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Organisée par le ministère de la Propagande et le Gau[1] de Vienne, la Semaine Mozart du Reich allemand a eu lieu à Vienne entre le 28 novembre et le 7 décembre 1941, réunissant un total de 65 événements musicaux : opéras, concerts symphoniques et de chambre, ainsi qu’un ballet et le Requiem à la fin de la Semaine pour marquer le jour exact du décès de Mozart, 150 ans plus tôt. Comme l’ont montré des recherches récentes (Levi 2010 ; Benoit-Otis et Quesney 2019), la figure de Mozart était abondamment utilisée dans la propagande nazie. Ces études, toutefois, se concentrent sur le discours politique du National-Sozialistische Deutsche Arbeiterpartei (NSDAP), à travers des documents et correspondances internes des fonctionnaires du parti, des collaborateurs de la Reichskulturkammer[2] (RKK) et des responsables de la propagande régionale. Les composantes visuelles de ce discours n’y sont pas analysées en profondeur. Cet article vise à combler cette lacune en étudiant la propagande visuelle diffusée à l’occasion de la Semaine Mozart du Reich allemand. Les documents visuels traités ici ont été choisis en complémentarité et en contraste avec les sources textuelles analysées dans la littérature secondaire déjà publiée[3], afin d’approfondir la compréhension des événements qui se sont déroulés au cours de la Semaine Mozart de 1941.

Ces documents sont, pour l’essentiel, issus de la presse illustrée, sous la forme de reportages photo parus à l’occasion de la Semaine Mozart. Le choix de ce type de source est justifié par son importance historique — aucun autre médium imprimé n’a rejoint un aussi vaste public dans les années 1940[4] — et par l’usage important de la photographie dans la propagande nazie. La relation entre le fascisme et la photographie a été commentée par des critiques de l’époque (Walter Benjamin et Siegfried Kracauer, entre autres), ainsi que par des historien·ne·s de la photographie de la deuxième moitié du xxe siècle, comme Susan Sontag. Dès le début du mouvement nazi dans les années 1920, la photographie, surtout par la représentation du Führer Adolf Hitler, entre dans une alliance qu’on pourrait qualifier d’impie avec le iiie Reich. Pour la diffusion des images d’Hitler, différentes stratégies visuelles sont employées, et les motifs sont adaptés à l’organe de presse et au public visé (Dussel 2019a, 448).

En ce qui concerne les reportages photo consacrés à la vie culturelle dans le Reich, les images ne sont pas de simples portraits ou scènes historiques destinés à illustrer des articles sur la production littéraire ou musicale du moment. Les photographies documentent plutôt des événements culturels organisés par le ministère de la Propagande, et sont accompagnées de courts textes qui font revivre ces événements au lectorat — comme c’est le cas dans les reportages photos analysés dans les pages qui suivent.

Dans le cadre de cette étude, je me concentrerai sur la couverture de la Semaine Mozart dans la Berliner Illustrirte Zeitung, qui était en 1941 la revue la plus ancienne et populaire d’Allemagne, tirée à presque trois millions d’exemplaires (Dussel 2019a, 49 et 79), et dans son pendant autrichien depuis l’annexion, la Wiener IllustrierteZeitung, qui arrive encore à atteindre, en 1944, un tirage de 300 000 exemplaires (Dussel 2019a, 52). À ce moment-là, la presse illustrée réussit à rejoindre 50 pour cent de la population, davantage que les journaux ou la plupart des films, surpassée seulement par la Deutsche Wochenschau (bulletin de nouvelles produit par le NSDAP et présenté dans les salles de cinéma) à partir de 1940 (Dussel 2019b). Dans l’analyse qui suit, les reportages photo sur la Semaine Mozart parus dans la Berliner Illustrirte Zeitung et la Wiener Illustrierte Zeitung sont comparés avec une publication officielle publiée par le parti nazi sous le titre Erinnerungsgabe an die Mozart-Woche des Deutschen Reiches in Wien, 1941 (Anonyme, 1942) et illustrée par des photographies prises lors d’évènements auxquels participent des fonctionnaires importants de Vienne et de Berlin, ainsi que des alliés du régime. S’y ajoutent des scènes choisies de l’édition de la Deutsche Wochenschau du 17 décembre 1941, qui s’ouvre sur une capsule de deux minutes et demie consacrée à la Semaine Mozart.

La comparaison de la presse illustrée avec le bulletin de nouvelles est propice, car il s’agit de deux médias visuels qui rejoignent à l’époque un public de masse. À l’aide des méthodes issues de l’histoire de l’art (iconologie), des études des images (Bildwissenschaften) et des cultural studies, l’analyse des reportages photo consacrés à la Semaine Mozart parus dans la presse illustrée de Berlin et de Vienne permettra d’interroger leur efficacité en tant qu’outil de propagande visuelle et de souligner leur forme hybride empruntant à la fois à la tradition journalistique des reportages et à la force affective du cinéma.

La Semaine Mozart dans la propagande visuelle nazie

La Semaine Mozart consiste en un programme double : celui du Reich (Reichsprogramm) et celui de Vienne (Wiener Programm). Comme Benoit-Otis et Quesney le démontrent dans leur ouvrage, la principale différence entre les deux programmes réside dans la nature des événements et le public ciblé : le volet du Reich se veut exclusif, prestigieux, politique, et — en un mot — élitiste (Benoit-Otis et Quesney 2019, 47). Mozart n’est pas la seule icône culturelle musicale instrumentalisée par la propagande nazie (pensons à Wagner, Schütz ou Bach), mais la Semaine Mozart est la plus grande célébration d’un compositeur pendant le iiie Reich (Levi 2010, 153).

L’importance accordée à la Semaine Mozart par les autorités responsables de la propagande culturelle est soulignée par la compétition entre Baldur von Schirach, Reichststatthalter et Gauleiter de Vienne, et Joseph Goebbels, le ministre allemand de l’Éducation du Peuple et de la Propagande, pour contrôler le déroulement de la semaine et sa programmation (à ce sujet, voir Benoit-Otis 2016). Même si la Semaine Mozart est une initiative principalement viennoise, pour le ministère de la Propagande, elle constitue un événement d’envergure internationale,  l’attention du public européen lui assurant une importante « valeur de propagande ». Ainsi, à l’occasion de la Semaine Mozart, Vienne devient l’épicentre de la propagande internationale du Reich[5]. Baldur von Schirach voit cet événement comme une « fête du front » où les participants agissent « comme les soldats qui combattent » (cité dans Benoit-Otis et Quesney 2019, respectivement 33 et 143).

Je me concentrerai ici sur la couverture médiatique du programme du Reich, afin de montrer comment les tensions entre les autorités du iiie Reich et la tradition culturelle propre à l’Autriche se manifestent autour de la figure de Mozart. L’année Mozart (1941 correspond au 150e anniversaire de son décès) et les célébrations de Salzburg et de Vienne qui s’y inscrivent sont couvertes par tous les médias accessibles à la propagande : la presse nationale et internationale, les nouvelles au cinéma, les publications-souvenir du congrès Mozart à Vienne (1942) et, bien sûr, des concerts dont plusieurs sont diffusés à la radio[6]. Comme nous le verrons, les photographies des événements de la Semaine Mozart publiées dans la presse illustrée construisent une continuité à la fois historique et géographique de la culture « allemande[7] » entre la période du Saint Empire romain germanique, qu’a connu Mozart à son époque, et celle du iiie Reich. La presse illustrée crée une imagerie politique spécifique pour évoquer Mozart, génie musical et icône du Bildungsbürgertum allemand (la classe moyenne instruite) — et de l’ancien Empire austro-hongrois —, en tant que force culturelle censée justifier l’oppression de l’Europe dans le contexte de la Deuxième Guerre mondiale. Partageant une esthétique commune avec l’architecture monumentale d’Albert Speer et les films mythiques de Leni Riefenstahl, les reportages photo développent cependant une imagerie beaucoup moins monumentale.

Photographie et manipulation

La fascination des intellectuel.le.s pour la photographie et l’influence de cette dernière sur la perception de la réalité est apparue dès la naissance de ce médium au début du xixe siècle. Avec l’évolution des possibilités de reproduction, des questions sur l’authenticité de l’image à l’ère de la culture de masse surgissent. Avec les nouvelles possibilités de manipulation de l’image arrive la manipulation du spectateur. Dans un essai inédit de 1925, Walter Benjamin vante l’« aura [d’]actualité » que la photographie est capable de créer (Dussel 2019b, 20). Deux ans plus tard, dans son essai sur la photographie, Kracauer admet que la presse illustrée peut se pencher sur n’importe sujet, mais qu’elle est aussi toujours en danger de créer une masse d’images — arrangée d’une manière « pittoresque » — qui risque de servir à la manipulation de la société plutôt qu’à son éducation. Kracauer remarque en 1927 que la « photographie [est] comme une représentation du temps » qui la rend complice de l’historicisme contemporain : « Pour l’historicisme, il s’agit de faire une photographie du temps. Sa photographie du temps correspondrait à un film gigantesque qui représenterait sous tous leurs aspects les événements qui s’y trouvent liés ». Kracauer ne fait pas de distinction entre la photographie et le film, car il conçoit les actualités cinématographiques comme une « somme de photographies », ce qui rejoint l’idée des reportages photo comme une imitation filmique avec des moyens photographiques (Kracauer 2013, respectivement 26, 29 et 39).

L’instrumentalisation de la photographie par les régimes politiques du début du xxe siècle, en particulier en Allemagne et en Russie, brise les frontières entre les sphères publique et privée (Vowinckel et Wildt 2015, 197-209). Dans L’Oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1936), Benjamin constate que « la conséquence logique du fascisme est une esthétisation de la vie politique » (Benjamin 2008 [1939], 51), avec la guerre comme point de culmination ultime. Le motif de la guerre comme apothéose de l’esthétisation du politique est également présent dans les évènements publics eux-mêmes de la Semaine Mozart de 1941. Là où, dans la théorie de Benjamin, l’oeuvre perd son aura dans sa reproduction, chez Kracauer, l’original d’une oeuvre photographique « continue sa vie en tant que photographie d’art » (Kracauer 2013, 40).

Comme nous allons le voir, les reportages photo publiés à l’issue de la Semaine Mozart ont pour objectif de surmonter la distance de 150 ans qui sépare les lecteurs du décès de Mozart en documentant les célébrations de l’anniversaire de sa mort, dont le but est de rendre justice au caractère éternel de sa musique. Au service de la propagande culturelle, ces reportages doivent accomplir encore beaucoup plus : révéler la gloire du Grand Reich, nimbée du génie de Mozart ; démontrer la suprématie culturelle de l’Allemagne ; et créer un sentiment d’appartenance à un seul peuple allemand qui réunit aussi bien les fonctionnaires du Reich que le public présent sur place à Vienne pour célébrer Mozart en tant que père fondateur de l’opéra allemand.

La Semaine Mozart dans la presse illustrée de Berlin et de Vienne

Les évènements du programme du Reich (lequel, comme on l’a vu, est le plus prestigieux des deux volets de la Semaine Mozart) ont lieu aux endroits névralgiques de la ville de Vienne : dans des institutions culturelles de réputation internationale comme le Staatsoper (qui, en 1941, était placé sous le contrôle du ministère de la Propagande ; Dahm 1995, 248) et la Nationalbibliothek ; dans des lieux de pouvoir de l’ancien régime des Habsbourg, comme la Hofburg et le château de Schönbrunn, ainsi qu’au coeur de la ville historique, où se trouvent des sites historiques comme le Mozarthaus et d’autres monuments datant de l’époque de Mozart.

La production par les autorités nazies d’images photographiques destinées à documenter les événements de propagande est dominée par la volonté de « laisser parler » les images d’elles-mêmes (Benoit-Otis et Quesney 2019, 67). Cette volonté se reflète également dans les reportages photo parus dans la presse illustrée. Depuis les années 1920, et de manière encore plus raffinée dans les années 1930 et 1940, le reportage photo est « un médium de choix » de la propagande nazie, et la presse illustrée constitue un espace narratif où se raconte une histoire en seulement trois à cinq images réunies sur une à deux pages. Dans les cas étudiés ici, quatre ou cinq images sont accompagnées par de courts textes qui décrivent les lieux, les différentes atmosphères et la nature des événements de la semaine Mozart du Reich allemand. L’effet « cinématographique » désiré est créé par la sélection et l’édition des motifs, accompagnés de textes descriptifs qui, dans leur langage familier, rappellent une voix off.

Figure 1

Le reportage photo sur la Semaine Mozart du Reich allemand à Vienne dans la Wiener Illustrierte, 17 décembre 1941, p. 3.

Source : Österreichische Nationalbibliothek, Bildarchiv

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Figure 2

Le reportage photo sur la Semaine Mozart du Reich allemand à Vienne dans la Berliner Illustrirte, 18 décembre 1941, p. 1207.

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Au centre de la présente analyse se trouvent deux reportages photo couvrant la Semaine Mozart du Reich allemand à Vienne, publiés l’un dans la Wiener Illustrierte Zeitung du 17 décembre 1941 (voir Figure 1) et l’autre dans la Berliner Illustrirte Zeitung du 18 décembre 1941 (voir Figure 2). Les deux périodiques réservent une page entière (et même davantage encore dans le cas de la Wiener Illustrierte Zeitung) à la couverture de la Semaine Mozart du Reich allemand à Vienne. C’est d’autant plus remarquable qu’en décembre 1941 — l’Allemagne étant en guerre depuis plus de deux ans et le papier étant rationné —, le volume des revues illustrées est limité à 16 pages au total (Dussel 2019b, 80). Une telle visibilité médiatique témoigne de l’importance accordée à la culture par le régime nazi (même, ou peut-être surtout, en temps de guerre), et de son potentiel rassembleur et de transmission idéologique. Ces deux reportages photo montrent bien comment la politique, l’éducation et le divertissement se partagent la même imagerie et le même espace visuel. Depuis sa fondation en 1891, la Berliner Illustrirte Zeitung vise un public de bourgeois cultivés qui se tient loin des polémiques politiques. Du Kaiserreich et de la République de Weimar jusqu’à la fin de la publication en 1945, le contenu de la Berliner Illustrirte Zeitung se résumait à un roman publié en feuilleton, des annonces, des jeux et des reportages photo consacrés à des événements culturels[8]. Même au moment où les revues sont contrôlées par le ministère de la Propagande qui dépossède les éditeurs juifs et aryanise les rédactions, les auteurs de la Berliner Illustrirte Zeitung évitent les textes au contenu trop fortement idéologique ; cependant — comme on va le voir — ils laissent « parler les images » (Dussel 2019b, 65 et 397), et l’idée de l’élite, de l’exclusivité et de l’excellence connecte le milieu culturel de la bourgeoisie à l’idéologie nazie.

Le reportage photo sur la Semaine Mozart paru dans la Berliner Illustrirte Zeitung du 18 décembre 1941 occupe la page 7 du numéro, à la suite d’autres reportages sur les nouvelles du front et de récentes actions diplomatiques, ainsi que sur le remarquable progrès technique réalisé dans le domaine de l’agriculture en Russie sous l’occupation allemande, présentée comme une action pour le « bien de l’Europe[9] » (Berliner Illustrirte Zeitung 1941, 1203). Pendant la guerre, la presse illustrée participe à la propagande « active » contre l’ennemi, visant à gagner une influence sur les ennemis du Reich et leurs armées[10] (Dussel 2019a, 67) et à soutenir les soldats allemands, ce qui implique aussi une censure politique avant la publication — surtout pour les photos en provenance du front. Les reportages photos sur la Semaine Mozart s’inscrivent dans le cadre de cette propagande active. Dans ce contexte, une page entière est consacrée aux évènements du programme du Reich de la Semaine Mozart, avec quatre photographies réalisées par la photographe berlinoise Ruth Wilhelmi. Le reportage de la Berliner Illustrirte Zeitung se concentre sur les spectacles musicaux (deux opéras et un concert), ainsi que sur la cérémonie officielle du 5 décembre 1941, lors de laquelle des invités officiels (parmi lesquels des dignitaires de 19 nations étrangères) avaient déposé des couronnes de lauriers sur un catafalque symbolisant Mozart devant le Stephansdom, la cathédrale Saint-Étienne. Le reportage ne comprend cependant pas de photographie de Joseph Goebbels durant son discours officiel du 4 décembre au Staatsoper, ce qui est étonnant car ce discours est largement couvert par la presse et le bulletin de nouvelles au cinéma (voir Figure 3 à la page suivante).

Figure 3

Joseph Goebbels et Baldur von Schirach dans la Staatsoper, détail du reportage photo dans la Wiener Illustrierte, 17 décembre 1941, p. 3.

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Les photographies sont accompagnées par des textes qui commentent les spectacles de la Semaine Mozart sur le mode superlatif, les qualifiant par exemple de « représentations les plus brillantes d’une oeuvre immortelle[11] ». À propos du populaire opéra Die Zauberflöte, le texte inclut les noms des interprètes, du metteur en scène, Gustav Gründgens (une star du théâtre berlinois de l’époque), ainsi que du chef d’orchestre allemand Hans Knappertsbusch. Le deuxième opéra du reportage, Don Giovanni, est décrit comme « sinistre » (unheimlich), démoniaque et cependant gracieux. Les images prises lors des représentations d’opéras de la Semaine Mozart soulignent la volonté de la propagande nazie de présenter Mozart comme le créateur de l’opéra allemand (Benoit-Otis et Quesney 2019, 63).

La photo des petits chanteurs de Vienne (Wiener Sängerknaben, en bas à gauche dans la Figure 2) les montre en communion avec la musique et avec leur chef de choeur. La légende souligne le talent exceptionnel du Wunderkind Mozart, présenté comme un modèle pour la jeunesse, laquelle constitue l’avenir du Reich : « Les Wiener Sängerknaben rendent hommage au grand maître, dont ils interprètent souvent les oeuvres de jeunesse, composées alors qu’il était enfant[12] ». En ce qui concerne l’illustration photographique de l’évènement politique qu’a été le dépôt des couronnes (Kranzniederlegung), le 5 décembre 1941, par des politiciens du Reich et des représentants étrangers (en bas à droite dans la Figure 2), le texte qui l’accompagne révèle une autre stratégie médiatique. Le texte et l’image font référence à d’autres médias non représentés dans le reportage photo : l’audio et la vidéo. La légende accompagnant la scène du dépôt des couronnes recrée en effet la voix désincarnée (émergeant d’un haut-parleur) entendue pendant la cérémonie, et immerge le lecteur dans l’atmosphère de l’espace extérieur attenant à la chapelle. Cette légende relate encore une fois le mythe associé au décès de Mozart : à sa mort, Mozart était seul, entouré par quelques amis au moment de son enterrement. Aujourd’hui, 19 nations témoignent de « sa vie éternelle » et déposent leurs couronnes devant un catafalque symbolique, décoré avec l’emblème « M » pour Mozart et surmonté d’une flamme symbolisant sa présence.

L’évocation de la voix de l’annonceur fait vivre, ou revivre, au lecteur de la revue l’expérience de la cérémonie. Cet effet est calculé et emprunte consciemment au médium du film. Dans la Berliner Illustrirte Zeitung, la légende de la photo « montre la voie vers l’image elle-même » (Benjamin 2008 [1939], 445-446), de façon similaire à la voix du narrateur dans le bulletin de nouvelles au cinéma qui montre le même évènement (en accordant une importance particulière aux drapeaux des nations présentes devant le Stephansdom). Dans la Deutsche Wochenschau, la voix du commentateur décrit en effet la scène en ces termes (probablement inspirés du texte lu par le narrateur de la cérémonie) :

Ici à Vienne, principal lieu de travail du grand maître, des représentants de 19 nations se sont réunis pour rendre hommage au créateur de tant d’oeuvres musicales immortelles et pour exprimer la volonté culturelle ininterrompue de la nouvelle Europe. Une commémoration solennelle a eu lieu à l’endroit même où la dépouille mortelle de Mozart a été déposée il y a 150 ans. Le Reichsleiter Baldur von Schirach a déposé la couronne du Führer[13].

En somme, la Berliner Illustrirte Zeitung rejoint avec ce reportage photo le public bourgeois qu’elle cultive depuis 50 ans. La revue s’adresse à l’amateur d’opéra en lui présentant des opéras et des interprètes bien connus, afin de montrer l’importance de Mozart comme ambassadeur culturel du peuple allemand à l’échelle internationale. Le choix d’images fait en sorte que l’accent n’est placé ni sur des politiciens, ni sur des soldats, mais sur des acteurs culturels qui se rassemblent pour célébrer unanimement un héros culturel commun.

Dans le pendant viennois de la Berliner Illustrirte Zeitung, la Wiener Illustrierte Zeitung, la stratégie visuelle est adaptée au public autrichien et viennois. La page couverture du numéro du 17 décembre 1941 ouvre le bal avec une photographie prise lors d’une représentation de l’opéra LeNozze di Figaro dans la Redoutensaal de la Hofburg, l’ancienne résidence de l’empereur autrichien (en comparaison, la Berliner Illustrirte Zeitung montrait, sur sa page couverture du 18 décembre 1941, un pilote de combat). Des 16 pages de la revue, trois pages sont consacrées à la Semaine Mozart du Reich allemand à Vienne, aux spectacles qui y ont été présentés et aux interprètes qui y participent. Il est intéressant de noter la différence entre la couverture de la Semaine Mozart du Reich à Vienne dans la Wiener Illustrierte Zeitung (« Die Mozart-Woche des Deutschen Reiches in Wien ») et le texte accompagnant le reportage photo des spectacles présentés dans la Berliner Illustrirte Zeitung (« Im Zeichen Mozarts. Die Aufführungen der Mozart-Woche des Deutschen Reiches in Wien »). En effet, tous les textes de la Wiener Illustrierte Zeitung mettent l’accent sur le fait que la Semaine Mozart du Reich allemand s’est tenue à Vienne et dans des endroits phares de la ville autrichienne, un élément qui n’est pas du tout souligné dans la Berliner Illustrirte Zeitung.

La comparaison de la mise en page et de la sélection des photographies des reportages photo de la Wiener Illustrierte Zeitung et de la Berliner Illustrirte Zeitung (voir les Figures 1 et 2) fait ressortir une similarité formelle dans la disposition, la taille et le nombre d’images, mais également d’importantes différences dans le choix des photographies. D’abord, tandis que la Berliner Illustrirte Zeitung confie le reportage à la photographe berlinoise Ruth Wilhelmi, qui est surtout active dans le domaine du théâtre[14], la Wiener Illustrierte Zeitung utilise des clichés de photographes différents, ce qui explique les styles d’image différents. Sur un total de cinq images, deux sont consacrées aux évènements politiques du Reich (le discours de Goebbels au Staatsoper et le dépôt de couronnes devant le Stephansdom), deux autres pages documentent des concerts symphoniques et de musique de chambre dans des endroits impériaux (Serenade à Schönbrunn ; concert de musique de chambre sur instruments anciens au Palais Pallavicini) et, finalement, la dernière immortalise la représentation du Requiem au Musikverein, sous la direction de Wilhelm Furtwängler.

Les spectacles couverts par le reportage s’échelonnent du début à la fin de la Semaine Mozart, et les textes accompagnant les images sont plutôt descriptifs. Le caractère officiel des deux premières images en haut de la page (voir Figure 1) est souligné par les drapeaux à croix gammée, par la présence de deux des plus importants fonctionnaires de Berlin (Goebbels remplaçant Hitler) et de Vienne (Baldur von Schirach) et par la présence de soldats allemands et de représentants internationaux. Le choix des photographies souligne l’importance de la présence du Reich à Vienne pour rendre hommage au génie de Mozart. La perspective à vol d’oiseau de l’image consacrée à la cérémonie des couronnes est étonnante (voir Figure 4), car d’autres images montrent de près le dépôt d’une couronne par Schirach avec d’autres officiels devant le catafalque, et, en témoins, les représentants des nations étrangères (voir Figure 5 à la page suivante).

Figure 4

Le dépôt de couronnes dans le reportage photo de la Wiener Illustrierte, 17 décembre 1941, p. 3.

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Figure 5

Baldur von Schirach déposant une couronne lors de la cérémonie officielle du 5 décembre 1941 devant le Stephansdom.

Source : Österreichische Nationalbibliothek, Bildarchiv, ÖIZG/H 7238-2

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Les photographies dans le numéro de la Wiener Illustrierte Zeitung consacré à la Semaine Mozart du Reich mettent par ailleurs en scène les hauts lieux viennois, en particulier le Staatsoper et l’espace urbain au coeur de Vienne. C’est Vienne qui reçoit le Reich, et c’est Baldur von Schirach qui dépose — comme mentionné dans la légende de l’image — la couronne du Führer :

À l’occasion de l’hommage à Mozart sur le Stephansplatz, avec la participation de 18 nations, Baldur von Schirach, Reichsstatthalter et Gauleiter de Vienne, a déposé pour le compte du Führer une couronne imposante au lieu commémoratif orné des flammes devant la Kreuzkappelle[15].

Les tensions mentionnées plus haut entre Schirach et Goebbels, entre la propagande de Berlin et l’agenda viennois, se reflètent dans cette image. D’abord, le rituel du dépôt de couronnes devant la chapelle sur la Stephansplatz n’est pas une invention de la propagande nazie. Déjà en 1931, des officiels de la ville s’étaient rassemblés à cet endroit pour souligner le 140e anniversaire du décès de Mozart. Comme le mentionnent Benoit-Otis et Quesney, la mise en place des évènements est similaire, à l’exception du personnel et des symboles fascistes (Benoit-Otis et Quesney 2019, 23-34) : les représentants de l’Église catholique, de la république autrichienne, les musiciens ainsi que les civils viennois qui se rassemblent autour du mausolée en décembre 1931 sont remplacés en décembre 1941 par des militaires et par des diplomates qui occupent le premier rang des célébrations (voir Figure 4).

L’image sélectionnée pour le reportage photo de la Wiener Illustrierte Zeitung (voir Figure 5) ajoute davantage de contexte et illustre la difficulté d’appliquer l’esthétique fasciste à la cérémonie. D’abord, la cérémonie du dépôt de couronnes se passe « à huis clos », les représentants militaires et diplomatiques étant séparés des spectateurs viennois par des colonnes monumentales décorées à la fois de drapeaux à croix gammée et d’une lyre symbolisant Mozart, ce qui n’est pas visible sur la photographie de la Berliner Illustrirte Zeitung (voir Figure 6). Les musiciens et la presse sont relégués aux marges de la zone que clôture un barrage blanc vers la Schulerstraße. De la perspective aérienne, on voit clairement à quel point il est difficile d’incorporer l’architecture monumentale nazie à la place médiévale viennoise. Ici, contrairement à ce que propose Walter Benjamin, l’esthétisation fasciste ne sert pas à l’unification et à la cohésion de la masse : elle est édifiée à la gloire d’un petit groupe de fonctionnaires et de militaires internationaux qui vénère l’aura du protagoniste absent, Mozart. La deuxième personne absente est le Führer lui-même, qui, normalement, comblerait le vide autour duquel est construite la scénographie nazie.

Figure 6

Le dépôt de couronnes dans le reportage photo de la Berliner Illustrirte, 18 décembre 1941, p. 1207.

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La différence entre cette photo et l’imagerie développée par le régime depuis les années 1930 est remarquable : on constate que dans les évènements publics du programme du Reich, et plus particulièrement le discours au Staatsoper et le dépôt des couronnes sur la Stephansplatz, la propagande nazie emploie une esthétique et un code visuel performatifs pour s’approprier l’oeuvre de Mozart. La présence militaire ainsi que l’intégration des bannières à la croix gammée dans le cadre d’une cérémonie commémorative viennoise traditionnelle montre la volonté du régime d’imprimer son imagerie à la Semaine Mozart — et la photographie en fait la preuve. Dès le début du mouvement national-socialiste dans les années 1920 à Munich, Hitler utilisait la photographie (et son photographe officiel Heinrich Hoffmann) pour construire sa propre image. Depuis les années 1930, l’image d’Hitler et du mouvement sont dominés par les films de Leni Riefenstahl, comme celui tourné lors du rassemblement du NSDAP à Nuremberg en 1935, qui influencent durablement l’esthétique fasciste allemand. Dans une perspective centrale à vol d’oiseau, la caméra de Riefenstahl montre la foule de 100 000 personnes en gros plan. Ici, on montre un autre dépôt de couronnes — cette fois pour le soldat inconnu — surdimensionnées, monumentales et symétriques, comme l’architecture classicisante de l’architecte du Führer, Albert Speer.

Rencontres intimes avec le génie Mozart

Les trois autres images du reportage photo de la Wiener Illustrierte Zeitung (Figure 1, trois images du bas) sont d’un autre registre. Au premier coup d’oeil, ce sont les musiciens, le public et l’oeuvre de Mozart qui attirent l’attention. Cependant, la légende indique que les lieux historiques de Vienne établissent le « cadre précieux » (kostbaren Rahmen) de la Semaine Mozart du Reich allemand ; surtout, ces lieux confèrent une tradition et de l’importance historique à un régime relativement nouveau. Par ailleurs, les lieux historiques viennois deviennent des scènes servant à présenter des artistes du Reich, avec des productions venues de Berlin et Munich. À la page 15, un petit texte souligne l’importance du programme de Vienne dans l’ensemble de la Semaine Mozart du Reich, ainsi que le rôle de la ville, qui manifeste ainsi la richesse de sa vie culturelle :

Le programme exhaustif du Reich ainsi que le généreux programme conçu par les autorités de Vienne ont façonné le visage de la ville qui, au milieu de la guerre, a entamé une semaine de célébrations de la culture d’Europe en documentant sa montée artistique inexorable[16].

Figure 7

Le photographe du Führer, Heinrich Hoffman, prenant des photos lors d’un événement du parti.

Source : Stadtarchiv München, NS-00324

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Le même passage présente les productions lyriques comme des collaborations entre Vienne, Berlin et Munich, qui doivent leur succès aux lieux des représentations, ici le Redoutensaal de la Hofburg, qui magnifient les performances artistiques :

Quelle qu’ait pu être la relation entre l’oeuvre, la représentation et l’auditeur — qui a atteint un point de perfection incomparable dans la triade de la Redoutensaal de la Hofburg —, c’était un hommage grandiose à Mozart, pour qui tous les participants s’étaient rassemblés pour célébrer sa mémoire, profondément touchés par ce génie qui transcende le temps et l’espace[17].

Figure 8

Figaros Hochzeit est mis en scène au Redoutensaal de la Wiener Hofburg par l’allemand Oscar Fritz Schuster.

Source : Wiener Illustrierte, 17 décembre 1941, p. 15

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Le texte fait allusion à la représentation des Noces deFigaro à la Redoutensaal (voir Figure 8). Le texte et surtout la photographie suscitent chez le lectorat de la revue un sentiment d’immersion, comme s’il assistait au festival en personne. Les reportages photo, aussi bien dans la Berliner Illustrirte Zeitung que dans la Wiener Illustrierte Zeitung, arrivent ici à donner au festival un caractère public, mais accessible à tou·te·s les Allemand.e.s du Grand Reich et d’ailleurs.

Un triomphe de la propagande culturelle

La représentation de la Semaine Mozart dans les revues illustrées Berliner Illustrirte Zeitung et Wiener Illustrierte Zeitung contraste fortement avec l’approche adoptée dans une publication officielle du NSDAP parue quelques mois après la Semaine Mozart. L’ouvrage, intitulé Erinnerungsgabe (littéralement « cadeau-souvenir »), adopte une perspective intimiste : sur trois planches, neuf photographies, dues à Ruth Wilhelmi et à l’agence Wien-Bild montrent des moments de la Semaine Mozart (voir Figure 9). En comparaison avec les reportages photo discutés plus haut, le choix des motifs peut surprendre. Aucun événement politique n’est représenté, pas même le dépôt de couronnes. La première planche montre les fonctionnaires nazis les plus haut placés, Joseph Goebbels d’abord, Baldur von Schirach ensuite. Tous deux sont mis en relation avec le génie de Mozart par le truchement de reliques appartenant au compositeur, d’abord son clavicorde exposé au Figaro Haus (musée Mozart inauguré pendant la Semaine Mozart), puis les manuscrits originaux en vitrine de l’exposition Mozart présentée à la Nationalbibliothek pendant les festivités. La musique est le centre d’intérêt de la deuxième planche : on y voit des musiciens de réputation internationale comme Furtwängler et la chorale des Wiener Sängerknaben. Finalement, une troisième planche est consacrée aux productions d’opéra : la sélection reflète à nouveau l’excellence du Grand Reich, avec des productions de Berlin, de Munich et de Vienne, présentées par des vedettes de l’opéra allemand (Idomeneo était dirigé par Richard Strauss) dans des lieux de grand prestige.

Cette publication semble émaner d’une volonté du parti de créer une atmosphère intimiste et exclusive, qui vise un public avant tout politique. Montrer les fonctionnaires nazis en contact avec les reliques du défunt crée une affiliation — souhaitée et calculée par la propagande nazie — avec le génie allemand et les protecteurs de son héritage. Le fait que Goebbels touche le clavier de Mozart semble particulièrement évocateur, car Goebbels — qui n’était ni musicien, ni mélomane — se pose ainsi en digne héritier du patrimoine culturel de Mozart, le génie du compositeur se subsumant alors aux idéaux nazis.

Figure 9

Planches de l’ouvrage Erinnerungsgabe an die Mozart-Woche des Deutschen Reiches in Wien, 1941, Regensburg, Gustav Bosse Verlag, 1942.

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L’exposition de manuscrits fournit l’occasion d’une nouvelle rencontre intimiste de Goebbels avec les reliques de Mozart. La troisième photo de la première planche montre des dignitaires nazis à la Nationalbibliothek, mais les objets exposés sont hors cadre. C’est là une vue exclusive qui est réservée au film : dans l’extrait de la Deutsche Wochenschau consacré au festival, la caméra montre en effet ce que la photographie ne dévoile pas. On y voit des manuscrits, un portrait peint par le beau-frère de Mozart, ainsi que la signature de Mozart — une trace de sa présence physique au coeur de l’exposition. Là où la photographie peut créer un sens de l’intimité visuelle, le film est capable de rendre le génie vivant.

Figure 10

Goebbels se met en scène avec l’épinette de Mozart exposée à la Figarohaus, Vienne, 1941.

Source: Erinnerungsgabe an die Mozart- Woche des Deutschen Reiches in Wien, 1941, Regensburg, Gustav Bosse Verlag, 1942

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Conclusion

Sur le plan visuel, la Semaine Mozart du Reich allemand est un triomphe de la propagande culturelle nazie. Au début du régime en 1933, Goebbels rêvait d’une presse qui serait comme un piano dont le gouvernement pourrait jouer (Peter Longerich, cité dans Dussel 2019b, 46). À partir de 1933, le régime prend successivement possession de tous les organes médiatiques, pour renforcer son pouvoir d’influence sur la population. L’autorité du ministère de la Propagande sur la presse (autant les journaux que la presse) est à la fois directe et indirecte. Comme le montre la couverture de la Semaine Mozart du Reich allemand dans la presse illustrée en 1941, la musique devient elle aussi un médium de la propagande culturelle qui unit le Wunderkind Mozart à la jeune nation national-socialiste. La photographie de Goebbels devant l’épinette de Mozart imprimée dans l’Erinnerungsgabe du NSDAP symbolise ce rite de passage (voir Figure 10).

Comme cet essai a tenté de le montrer, le médium du reportage photo possède un langage visuel propre, qui permet de faire renaître des événements éphémères dans l’imaginaire du lecteur selon des modalités narratives spécifiques. Le régime nazi emploie ainsi comme outil de propagande un médium qui s’adresse à un large public, et dont l’efficacité est attestée depuis longtemps. La presse illustrée, au moment de la prise de contrôle nazie, cultive depuis 50 ans un public fidèle, et offre un potentiel de propagande inespéré pour le régime. L’exemple de la Semaine Mozart de 1941 montre que c’est précisément à cette fin qu’elle est employée, créant pour ses lecteur·trice·s des ponts vers des événements politiques et culturels habituellement réservés à une élite. C’est ainsi que les reportages photo, médiums hybrides entre le visuel et textuel, réussissent à s’approcher de l’expérience musicale aussi bien que seul le film, peut-être, pourrait le faire.