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Depuis l’apparition de Michel Houellebecq dans le champ littéraire, la critique s’est principalement intéressée aux romans de l’écrivain. Ainsi, son premier ouvrage paru, H. P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie, est longtemps passé inaperçu ou a été peu considéré en regard du reste de l’oeuvre[1]. Aussi, l’influence de l’écrivain américain sur la réflexion, la posture et l’écriture de Houellebecq est parfois tenue pour mineure et demeure relativement peu étudiée en comparaison de la transtextualité avec d’autres auteurs (Baudelaire et Lautréamont pour ne citer qu’eux). De plus, il est à supposer que, parmi les critiques qui défendent Houellebecq et son oeuvre, peu ont voulu se risquer à établir un trop grand rapprochement avec un écrivain si raciste et antisémite : Houellebecq lui-même n’hésite pas à affirmer dans sa préface de 1998 que « [l]’analyse du racisme en littérature se focalise depuis un demi-siècle sur Céline ; le cas de Lovecraft, pourtant, est plus intéressant et plus typique[2] ».

Après avoir brièvement rappelé les résultats des précédentes recherches sur cette transtextualité, je l’approfondirai à travers deux thèmes laissés de côté par la critique jusqu’à présent, à savoir le lien entre les visions eschatologiques des créations non humaines des deux auteurs et leur usage commun de certains procédés narratifs à priori non littéraires. Quelques pistes de prolongement seront également esquissées afin d’orienter d’éventuelles suites à cette étude qui se veut introductive.

L’univers n’est qu’un furtif arrangement de particules élémentaires. Une figure de transition vers le chaos. Qui finira par l’emporter. La race humaine disparaitra. D’autres races apparaitront, et disparaitront à leur tour. Les cieux seront glaciaux et vides, traversés par la faible lueur d’étoiles à demi mortes. Qui, elles aussi, disparaitront. Tout disparaitra. Et les actions humaines sont aussi libres et dénuées de sens que les libres mouvements des particules élémentaires. Le bien, le mal, la morale, les sentiments ? Pures « fictions victoriennes ». Seul l’égoïsme existe. Froid, inentamé et rayonnant[3].

Ce passage de l’essai de Houellebecq est symptomatique de ce que le reste de son oeuvre emprunte à Lovecraft. Elisabetta Sibilio note d’ailleurs la grande proximité existant entre l’auteur et son sujet dans l’ensemble de l’essai :

Mais surtout il y a ce que la critique présente comme le « risque » du biographe : l’identification au biographié, ou du moins la mise en page d’un rapport personnel, particulier, exclusif, entre l’un et l’autre. Mise à part la préface, à la première personne, le texte de Houellebecq accède souvent à l’intrusion du je (presque toujours masqué derrière un « nous » qui se voudrait impersonnel), au commentaire personnel[4].

De nombreux critiques ont déjà noté la vision périphérique de l’humanité que partagent les deux écrivains. Dans leur univers littéraire, l’être humain n’est rien de plus qu’une particule infime se mouvant dans un macrocosme insondable. Ses actions sont vaines face aux cataclysmes qui peuvent balayer la vie et la civilisation.

Chez Houellebecq, la fin de l’humanité telle qu’elle se définit au XXIe siècle est la conséquence des avancées déterminantes de la science. Ainsi, les recherches de Michel Djerzinski conduisent finalement au remplacement des humains par une nouvelle espèce (Les Particules élémentaires) et le don d’ADN de Daniel1 et des autres membres de la secte des Élohimites contribue à la naissance de posthumains radicalement différents – aussi bien moralement que physiologiquement – de leur modèle de base (La Possibilité d’une île[5]).

Dans les « grands textes[6] » de Lovecraft (pour reprendre l’expression de Houellebecq), les Grands Anciens (hyperonyme désignant plusieurs créatures extraterrestres uniques dans l’univers lovecraftien) sont la plupart du temps à l’origine de la menace qui plane sur l’humanité. Il faut mettre en évidence que ces êtres ne sont pas le reflet de l’intériorité dérangée d’un individu. Au contraire, Cthulhu, Nyarlathotep le chaos rampant et le dieu aveugle et idiot Azathoth (pour ne citer que les principaux) sont des êtres possédant un corps matériel et vulnérable, un simple « arrangement d’électrons[7] » qui ne répond pas aux mêmes lois que la matière commune ou encore, comme le dit Aurélien Bellanger, « une extrapolation de la physique [du] temps [de Lovecraft][8] ». Ainsi, Sabine van Wesemael relève que « l’oeuvre de cet auteur américain se situe entre le fantastique et la science-fiction ; elle représente un genre de transition[9] ». Houellebecq affirme même qu’« il y a quelque chose de pas vraiment littéraire chez Lovecraft[10] », parlant non seulement de sa continuation extralittéraire florissante (notamment par le biais du jeu de rôle et du jeu vidéo), mais également de son usage de techniques peu courantes en littérature. Houellebecq recourt à celles-ci dans bon nombre de ses ouvrages : il utilise notamment un lexique scientifique pointu[11] et narre certains évènements par le biais de procédés à priori non littéraires. Je reviendrai sur ce second point.

D’abord, qu’en est-il des créatures mises en scène par Lovecraft ? Les Grands Anciens sont les plus cités par la critique houellebecquienne, car il s’agit du symbole le plus flagrant de l’eschatologie lovecraftienne. Cependant, le bestiaire de l’auteur américain ne se limite pas à eux. Il inclut également diverses créatures formant de véritables civilisations pré- et posthumaines : les Profonds, Ceux du dehors, les Shoggoths, les Anciens ou encore les êtres de la Grande Race de Yith[12]. Ces deux derniers sont particulièrement intéressants dans le cadre d’une comparaison avec les posthumains houellebecquiens. En effet, les critiques ont jusqu’à présent relevé le sort peu enviable de l’humanité chez les deux auteurs, mais l’espèce humaine n’est pas la seule à être effectivement condamnée.

Les clones de La Possibilité d’une île ont éliminé les imperfections de l’être humain : ils sont à la limite de l’immortalité, presque indépendants affectivement et autotrophes. Pourtant, ils ne peuvent réellement prétendre au bonheur, horizon impossible à atteindre ; la fuite de Daniel25 hors de son enceinte protégée et autonome en atteste. La peur sourde de la vacuité de leur existence les poursuit inlassablement. Quant à la posthumanité décrite à la fin des Particules élémentaires, elle semble idéale. Toutefois, comme le relève Laurence Dahan-Gaida, cette utopie est remise en question dans le même temps qu’elle s’érige :

Régression ou innovation ? Le message en est-il un d’espoir ou de nihilisme ? L’ironie profonde du roman ne permet pas de le dire : d’un côté, en effet, l’utopie planétaire est présentée comme le lieu supérieur d’où il est possible de prononcer un discours définitif sur l’humanité après la fin de son histoire ; de l’autre, l’imaginaire utopique est dégradé, parce qu’il emprunte son langage aux idéologies que le roman ne cesse par ailleurs de dénoncer : le mercantilisme, les pièges de l’hédonisme sexuel, les illusions du New Age, etc[13].

De plus, les sources de Houellebecq sont multiples. Mentionnons l’apport considérable de deux récits dystopiques : Demain les chiens de Clifford Donald Simak (une série de huit contes narrant l’anéantissement de la race humaine qui s’exile dans des corps artificiels sur Jupiter afin de ne pas endurer plus longtemps les souffrances de sa condition terrestre) et Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (lequel dépeint une société d’apparence idéale, entièrement régulée par les lois de la génétique et où toute morale humaniste est rejetée).

Comme dans ces deux oeuvres, la posthumanité envisagée par Houellebecq n’est pas une solution viable à long terme. Au contraire, elle peut même se présenter comme une régression par rapport aux civilisations humaines. Ainsi, je fais pour son oeuvre la même constatation que William Schnabel lorsqu’il évoque Le Meilleur des mondes : « Le message de Huxley dans sa “dystopie”, ou contre-utopie, est que l’homme gagnera le progrès et le confort au [sic] dépens de son âme et de son esprit[14]. » Le posthumain houellebecquien prolonge un tant soit peu la vie sur Terre, mais au prix de toute humanité :

Ayant rompu le lien filial qui nous rattachait à l’humanité, nous vivons. À l’estimation des hommes, nous vivons heureux ; il est vrai que nous avons su dépasser les puissances, insurmontables pour eux, de l’égoïsme, de la cruauté et de la colère ; que nous vivons de toute façon une vie différente. […] [L]’ambition ultime de cet ouvrage est de saluer cette espèce infortunée et courageuse qui nous a créés. Cette espèce douloureuse et vile, à peine différente du singe, qui portait cependant en elle tant d’aspirations nobles. Cette espèce torturée, contradictoire, individualiste et querelleuse, d’un égoïsme illimité, parfois capable d’explosions de violences inouïes, mais qui ne cessa jamais pourtant de croire à la bonté et à l’amour[15].

Chez Lovecraft, la Grande Race de Yith et les Anciens sont deux races de loin supérieures aux humains – aussi bien sur le plan physique qu’intellectuel – et qui ont vécu et disparu à différents stades de la préhistoire.

Dans « Dans l’abîme du temps », la Grande Race vit sur Terre plusieurs centaines de millions d’années avant l’arrivée de l’homme. Elle est montrée comme pacifique et particulièrement avide de connaissances. Sa maitrise de la technologie lui permet de projeter son esprit, durant une période déterminée, dans le corps d’individus (humains ou autres) vivant à une autre époque. Usant de cette technique, elle voyage dans le temps afin de récolter tout le savoir de chaque civilisation passée et future. Immanquablement, cette recherche constante l’amène à découvrir le moment et la raison (le retour d’une autre race hostile) de sa propre débâcle. Elle décide alors de laisser à l’abandon ses gigantesques cités emplies de savoir et leur enveloppe charnelle pour prendre possession du corps de scarabées vivant après l’ère des humains.

La fin des Anciens, racontée dans Les Montagnes hallucinées, est assez similaire. Après avoir colonisé la Terre un milliard d’années avant notre ère, ils entreprennent de bâtir d’immenses cités en se servant de Shoggoths, des monstruosités polymorphes engendrées artificiellement afin de servir d’esclaves. Faisant toujours plus de progrès scientifiques, les Anciens tombent dans une certaine oisiveté tandis que leurs créations se rebellent contre eux.

Dans les deux cas, la débâcle de ces races est provoquée par la science. C’est un « savoir interdit[16] » selon l’expression de Robert McNair Price, un savoir qui provoque la perte de ceux qui y accèdent. Dans l’optique de Lovecraft, l’être humain n’est pas le seul à pouvoir envisager sa position mineure dans l’univers ; toute créature est amenée à constater son incapacité à se répandre à travers l’infinité spatiale et à perdurer, ce qui provoque son désespoir.

Le constat est similaire chez Houellebecq. Les êtres qui remplacent les humains ne peuvent échapper à l’extinction ou à la décadence. Son oeuvre se situe en fait au-delà du roman posthumain tel que le définit Maud Granger Rémy :

Le roman posthumain construit une idéologie marquée par la fin, et met en place une forme d’anti-utopie : il ne s’agit pas de construire un futur possible de l’humain, mais au contraire de constater son impossibilité radicale, et de dessiner les contours d’un avenir non-humain[17].

Le postulat des deux écrivains dans leur oeuvre n’est pas seulement de nier la réalisation totale de l’humanité et la plausibilité de sa pérennité, mais bien d’attaquer la possibilité de la vie elle-même, sous toutes ses formes, mais surtout celles qui ont développé un attrait pour les sciences voir, plus généralement, la connaissance. À ce propos, van Wesemael relève :

Par ailleurs, dans son essai, Houellebecq insiste sur le fait que Lovecraft est matérialiste. L’exploration du monde passe pour lui, comme pour tous les écrivains de science-fiction, par la connaissance positive. Lovecraft a préconisé l’amour de la science et fonde ses récits sur des descriptions d’une technologie futuriste. […] La science par les forces qu’elle a libérées détruira un jour l’humanité.[18]

À cela, il faut ajouter que, si la science est destructrice dans l’oeuvre des deux auteurs, c’est plus fondamentalement le savoir en tant que tel – voire la simple conscience – qui est fatal aux vivants. Parmi les quatre espèces précédemment analysées, seuls les posthumains des Particules élémentaires apparaissent peu touchés par ce mécanisme destructeur, car ils ont même perdu l’humanité qui aurait pu les exposer au tracas de la vie. Il en va tout autrement pour les clones de La Possibilité d’une île qui, réfléchissant sans arrêt sur leur condition, finissent par comprendre l’absence de débouchés dans leur existence. Si l’on suit Jean-François Chassay, la disparition de ces êtres renvoie en fait à un phénomène relativement courant dans les fictions eschatologiques, à savoir le fait d’avoir à envisager, acte inadmissible, « son propre effacement du réel[19] ».

Dans un mouvement similaire, les rares Anciens ayant survécu au génocide orchestré par les Shoggoths se réveillent totalement désorientés au XXe siècle et observent les restes de leur civilisation. Comprenant ce qu’il s’est passé et l’impossibilité de sauver leur espèce, ils plongent désespérément dans leur ancienne cité sous-marine devenue le repaire de leurs anciens esclaves encore assoiffés de sang.

Quant à la Grande Race de Yith, elle prend conscience de sa future chute et décide de sacrifier son monde et ses connaissances pour tenter de survivre. Bien qu’utilisant une méthode différente, il y a une forte ressemblance entre le destin de la Grande Race et celui des humains des Particules élémentaires. Ceux-ci entrevoient également leur extinction à plus ou moins long terme et décident de prévenir leur annihilation intégrale. La fin des deux protagonistes de ce roman en témoigne. Ils acquièrent graduellement la sensation que la vie est vaine, voire détestable (autre conception typiquement lovecraftienne), ce qui conduit l’un à la folie et l’autre au suicide. De plus, pour les deux espèces, la transition vers une autre sphère d’existence se fait par un moyen technologique radical et sans retour possible : la manipulation génétique pour les humains, la projection mentale pour la Grande Race. En somme, chez les deux auteurs, deux éléments sont nécessaires à la destruction de la civilisation : premièrement, la prise de conscience de l’inanité de la vie ou de son caractère fugitif et non reproductible à l’infini ; deuxièmement, la découverte scientifique d’une (illusoire) possibilité de grande amélioration – voire de transcendance – de l’existence.

[U]ne mutation fondamentale était devenue indispensable pour que la société puisse se survivre – une mutation qui restaurerait de manière crédible le sens de la collectivité, de la permanence et du sacré. […] Comme tous les autres membres de la société, et peut-être encore plus qu’eux, [les sympathisants du New Age] ne faisaient en réalité confiance qu’à la science, la science était pour eux un critère de vérité unique et irréfutable. Comme tous les autres membres de la société, ils pensaient au fond d’eux-mêmes que la solution à tout problème – y compris aux problèmes psychologiques, sociologiques ou plus généralement humains – ne pouvait être qu’une solution d’ordre technique[20].

Sans doute est-il possible d’approfondir et de nuancer davantage la comparaison entre les deux auteurs sur ce point. Sans prétendre épuiser le sujet, j’en donnerai ici quelques exemples qui m’apparaissent probants pour une analyse plus poussée. En premier lieu, il conviendrait de revenir plus assidument sur les divergences qu’induisent le ton et le genre propres à chaque auteur. En effet, même si j’ai relevé plusieurs points communs, il m’apparait difficile de considérer la dimension anticipatoire des nouvelles de Lovecraft de la même manière que celle des Particules élémentaires ou de La Possibilité d’une île.

À plusieurs reprises, surtout dans ses premiers romans, Houellebecq insère aussi des commentaires éminemment lovecraftiens sur les causes de la fin de l’humanité, à tel point que j’observe, à la suite de Clément[21], une reprise partielle de la personnalité de l’auteur américain dans les protagonistes houellebecquiens. Par exemple, déjà dans Extension du domaine de la lutte, on peut lire :

Je n’aime pas ce monde. Décidément, je ne l’aime pas. La société dans laquelle je vis me dégoûte ; la publicité m’écoeure ; l’informatique me fait vomir. Tout mon travail d’informaticien consiste à multiplier les références, les recoupements, les critères de décision rationnelle. Ça n’a aucun sens. Pour parler franchement, c’est même plutôt négatif ; un encombrement inutile pour les neurones. Ce monde a besoin de tout, sauf d’informations supplémentaires[22].

Ce passage (un parmi d’autres) met en avant une forte haine, voire une peur, du monde de l’information, commune à la philosophie de Lovecraft et au mode de pensée du protagoniste. En filigrane se lit même une abjection totale envers le libéralisme que le narrateur tient pour responsable de sa misère sexuelle et que Lovecraft abhorre à cause de son incapacité à trouver un travail dans le New York surpeuplé des années 1920[23]. Par ailleurs, ce roman a beau ne pas mettre en scène la fin de l’humanité (même si la fin du narrateur y ressemble fort, à une échelle individuelle), ce refus catégorique d’un progrès par le capital correspond à un des grands traits de ce que Jean-Paul Engélibert nomme des « fictions d’apocalypse »[24].

Toujours en lien avec cette prise de conscience qui détruit des espèces entières, il serait judicieux de questionner le lien entre certaines lectures et citations littéraires des protagonistes houellebecquiens (citons Les Fleurs du mal et les travaux d’Auguste Comte dans La Possibilité d’une île) et les grimoires ésotériques qui peuplent les nouvelles de Lovecraft (dont le Necronomicon est le plus célèbre exemple). En effet, même si les fonctions primaires de ces ouvrages divergent (respectivement, alimenter poétiquement ou logiquement une réflexion et transmettre des savoirs proscrits), il apparait que tous servent finalement un but similaire, à savoir permettre aux personnages d’atteindre une forme supérieure de lucidité et, conséquemment, les amener à développer une perception du monde très dépréciative. Ce constat est d’autant plus probant que la plupart des protagonistes abordent ces lectures avec une certaine détermination : une fois qu’ils ont plongé une première fois dans cet univers de connaissances supérieures, ils sont incapables de s’en dégager et y reviennent de plus en plus, jusqu’à irrémédiablement provoquer leur perte, que ce soit par la folie ou la mort. Toutefois, il convient de noter que l’impact des lectures chez Lovecraft est bien plus déterminant que chez Houellebecq, en bonne partie à cause de leur format de prédilection, une nouvelle demandant de ne pas introduire trop d’éléments superflus à la compréhension de la diégèse. De plus, le lexique hyperbolique et le registre surnaturel de Lovecraft lui permettent de montrer de manière beaucoup plus tangible la folie qui s’empare des individus qui touchent à de tels ouvrages. On peut penser au docteur Ermitage, soudain pris de fièvre et de délires nocturnes après qu’il soit parvenu à déchiffrer le journal de Wilbur Watheley, être hybride né de l’accouplement d’une humaine et d’un Grand Ancien (« L’Abomination de Dunwich »). Les personnages houellebecquiens, quant à eux, agissent selon deux logiques complémentaires. (1) Ils rendent compte par à-coups de leur plongée dans l’abime, un chapitre entier étant alors dédié à l’explication d’une oeuvre et de ses implications. C’est le cas de Bruno qui décrypte les travaux d’Huxley et met en scène leur application à la société actuelle, telle que le protagoniste se la représente. (2) Ils peuvent aussi parcourir une oeuvre et livrer des commentaires ou des citations à divers moments de la diégèse, rendant alors plutôt compte d’une gradation dans leur dépréciation du monde et, plus généralement, de la vie. Citons par exemple les nombreuses références aux Fleurs du mal qui parcourent, voire transcendent le récit de Daniel1.

Enfin, il convient de s’arrêter sur le rôle de la sexualité (et, par extension, de la femme et de la procréation) chez les deux auteurs. En effet, là où Houellebecq met régulièrement en scène une sexualité débridée, Lovecraft n’aborde jamais le sujet frontalement. Or, même s’il faut reconnaitre que l’époque de l’Américain n’était pas la plus propice à la parution de textes mettant en scène des rapports charnels (du moins, pas si l’on désirait obtenir une certaine reconnaissance), le rejet de l’auteur pour tout prosaïsme n’en est pas moins extrême, y compris dans sa vie privée[25]. Pour autant, il ne faut pas en conclure que la sexualité est absente de ses textes. Au contraire, elle apparait de manière implicite mais déterminante dans plusieurs nouvelles dont elle constitue un des principaux ressorts horrifiques. Relevons par exemple la lente dégénérescence physique et mentale qui affecte les membres de la famille Jermyn dans « Faits concernant feu Arthur Jermyn ». Génération après génération, les membres de cette famille subissent les conséquences des rapports d’un de leur ancêtre avec une déesse-singe. Aucun passage de la nouvelle ne réfère directement au sinistre accouplement, mais la description des multiples descendants suffit à révéler toute l’horreur de la reproduction sexuée, qui n’apporte paradoxalement que la mort dans la conception lovecraftienne. Sans être aussi radical, Houellebecq ne réinvestit pas moins une conception similaire, quoiqu’avec des procédés totalement opposés. En effet, là où Lovecraft se borne à la description des monstres engendrés (souvent des hybrides découlant de l’union d’une humaine et d’un être extérieur), Houellebecq n’atteint jamais le moment de l’accouchement et donne plutôt à voir les ébats d’un ensemble de personnages qui se livrent à toutes sortes de pratiques que la morale traditionnelle réprouve (peep-shows, onanisme, voyeurisme, triolisme, BDSM, pédophilie, etc.). Aucune de ces relations ne débouche sur un heureux évènement, donnant même à voir des moments relativement glaçants, comme lorsque, après s’être fait avorter à la suite d’une fausse couche, Annabelle commente tristement : « On m’a vidée [...] on m’a vidée comme un poulet[26]. » Ainsi, on observe chez les deux auteurs un rejet de la reproduction sexuée, perçue comme incapable de donner naissance à une forme de vie viable. Par extension, on pourrait même voir dans ce rejet le reflet d’une même misogynie (par l’absence presque généralisée des femmes chez Lovecraft, par leur dégradation chez Houellebecq), mais, sur ce sujet, il conviendrait de parvenir à une position stable dans les études sur chacun des deux écrivains avant même d’envisager leur potentielle intertextualité. De plus, malgré la thématique commune de l’improductivité de la procréation, il apparait que le rôle de la sexualité est sans doute divergent entre les deux auteurs. Lovecraft semble la rejeter entièrement en raison de son manque d’intérêt pour le prosaïsme[27], tandis que le raisonnement de Houellebecq parait s’inscrire dans sa thèse plus générale d’une dégradation des moeurs liées à la propagation du libéralisme du domaine économique au domaine sexuel. Toutefois, considérant la correspondance entre les traits de certains protagonistes de Houellebecq (notamment Michel Djerzinski) et ceux qu’il attribue à Lovecraft dans son essai, il est difficile d’écarter que celui-là s’est inspiré de celui-ci pour concevoir non seulement ses personnages, mais également leur philosophie propre.

Si l’on est encore en droit de se questionner sur l’auteur à l’origine de la présence de lexique scientifique chez Houellebecq, le doute n’est pas permis en ce qui concerne l’incorporation à la narration de documents et de procédés à priori non littéraires, ou encore l’usage des rêves. L’essai contient quelques commentaires sur la diversification des procédés de narration dans les « grands textes » de l’Américain.

Dans ses dernières nouvelles, Lovecraft utilise ainsi les moyens multiformes de la description d’un savoir total. Un mémoire obscur sur certains rites de la fécondation chez une tribu tibétaine dégénérée, les particularités algébriques déroutantes des espaces préhilbertiens, [...] Dans [« L’Appel de Cthulhu »], dont l’action se déroule sur trois continents, HPL multiplie les procédés de narration visant à donner l’impression de l’objectivité : articles de journaux, rapports de police, comptes rendus de travaux de sociétés scientifiques… tout converge jusqu’au paroxysme final [...][28].

Si Houellebecq n’utilise pas exactement les mêmes procédés que son modèle, notamment parce que leurs genres littéraires sont distincts, il recourt toutefois à certains procédés similaires. Tout d’abord, il fait un grand usage des rêves (auxquels quelques passages sont dédiés dans l’essai), notamment dans ses premiers romans. Ces songes prémonitoires ou cauchemars cathartiques que les protagonistes des deux auteurs vivent de manière très nette et avec un fort souvenir de ce qu’il s’est passé confrontent le rêveur à la réalité terrible du monde dans lequel il vit. Prenons le cas de Bruno des Particules élémentaires, explicité par Clément :

L’univers onirique des personnages est relaté avec force détails. Leurs aventures, parfois cocasses, que l’on songe au premier rêve du narrateur d’Extension du domaine de la lutte, peuvent parfois friser l’horreur. Tel est le cas pour Bruno dans Les Particules élémentaires qui se rêve en porcin à l’abattoir. [...] Bruno continue à dormir, incapable de se réveiller au sens profond du terme. Il est aspiré par la force centripète qui l’attire vers « l’inconscience définitive », obnubilé par la peur. Or, il sombrera dans la folie qui n’est rien d’autre que le masque de la peur et cache une vision socialement inacceptable du sujet. Son rêve remplit dans la diégèse une fonction prémonitoire sur le sort qui lui est réservé. Il est bon pour l’abattoir. Bien avant qu’elle ne soit effective, l’inévitable déchéance qui sera la sienne se profile dans son univers onirique. Un passé donc (le rêve) où pourrait d’une certaine façon se lire l’avenir où la fin des temps surgit, le monde connu se termine[29].

Le cas de Bruno apparait comme un écho à celui de Nathaniel Wingate Peaslee (« Dans l’abîme du temps »). Celui-ci rêve des moments qu’il aurait vécus dans le corps d’un être de la Grande Race de Yith. S’il ne devient pas totalement fou (contrairement à bien d’autres protagonistes de Lovecraft), la découverte réalisée dans le désert d’Australie en suivant ses visions lui donne la certitude de n’avoir pas rêvé le danger qui plane sur l’humanité.

Parmi les autres rêveurs lovecraftiens notables, citons Henry Wilcox, un jeune artiste captant dans son sommeil des visions de la cité de R’lyeh, annonciatrices du réveil de Cthulhu :

Après s’être endormi, il avait fait un rêve comme il n’en avait encore jamais fait, avec des cités cyclopéennes, faites de blocs de pierre titanesques et de monolithes qui s’élançaient vers le ciel, le tout ruisselant de vase verte et sinistre d’horreur latente. Des hiéroglyphes couvraient murailles et piliers, et d’un point déterminé, au-dessous de lui, était sortie une voix qui n’était pas une voix ; une sensation chaotique que seule l’imagination permettait de traduire en sons, mais qu’il avait tenté de rendre par l’enchevêtrement presque imprononçable de ces lettres : « Cthulhu fhtagn »[30].

Ce songe n’est pas sans rappeler celui du narrateur d’Extension du domaine de la lutte.

Je plane au-dessus de la cathédrale de Chartres. J’ai une vision mystique au sujet de la cathédrale de Chartres. Elle semble contenir et représenter un secret – un secret ultime. […] Puis, à nouveau, je survole la cathédrale de Chartres. Le froid est extrême. Je suis absolument seul. Mes ailes me portent bien. Je m’approche des tours, mais je ne reconnais plus rien. Ces tours sont immenses, noires, maléfiques, elles sont faites de marbre noir qui renvoie des éclats durs, le marbre est incrusté de figurines violemment coloriées où éclatent les horreurs de la vie organique[31].

Dans les deux extraits transparait cette idée d’un savoir caché, déterminant et inaccessible. Les rêveurs sont parfaitement conscients lors de leur vision mais sont perdus, ne reconnaissent rien dans cet environnement à la fois effrayant et fascinant, porteur de sens et d’indicible. Il y a aussi une forte ressemblance entre les architectures déployées. Les descriptions sont volontiers hyperboliques. Toutes deux représentent des tours d’une taille inconnue, en pierres froides, intimidantes, voire effrayantes au-delà de toute imagination, elles exhalent un mal d’une nature incertaine mais bien présent et actif. De plus, les « figurines violemment coloriées où éclatent les horreurs de la vie organique » semblent renvoyer aux détails, souvent horrifiques, de sculptures et de gravures que Lovecraft introduit dans certains de ses textes (notamment « Le Temple », « La Cité sans nom » ou Les Montagnes hallucinées) et rappelle fortement un passage de l’essai traitant du caractère intolérable des sensations corporelles.

Le monde pue. Odeurs de cadavres et de poissons mêlés. Sensations d’échec, hideuse dégénérescence. Le monde pue. Il n’y a pas de fantômes sous la lune tumescente ; il n’y a que des cadavres gonflés, ballonnés et noirs, sur le point d’éclater dans un vomissement pestilentiel. […] La vision nous apporte parfois la terreur, parfois aussi de merveilleuses échappées sur une architecture de féerie[32].

Outre ces passages oniriques, il est notable que les deux auteurs multiplient le recours au discours scientifique dans leurs textes. Chez Lovecraft, cela s’observe de manière assez uniforme dans la majorité des « grands textes », que cela soit dans une étude sur un phénomène inconnu (« La Couleur tombée du ciel ») ou dans un rapport d’exploration (Les Montagnes hallucinées). Chez Houellebecq, le discours scientifique soutient régulièrement la réflexion des protagonistes, qui y voit souvent une preuve de leurs assertions sur la société (on a déjà cité les fréquentes allusions à Comte). Ajoutons aussi que la presque totalité des personnages des deux auteurs se révèlent être des savants. Pour autant, ce simple fait, s’il les habilite à traiter d’auteurs et de domaines complexes, ne permet pas de voir en eux des individus fiables. En effet, même dans les nouvelles de Lovecraft, où l’horreur est souvent prégnante dès les premières lignes, il est difficile de considérer que le discours des protagonistes possède une quelconque véracité étant donné que leurs récits relatent des expériences en apparence fantasques. De plus, même s’ils sont de bonne foi (les personnages n’ont aucune raison de mentir), leur perception est rendue incertaine par les doutes qu’ils émettent sur leur propre santé mentale. Dès lors, le recours à des données scientifiques (et à la presse, dans une moindre mesure) ne sert plus simplement à faire avancer la diégèse. Il permet surtout de légitimer le point de vue des protagonistes, impossibles à croire sans une caution extérieure à leur expérience personnelle. Bien évidemment, un tel procédé n’est pas sans donner une certaine matérialité à l’horreur transmise au lecteur, mais il permet également d’objectiver partiellement l’image déprimante et dépréciative de la réalité qui transcende l’oeuvre de Lovecraft, notamment en laissant au lecteur la possibilité de construire par lui-même des recoupements entre les différents éléments qu’il a à sa disposition[33].

La perception des protagonistes houellebecquiens n’est, quant à elle, presque jamais remise en question et leur discours apparait relativement fiable. Aussi, leurs expériences et leurs réflexions fournissent des informations valides au lecteur. Néanmoins, il s’agit chaque fois du récit d’individus sans autorité ni compétences véritables en ce qui concerne les questions morales. Ce sont des personnes en marge de la société qui fournissent leur propre point de vue. Certaines sont même fortement bouleversées ou dépressives, ce qui oriente encore plus le résultat de leurs raisonnements vers le pessimisme. En somme, seules, elles ne peuvent prétendre à l’universalité. Mais l’auteur parvient à généraliser le propos très sombre de ses personnages en recourant à des procédés similaires à ceux mentionnés auparavant, la seule variation étant que les textes auxquels il recourt sont plus diversifiés que chez Lovecraft : données scientifiques, commentaires et résumés d’ouvrages (fictifs ou réels), récits de presse, rapports de police, etc. Par exemple, les ouvrages cités par les protagonistes mettent en avant des cas où l’humanité entière est concernée par une évolution néfaste (Le Meilleur des mondes) ou, comme dans le cas des Fleurs du mal, le caractère individuel de la pensée, tournée vers le mal ou vers un anti-eudémonisme, est compensé par l’autorité de la voix qui la profère. Les rêves peuvent également intervenir dans ce processus car, bien qu’ils n’appartiennent qu’à un seul individu, ils ont une fonction prédictive et laissent, pour certains, entrevoir le futur sombre de l’humanité, comme on l’a observé auparavant avec le cas de Bruno. Pour conclure, observons un exemple de cette légitimation d’un discours par l’intervention d’autorités plus légitimes :

« J’ai toujours été frappé, commença-t-il [Bruno] avant même de s’être assis, par l’extraordinaire justesse des prédictions faites par Aldous Huxley dans Le Meilleur des mondes. Quand on pense que ce livre a été écrit en 1932, c’est hallucinant. Depuis, la société occidentale a constamment tenté de se rapprocher de ce modèle. [...] La société décrite par Brave New World est une société heureuse, dont ont disparu la tragédie et les sentiments extrêmes. [...] » « Je sais bien, continua Bruno avec un mouvement de la main comme pour balayer une objection que Michel n’avait pas faite, qu’on décrit en général l’univers d’Huxley comme un cauchemar totalitaire, qu’on essaie de faire passer ce livre pour une dénonciation virulente ; c’est une hypocrisie pure et simple. Sur tous les points – contrôle génétique, liberté sexuelle, lutte contre le vieillissement, civilisation des loisirs, Brave New World est pour nous un paradis, c’est en fait exactement le monde que nous essayons, jusqu’à présent sans succès, d’atteindre […] »[34].

D’emblée, Bruno introduit Huxley comme un auteur à la fois savant et prophète, de sorte que n’importe quel lecteur peut s’en faire une assez bonne représentation. La suite de son discours consiste alors à mettre en évidence les qualités de sa prédiction, sans jamais effectuer de rapprochement direct avec son propre point de vue (usage rare du « je », usage du « nous » inclusif). Le personnage parvient ainsi, dans un premier temps, à donner une image méliorative de l’univers créé par Huxley. Ensuite, il revient sur cette conception pour la critiquer tout en argumentant que, en fin de compte, il ne faut pas tant la comprendre comme un horizon dystopique que comme l’avenir humain tel qu’il se profile à l’heure actuelle. Bruno se dissimule alors dernière la figure d’Huxley, de sorte que c’est celui-ci qui prend en charge le discours et l’idée selon laquelle l’humanité est condamnée à un avenir totalitaire. En somme, on observe une instrumentalisation du discours d’Huxley, celui-ci passant presque pour l’énonciateur d’un propos qui est le fait de Bruno, qui aurait bien plus de difficulté à s’imposer comme un locuteur crédible s’il ne faisait qu’exprimer son propre point de vue, surtout sur un sujet qui fait intervenir de nombreux éléments moraux.

En définitive, j’ai ici observé de nouveaux rapprochements entre l’oeuvre de Michel Houellebecq et celle de Howard Phillips Lovecraft. Celui-là ne s’inspire pas seulement de l’éthos de celui-ci pour créer ses protagonistes. Il pioche également dans le bestiaire de l’Américain pour élaborer ses posthumains, notamment dans leur attitude face à leur propre fin. Cette reprise accrédite l’idée selon laquelle l’impossibilité de pérennité et de bonheur éternel pour les formes de vie intelligente est généralisée dans leur oeuvre.

Dans le prolongement de cette première partie, je me suis attaché à identifier un ensemble de procédés narratifs et leurs fonctions au sein des deux oeuvres. Il s’agit notamment de fournir un point de vue à priori plus objectif au lecteur qui, dans le cas contraire, ne pourrait compter que sur le récit de protagonistes souvent peu fiables ou qui tiennent des propos en apparence discutables. J’insiste sur le « à priori », car une objection tout à fait valable au constat pessimiste des documents et des récits convoqués par les protagonistes est qu’ils ne font intervenir que des textes ayant une teneur négative et ne prêtent que rarement attention à des documents plus heureux. En évoquant les rêves, un point de stylistique comparée a également été initié. Cette matière, encore non traitée à l’heure actuelle, semble également un bon point de départ pour de nouvelles recherches, d’autant que de nombreux clins d’oeil[35] à Lovecraft émaillent l’oeuvre de Houellebecq, surtout dans ses premiers écrits. En effet, au fil du temps, il semble que Houellebecq choisit de ne plus faire apparaitre Lovecraft dans son oeuvre. Si les premiers romans sont riches en références, l’absence de l’Américain dans ce passage de Sérotonine est interpelant : « […] je ne pensais plus trop souvent à Nerval ces temps-ci, il s’était pourtant pendu à quarante-six ans, et Baudelaire lui aussi était mort à cet âge, ce n’est pas un âge facile[36]. » Or, comme il s’en vante dans une interview[37], Houellebecq connait parfaitement l’âge de la mort de celui qu’il nomme « le maître de Providence ».