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Le foisonnement des imaginaires culturels apparait comme le point de jonction de la pensée de Moussa Konaté. Dans son essai L’Afrique noire est-elle maudite ? [1], l’auteur malien d’expression française, analyse justement, à travers un ensemble de représentations socio-historiques et politiques, la problématique de la diversité des cultures au coeur de l’évolution des sociétés africaines. Or, un tel débat implique selon lui une prise en compte de l’histoire de l’Afrique puisque « de plus en plus de voix africaines et étrangères affirment que les cultures africaines sont un obstacle majeur au développement de l’Afrique[2] ». Formulée en ces termes, l’incompatibilité entre les cultures africaines et le développement de l’Afrique peut susciter un questionnement : en quoi ces cultures constituent-elles un écueil pour le continent ? Pour répondre à cette interrogation, référons-nous au roman Meurtre à Tombouctou[3], dans lequel l’écrivain pose les enjeux de la multitude des imaginaires culturels à Tombouctou voire au Mali. En effet, le meurtre du jeune Touareg Ibrahim Ag Aghaly peut être lu comme un prétexte qui permet à l’auteur de mobiliser les différentes périodes et habitudes inscrites à l’intérieur de la ville de Tombouctou, devenue le carrefour des peuples et des identités culturelles. Par l’entremise de ce prétexte, Konaté entend interroger les mutations constantes de la société malienne située à la croisée de la tradition et de la modernité. Partant de ces bouleversements, que pouvons-nous retenir de la multiplicité des imaginaires culturels ? Nous présenterons les éléments qui attestent de ce foisonnement avant d’approcher les limites d’une cohésion des imaginaires dans une société où d’aucuns semblent réfractaires à l’ouverture au monde.

Tombouctou, une ville carrefour

Décrite par le narrateur comme une « cité historique socialement complexe[4] », Tombouctou se distingue par la cohabitation et la fusion de plusieurs imaginaires. Si l’imaginaire est une façon « de penser le monde, de se penser dans le monde, d’organiser ses principes d’existences[5] », alors l’imaginaire architectural souligné dans le récit renseigne le lecteur sur les raisons qui font de Tombouctou « un point de rencontre » au sens où le définit le dictionnaire Auzou[6]. Au premier regard, l’architecture de la ville relève de deux visions du monde, à savoir le style moyenâgeux et le style contemporain. En effet, la ville de Tombouctou a su préserver « l’art moyenâgeux de concevoir et bâtir[7] » les édifices d’autant plus qu’elle dispose des « habitations et monuments séculaires de terre, mélange d’architectures soudanaise et arabe ». Ce croisement entre les savoir-faire soudanais et arabes, rappelle que c’est depuis le Moyen-Âge que Tombouctou présente une mosaïque architecturale. Cette période transgresse ainsi le style moderne avec ces « hôtels et bâtiments en ciment »[8], conséquence d’une superposition architecturale qui traduit d’une part la rencontre de deux temporalités en un lieu, mais aussi l’existence d’une cité légendaire arabo- soudanaise. En insistant sur ce détail, l’auteur évoque implicitement la traite orientale qui aurait eu des incidences sur les différents types d’architecture retrouvés au sein de Tombouctou. Si le style arabo-soudanais, correspond à l’imaginaire des pays arabes, susceptible de renvoyer à l’Afrique du Nord, les « bâtiments modernes à l’occidentale[9] » renvoient quant à eux à la vision européenne qui n’a pas su effacer une manière de construire en argile propre à l’architecture malienne. Le recours à ces trois imaginaires architecturaux prouve que Tombouctou est une ville à la croisée des mondes dont les origines remontent au commerce séculaire d’êtres humains ou à celui du sel. En ce qui concerne ce dernier, l’auteur revient sur l’entrée des « mineurs du désert » dans la ville de Tombouctou pour montrer qu’il a favorisé la rencontre entre les populations et les modes d’organisations sociales :

Ce sont des mineurs du désert, expliqua Touré, c’est du sel gemme qu’ils transportent ; ils viennent de Taoudénit ; c’est loin très loin. C’est ce qu’on appelle l’azalaï. Ce commerce dure depuis des siècles[10].

L’entrée des « mineurs du désert » en provenance de la Taoudénit transportant des « barres de sel » montre que Tombouctou a toujours été une cité commerciale florissante. Cette citation atteste que cette ville est un carrefour parce que les peuples, venus de la Taoudénit, région située entre le nord du Mali et la zone arabo-malienne, ont pris part à des échanges commerciaux avec les habitants de Tombouctou et ceux venus d’ailleurs. Ces échanges qui incluaient la vente du sel, de l’or et des esclaves ont ainsi eu de l’influence sur l’architecture de la ville et sur les moeurs des populations, car « malgré sa richesse enfuie, [la ville] exerçait encore sur le voyageur un attrait irrésistible[11] » devant les vestiges de son passé glorieux. Les effets d’un passé dynamique qui ne semblent pas encore dépassés résonnent si fort dans la ville contemporaine, à un point tel que l’auteur expose les racines culturelles du foisonnement des imaginaires d’antan à partir du souvenir des jeunes policiers :

[O]ù n’existerait aucune rue à la propreté douteuse, aucune maison délabrée, [mais] une cité rayonnante de richesse, bénie et mystérieuse dont avaient parlé le savant Abderrahaman Sâdi, les explorateurs Ibn Battûta, René Caillé, Gordon Lang, une cité du savoir, bourdonnant de la rumeur de milliers d’étudiants, portant l’emprunte des monarques du Mandé, des architectes arabes, une cité de rêve[12].

Le rayonnement culturel de Tombouctou fut un facteur important dans la rencontre des peuples. L’influence culturelle de cette ville étant devenue incontournable pour cette région de l’Afrique de l’Ouest voire au-delà, elle a de ce point de vue façonné l’imaginaire des peuples qui avaient opté pour le décloisonnement des frontières. Dans son article « L’histoire de la légendaire ville de Tombouctou » Alexandre Tano Kane Koffi écrivait :

Au début des années 1300, Tombouctou était devenue la plaque tournante d’un certain nombre de routes commerciales est-ouest et nord-sud et est rapidement devenue la principale ville commerciale (mais pas la capitale) de l’empire du Mali. La population de Tombouctou, qui comprenait des Berbères, des Arabes et des Juifs ainsi que des Mandés et des Peuls de la campagne environnante, était estimée à près de 250 000 habitants au plus fort de son importance au XVe siècle, ce qui en faisait à l’époque l’une des plus grandes villes du monde[13].

La présentation de la population de Tombouctou entre le XIVe et le XVe siècle démontre que le mélange des populations dans cette cité mystérieuse ne date pas d’aujourd’hui. L’évocation des milliers d’étudiants provenant d’horizons différents, des monarques du Mandé, des architectes arabes, du savant Abderrahaman Sâdi ou des explorateurs venus d’Europe à l’instar d’Ibn Battûta, de René Caillé et de Gordon Lang, illustre parfaitement l’idée d’une rencontre entre les peuples. Tombouctou, à l’exemple de « [l]a société africaine d’aujourd’hui [qui] a entassé des strates de temps très différentes les unes des autres[14] » est donc une société dont les origines identitaires, proviennent d’ici et d’ailleurs. Pour preuve, la ville de Tombouctou est composée de plusieurs peuples dont certains sont noirs, d’autres blancs, ou encore métis, lesquels portent encore la marque de ces influences temporelles. La cohabitation entre ces trois catégories de populations dévoile non seulement le rapport à l’histoire, mais aussi le lien entre la tradition et la modernité aboutissant, de plain-pied à la ville carrefour. Tandis que les Blancs et les Noirs apparaissent, dans le roman, comme la classe majoritaire et surtout comme des figures de pouvoir dans la ville de Tombouctou, les métis, à l’inverse, se perçoivent comme la classe minoritaire. Ainsi, par le truchement du commissaire Habib, l’auteur rappelle, par exemple, que les Arabes et les Touareg de la ville de Tombouctou sont des « Blancs ». Il va sans dire que le terme « Blanc », autrefois employé pour désigner les Occidentaux, plus exactement les Européens, s’est vu revêtir un sens nouveau, lequel permet d’inclure les Touareg et les Arabes. Mais ce sens est tout aussi mobile selon que l’on est en Occident ou en Afrique. Dans le premier cas, il ne peut inclure les Arabes et les Touareg qui seraient plutôt associés à la figure du Noir. Or, dans le second, ces derniers s’apparenteraient à l’image de l’Européen, et pourraient être ainsi désignés comme « Blancs ». Cela dit, la figure du Noir se mêle à la figure du Blanc pour donner celle du métis, qui fut l’une des conséquences de la rencontre biologique entre Blancs et Noirs dans les « régions frontalières »[15]. Tombouctou se présente alors comme une ville aux populations multiples, chacun pouvant exprimer son identité soit par son ethnie, soit par sa religion. À propos des ethnies, le narrateur précise :

Cette cité séculaire grouillait constamment d’une population composée d’ethnies variées, dont les Peuls, Songhois, Bambara, Touareg, mais qui semblaient s’être donné un même mot d’ordre : la couleur avant tout et en tout[16].

Tombouctou se démarque aussi par sa diversité ethnique. En réalité, les Peuls, les Songhois, les Bambaras et les Touaregs sont des ethnies héritées des mutations historiques. « Dans la mesure où les Peuls sont d’origine égyptienne », écrit Cheikh Anta Diop, « ils ont été des Africains sédentaires ». Selon lui, cela explique le fait que « l’Afrique noire soit constellée des villages peuls habités à toute époque de l’année »[17]. Il en est de même pour les Songhois, un groupe ethnique de l’Afrique occidentale dont l’empire a connu un rayonnement important entre la fin du XVe et le début du XVIe siècle. D’ailleurs, ce groupe appartient à la dernière phase de l’islamisation de l’Afrique du XVIe siècle ayant introduit des changements dans la culture autochtone. Ce qui serait également le cas pour les Touaregs d’origine berbère. Quant aux Bambaras, ils font partie du groupe mandé qui constitue l’ethnie la plus importante du Mali. À la suite de ces répercussions historiques, l’auteur entreprend de montrer au sens d’Abdelmalek Sayad que Tombouctou est une cité qui « a paradoxalement émigré sur place, hors d’elle-même, mais dans elle-même[18] ». Cette émigration n’a pas épargné l’imaginaire religieux puisque cette cité est un mélange des cultures au sein desquelles les croyances religieuses s’emboitent. Ainsi :

[L]a société malienne est complexe. […] C’est une société où l’islam, le christianisme cohabitent et se mélangent avec l’animisme […] Il faut donc toujours se rappeler cette diversité quand on mène une enquête ici[19].

Les populations tombouctiennes et leurs ethnies étant plurielles, Moussa Konaté montre que le rapport qu’elles entretiennent avec les religions s’inscrit aussi à partir d’une perspective plurielle. Le foisonnement religieux perceptible à travers la cohabitation et le mélange entre l’islam, le christianisme et l’animisme s’expliquent par le fait que chaque couche de la population adhère au moins à une croyance parmi les trois. Pour avoir accepté les premières écoles coraniques en Afrique, les Peuls sont des pratiquants musulmans, alors que les Bambaras sont des païens, donc des animistes dont la chute a été évidente avec la pénétration de l’islam, puis l’avènement des razzias, des dissidences internes et de la conquête coloniale. Par son histoire tumultueuse, Tombouctou deviendra l’un des principaux foyers du savoir islamique à partir du XVe siècle. Cette religion côtoie aussi le christianisme puisque la légende populaire rapporte qu’« Al Farouk a été condamné à sept ans de prison, enfermé dans les eaux du fleuve Bani, pour avoir manqué de respect aux religieux de la Cité des 333 Saints[20] ». Cette légende témoigne pour ainsi dire de la place déterminante de la foi chrétienne dans le quotidien de la cité mythique. Apparu en Afrique à la fin du XVe siècle, peu avant l’arrivée de la traite négrière, le christianisme connait aujourd’hui une adhésion massive dans les communautés. Pour reprendre les propos du critique Abdelmalek Sayad, les populations se complaisent volontiers dans

l’imaginaire mythique, […] dans la fuite hors du temps, hors des réalités immédiates de la vie profane, de la vie sur terre, c’est-à-dire hors des « choses temporelles », des « choses de la terre » pour lesquelles les dispositions dévotes (et faussement dévotes) n’ont que mépris et suspicion de blasphème[21].

Le recours à l’imaginaire mythique voire christique est porteur de sens car Tombouctou est une cité où baigne diverses croyances. Tombouctou la ville carrefour étant attestée dans le texte, on pourrait se demander si ce mélange ne masque pas des tensions quelconques.

La fragile coexistence des imaginaires

Dans Meurtre à Tombouctou, l’auteur ne se limite pas à présenter la multitude des imaginaires qui font de Tombouctou une ville carrefour. Il se propose également de mettre en relief le choc de ces imaginaires qui divisent les populations de Tombouctou et ceux venus de Bamako. La recommandation donnée par le commissaire Touré à son collègue Habib résume parfaitement ce phénomène : « Comme ce sont les imams, il serait préférable d’aller écouter ce qu’ils ont à vous dire. À Tombouctou, on ne comprendrait pas que vous refusiez de les rencontrer[22]. » Le conseil donné par le commissaire Touré atteste le rapprochement de deux visions du monde, en même temps qu’elles se rivalisent. En effet, Habib est conscient que l’enquête qu’il mène à Tombouctou est suivie de près par les imams dont l’influence sur la population est indéniable. L’ingérence des leaders religieux dans les affaires étatiques est une manière de rappeler aux autorités publiques de Bamako qu’à Tombouctou, il existe une façon d’agir en conformité avec les principes religieux. Un des imams dira clairement :

S’il te faut beaucoup de temps et si tu ne sais pas quand ton travail sera fini, tu peux retourner à Bamako […] Tu comprends, Habib, cette ville est sous notre responsabilité et nous ne pouvons pas laisser ses populations s’entredéchirer sans agir[23].

Les propos du porte-parole des imams sont assez révélateurs. Derrière la bonne volonté d’éviter un conflit tribal qui pourrait embarrasser Tombouctou, se cache un dessein. En effet, le projet des imams est de se débarrasser d’Habib et de ses collaborateurs qui, à première vue, se mêlent d’une affaire ne les concernant pas. Face à une enquête qui ne semble pas avoir des racines dans les méthodes traditionnelles, les responsables religieux l’invitent à regagner Bamako où, les gens se soumettent aux autorités héritées de la colonisation européenne. En revanche, il existait dans la ville un enquêteur traditionnel nommé « marabout-devin » qui a toujours résolu des affaires insolites bien avant l’arrivée des méthodes modernes. En cela, les imams créent une distance entre le pouvoir politique moderne et le pouvoir traditionnel dont ils sont les détenteurs. De l’ingérence à l’enquête traditionnelle, les imams font passer un message aux autorités du pays, à savoir « cette ville est sous notre responsabilité ». Derrière cette affirmation, il s’agit de rappeler à Habib que la ville de Tombouctou est régie par les lois du pouvoir religieux et non profane. Par conséquent, il serait dans l’intérêt de tous que ses hommes et lui se dessaisissent de l’enquête au profit du marabout-divin mandaté par les leaders religieux. Habib le représentant des autorités publiques de Bamako sera donc sommé de repartir dans sa ville pour la simple raison qu’il est un obstacle à la gestion sociale de la classe religieuse de Tombouctou. Il le rappellera explicitement à ses jeunes collaborateurs Sosso et Guillaume en ces mots : « [L]es imams sont venus me demander de me laver les mains de l’enquête[24] ». Les propos du commissaire révèlent une polémique entre les autorités publiques et les autorités religieuses. L’Islam étant la religion qui prévaut à Tombouctou, les imams demandent courtoisement au commissaire Habib de s’en aller dans l’immédiat. En exigeant une telle chose au représentant du pouvoir politique de Bamako, les imams font passer un autre message : la cohésion sociale de Tombouctou passe avant les enquêtes indésirables qui n’aboutissent qu’à des guerres tribales. Le gouverneur de Tombouctou, conscient que cette cohésion passe par un compromis politique, n’hésite pas à ramener Habib à l’ordre : « Les notables vous ont […] informé qu’un marabout-devin a le pouvoir de retrouver l’assassin d’Ibrahim très rapidement. […] Il est vraiment doté de pouvoirs surnaturels, par la grâce d’Allah[25]. » En faisant pression sur le premier responsable politique, les imams rappellent implicitement à Habib que sa fonction n’a de sens qu’à Bamako et non à Tombouctou. En effet, l’adhésion du gouverneur à la proposition des imams de recourir à un marabout-devin peut être perçue comme une manière de torpiller l’enquête. En sa qualité de connaisseur des lois politiques et religieuses qui prévalent à Tombouctou, il souhaite contourner une hostilité des islamistes vis-à-vis des autorités publiques qui n’ignorent pas que Tombouctou est une ville influencée par les leaders religieux musulmans. Pour cela, il suggère que le crime d’Ibrahim soit élucidé par les membres de sa communauté dont l’intérêt consiste à préserver les liens sociaux plutôt qu’à arrêter le meurtrier et le juger. À partir de cette suggestion, il est clair que le pouvoir religieux semble avoir de l’ascendant sur le pouvoir profane. Cet ascendant s’explique par le fait que les « imams et les notables ont une grande influence[26] » sur les populations. C’est pourquoi le gouverneur de la région supplie le commissaire Habib de renoncer à son enquête moderne : « Je vous en supplie, au nom d’Allah et de son prophète Mohamed, donnez deux jours, deux jours seulement au marabout-devin[27]. » La figure du Prophète Mohamed se lit comme l’instrument idéologique à partir duquel l’Islam, après avoir soumis les populations aux différents djihads qui les confrontaient aux païens, notamment aux Bambaras et aux Haoussa, continue à assurer la domination des populations au nom d’Allah. Vu ainsi, le gouverneur de la région qui est l’incarnation du pouvoir occidental, n’assure presque pas la fonction de contestation vis-à-vis du pouvoir islamique car il existe « une complicité tacite entre le chef de l’Exécutif régional et les notables[28] ». Or, cette complicité s’insère, d’après Guillaume, l’officier de police français, dans le « signe avant-coureur de l’implantation probable de l’islamisme[29] » réfractaire à l’ouverture aux autres religions. C’est la raison pour laquelle le gouverneur insiste sur l’ordre dicté par les imams : « donnez deux jours, deux jours seulement au marabout-devin ». L’insistance sur les deux jours révèle l’efficacité des méthodes du marabout et son attachement aux leaders religieux, susceptible de renvoyer à la métonymie du pouvoir afro-islamique. Étant donné que la mission des imams était d’imposer un certain nombre de règles aux populations, « la solution résidait dans l’accélération de l’enquête pour ne pas donner le temps à ses détracteurs de se concerter et le piéger[30] » selon le commissaire Habib, représentant de l’ordre public. Cependant, pour la famille d’Ibrahim Ag Aghaly, la non-observance des lois de l’islam avait pour conséquence l’exclusion de la communauté des croyants, comme on peut le voir au travers de cette prière : « Seigneur Allah ! Absous-le et donne-lui Ta miséricorde. […] Nettoie-le de ses péchées comme tu as nettoyé le vêtement blanc de sa saleté[31]. » Curieusement, la recommandation « Nettoie-le de ses péchés comme tu as nettoyé le vêtement blanc de sa saleté », renvoie à la conduite sainte à laquelle s’était résigné le jeune Ibrahim. En effet, c’est à la manière d’un musulman indigne situé entre deux conceptions sexuelles qu’il faut comprendre les mobiles du meurtre d’Ibrahim. Le narrateur qui fournit des preuves sur la « face nocturne de Tombouctou[32] » tout comme sur celle d’Ibrahim débouche sur ce qu’il convient d’appeler la conception sexuelle nocturne. Par l’entremise de son amitié avec Gérard, un touriste français dont la consommation de la drogue et la pratique de l’homosexualité ne faisaient plus l’ombre d’un doute, Ibrahim sera qualifié de croyant « mécréant[33] », car dans l’imaginaire islamique, ces réalités proviendraient des influences occidentales. Gérard sera d’ailleurs la cible de « la violence des islamistes qui devraient se dire que tous les français sont des homosexuels, des alcooliques et des drogués qui viennent souiller leur ville[34] ». En conséquence, l’attitude du jeune Touareg sera considérée comme une atteinte à l’honneur de la ville et de sa communauté. En dépit de sa sexualité diurne approuvée par son union libre avec Kaira la métisse ou par celle avec son épouse légitime, il devait choisir entre devenir un Touareg traditionnaliste conservateur des lois de l’islam ou un moderniste, synonyme de la « trahison des aïeux » et de l’ouverture au monde. « Dans un monde fermé, enfermé entre les dunes de sables qui ne semblait plus lui convenir[35] », Ibrahim renonça volontiers, à ce que Tahar Ben Jelloun appelle « le combat permanent contre les tentations[36] ». Son attitude déshonorante à l’égard des lois islamiques est lourde de conséquences, d’autant plus que sa mère Fatma Mohamed, « héritière et gardienne du savoir des ancêtres », estime qu’Ibrahim Aghaly s’était détourné de la croyance islamique. C’est donc sous le sceau de la devise « Nous nous sommes des Touareg […] on ne nous humilie pas comme n’importe qui » que Fatma Wallette Sidi Mohamed commet l’infanticide. Son meurtre, qui renvoie à la fois à une mise en garde pour qui voudrait s’inscrire dans le registre de « la non-observance des interdits de l’islam » et à la conservation des valeurs ancestrales peut être interprété de deux manières. D’une part, par lui, Fatma aurait guéri la société en supprimant le cancer qui commençait à ronger le corps social. D’autre part, le meurtre de son fils qui avait adhéré à des manières de vivre non-orthodoxes, manifesterait son refus de s’ouvrir au monde. Son imaginaire réfractaire au changement est porté par l’adhésion aux principes de la religion islamique et de la tradition. En se concevant comme la gardienne des traditions et la protectrice de Tombouctou contre les vices, Fatma se donne pour mission d’éradiquer « Satan », fut-il son fils adoré Ibrahim Aghaly.

Meurtre à Tombouctou est un roman qui dénonce les dangers de l’enclavement. L’idée de situer le meurtre à Tombouctou, une « cité historique qui est un mythe dans tout l’Occident », est une manière pour l’auteur de mettre en lumière le rapport que cette ville entretient avec le monde. Pour lui, cette ville aurait tout à gagner en s’ouvrant aux autres cultures plutôt que de s’enfermer dans le sanctuaire de la culture islamique prônée par les promoteurs du fétichisme identitaire. Patrimoine culturel mondial, Tombouctou convie ses résidents à sortir de ce qu’on peut nommer l’imaginaire insulaire afin de donner droit de cité à toutes les visions du monde qui s’emboitent. De ce fait, l’allusion aux imaginaires pluriels émanant pour la plupart des traditions héritées des rencontres entre les peuples, permet à l’auteur de revisiter l’histoire de Tombouctou, qui ne doit pas omettre le rôle joué par chaque culture dans l’imaginaire collectif de cette cité historique. Une telle omission aurait pour conséquence le retard du développement de l’Afrique, illustré par l’horreur du geste de Fatma Wallette Sidi Mohamed. Non seulement ce geste a eu pour ambition d’entériner le mal-être social, mais il a aussi prolongé ses racines dans la mort de Fatma Wallette Sidi Mohamed mettant ainsi fin à tout projet d’enquête d’une société réfractaire.