mussolini, l’uniformisation (et même plus, la redéfinition) de l’identité collective italienne sert, comme l’affirme l’historien Emilio Gentile, l’« ambition d’accomplir une révolution anthropologique pour forger une nouvelle race italienne de dominateurs, de conquérants et de civilisateurs » (Gentile 2008, 354). Cette régénérescence du caractère national vise à créer un « “homme nouveau”, dynamique, viril, décidé, efficace, héroïque, prêt à tous les sacrifices » (Milza 1999, 724), afin de construire une civilisation impériale italienne étendue sur l’ensemble du bassin méditerranéen.

Ce projet politique nourri par la conquête et la domination est également appuyé par l’encensement de l’héritage culturel italien, qui offre un levier aux autorités pour revendiquer la grandeur de la nation italienne, et implicitement, justifier les campagnes en Afrique et dans les Balkans, tout en compensant un rapide déclin militaire (Ben-Ghiat 2001, 11-12). Cette aspiration à l’hégémonie italienne est efficacement insérée dans le discours de l’Anno verdiano par des références à la posture emblématique de Verdi dans l’histoire musicale, et plus globalement, au rôle essentiel tenu par les compositeurs italiens dans la tradition musicale occidentale. Par exemple, le journaliste et avocat Cesare Paglia affirme qu’en plus d’avoir « dépassé » (superato) Shakespeare, Verdi, par la création d’Otello, a « conquis » le droit d’être proclamé « le plus grand musicien de théâtre qui soit apparu sur la terre[39] » (Gaianus [Paglia] 1941, 150). De façon similaire, en retraçant la riche tradition musicale de la péninsule, l’essayiste et militaire Angelo Gatti souligne que les operisti italiens doivent être considérés comme « maîtres » (dominatori) de l’art lyrique, tout en rappelant que même en musique instrumentale, les compositeurs italiens « demeurent insurpassés[40] » (Gatti 1941, 6). Enfin, le compositeur et musicologue Giovanni Tebaldini associe lui aussi Verdi à la grandeur de la nation italienne, mais de façon plus explicite, en l’intégrant à une « race » supérieure et dominatrice :

Depuis des décennies, le nom de Verdi semblait évoquer dans le coeur de chacun la fierté de la race : de cette race qui à travers toutes les époques — dans la fatalité et la pauvreté, dans la puissance et l’asservissement — avait su crier au monde plus que toujours, sa propre suprématie morale[41].

Tebaldini 1940, 122

« Mozart, der Deutsche »

Bien que les références à la « race » (razza, stirpe) soient fréquentes dans le discours de l’Anno verdiano, elles ne sont pas exploitées avec autant d’aplomb que dans le Reich, où l’expression « Mozart, der Deutsche » (Mozart, l’Allemand) fait partie d’un discours racial beaucoup plus marqué que ne le sont les éloges à l’italianité de Verdi. Démontrer la « pureté raciale » de Mozart est essentiel à la rhétorique de 1941 et découle de l’obsession nazie à confirmer l’appartenance d’importantes figures culturelles du passé à la « race aryenne », considérée biologiquement supérieure (Dennis 2012, 16). Valider l’Ahnenerbe (héritage ancestral) de Mozart est ainsi fondamental pour assurer la cohérence idéologique des commémorations et appuyer une Weltanschauung axée sur la supériorité de la « race » allemande.

Sur la base de travaux généalogiques, les commémorateurs confirment l’appartenance de Mozart à la communauté raciale allemande[42] : né d’un père bavarois (Augsbourg) et d’une mère originaire de Salzbourg (ou selon la terminologie nazie, qui invisibilise même la dénomination « Autriche », de l’Ostmark-Bavière), Mozart est doté d’un héritage racial nordisch-dinarisch[43]. Constituant un parfait hybride entre le Nord et le Sud selon le musicologue Erich Schenk, « la synthèse du meilleur du talent et de la nature de souche allemande[44] » (Schenk 1941, 22), Mozart a hérité du caractère populaire (Volkscharakter), du sérieux, de la sincérité et de la sobriété souabes, combinés à la fantaisie, la gaieté et l’optimisme salzbourgeois (Schenk 1941, 16). Pour le journaliste Uwe Lars Nobbe, cette combinaison raciale (Blutsmischung) est à la source des meilleurs attributs du compositeur : la rigueur, le caractère songeur, l’assiduité, la ténacité, le sens de l’observation et la détermination[45] (Nobbe 1941). Selon lui, la créativité et l’oeuvre (Schaffen) de Mozart sont déterminées par son sang (Bluterbe) ; puisque le compositeur partage le sang du Volk allemand, il est « un musicien allemand dans le meilleur sens du terme[46] » (Nobbe 1941).

Les commémorateurs procèdent ainsi par métonymie, en identifiant ces traits raciaux comme preuves de la germanité quintessentielle de Mozart. Puisque ces traits sont attribuables à son origine raciale — mais également géographique, conformément à l’idéologie Blut und Boden (du sang et du sol), selon laquelle l’identité raciale d’un individu est attribuable à ses gènes et à sa provenance territoriale —, le discours de célébration allemand est empreint d’une teneur régionale beaucoup plus marquée que son équivalent en Italie. Les quelques mentions de l’origine géographique de Verdi — né à Le Roncole, un petit village dans la province de Parme et dans la région agraire de l’Émilie — visent plutôt à témoigner de son identité paysanne et de sa proximité avec le peuple. Cet écho rural sert avantageusement la pensée fasciste, qui gravite autour d’une posture fondamentalement antimoderniste et dans laquelle les populations rurales sont considérées comme un noyau plus « pur » de la communauté nationale (Bellassai 2005, 318[47]). L’origine (nordique) de Verdi est également soulignée pour mettre en lumière la sensibilité du compositeur envers la cause risorgimentale, le Risorgimento symbolisant les luttes émancipatoires du peuple italien que le régime fasciste entendait mener à terme. Cependant, Verdi n’est jamais défini par les caractéristiques raciales ou régionales de l’Emilia ; dans une nation en guerre et marquée par d’importantes disparités, insister sur la provenance parmense de Verdi aurait plutôt nui aux initiatives du régime pour unifier la population italienne.

Cette distinction peut également provenir de la conception de la germanité dans le Reich, fondée sur le principe de l’exclusion. La théorie raciale allemande supportée par les nazis repose en effet sur la conviction d’une « intrusion » de sujets indésirables au sein de leur communauté ; les intellectuels du Reich devaient ainsi inventorier les traits justifiant l’inclusion ou l’exclusion de certains individus à leur Volksgemeinschaft, composée de plusieurs « souches » germanophones (Stämme). Comme le souligne David B. Dennis, la tâche « complexe » visant à « définir les traits régionaux d’un artiste allemand » consistait en un « effort continu […] pour classifier les traits individuels, qui dans leur ensemble, composaient l’identité allemande[48] » (Dennis 2012, 27). Conséquemment, les intellectuels nazis devaient « préciser en quoi consistait un “Allemand”, compte tenu de la diversité historique et culturelle des groupes qu’ils voulaient inclure dans cette catégorie[49] » (Dennis 2002, 286 ; 2012, 27). De souche haut-allemande (oberdeutsch) (Rauschenberger 1942, 101), Mozart faisait donc partie de cette mosaïque ethnique (mais unie racialement) que constituait la Großdeutschland ; la Mozart-Jahr devenait donc une manifestation sans précédent d’une großdeutsche Kultur désormais unifiée géographiquement et spirituellement sous la bannière nazie. Même si le projet d’unification était tout aussi essentiel dans la péninsule, cette nuance démontre une profondeur, voire même un fanatisme idéologique qui n’a pas d’équivalent dans la pensée fasciste. L’idéologie nazie est en effet beaucoup plus détaillée, claire et « cohérente » que ne l’est la doctrine fasciste. Elle est également ancrée dans une tradition intellectuelle beaucoup plus ample : certains fondements idéologiques émanent d’écrits des xviiie et xixe siècles (Potter 1998, xiii[50]), des liens téléologiques dont le Duce n’a pas hérité (Knox 1996, 124), et qui expliquent en partie l’absence d’une même obsession pour la généalogie et la pureté de la race dans le discours de l’Anno verdiano.

Néanmoins, tout comme dans les festivités italiennes, la germanité de Mozart est exaltée sous le spectre de l’unité nationale et se manifeste par de multiples associations entre le compositeur et son oeuvre. Véritable émanation de Deutschtum selon le journaliste Viktor Junk, la musique de Mozart « appartient au peuple allemand », puisqu’elle « ne peut avoir été composée que par un Allemand[51] » (Junk 1941). Par des métaphores dépeignant la musique de Mozart comme claire et simple[52], Goebbels confirme également la germanité fondamentale de l’esprit musical de Mozart : « L’expression qui dit qu’être allemand, c’est être clair, convient mieux à son oeuvre qu’à toute autre. Mozart réunit en lui tous les plus beaux aspects de l’âme allemande[53] » (Goebbels 1942, 4, cité dans Benoit-Otis et Quesney 2019, 147). Paradoxalement, dans la péninsule, le musicologue Guglielmo Barblan désigne la clarté comme l’un des « points de référence de l’esprit latin[54] » (Barblan 1941, 106), tandis que l’essayiste Angelo Gatti, se référant à « l’Italien véritable », affirme sans équivoque que « l’Italien n’est pas succinct, il est simple[55] » (Gatti 1941, 13). L’association de mêmes traits à des identités culturelles distinctes témoigne de la similarité des intentions et de la malléabilité des stratégies discursives qui servent à définir l’esprit national en musique.

Par ailleurs, mettre en lumière la germanité musicale de Mozart s’effectue par la négation de toute proximité du compositeur avec les traditions musicales étrangères, ce qui implique avant tout de réfuter toute trace d’influence italienne dans son oeuvre. La stratégie consiste à suggérer une incompréhension réciproque entre Mozart et les Italiens, et à démontrer que le compositeur a rapidement « surpassé » la tradition lyrique italienne. L’argumentaire développé par le musicologue Karl Gustav Fellerer illustre bien cette rhétorique :

La conception de l’opéra [qu’avait Mozart] s’est approfondie au contact de l’opéra allemand, majoritairement à Mannheim, ce qui lui a conféré une maturité qui l’a mené à surpasser l’opéra italien. Si ses opéras italiens étaient perçus comme étrangers (fremd) en Italie, c’est parce que sa propre sensibilité allemande (deutsches Empfinden) prévalait et leur donnait leur caractère unique[56].

Fellerer 1941, 60

Cette « victoire » (Überwindung) de Mozart sur l’opéra italien permet aux nazis d’entretenir une narration fondamentalement héroïque ; selon plusieurs musicologues de l’époque, la « mission patriotique » de Mozart se résume à « servir l’art allemand[57] » (Komorzynski 1941, 269) et est symbolisée par une longue bataille au nom de la germanité musicale[58] (Orel 1941, 24). Egon von Komorzynski interprète d’ailleurs la création de son ultime opéra Die Zauberflöte comme une « victoire de l’art allemand contre l’intrusion étrangère[59] », comme aboutissement d’une vie entière à lutter contre la « domination » de l’opéra italien pour jeter les fondements d’une tradition lyrique allemande (Komorzynski 1941, 269). Selon Friedrich Bayer, la lutte menée par Mozart en faveur d’un art national, « couronnée d’un succès et d’une victoire éternelle », démontre qu’il « a vécu la vie d’un héros[60] » (Bayer 1941). L’article que signe Bayer dans le Völkischer Beobachter (quotidien officiel du régime) fait par ailleurs écho à l’hégémonie culturelle visée par les autorités nazies, alors qu’il qualifie le compositeur de « plus grand génie musical de tous les temps[61] » (Bayer 1941).

La stratégie est très similaire au-delà des Alpes, où l’ouverture de Verdi aux expressions musicales françaises est entièrement démentie : doté selon certains commentateurs d’un caractère « nettement francophobe[62] » (Toni 1940), Verdi aurait conservé une « aversion immuable aux modes et gloires étrangères[63] » (Gatti 1941, 7). La vie du compositeur est également interprétée en termes patriotiques : selon le journaliste Cesare Paglia, Verdi a mené une lutte sans merci « pour la vie de la musique de son Pays[64] » ; faisant face à l’hégémonie wagnérienne, cet « antagoniste formidable[65] » — qu’il vaincra, bien évidemment —, le compositeur s’est entièrement « dévoué » pour assurer le « grand destin » de l’Italie musicale (Gaianus [Paglia] 1941, 145-146).

Ces discours fondés sur l’adversité, la lutte et le triomphe permettent d’ancrer Verdi et Mozart dans un imaginaire héroïque fondamentalement masculin. Adoptant une narration marquée par la lutte, le surpassement (overcoming) et le triomphe — éléments essentiels du récit héroïque (Hourihan 1997, Pederson 2015) —, les commémorateurs font de Verdi et Mozart des héros alignés sur les valeurs du régime qui les célèbre[66]. Honorer Verdi et Mozart par l’exaltation de la conquête et de la domination offre une caisse de résonance aux doctrines fasciste et nazie, fondées sur le culte de la violence comme outil pour créer un « homme nouveau », transformer la collectivité et s’assurer une position de leadership dans l’élaboration d’un nouvel ordre mondial (Ben-Ghiat 2005, 341-342 ; Bessel 1996, 9). Incarnant les vertus héroïques traditionnellement associées à la masculinité moderne (importantes aptitudes mentales, dévotion, détermination et domination), Verdi et Mozart deviennent porteurs d’une masculinité idéale, des personnifications du nouvel ordre tel qu’envisagé par chaque régime et des reflets d’une civilisation gouvernée par une masculinité hégémonique (Connell et Messerschmidt 2005).

Conclusion

La comparaison établie ici entre l’Anno verdiano et la Mozart-Jahr montre que la célébration de Verdi et Mozart a habilement été mise au service des buts politiques des régimes fasciste et nazi. Par le recours à des stratégies très similaires, les autorités ont réussi à mettre sur pied des festivités dans lesquelles le pouvoir politique est toujours resté en filigrane, à travers la supervision des institutions musicales, le contrôle des médias ou l’organisation d’apparitions ponctuelles. Le choix des thématiques témoigne également des nuances fascistes et nazies qui ont teinté le discours de célébration ; par des déclarations emphatiques visant à hisser les compositeurs au sommet de la tradition musicale occidentale, les commémorateurs ont fait de Verdi et Mozart des figures modèles pour la définition nationale italienne et allemande, des héros incarnant les vertus véhiculées tout au long du ventennio et du iiie Reich.

L’analyse des festivités permet en outre de fournir un cas emblématique d’hégémonie culturelle ; dans les deux nations, les représentations culturelles de la classe dirigeante (qui construisent l’idéologie dominante) sont propagées à grande échelle pour façonner les mentalités. Ce souci de persuasion répondait à l’objectif d’inciter les membres de la société à adhérer à la vision du monde de leur dirigeant, et par conséquent, à accepter le bien-fondé de leur domination. Par ce fait même, en servant de canaux de transmission et de diffusion de cette idéologie, Verdi et Mozart devenaient des vecteurs pour la déclinaison du pouvoir politique en musique.