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Dans les lignes qui suivent, nous nous proposons d’examiner le questionnement épistémologique qui se trouve au coeur des polars de Moussa Konaté. Sans trop insister sur l’hypothèse que l’exploration des savoirs[1] et leurs frottements idéologiques participent d’une réflexion sur la manière dont la société représentée dans les textes conçoit et définit le crime, nous rappelons qu’au fondement de l’oeuvre policière de Moussa Konaté, publiée entre 1998 et 2014 et qui à la fois, retrace la mémoire du passé et alimente celle du temps présent, il y a une cohérence qui tient à deux choix stratégiques : d’abord, l’élaboration d’un espace géographique, social et culturel bien circonscrit et ensuite, l’enjeu lié à l’interprétation du crime. S’appuyant essentiellement sur trois romans – La Malédiction du Lamantin, L’Empreinte du renard et L’Assassin du Banconi[2] – l’article tentera de montrer que les polars de Moussa Konaté, dont on a déjà dit qu’ils reprennent les « légendes et épopées africaines et des grandes tragédies classiques[3] », mettent en présence des systèmes de valeurs, de lois et des lieux de savoirs nettement marqués. Le conflit épistémologique que l’on observe entre enquêteurs et enquêtés (les dépositaires du savoir local) tend à subvertir les paradigmes, normes épistémiques et canons de rationalité de la littérature policière classique. C’est à l’opposition entre la science et le « profond mystère de la vie » que sera consacrée la première partie de cette réflexion, pour ensuite montrer comment, d’une part, la pratique indiciaire consolide la démarche rationnelle de l’enquêteur, et traduit, d’autre part, une complémentarité entre deux systèmes de pensées.

Il y a la science et le profond mystère de la vie[4]

Qu’elle s’inspire des grands mythes fondateurs des peuples dogons et bozos (LEmpreinte du renard, La Malédiction du Lamantin) ou qu’elle traduise les inégalités et la place de la religion dans la société malienne (L’Assassin du Banconi, L’Honneur des Kéita), l’oeuvre policière de Moussa Konaté accorde une place de choix aux savoirs. Dans l’appréhension d’une telle dimension, Christiane Ndiaye, dans un article[5] consacré à la figure du lecteur dans le polar de cet auteur, montre comment la « configuration du destinataire se produit notamment par l’intermédiaire des champs du savoir et des compétences[6] » qui sont implicitement ou explicitement attribués au lecteur. À travers une écriture qui ébranle jusque dans ses mots la possibilité même de toute détermination générique, le polar de Moussa Konaté pose la question du « savoir » comme corrélat d’un exotisme, pris entre les gloires d’un passé et le trauma d’un présent. Christiane Ndiaye se demande même l’intérêt de mobiliser autant de savoirs : « N’est-il pas superflu de mobiliser autant de savoirs sur l’Afrique dans un polar si le lecteur postulé est lui-même un habitant des lieux pour qui le décor, la culture et l’histoire convoqués relèvent du familier[7] ? »

L’analyse de Christiane Ndiaye énonce et annonce, à partir d’une série d’interrogations, les traits caractéristiques d’une fiction policière profondément ancrée dans les réalités sociales et culturelles africaines. D’un côté, il y a un intérêt marqué pour l’auto-exotisme qui se manifeste par des « descriptions du caractère extraordinaire des pays, us et coutumes qui semblent s’adresser à un destinataire qui les découvre[8] », démarche dont Françoise Naudillon a brièvement analysé ailleurs les contours. Contrairement à Christiane Ndiaye qui s’interroge sur les enjeux d’une telle représentation auto-exotique, Françoise Naudillon considère le polar d’Afrique francophone comme « avatar de l’ethnopolar[9] » inauguré par Chester Himes et l’ethnopsychiatre Tobie Nathan. De l’autre côté, une rupture s’observe à travers la manière dont certains auteurs africains veulent se positionner dans le champ de la littérature policière contemporaine.

À ces orientations esthétiques dont la critique a analysé l’émergence comme marqueurs de rupture et de singularité du polar d’Afrique francophone, s’ajoute une réelle activité scripturaire qui s’associe, implicitement, aux valeurs esthétisantes. Dans le cas de Moussa Konaté, on remarquera que l’un des intérêts des romans de cet écrivain polyvalent[10] réside essentiellement dans la façon dont ses polars représentent la complexe réalité africaine, une réalité qui ne saurait être traduite par une seule voix, car elle n’est plus vue par un type de regard unique[11]. Cette pluralité des voix et regards renvoie notamment aux expériences individuelles et collectives, mais aussi aux multiples savoirs et informations fournis sur les personnages, les cultures, les croyances et l’histoire des milieux ethniques représentés.

Dans la structure des différents romans, les vestiges des savoirs anciens sont convoqués afin de constituer un univers cohérent. Le mystère bozo et le ton caustique et humoristique développés dans La Malédiction du Lamantin pour secouer les lieux communs discursifs sur la colonisation française au Mali ; les nombreuses manoeuvres de Kodjo, alias Le Chat, pour dissuader les enquêteurs dans L’Empreinte du renard ; ou le comportement de l’imam Ladji Sylla dans LAssassin du Banconi, comme figure d’un savant qui ne tient plus un discours d’autorité et convaincant sur son monde participent tous d’une écriture où les savoirs ethnographiques, religieux et sociologiques se garantissent mutuellement. La particularité des personnages réside moins dans la symbiose que dans la confrontation : le vieux Zarka, le commissaire Habib Kéita, l’inspecteur Sosso Diarra et les notables villageois sont le lieu d’observation d’un conflit épistémologique qui traverse les romans.

Cette mise en scène du conflit entre tradition et modernité a souvent conduit la critique à évoquer une « anthropologie du secret[12] » et une subversion des « codes classiques du genre[13] » dans les polars de Moussa Konaté. Toutefois, il semble que la critique passe sous silence le fait que les personnages qui racontent les récits anciens et secrets du monde dogon, bozo et malinké au commissaire Habib Kéita sont détenteurs d’un savoir séculaire, et que la tragédie qui est la leur traduit les bouleversements structurels de leur société. Oscillant entre le passé et le présent, entre le rationnel et l’irrationnel, l’écriture policière de Moussa Konaté se construit tendanciellement à la croisée des régimes de la mémoire qu’elle sollicite. Elle déploie des signes, aussi bien pour le détective que pour le lecteur. Le projet esthétique est ainsi orienté vers une observation perspicace des problèmes sociaux où l’intrigue policière apparaît comme une figuration des intrigues criminelles politiques, culturelles et religieuses. Il s’agit de faire des crimes le lieu d’une écriture de mystère où les détenteurs des savoirs ancestraux se confondent avec les jeunes brigands qui terrorisent les habitants.

La description des scènes de crimes constitue, dans l’économie narrative, un questionnement sur les savoirs et la place qu’occupent les gardiens et dépositaires de la mémoire ancestrale. Ainsi, graduellement, les assassins font l’objet d’une typologie bien singulière. L’Empreinte du renard met en scène une série de crimes dans un petit village dogon où les habitants sont profondément attachés aux valeurs léguées par les ancêtres. Ce roman reproduit, sous forme de clin d’oeil au roman policier classique à la Arthur Conan Doyle, les arcanes d’une société tiraillée entre tradition et modernité. Il s’ouvre sur les cris de Yalèmo, la soeur de Yadjè. Celle-ci apprend à son frère qu’une catastrophe est en train de menacer leur famille. Malgré les mises en garde de sa mère, elle conduit son frère au lieu où Yakoromo, la fiancée de son frère, est en train de roucouler avec Némègo, le meilleur ami de Yadjè. Cette transgression des deux principes fondateurs – l’honneur et l’amitié – auxquels tiennent les habitants de Pigui, détermine la dynamique narrative du roman, une dynamique qui se caractérise par une série de meurtres mystérieux. Si la violation du pacte de l’amitié apparaît comme l’élément déclencheur de ce duel mortel, la défense de la mémoire ancestrale y occupe aussi une place prépondérante.

Dans le roman, le savoir divinatoire dogon relève, en termes d’aspectualisation verbale, de l’accompli. Il n’apparaît pas seulement comme un « ensemble d’énoncés dénotatifs » au sens où l’entend Jean-François Lyotard, mais s’y mêle aussi les idées de savoir-faire, de savoir-vivre, de savoir-écouter[14]. Opérant selon un mode précis d’appropriation et de réécriture, L’Empreinte du renard construit un ordre épistémique dont la cohérence réside dans l’immense place accordée au mythe du renard[15]. La langue, les figures de styles et les sujets[16] utilisés par les notables dogons de Pigui s’inscrivent dans un processus de consolidation des liens séculaires que le meurtre de Yadjè commis sur les falaises a ébranlés. À travers la confrontation des points de vue – l’opposition entre Kodjo, dont le discours s’ordonne selon des règles précises (ici l’utilisation des proverbes et périphrases) et la démarche rationnelle du commissaire Habib Kéita – le roman apparaît comme une problématisation des savoirs. À cet égard, on peut avancer que là où ce roman de Moussa Konaté réussit le mieux à nous dévoiler l’univers des savoirs, c’est à même son recyclage des éléments puisés dans le répertoire mythique dogon. La figuration des savoirs dans L’Empreinte du renard doit pouvoir s’apprécier en termes de complémentarité avec les pratiques traditionnelles et les discours que le roman mobilise, conteste ou tourne en dérision. À travers les discussions entre le commissaire Habib et les habitants de Pigui, l’on remarque que le savoir dogon dont l’exemplarité a été soulignée par Marcel Griaule[17], subit en quelque sorte une mutation ontologique au regard de laquelle il passe d’une valorisation à une sorte de parodisation. Le discours ironique du commissaire Habib sur ce savoir prend appui sur des jugements péremptoires :

– Eh bien, c’est parce que, sans m’en rendre compte, je les méprisais, ces gens-là. J’ai été façonné à l’école occidentale, qui m’a appris la rationalité, le cartésianisme. Tout ce qui sortait de ce mode de penser n’était pas digne d’intérêt. Or, ceux à qui nous avons affaire ici n’appartiennent pas à notre univers et nous n’osons pas nous avouer que nous les tenons, du point de vue de la pensée, pour des primitifs. Alors nous les méprisons. J’ai eu mal ce matin, parce que j’ai découvert cette vérité. Tu vois, les choses ne sont pas aussi simples, et nous-mêmes, imbus de notre science, nous ne savons pas qui nous sommes. Il ne s’agit pas, en fait, de faire semblant de les comprendre, mais d’admettre qu’ils ont le droit d’avoir leur univers à eux.

ER, 143

Il s’avère, dans les discussions entre le commissaire Habib Kéita et l’inspecteur Sosso Diarra, que la difficulté d’enquêter à Pigui réside à la fois dans le mystère dogon et dans les nombreuses menaces proférées par Kodjo, dit Le Chat. Décrit comme un homme qui a « tendance à prendre tous les autres pour des crétins » parce qu’il « possède le savoir de ses ancêtres » (ER, 206), Le Chat est véritablement le lieu d’observation d’une crise de valeurs que traverse la société dogon de Pigui. En lui, la noblesse et l’arrogance se côtoient, faisant de lui, aux yeux du commissaire Habib et de son assistant Sosso, un être de la démesure et de la disproportion. Le travail d’écriture en oeuvre dans L’Empreinte du renard distille la critique d’une figure de savoir dont la seule préoccupation semble résider dans la terreur. Avançant le prétexte que « c’est Lèbè qui tue, car c’est lui le premier des serpents » (ER, 249), Le Chat brouille les pistes. Ses nombreuses consultations au sentier des renards s’inscrivent dans une logique défensive contre l’action du commissaire Habib. Le motif de la responsabilité de Lèbè dans le meurtre des jeunes dogons est considéré comme la réponse à une trahison collective en ce sens que ces jeunes sont « allés à l’encontre de l’ordre qui est établi ici depuis des siècles » (ER, 237). Yadjè et Nèmègo se sont battus parce que Nèmègo a transgressé un principe sacré auquel tient tout Dogon digne de ce nom : l’amitié. Les autres, Ali, Antandou et Ouologuem, ainsi que Nèmègo ont commis le sacrilège de vouloir accaparer et vendre le champ du Hogon à des gens qui voulaient y construire un hôtel (ER, 237).

La question centrale ici est : comment mettre en scène les contradictions d’une société tiraillée entre tradition et modernité, entre « science » et « pratiques irrationnelles » ? La réponse à cette question commande de réfléchir à la trajectoire des personnages qui se déroule comme un mouvement de va-et-vient incessant entre les espaces rituels et sacrés et les espaces nouveaux (la ville, la mairie, etc.) au sein desquels les savoirs locaux sont confrontés au savoir rationnel de la police. Du pays dogon à Kokri, le village bozo, l’inspecteur Sosso Diarra insiste sur la similitude des univers culturels : « J’ai l’impression d’être de nouveau chez les Dogons, chef. Il y a tellement d’inconnues, de mystères » (ML, 70). Ce rapport intratextuel qui apparaît dans les thèmes (mystère, irrationnel, etc.) permet de mieux situer le contexte culturel de La Malédiction du Lamantin qui est structuré autour de la mort mystérieuse d’Aliou Kouata et de son épouse Nassoumba. Si les notables bozos attribuent la responsabilité de cette mort à Maa, leur divinité aquatique, parce que Gori, l’un des oncles de Nassoumba a « accepté de prêter main forte » (ML, 92) à Frédéric, un administrateur colonial français qui a péché Maa dans les eaux de Djoliba dans le but de l’amener « au zoo de Bamako pour qu’il devienne un objet de curiosité » (ML, 92), le commissaire Habib préfère se fier aux résultats de l’enquête scientifique et focaliser ses recherches sur Kaira, la fille infirme de Kouata. Cette volte-face du commissaire Habib provoque l’ire des notables bozos, comme le montre la réaction du griot Mandjou : « Je n’ignore pas que tu as appris beaucoup du savoir des Blancs, mais nos ancêtres n’étaient pas des incultes et ils savaient des choses que les Blancs ignorent encore » (ML, 90). En tant que détenteur d’un savoir avéré, Mandjou représente la matérialité concrète d’un passé social. Son savoir qui implique préparation, formation et initiation, renvoie à une aptitude à être, à faire, à dire, à penser[18]. Il conserve les traces de la pensée, de la connaissance ou de la création.

Ainsi, que ce soit avec L’Empreinte du renard ou La Malédiction du Lamantin, l’écriture policière de Moussa Konaté dévoile, en filigrane, une esthétique où les figures des savoirs culturels et religieux participent pleinement aux meurtres. Dès lors, l’élucidation du crime passe par une traversée des signes, savoirs et récits fondateurs dogon, bozo et malinké. Dans L’Assassin du Banconi, des brides de savoirs religieux se mêlent aux éléments proprement romanesques pour constituer un univers hétérogène. Deux femmes (petite-mère Sira et Naïssa, mariées et sans enfants) et un homme (Hama, comptable à la Générale des Sociétés Sucrières) ont été retrouvés sans vie dans des latrines. Profondément attachés à la religion et vivant selon les recommandations de l’imam du quartier, du muezzin Monzon et du tout-puissant Ladji Sylla, un marabout « imposant et très riche » (ADB, 66), les habitants de Banconi interprètent la mort de Sira, de Naïssa et de Hama comme une volonté divine. Dans les différentes interventions de l’imam, les références, allusions aux pratiques et savoirs religieux, s’organisent dans le roman pour affirmer incontestablement la présence discursive de l’Islam[19]. Dans son discours, sont appelés, en guise d’autorité conceptuelle et de prétexte argumentatif, les noms d’Allah, de l’Omnipotence et de l’Omniscience. La multiplication des formules et des arguments du Livre Saint informe les fidèles sur la destinée de l’homme et sa faiblesse face à la mort. Cette multiplication participe d’une rhétorique qui donne un éclat particulier aux nombreuses majuscules qui traversent le roman comme « Allah » ou « Maître » (ADB, 13-14).

L’on remarque aussi que, parallèlement à ces références et descriptions des cérémonies religieuses, le roman propose une réflexion sur le savoir ancestral. Le vieux Zarka, qui est un ami d’enfance du père de Habib, est présenté comme un savant « traditionnel » :

C’est une vieille connaissance, expliqua le commissaire Habib à son collaborateur qui avait ralenti le pas pour se trouver à la hauteur de son chef. Il s’appelle Zarka. Zarka comment ? Je crois que personne n’est capable de répondre à cette question. Il vient du même village que moi ; c’est un ami d’enfance de mon père, qui s’est retrouvé ici je ne sais comment. Je le taquine souvent, parce que c’est un cousin de plaisanterie. Mais c’est un savant, mon petit Sosso. Personne mieux que lui ne connaît les plantes et leurs vertus. Dans ce domaine, je me fie plus à lui qu’à notre labo.

ADB, 127

Mobilisés dans leur dimension culturelle et dans leur rencontre parfois conflictuelle, les savoirs dans les polars de Moussa Konaté sont montrés dans une sorte de synthèse harmonieuse. À travers les différents exemples, l’on observe que ces savoirs répondent à la perpétuation des valeurs séculaires. Ils ne sont proférés « publiquement qu’à certaines grandes occasions telles que les Kirè ou cérémonies cynégétiques annuelles qui renouvellent l’alliance de l’homme et des esprits tutélaires des lieux, de la faune, de la végétation et surtout de Kondoro, l’esprit de la chasse[20] ». Souvent parodiés par les enquêteurs, ces savoirs compliquent parfois le déroulement normal de l’enquête. Le recours aux proverbes et paraboles par Kodjo, amène le jeune Sosso à douter de sa capacité à mener une enquête en dehors de Bamako :

– Chef, dit Sosso, je crois que, moi, je n’arriverai jamais à mener une enquête hors de Bamako.

– Tiens, et pourquoi, Sosso ?

– Parce que je ne m’en sens pas capable. Vous avez vu la façon dont le père de Nèmègo a parlé ? Des périphrases, des images, des proverbes. Il faut connaître tout ça, chef, pour parler avec les villageois.

ER, 167

Comme on peut le voir, l’écriture policière de Moussa Konaté porte non seulement la marque d’un savoir éminemment complexe, mais explore aussi, à sa façon, une discontinuité de la mémoire ancestrale en s’insérant dans ses failles. En confrontant les différentes figures épistémiques, elle apparaît comme « une écriture de l’histoire de l’Afrique, à travers la succession, l’intégration ou le conflit des savoirs[21] ». Face à la complexité des événements et à la méfiance des villageois, le commissaire Habib se demande : « Quelle enquête puis-je mener ? » (ER, 88) La confrontation des méthodes rationnelles[22], des théories exogènes avec les pratiques occultes compliquent davantage son enquête, dans la mesure où « il n’y a rien de rationnel ni dans la façon dont les événements sont relatés ni dans les faits mêmes » (ER, 76). S’il se sentait, depuis son arrivée, en parfaite harmonie avec le monde dogon (parce qu’il y a rencontré son ami d’enfance, le policier Diarra à Mopti), il finit par comprendre, à la suite de certains événements mystérieux, qu’il a « affaire à des gens différents de lui » (ER, 124). D’abord, les circonstances des meurtres paraissent inexplicables : « Vous savez, chez nous les Dogons, ce n’est pas comme ici. On peut tuer sans être vu. Sans utiliser une arme » (ER, 61), explique le jeune maire, venu alerter les autorités. Ce constat amènera le commissaire Habib, dans La Malédiction du Lamantin, à prendre conscience des limites de son savoir rationnel :

– Je suis d’autant plus à l’aise pour te répondre, fit Habib, que je suis parvenu à la même conclusion au pays dogon. Donc, j’ai déjà pris conscience des limites de notre savoir, à nous qui sommes passés par l’école française ou francophone, si tu préfères. Je sais désormais qu’il faut chercher à comprendre ceux qui n’ont pas le même parcours intellectuel que nous, mais n’en sont pas pour autant des ignares.

ML, 120

En plaçant la problématique des savoirs en leur centre, les polars de Moussa Konaté exploitent de manière insistante la prédiction funeste ainsi que la malédiction. La vengeance mortelle des dieux tutélaires et des gardiens du savoir local traduit une série d’événements dont l’élucidation nécessite une confrontation des savoirs. De la description des cérémonies religieuses et initiatiques au pacte scellé entre deux ethnies (dogon et bozo), en passant par la critique de la situation sociopolitique, les textes mettent en scène un conflit épistémologique qui place l’indice au centre d’une écriture où l’enquête policière devient le processus préalable à la restauration d’une certaine harmonie sociale.

Pratique indiciaire et détermination de l’enquête

Xavier Garnier a montré le rôle important que joue l’indice dans la fiction policière, à partir des romans de Muhammed Saïd Abdulla et de Faradji Katalambulla. Comme fragment d’un tout, l’indice permet de fouiller le passé et la personnalité de la victime et d’expliquer les motivations sociales, économiques et psychologiques de l’assassin. Parlant de la construction d’un savoir policier, il fait observer que l’indice est intimement lié aux données culturelles que l’enquêteur véhicule, lorsqu’il interprète des signes :

Le modèle de la résolution d’énigmes a certainement rencontré dans le contexte swahili un terrain favorable. Parce que les données culturelles sont indispensables à l’enquête, parce qu’il existe toujours une solidarité entre l’indice et le trait culturel, c’est toute une image de la culture swahilie qui est mise en jeu ici. En raison de son abstraction même, la résolution d’énigmes est propre à venir s’insérer dans différentes cultures, mais non sans laisser des traces dans la représentation de la culture : l’énigme est passée par là, avec son pouvoir de questionnement[23].

Les considérations esthétiques, sémiotiques, sociologiques, culturelles et idéologiques sont bien au centre de l’analyse de Xavier Garnier. Le lien évident entre l’indice et le trait culturel qu’il dégage, souligne toute une mémoire culturelle collective. Dans cette perspective, l’indice permet de lire le groupe social auquel appartient le coupable. Autrement dit, lorsque le mobile du crime est connu, l’assassin apparaît le plus souvent comme le délégué du groupe social au nom duquel il commet son acte. Dans l’interprétation de l’indice, rien n’est laissé au hasard : chaque trace est interprétée comme un indice potentiel, susceptible d’accéder à la vérité. C’est à travers ce processus que l’enquêteur rend le crime intelligible, dicible et lisible[24]. Il transforme les détails les plus incongrus en structures signifiantes de sorte que les « mots les plus quotidiens, les gestes les plus banals, les épisodes les plus insignifiants se soumettent de bonne grâce à une discipline qui exige qu’ils soient mots, gestes et épisodes révélateurs[25] ». Il s’appuie sur les traces tangibles : rapports d’interrogatoire, minutes de procès, témoignages, coupures de journaux[26] qui cautionnent la valeur ou l’honorabilité scientifique de sa démarche. L’examen de ces rapports d’interrogatoire et d’autopsie fait, par exemple, du roman policier à énigme classique, un univers bigarré d’indices, de signes et de significations[27].

Il faut d’ailleurs rappeler que cette pratique indiciaire à laquelle s’adonnent le détective et le lecteur du polar s’inscrit dans une tradition instaurée par Edgar Allan Poe. La lecture policière dont Pierre Bayard dit qu’elle est un « univers troué » fait d’une « clôture textuelle perméable »[28] que le lecteur traverse pour séjourner dans le texte, n’est pas que le simple complément de l’écriture. Entre cette clôture textuelle et la « clôture subjective », Bayard postule l’existence d’un « monde intermédiaire » où communiquent les figures littéraires[29]. L’auteur lui-même devient un lecteur parmi les autres. L’enquête qui consiste à assembler les signes de manière à rendre le crime intelligible, est d’abord la recherche d’une cohérence. Et le contrat que propose le texte policier attribue au lecteur une fonction particulière : à partir du moment où ce dernier déploie le sens de l’enquête, il devient un lecteur-détective.

Dans les romans de Moussa Konaté, le lecteur sait que les gardiens des savoirs ancestraux et religieux ont tué Aliou Kouata, son épouse Nassoumba, Yadjè, Nèmègo, Ali, Antandou, Ouologuem, petite-mère Sira, Naïssa et Hama, mais la narration, comme le préconise l’écriture policière, laisse en suspens les mobiles des crimes. Les textes fournissent une série d’indices que le commissaire Habib insère dans un réseau de signification qui leur confère une valeur intellectuelle, scientifique et heuristique. Confronté à des morts mystérieuses qu’il doit élucider, le commissaire Habib, dont l’honnêteté et l’intégrité contrastent avec les valeurs de la police de Bamako, est décrit comme un homme rationnel rigoureux. La pratique indiciaire à laquelle il s’adonne amène d’autres personnages dans La Malédiction du Lamantin, à le traiter de « James Bond » et de « Sherlock Holmes » (ML, 76). Devant un texte construit sur des points de fuite et des zones d’ombre, l’élucidation de la mort mystérieuse d’Aliou Kouata et de son épouse Nassoumba ne peut aboutir que lorsque le commissaire Habib laisse de côté les conclusions hâtives des notables bozos. Comme le roman fournit assez d’indices potentiels et que le laboratoire de son ami Ouane, un médecin légiste, est bien équipé, Habib réfute l’origine surnaturelle de la mort du couple :

– Est-ce que vous savez, docteur, que, pour tout Bamako, Kouata et Nassoumba sont morts foudroyés ?

– Ah ?

– Oui, docteur, tous en sont convaincus.

– Évidemment, on ne peut pas empêcher les gens de penser de ce qu’ils veulent, mais vous voyez la vérité en face de vous. Kouata est mort d’un arrêt cardiaque, son épouse, de deux coups de couteau au foie et au poumon gauche. En tout cas, c’est la conclusion scientifique. Je vois mal comment la foudre, qui est une décharge électrique, peut produire de telles blessures.

ML, 63

Comme son travail procède par la méthode hypothético-déductive, le commissaire Habib formule des hypothèses. À propos de la mort de Kouata, il « penche pour la première hypothèse » qui montre que « si on l’avait traînée contre son gré, les blessures se présenteraient autrement » (ML, 60). Son assistant Sosso Diarra dont les différentes interventions et précisions contribuent largement à l’avancement et à l’écriture des rapports d’enquête, rappelle, par ses fonctions communicatives et testimoniales, Watson, l’ami de Sherlock Holmes. Les différents indices laissés sur les lieux du crime permettent d’établir un lien entre les meurtres et les immenses pouvoirs dont sont investis les gardiens du savoir ancestral.

Si l’examen des indices permet au commissaire Habib de remonter aux commanditaires des différents crimes, l’on remarque aussi que, les enquêteurs des romans de Moussa Konaté privilégient, comme dans le roman à énigme classique[30], un dénouement logique de l’enquête. Après avoir analysé les différents produits et instruments et entendu les suspects, le commissaire Habib réunit tous les protagonistes de la société dogon autour du chef spirituel, le Hogon, dans L’Empreinte du renard :

Tous les chefs de famille étaient présents autour de l’assistant du Hogon. Les tenues étaient invariablement des boubous de cotonnade blancs ou ocre, et les coiffures, des bonnets pointus aux larges rabats, de cotonnade également. Dans cet ensemble presque uniforme, seul détonnait le regard jaune du Chat, qui portait sa besace en bandoulière et serrait un sac de voyage défraîchi entre ses jambes. Tout le monde était assis sur des troncs d’arbres couchés. Le commissaire et l’inspecteur furent déçus et intrigués de l’absence du Hogon. Était-ce un simple retard ?

ER, 233-234

Cette absence remarquée du Hogon qui en dit long sur sa responsabilité dans la mort des jeunes dogons, confirme les hypothèses du commissaire Habib. Tous les indices donnés pointaient, à travers la complicité entre Kodjo et le Hogon, vers un meurtre prémédité : « Maintenant, le problème est de savoir que faire. Il y a eu des meurtres, j’en ai les preuves. Le mobile est connu, les coupables aussi. Faut-il les arrêter ? Toute la nuit, je me suis tourné et retourné dans mon lit en essayant de trouver une réponse à cette question » (ER, 256). Le commissaire Habib se trouve devant un dilemme : arrêter les assassins (les détenteurs du savoir dogon) signifie la fin de la culture dogon, les laisser en liberté serait une faute professionnelle.

Cependant, la finalité de cette réunion demeure la résolution logique de l’énigme. L’assemblée, formée au Togouna autour du représentant du chef spirituel, permet au commissaire Habib de situer les différentes responsabilités dans le meurtre de ces jeunes dogons, qui sont morts les uns après les autres. Si cette réunion des suspects est une façon de célébrer la victoire de la raison sur le Mal, il ressort de la constatation du commissaire Habib que l’enquête policière doit nécessairement tenir compte de la particularité de l’univers dans lequel elle se déroule.

Dans La Malédiction du Lamantin, les signes annonciateurs de la colère de la divinité aquatique, Maa, se font voir dans un premier temps, par une forte pluie qui fait déborder les eaux du fleuve Djoliba. Et les indices donnés sur la malédiction de la famille de Kouata sont, comme le précise le narrateur, clairs :

Tout s’est passé comme il l’avait prévu : le chef Kouata, qui était déjà l’époux de Nansa, s’est amouraché de Nassoumba, la nièce de Gori. Tous les Bozos se sont employés à l’éloigner de la femme maudite, mais rien à faire. C’est à partir du moment où il a épousé Nassoumba que Kouata n’a plus connu la paix. Sa première épouse Nansa est morte noyée dans le Djoliba deux semaines après le mariage de sa coépouse ; son fils Sodjè est devenu comme hanté par les esprits et a déserté le domicile familial ; la troisième épouse de Kouata fut Djaaba, elle n’a pas jamais eu d’enfant et est devenue folle ; quant à Nassoumba, ses deux premiers enfants, des garçons, sont morts à leur naissance ; seule a survécu sa fille Kaira, mais elle [est] née handicapée de la jambe droite. La même année, Kouata lui-même est devenu infirme.

ML, 93

Le roman thématise cette interprétation irrationnelle du crime en jouant sur les lieux communs discursifs sur le savoir bozo. Cette histoire d’une femme hantée par un esprit malfaiteur souligne aussi l’impasse de l’enquête. Point culminant de cette impasse, la scène de l’arrestation de Kaira, la fille infirme de Kouata, auteure des différents meurtres, traduit une série d’événements dont la compréhension passe par une plongée dans le répertoire mythique bozo. Dès lors, on comprend que l’enquête dans les polars de Moussa Konaté prend tout son sens dans une complémentarité à partir de laquelle les textes s’ouvrent sur les questions sociales.

Conclusion

Si l’on envisage le corpus retenu dans l’ordre chronologique, on peut dire que L’Empreinte du renard et La Malédiction du Lamantin se situent à l’aube d’une ère nouvelle, celle où le savoir ancestral est mis à rude épreuve par la modernité incarnée par le commissaire Habib. Avec L’Assassin du Banconi, on perçoit une sorte de mise en garde du fondamentalisme religieux à travers la figure de l’imam Ladji Sylla. Mais nous observons que dans ces romans, la mise en scène d’un conflit épistémique ne vise pas à glorifier un passé dont les traces sont perceptibles dans les récits dogons, bozos et malinkés, mais se veut, surtout, une interrogation sur la place de certaines pratiques dans la société malienne moderne. L’inscription des savoirs et les jeux de miroirs permanents entre une enquête rationnelle et les pratiques surnaturelles ouvrent la voie à une écriture où les frontières entre les genres deviennent parfois difficiles à tracer. De même, l’élaboration d’un espace géographique, social et culturel bien circonscrit sur laquelle repose la cohérence de cette oeuvre policière participe d’un jeu de mise en scène de divers personnages savants, dont les manières d’être montrent à souhait que les polars de Moussa Konaté peuvent servir de modèle pour la compréhension des enjeux sociaux, culturels et politiques du moment : les propos des narrateurs ont le plus souvent la sévérité du couperet[31].