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Hier soir, je triais les bocaux d’un vieux placard – des bocaux pelliculés de poussière, aux étiquettes pâlies – quand j’ai entendu ma voix à la radio. J’étais là, les mains tâtonnant dans le fond des étagères, le cou tordu pour déchiffrer le millésime de tel pot, de telle conserve, de telle boîte, et j’étais aussi dans le transistor – un imposant Grundig de 1978.

Il s’agissait de la rediffusion d’une émission sur Flaubert, une émission que je n’écoutais pas vraiment, mes pensées rebondissant sur le tatami radiophonique, égarées par une expression comme « mélancolie des paquebots », ou relancées par un mot comme « hirondelle ». J’ai donc mis plusieurs secondes à reconnaître ma voix, une douzaine peut-être. Certes, sa vibration troublait mon oreille, elle me « disait quelque chose », mais rien qui puisse me faire sursauter en m’écriant : « oh, c’est moi ! » Il me semblait plutôt qu’elle émergeait d’une sorte de brouillard, et venait lentement à ma rencontre, de plus en plus précise, de plus en plus singulière.

J’ai interrompu mon rangement, basculé le front contre l’étagère du placard, et j’ai écouté : dans le transistor, je lisais à présent un petit récit enregistré depuis mon bureau et monté ensuite en fin de programme – un récit à propos de la voix justement, de la voix humaine dans la littérature, où j’évoquais les voix souterraines, les voix de fond de cale, et parmi elles, celle de mon père. Or, j’avais beau me souvenir de ce texte et du jour de son enregistrement, j’avais beau savoir que c’était moi qui prononçais les mots, je ne parvenais pas à me réajuster à la voix qui planait dans la pièce, à m’y emboiter, à me substituer tout entière à elle, afin de l’entendre comme mienne : cette voix n’était pas celle que je percevais quand je parlais, c’était la voix d’une autre, une voix différente. Surtout, c’était une voix que je n’aimais pas, qui me jetait dans une sorte de malaise, comme si, impudique, elle exposait de moi quelque chose que je tenais réservé – le micro amplifiant chaque souffle, chaque occlusion, chaque hésitation. Comme une dissociation de moi-même.

Le soir est tombé et la pénombre a envahi la pièce. Le placard semblait s’approfondir à mesure que je le sondais, il prenait dimension de caverne. J’y lançais les bras et ramenais, au bord de l’étagère, sous la lumière, de nouveaux trucs – boîtes à sucre en fer-blanc, pots de métal hermétiques mais piqués de rouille, flacons emplis de substances foncées, indéfinissables. Tout en les manipulant, je ne cessais de penser à l’émission de radio, et au fait que, finalement, ce par quoi j’étais perçue, singularisée, identifiée parmi les habitants de cette planète, m’échappait complètement. Dans la foulée, j’ai revisité ces moments où sur scène, dans une salle de cours, au fond d’une librairie, je parlais en public, m’exprimant sans avoir accès à la voix que chacun entendait.

Évidemment, je sais la présence en moi de cette voix inconnue, et me souviens de mes étonnements d’enfant à tomber sur elle quand je murmurais tout près d’un mur, quand je chantonnais en faisant la planche dans la rivière, les oreilles immergées dans la flotte, ou quand j’ai parlé pour la première fois dans un micro à la fête de l’école. Parfois même je la recherchais, cette voix, je voulais la débusquer, la faire venir, et joignais les mains autour de ma bouche afin de créer un nid, une cavité où elle sonnait pure – mes mots sûrs, leurs contours nets, presque tranchants – et plus tard, je l’ai souvent enregistrée sur des cassettes – chansons, dialogue de théâtre, fausse interview journalistique – où toujours elle me paraissait empruntée, bizarre. L’autre jour, une mauvaise interférence dans une conversation téléphonique m’a permis de la surprendre – elle répétait en écho tout ce que je disais et il m’a semblé que je me tenais quelque part dans ce décalage, dans cet écart.

Cette dissociation peut-elle se faire entendre dans la littérature ? La voix du texte, celle qui se forme dans la lecture silencieuse, est-elle ce qui fait se frotter ensemble ces deux voix, ou bien est-elle celle qui les mélange, les amalgame en une voix unique ? Ou est-ce encore d’une autre voix qu’il s’agit ? Qui sait. En revanche, il me semble que le phénomène de dissociation dont je fais l’expérience à l’écoute de ma propre voix trouve sa réplique dans la langue littéraire elle-même – celle que je travaille. Car la langue littéraire est aussi une autre langue – première, seconde, qu’importe, elle est avant tout « autre » –, radicalement distincte de celle que je parle. Dissociée, métamorphosée, elle est créée dans l’écriture comme la traduction d’une langue étrangère.

Le désordre de la réserve avait atteint son étalement maximum, précédent la seconde de bascule où tout se réagence à grande vitesse, prend un sens inattendu. À cet instant, Flaubert, curieusement, a refait surface, et avec lui, le sens politique de son oeuvre, celui d’avoir pensé la littérature contre le langage ordinaire, comme un royaume autonome.

J’allais maintenant éteindre la lumière, le bout de mes doigts sentait le caramel et les chiures d’insectes, quand je me suis souvenue que la langue littéraire était également celle que l’on imaginait être le plus fortement corrélée au moi de l’auteur – ce for intérieur, ce moi dissocié, disloqué, partagé. Pourtant je ressens toujours, quand je les ouvre après quelque temps, une grande étrangeté face à mes livres. Je suis absente, je n’ai plus accès à celle qui a écrit ces textes. Mon fameux « moi » y est révolu, passé, quasi artificiel. Ce n’est pas exactement le malaise, ou la sensation d’impudeur que j’éprouve à m’entendre, mais ce même sentiment d’altérité, puissant jusqu’au vertige. Ébahie, bouleversée, j’envisage alors mes livres comme s’ils étaient l’oeuvre d’une autre, une autre qui n’existe plus, sinon comme fantôme – ce qui n’est déjà pas si mal. Seule ma voix – intacte, déconcertante – semble subsister çà et là, par éclats, une intonation, un accent, un rythme.