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De manière générale en Occident, l’école s’inscrit dans un monde complexe, incertain et fragmenté dont les effets se répercutent à l’intérieur même de l’institution scolaire (Mangez et al., 2017). Depuis les années 1990, la Nouvelle Gestion publique (NGP), qui s’inspire largement des modes de gestion de l’entreprise privée et du « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello, 1999 ; Maroy, 2021), vise à remédier à la désorganisation et à l’inefficacité (présumée) des institutions publiques.

C’est d’ailleurs le cas de l’école québécoise qui, au cours des années 1990, est passée d’une régulation bureaucratique à une régulation post-bureaucratique (Maroy, 2008). Concrètement, la gestion des systèmes éducatifs consiste dorénavant moins en la recherche de conformité à des normes ministérielles définies par le haut qu’en un leadership local, dynamique et proactif. Le nouveau leadership, s’inscrivant dans le prolongement de la Nouvelle Gestion publique, est conçu « comme un des leviers essentiels pour l’amélioration des performances des systèmes éducatifs » (Derouet, 2014) et s’exerce dans un contexte de nouvelles politiques éducatives (Lessard et Carpentier, 2015) qui favorisent l’introduction de nouvelles pratiques à l’échelle institutionnelle. Pensons à la décentralisation qui a favorisé la concurrence entre les établissements et même des pratiques de marketing (Dutercq et Maroy, 2000) et, au Québec en particulier, à la Gestion axée sur les résultats (Maroy, 2021 ; Secrétariat du Conseil du Trésor, 2002), qui met au centre du système éducatif l’évaluation, l’efficacité et la responsabilisation des agents scolaires, à l’instar de ce qui se fait ailleurs dans les pays de l’OCDE (LeVasseur et al., 2020 ; Dutercq et Maroy, 2017 ; Mons, 2007).

Quels sont les effets de ce nouveau modèle d’action publique et de ces politiques d’éducation qui introduisent de nouvelles formes de gestion des établissements et d’encadrement du travail des enseignants et des professionnels scolaires (PS) qui soutiennent la scolarité des élèves en difficulté ? De nombreuses études ont montré les effets de la NGP sur le travail des enseignants, sa complexification, ses transformations et son éventuelle déprofessionnalisation (Maroy, 2005 ; Maroy et Cattonar, 2002 ; Normand et al., 2018). Cependant très peu d’études, à notre connaissance, portent sur les professionnels scolaires (PS) dont le travail s’exerce en périphérie de la classe et dont les services visent à soutenir la scolarité des élèves ayant des difficultés d’apprentissage ou de comportement (psychologues, psychoéducateurs, orthophonistes, ergothérapeutes, conseillers d’orientation, orthopédagogues, animateurs de vie spirituelle et communautaire).

Notre hypothèse est que plusieurs PS se sentent pris entre ces injonctions managériales, entre ces nouvelles formes de rationalisation de leur travail d’une part et, d’autre part, la préservation de leur autonomie professionnelle, ce qui signifie qu’ils rejettent en partie ou en totalité les modalités d’organisation du travail propres à la NGP. Dans ce contexte, que disent les PS de la NGP ? Dans l’éventualité où les PS perçoivent négativement les effets de la NGP sur l’établissement et leur travail, leur opposition prend-elle la forme d’une résistance organisée, d’une résistance informelle ou encore de retraits individuels ?

Nos entretiens (au nombre approximatif de 50) ont été menés entre 2015 et 2019 avec différentes catégories de PS qui travaillent dans une dizaine de commissions scolaires[1]. Les entretiens montrent les effets de l’introduction de nouvelles formes d’organisation du travail tant sur le plan des établissements que sur celui du vécu professionnel des PS. En conclusion, nous examinerons la thèse d’une régulation faible, par les PS, de leur propre travail, ce qui invaliderait la thèse d’une résistance organisée face à la Nouvelle Gestion publique qui s’immisce dans le système scolaire québécois.

Fragmentation institutionnelle

L’action collective est-elle possible dans un contexte institutionnel qui lui semble peu favorable : la Nouvelle Gestion publique dont nous verrons qu’elle restreint la liberté des agents scolaires dans leur travail et qu’elle brouille leurs repères identitaires ; le déclin de l’institution (Dubet, 2002) dont certaines des caractéristiques bien documentées par la recherche sont le « découplage » ou la relative indépendance, les unes par rapport aux autres, des structures administratives des systèmes éducatifs (Maroy et Cattonar, 2002 ; Pajak et Green, 2003 ; Weick, 1982) ; et le pluralisme institutionnel et normatif (LeVasseur et Tardif, 2016) qu’accentue la division du travail dans les établissements scolaires du Québec (Tardif et LeVasseur, 2010) ?

Changements institutionnels : division du travail et pluralisme institutionnel

La NGP a considérablement changé la face institutionnelle de l’école, non seulement au Québec, mais dans tous les pays de l’OCDE. Maroy se sert de l’exemple de la Belgique afin de montrer que l’école tend à se définir selon « une approche organisationnelle, managériale, dominée par la question de l’efficacité de l’agencement des ressources éducatives, au service de finalités posées comme quasi exogènes aux moyens et processus éducatifs utilisés pour les atteindre » (2011, p. 58). L’école continue certes d’exercer une fonction culturelle, mais elle ne se définit plus nécessairement par la transmission et l’intériorisation de valeurs communes conformément au modèle de socialisation durkheimien. C’est en ce sens que l’école « déclinerait » (Dubet, 2002) en tant qu’institution au profit d’un « paradigme managérial et économiciste, la considérant comme avant tout productrice de compétences et de savoirs utiles » (Dutercq, 2011, 13). Ce passage de l’école en tant qu’institution à l’école en tant qu’organisation serait justifié par les décideurs (ministère et commissions scolaires), selon qui la gestion managériale, la recherche d’efficacité et la compétition entre les établissements bénéficieraient à l’ensemble des systèmes éducatifs.

C’est ainsi que l’école québécoise, sans renoncer à la démocratisation (LeVasseur, 2018), a néanmoins adopté de nouvelles politiques éducatives s’appuyant sur des principes issus du néolibéralisme, dont la politique de la décentralisation favorable à l’émergence d’une logique marchande. Certes, la décentralisation a le sens d’une délégation, par l’État, de nouvelles responsabilités aux unités administratives que sont les établissements, et d’une attribution de nouveaux pouvoirs aux parents par la création des Conseils d’établissement (Gravelle, 2012). Elle se justifie alors par une logique communautaire, par un rapprochement, voire un partage des pouvoirs entre les instances décisionnelles et les acteurs sociaux (ministère de l’Éducation, 1996). Mais en permettant aux établissements de promouvoir une couleur locale et de se doter d’une vocation et de programmes particuliers, les établissements se distinguent les uns des autres. Certains, par exemple, s’engagent dans une logique marchande et cherchent à attirer une clientèle finement sélectionnée (LeVasseur et Bédard, 2020 ; Desjardins, Lessard et Blais, 2011). Il en résulte une différenciation de l’offre d’éducation qui recouvre des inégalités sociales et scolaires et qui mène, ipso facto, à l’engendrement d’une école à trois vitesses (Conseil supérieur de l’éducation, 2016). Peut-être serait-il même plus juste de parler d’une école à quatre vitesses ou quadruplement structurée, si l’on considère l’adaptation scolaire, les classes ordinaires, les programmes enrichis des écoles publiques et les écoles privées très sélectives.

Les conséquences sont extrêmement importantes pour les établissements qui scolarisent des élèves en classes ordinaires ou menacés d’échec scolaire. La concentration de ces élèves représente un défi de taille pour ce type d’établissement, pour les enseignants et pour les autres agents scolaires de plus en plus nombreux qui y travaillent. C’est le cas des techniciens en éducation spécialisée, mais également des professionnels qui ont pour mandat de soutenir les élèves ayant des difficultés d’apprentissage et de comportement. En fait, l’arrimage de la décentralisation et de la concurrence entraîne une forte différenciation des identités organisationnelles (ou des établissements) (Draelants et Dumay, 2011) en raison des publics desservis et des catégories d’élèves qui y sont concentrées. Des établissements accueillent les élèves de l’élite scolaire, alors que d’autres soutiennent les élèves en difficulté d’apprentissage. Par conséquent, les rôles et les identités professionnelles des agents scolaires se différencient en fonction des caractéristiques des établissements où ils travaillent (van Zanten, 2012, 2001).

Il y a donc lieu de parler d’une division du travail accrue entre différents agents scolaires, surtout les enseignants, les techniciens et les professionnels scolaires. Centrons notre attention sur les PS, qui sont loin de former un bloc homogène et monolithique. On retrouve effectivement au sein des établissements scolaires diverses catégories de PS : psychologues, neuropsychologues, orthopédagogues, psychoéducateurs, orthophonistes, conseillers d’orientation, ergothérapeutes, animateurs de vie spirituelle et communautaire, coordonnateurs d’activités sportives, etc. À ces PS, il convient d’ajouter des professionnels qui relèvent des services sociaux et sanitaires (CLSC et hôpitaux), comme des travailleurs sociaux, des hygiénistes dentaires, des infirmières et des policiers qui sont en prêt de services dans les établissements scolaires, le plus souvent à raison de quelques jours par semaine, ainsi que des professionnels qui travaillent en cabinets privés, comme des psychologues ou des orthophonistes. À titre d’exemple, dans le cas d’élèves qui attendent parfois plusieurs mois avant d’obtenir une première rencontre avec un PS, des médecins peuvent être appelés à intervenir auprès d’élèves, à la demande soit des parents, soit des commissions scolaires. Ce recours à une expertise professionnelle externe, nous le verrons, n’est pas sans conséquence sur le travail des PS.

Ce que nous appelons pluralisme institutionnel provient de la forte différenciation des identités professionnelles de tous ces agents scolaires ou acteurs institutionnels qui ont reçu des formations différentes, certaines de niveau secondaire (paratechniciens comme des surveillants), collégial (techniciens), de premier cycle universitaire (comme les agents de vie spirituelle et communautaire), de second cycle universitaire (comme les orthophonistes) et d’autres de troisième cycle universitaire (psychologues et neuropsychologues), qui tous n’adhèrent pas nécessairement aux mêmes valeurs éducatives ou qui, à tout le moins, les interprètent différemment et les traduisent dans des modalités d’intervention différentes avec les élèves en difficulté. Conséquemment, la coordination entre tous ces agents scolaires appelés à intervenir auprès des mêmes élèves ne va pas de soi pour des raisons organisationnelles, mais aussi et surtout pour des raisons culturelles ou d’identité professionnelle (Giuliani, 2018 ; LeVasseur et Tardif, 2016).

Face au « découplage » institutionnel, un resserrement du travail des enseignants et des PS ?

D’autres changements institutionnels contribuent au désajustement ou à la désorganisation des systèmes éducatifs, notamment celui du Québec, et ont des effets importants sur le travail des enseignants. Sur la base de cet exemple, nous pourrons mieux étudier la manière dont le travail des PS tend lui-même à changer.

Depuis la réforme de l’éducation des années 1960, les enseignants jouissent d’une importante liberté pédagogique. La thèse du « loose coupling » suppose que les paliers administratifs du système éducatif, allant du ministère de l’Éducation aux commissions scolaires (CS), des CS aux établissements et de ceux-ci aux enseignants sont désajustés (Lessard et Carpentier, 2015). Un tel découplage compromettrait l’application des décisions ministérielles, ce qui ménagerait une forme d’autonomie aux enseignants. Or, la NGP a précisément pour but de remédier à une telle situation en exerçant un contrôle plus important sur les enseignants, d’où la politique de la Gestion axée sur les résultats (GAR) (Secrétariat du Conseil du Trésor, 2002), qui constitue un exemple éclairant des transformations institutionnelles en cours.

Concrètement, cette politique de la GAR, qui touche à l’ensemble des institutions publiques du Québec, vise, en éducation, à recadrer la liberté pédagogique des enseignants et à réduire les expériences et les innovations n’ayant pas fait leurs preuves, surtout dans des milieux où les taux d’échec sont élevés. L’enseignant se voit contraint de recourir à des méthodes pédagogiques issues d’une « evidence-based knowledge », autrement dit de méthodes éprouvées, et de recentrer son enseignement sur les objectifs du Programme de formation de l’école québécoise (ministère de l’Éducation, 2006) afin qu’une évaluation standardisée soit possible, ce qui permet d’évaluer l’efficacité pédagogique de l’enseignant (LeVasseur et Robichaud, à paraître ; Maroy et al., 2014).

Si, dans certaines commissions scolaires, les enseignants sont désormais soumis à de nouveaux contrôles et à l’imputabilité par rapport aux résultats de leurs élèves, en va-t-il de même pour les PS ? La situation semble différente pour eux. Leurs interventions auprès des élèves ne sont pas nécessairement de nature pédagogique. Elles peuvent néanmoins faire l’objet d’un contrôle. Plusieurs PS de notre échantillonnage ont mentionné subir de très fortes pressions au cours des dernières années afin d’abandonner le modèle professionnel « classique » propre à un groupe professionnel. Ce modèle « classique » ou « occupationnal » (Evetts, 2003) comprend des connaissances de haut niveau, des compétences expertes, une formation universitaire qui tend de plus en plus vers des études de deuxième et de troisième cycles, une socialisation professionnelle axée sur une éthique du service rendu et un sens de l’action à poser selon les contextes. Ces connaissances, compétences et le « sens de la professionnalité » deviennent les conditions de l’autonomie professionnelle, du contrôle de la professionnalité exercée par les membres de la profession dans le cadre d’une association professionnelle (Evetts ; 2011, 2003).

Certes, le PS doit adapter sa professionnalité au fonctionnement de l’institution scolaire, mais son identité est d’abord celle qu’il partage avec les membres de son groupe professionnel. Elle est en cela partiellement indépendante de l’institution scolaire. Or, en éducation, la NGP a, entre autres objectifs, celui de transmuer les professionnels de « métier » en professionnels « organisationnels », c’est-à-dire des professionnels dont les connaissances, compétences et éthique du service rendu procèdent prioritairement des besoins de l’institution tels que définis par des gestionnaires scolaires qui contrôlent et organisent le travail des PS selon des modalités qui sont extérieures ou étrangères à la profession. Autrement dit, les professionnels, comme des psychologues et des orthophonistes, exercent toujours un contrôle sur la formation et l’accès à la profession, sur l’éthique du service rendu aux « clients », mais on voit de plus en plus, dans certains milieux, des injonctions qui relèvent d’une logique extérieure à la profession, nommément des principes de la Nouvelle Gestion publique, soucieuse d’efficacité, de performance et d’évaluation, entrer en tension avec une conception du « métier » procède de la formation universitaire reçue et qui s’inscrit dans le prolongement de l’histoire même de la profession.

Or, il existe depuis peu, dans certains établissements, une nouvelle forme de prise en charge des élèves en difficulté appelée « Réponse à l’intervention » (RAI), qui ne constitue pas une forme de gestion, mais qui peut mener à la constitution d’équipes multidisciplinaires composées de PS et dont la coordination et l’efficacité auraient pour condition la mise en pratique d’une base de connaissances scientifiques. Selon les PS de notre recherche ayant travaillé dans différents milieux, certaines commissions scolaires et directions d’établissement préconisent ce nouveau modèle d’intervention. Par conséquent, là où ce modèle s’implante, les PS peuvent être amenés à délaisser partiellement les solutions qu’ils ont toujours appliquées individuellement et à mettre entre parenthèses les valeurs et connaissances propres à leur identité professionnelle. Ces nouvelles modalités d’intervention relèvent donc d’un nouveau modèle professionnel organisationnel (Evetts ; 2011, 2003) qui doit assurer une plus grande coordination entre le travail des différents professionnels, les enseignants et les objectifs du Programme de Formation de l’école québécoise (PFÉQ) (ministère de l’Éducation, 2006). Il constitue une réponse possible au découplage auquel nous avons fait référence précédemment. Les tentatives qui visent à réduire le découplage entre les différents paliers administratifs et à combler l’absence de coordination entre les différents agents scolaires dans les établissements atteignent-elles leur cible ? Que révèlent nos données à ce sujet ? Une coordination de l’action entre agents scolaires grâce à la NGP supposerait-elle que tous les PS adhèrent à ce nouveau modèle d’action institutionnel ? Et si certains PS s’y opposent, quelle forme cette opposition prend-elle : structuration politique, solidarité communautaire, évitement et retrait individuel ?

Protocole méthodologique

Les données recueillies s’inscrivent dans un projet de recherche portant sur le travail des PS dans un contexte d’introduction de nouvelles politiques d’éducation au sein de l’école québécoise (LeVasseur, 2016-2022). Nous avons procédé, à ce jour, à une cinquantaine d’entretiens avec des professionnels qui appartiennent à différentes catégories d’emploi : psychologues, neuropsychologues, orthophonistes, ergothérapeutes, conseillers d’orientation, orthopédagogues et animateurs de vie spirituelle et communautaire, tous à l’emploi des commissions scolaires. Nous avons également rencontré d’autres professionnels qui travaillent partiellement dans les écoles, qui ont des rapports professionnels avec les enseignants, les élèves et les PS, mais qui sont à l’embauche d’autres institutions, dont des travailleurs sociaux et des infirmières (ministère de la Santé et des Services sociaux) et des policiers (ministère de la Justice). Tous les entretiens ont porté sur différents aspects du travail de ces différents professionnels : les modalités d’intervention auprès des élèves, les rapports que tous ces professionnels entretiennent entre eux (à l’intérieur et à l’extérieur de l’institution scolaire), avec les enseignants, avec les parents, et les représentations que les PS se font des changements qui s’opèrent dans leur travail. C’est cette dernière thématique qui est au coeur de la présente contribution. Nous serons particulièrement attentifs à la manière dont les modalités de travail, définies par leurs supérieurs hiérarchiques, sont perçues et vécues par les PS. Quels sont les effets de ces nouvelles formes de rationalisation du travail sur les identités professionnelles des PS ?

Environ 80 % de notre échantillonnage était composé de femmes, les répondants avaient entre 1 et 25 années d’ancienneté et travaillaient tout autant dans les écoles primaires que secondaires, à l’exception des orthophonistes qui sont principalement affectés au dépistage précoce des troubles du langage des élèves du préscolaire et du primaire.

Les formations et les identités professionnelles des PS diffèrent, notamment parce que plusieurs catégories de professionnels ne sont pas formées dans les facultés d’éducation, et malgré le fait que les PS relèvent de commissions scolaires et d’établissements se situant aux quatre coins du Québec, et que les établissements se caractérisent par des cultures organisationnelles différentes, plusieurs PS semblent vivre, dans le cadre de leur travail, des changements qui donnent lieu à des expériences professionnelles similaires, qu’ils interprètent comme des formes de déprofessionnalisation, de perte d’autonomie, en raison de leur caractère imposé ou contraint. Ils peuvent y voir, en plus, un facteur de désorganisation dans les établissements scolaires qui vient complexifier leur travail.

Nouveau pouvoir des parents en éducation, étendue du pluralisme institutionnel et effritement de l’autonomie professionnelle des PS

Nous avons mentionné qu’à la faveur de la décentralisation et de la nouvelle logique marchande, les parents avaient acquis un nouveau pouvoir en éducation, pouvoir pouvant avoir de lourdes conséquences sur le travail des PS (LeVasseur et Bédard, 2020), et nous avons évoqué l’existence de formes de découplage organisationnel et de pluralisme institutionnel, celui-ci étant rendu presque inévitable en raison de la division du travail de plus en plus grande. Ce sont là des phénomènes auxquels tentent de remédier les nouvelles modalités de gestion axées sur une plus grande coordination entre agents scolaires, sur la création d’une identité professionnelle commune à tous les PS qui appartiennent à différentes catégories d’emploi, mais selon des critères étrangers ou extérieurs à leur identité, et sur la recherche (frénétique) d’une efficacité souvent arrimée à l’introduction d’une évaluation basée sur la performance des établissements dans une logique de concurrence. Notre présentation prendra, ici, une perspective plus empirique. Nous centrerons notre attention sur ce que les PS disent de tous ces changements qui se produisent dans l’organisation scolaire et qui affectent leur propre travail.

Les PS face au nouveau pouvoir des parents

La décentralisation a donné lieu à la création des Conseils d’établissement qui confèrent un nouveau pouvoir aux parents (Gravelle, 2012), mais la concurrence qui s’exerce entre les différents établissements leur donne un autre type de pouvoir, non plus administratif, mais de consommateur, déjà mis en évidence au début des années 1980 par Ballion (1982). Plus particulièrement, les parents des classes moyennes, à défaut de capital social ou économique, doivent miser sur l’école afin d’assurer à leurs enfants une réussite scolaire, professionnelle et sociale. En pareil contexte, certains parents voient l’école comme un bien privé et moins comme un bien commun (Conseil supérieur de l’éducation, 2016, p. 8). Au Québec, la réforme des années 1960 n’a pas aboli la coexistence d’un réseau public et d’un réseau privé. Ce double réseau renforce le comportement de consommateurs des parents et la conviction que l’éducation doit permettre la concrétisation de leur intérêt privé, ce qui n’est pas sans conséquence sur le fonctionnement des établissements et le travail des PS.

Non seulement certains parents, surtout au cours des 10 dernières années, savent-ils tirer profit de la différenciation de l’offre scolaire, mais en plus nos données d’entrevues montrent les pressions qu’ils exercent afin d’obtenir un « avantage » pour leur enfant, certains menaçant même de recourir aux tribunaux. Face à d’éventuelles poursuites judiciaires menées par des parents contre la commission scolaire, une orthopédagogue mentionne avoir été fortement incitée, par ses supérieurs, à céder à la demande des parents, ce qui risquait de contrevenir à son éthique professionnelle (Orthopédagogue, 4, 2018[2]). Un tel exemple montre néanmoins que le pouvoir des parents constitue désormais une réalité avec laquelle les directions d’établissement doivent composer, ce qui est loin de jouer en faveur des PS. Un psychologue relate le cas suivant :

C’est le cas de l’enfant au PEI [classe élite] qui est dyslexique, qui a 80 % de moyenne et dont la mère demande des services. Elle va m’appeler en premier et je vais lui dire : « Écoutez madame, votre enfant est en réussite, elle a 80 %. J’aurais tendance à privilégier d’autres méthodes avant de lui donner un ordinateur portable. Croyez-vous qu’elle en a vraiment de besoin ? » « Ah ! vous savez, elle a un diagnostic. » Une heure plus tard, le téléphone sonne. C’est la directrice qui me dit : « J’ai eu la mère d’une élève au téléphone, est-ce que tu la connais ? » Qu’est-ce qu’elle a fait, la madame ? Ça n’a pas marché au niveau du professionnel, elle a senti mes réserves, elle est allée voir la direction. Ce qui arrive, c’est qu’elle [l’élève] va l’avoir, son ordinateur, même si je trouve ça aberrant. L’élève y a le droit et c’est vrai qu’elle a un diagnostic. Mais c’est vrai aussi qu’elle réussit sans ordinateur…

Psychologue, 5, 2015

Le fait que les directeurs d’établissement ou cadres scolaires puissent céder aux pressions des parents contre l’avis de leurs propres professionnels montre la désarticulation dans la division du travail, les tensions entre différents registres d’action au sein des établissements et les tensions entre, d’une part, les normes professionnelles des PS et les discours officiels du ministère de l’Éducation et, d’autre part, le fonctionnement concret des établissements. En raison de la concurrence que se livrent les établissements dans un même marché scolaire, des directeurs peuvent acquiescer aux demandes des parents, quitte à aller à l’encontre des recommandations de leurs propres PS. En effet, des parents qui n’obtiennent pas satisfaction ou dont les premières demandes ont été rejetées par les enseignants ou les PS peuvent faire pression sur les directions d’établissement en « menaçant » d’inscrire leur enfant dans un autre établissement. Or, la diminution des effectifs d’élèves dans un établissement peut entraîner une diminution du nombre d’élèves, et conséquemment, une réduction du budget de fonctionnement, une suppression de postes de PS ou même la fermeture de classes.

Les PS face à l’expertise des professionnels extérieurs à l’institution scolaire

Aux pressions des parents qui exigent un service particulier pour leur enfant s’ajoutent des compressions budgétaires et une surcharge de travail des PS, comme des psychologues, des orthopédagogues ou des orthophonistes, ce qui engendre un contexte où le nombre d’élèves en attente d’évaluation augmente. Plusieurs dossiers sont alors envoyés à des professionnels hors de l’institution. Il en résulte une véritable cacophonie quant aux rôles, au pouvoir décisionnel et aux responsabilités de tous les intervenants et à l’identification des dossiers prioritaires :

Les pressions que je ressens le plus, ce sont celles des CLSC [Centre local de services communautaires]. Ils nous lancent souvent la balle en disant : « Il faudrait que tu l’évalues, car c’est quelque chose de scolaire et la psychologue de mon CLSC ne fait pas ça, elle fait autre chose. » Souvent je leur explique : « Tu ne comprends pas toute l’ampleur de ce que j’ai dans mon école, et ce n’est pas prioritaire en ce moment. » Il faut parfois se battre avec les travailleurs sociaux [des CLSC]. De plus, ils tirent de partout et si ce n’est pas ça [les recommandations attendues], ils vont dire : « Je pense que c’est tel autre diagnostic. » Ils vont voir le pédiatre avec la famille et c’est même eux qui disent au médecin qu’il faudrait faire telle ou telle chose.

Psychologue, 4, 2019

Les tensions avec les CLSC sont monnaie courante. Les règles administratives et les modes de fonctionnement de l’école et des CLSC sont différents et il arrive que les agents scolaires se trouvent désemparés par rapport aux diagnostics qui proviennent de l’extérieur de l’école. Voici deux cas. Le premier cas montre que les PS doivent donner des services qu’ils ne jugent pas nécessaires et pour lesquels ils n’ont pas les ressources à un enfant qui a reçu un diagnostic externe qui ne correspond aucunement au leur :

Les médecins ont droit de poser tous les diagnostics. Ils rencontrent les enfants dans leur bureau cinq, dix voire quinze minutes avec leurs parents, ils n’ont pas de liens avec cet enfant-là, puis là, bing bang : trouble de langage sévère. Pis là nous on récupère ça, on l’évalue en profondeur, puis finalement, c’est pas ça du tout.

Orthophoniste, 2, 2015

Le second cas montre également un diagnostic médical qui contredit l’évaluation des professionnels scolaires, mais contrairement au cas précédent, les PS ne pourront obtenir les services qu’ils estiment essentiels à l’enfant :

Parfois on n’est pas d’accord avec certains diagnostics. J’ai un élève qui, à mon sens, j’en suis convaincue, la psychologue en est convaincue, tous les intervenants qui le connaissent et qui ont travaillé avec lui en sont convaincus, a un trouble envahissant du développement. Asperger de haut niveau, clairement. On aurait aimé que cet enfant-là reçoive des services. On a attendu deux ou trois ans afin qu’il soit vu en pédopsychiatrie, puis il en ressort que non, il n’est pas du tout asperger. Mais nous on vit les problèmes d’un enfant qui a un trouble envahissant du développement à l’école.

Orthopédagogue, 6, 2015

Les deux cas précédents montrent que les professionnels scolaires acceptent mal les diagnostics établis par des professionnels hors de l’école qui contredisent leur propre évaluation d’un élève. Dans une telle conjoncture, le PS se voit imposer ses interventions de l’extérieur, selon une logique qui entre souvent en tension avec sa conception du soutien à donner aux élèves en difficulté. Non seulement une telle procédure a-t-elle pour effet d’entamer l’autonomie professionnelle du PS, mais également celle des autres PS dont l’expertise et le pouvoir décisionnel se trouvent, par extension, partiellement dilués au profit d’autres agents institutionnels.

Qui fait quoi ? Désorganisation administrative et gestion à la petite semaine des agents scolaires et des PS

Outre l’étendue de la division du travail à des professionnels appartenant à des institutions autres que scolaires, ce qui résulte en des tensions de rôle et en l’absence de coordination entre les agents institutionnels, dans et hors de l’école, il existe, à l’intérieur même des établissements, d’autres formes de désorganisation ou d’absence de coordination qui ne s’interprètent pas en termes de pouvoir ou de conflit ouvert entre les agents scolaires. Nous sommes plutôt ici au coeur d’un fonctionnement organisationnel qui dépasse l’action délibérée des agents scolaires et qui s’inscrit dans des structures, dans un cadre administratif comprenant des règles ministérielles, des conventions collectives ou des protections syndicales. Les compressions budgétaires qui restreignent l’embauche de ressources supplémentaires dans un établissement, le principe d’ancienneté ainsi que la précarité de plusieurs agents scolaires, qu’ils soient enseignants, PS ou techniciens, conditionnent certes les décisions des directions d’établissement, mais ces limitations se répercutent sur le travail de tous les agents scolaires indépendamment de leur volonté. À titre d’exemple, une psychologue insiste sur les conséquences que le roulement de personnel a sur son travail et, plus particulièrement, sur celui de nombreux autres agents scolaires non permanents qui sont contraints de changer d’établissement à la fin de l’année scolaire :

Quand on en a une bonne [technicienne en éducation spécialisée], que ça fait trois ans qu’on travaille avec elle et qu’on a établi une bonne complicité… Mais là, quand c’est une nouvelle personne, le temps de rebâtir une complicité, une façon de faire, c’est difficile. On l’a vécu récemment avec une de nos éducatrices… C’est comme nos statuts précaires, on a plein de bons enseignants pis on leur dit : « Vas-tu être là l’an prochain ? On a plein de projets pis de belles choses à faire… »

Psychologue, 8, 2015

Le fait que plusieurs agents scolaires doivent quitter leur poste à la fin de l’année, qu’il s’agisse d’un technicien en éducation spécialisée ou d’un directeur, déstabilise le travail de ceux avec qui ils collaboraient. Un autre psychologue affirme que les agents scolaires sont tous compétents, que l’absence de ressources rend difficile l’encadrement des élèves, mais que ce n’est pas le problème fondamental qu’il résume ainsi de façon imagée : « Les gens ne sont pas assis pour jouer ensemble la même chanson » (Psychologue, 5, 2015). Autrement dit, tous n’ont pas la même définition des problèmes des élèves ni ne préconisent les mêmes modalités d’intervention. Les problèmes se compliquent quand les directions d’établissement sont surchargées de dossiers dont elles connaissent imparfaitement les modalités d’analyse professionnelle et que le suivi semble se perdre dans les méandres organisationnels liés à une division du travail difficilement gérable et à un certain dysfonctionnement structurel. C’est le cas vécu par le même psychologue dont nous venons de citer les propos et qui poursuit ainsi sa réflexion :

À un moment donné, on me demande d’intervenir auprès d’un enfant parce qu’on me dit : « Ça n’a pas d’allure, il dysfonctionne en classe, il n’a pas des bonnes notes, peux-tu faire une évaluation ? » Parfait. Ce qu’il faut savoir, c’est que ça peut me prendre trois semaines à évaluer un élève, et avec le temps que j’ai… Bon. L’élève est sur le bord de la porte, solide. Ça fait que là, ils viennent me voir en urgence : « Fais quelque chose ! » C’est bon. J’fais mon évaluation, j’me rends compte que l’élève n’a pas les acquis, je fais mon rapport et paff ! : « Il n’est plus ici. » « Comment ça, il n’est plus ici ? » « Ben là, il a été expulsé de l’école… » « Ben pourquoi j’ai travaillé moi ? » Voilà. Ça arrive, ça.

Psychologue, 5, 2015

Une psychoéducatrice évoque une expérience similaire :

Les plans d’actions, comme par exemple : « Fais le suivi de tel élève là. Ça va mal à la maison et la DPJ est dans le dossier… Il faut faire le suivi. » La semaine d’après : « Non, non, ce n’est plus lui qui est prioritaire, c’est lui et lui. » Mais il [directeur adjoint] pense que le jeune va mieux. Des fois je me dis que je suis une queue de veau, une vraie girouette ! Ça, c’était LE besoin du moment et aujourd’hui, c’est autre chose. On aurait pu utiliser mes services [professionnels] de manière plus planifiée, dans des projets à plus long terme qui auraient porté fruit, peut-être pas sur le coup, au lieu de faire de l’intervention ponctuelle.

Psychoéducatrice, 2, 2019

En grossissant le trait, on pourrait dire que les différentes formes de désarticulation organisationnelle que nous venons de présenter sont d’ordre structurel : les parents se sont vu attribuer un nouveau pouvoir avec la création des Conseils d’établissement et ils profitent de la concurrence que se livrent les établissements, des tensions de rôle surviennent entre les PS et les professionnels à l’extérieur de l’école qui relèvent de ministères différents, et une certaine lourdeur ou déstructuration administrative rend le travail des PS extrêmement complexe. Mais certaines des difficultés vécues par les PS, bien que liées à des facteurs structurels, sont de nature identitaire.

Vers un nouveau modèle professionnel « organisationnel »

Plusieurs PS de notre échantillon ont affirmé vivre des conflits identitaires extrêmement importants au travail. Certains se demandent même en quoi consiste leur rôle au sein de l’institution scolaire. Ils ne peuvent que constater l’éloignement de leurs compétences et de leurs valeurs éducatives par rapport aux orientations ministérielles. Il peut même arriver que des directions ne semblent aucunement savoir en quoi consiste le travail de certaines catégories de PS.

L’exemple suivant est particulièrement éloquent à ce sujet. La méconnaissance des rôles des uns et des autres, le climat d’urgence dans lequel se fait le travail et l’absence de planification à long terme déstabilisent non seulement le travail de la psychoéducatrice, mais aussi celui des autres agents scolaires, comme la psychologue et les enseignants avec qui elle collabore régulièrement :

Les psychologues sont plus utiles à faire de l’évaluation. Le donneur d’ouvrage, ce n’est pas moi, ce n’est pas moi qui choisis. Les mandats viennent de la direction : « Lui est à suivre, lui n’est pas à suivre, lui, on va le prioriser, lui, on ne le priorisera pas, lui, il est en grande urgence, en détresse… » Mais lui aussi est en grande détresse et il a fallu que je revire de bord des enseignants qui cognaient à ma porte et me demandaient : « Est-ce que tu peux t’occuper de… ? Est-ce que tu pourrais m’aider dans telle affaire ? » Malheureusement, il faut que ça passe par la direction.

Psychoéducatrice, 2, 2019

L’exemple précédent montre un enchevêtrement d’interprétations qui provoquent une certaine incompréhension ou déstabilisation de la part de la psychoéducatrice : 1) un psychologue est affecté par son directeur à l’évaluation cognitive des élèves, mais la psychoéducatrice présume qu’il aimerait mieux pouvoir intervenir sous le mode d’une relation d’aide avec les élèves ; 2) la psychoéducatrice se voit contrainte, par la direction, de prendre en charge un élève « en grande urgence, en détresse » qui, selon elle, devrait plutôt être référé au psychologue, alors qu’elle estime devoir plutôt répondre prioritairement à des demandes qui relèvent de son expertise et qui lui sont adressées par les enseignants, soit ceux avec qui elle travaille en étroite collaboration au jour le jour. La psychoéducatrice déplore donc le fait que la direction détermine les priorités, méconnaisse le rôle précis des différents professionnels (ce qui est loin de représenter un cas isolé) et leur attribue des tâches pour lesquelles ils n’ont pas été formés, ce qui les rend indisponibles pour des problèmes qui relèvent de leur expertise. Ainsi, la psychoéducatrice souhaiterait une organisation des services plus horizontale et moins verticale, autrement dit, une organisation qui s’établirait sur la base de relations de collaboration plus immédiates avec les autres PS et les enseignants, plutôt que sur la base des injonctions de la direction d’établissement.

Or, face aux différentes formes de dysfonctionnement des établissements scolaires, les milieux d’éducation réagissent. Les PS de notre échantillonnage donnent à entendre que les décideurs institutionnels (ministères, cadres scolaires, directeurs d’établissement) envisagent, comme solution, de subsumer les différentes identités professionnelles des PS sous une identité professionnelle proprement scolaire, de former des équipes multidisciplinaires parlant un même langage, ayant une vision commune de leurs modalités d’intervention, bref, de définir une professionnalité commune à l’ensemble des PS au sein de l’institution scolaire. Examinons d’abord le problème qu’une telle redéfinition de leur professionnalité pose aux PS. Nous verrons ensuite les difficultés des décideurs institutionnels à engendrer une identité professionnelle scolaire ou organisationnelle commune à l’ensemble des PS.

Une psychologue qui privilégie une approche clinique avec les élèves, plutôt qu’une approche médicale qui consiste à établir des diagnostics de troubles psychologiques, s’oppose avec force aux décisions de sa direction d’établissement et de sa CS afin qu’elle limite ses analyses et ses interventions à des problèmes d’apprentissage, ce qui interdit alors une prise en compte plus large de l’élève à laquelle elle tient en tant que professionnelle :

Des fois, ce sont les parents qui me sollicitent. Ça, les directions aiment moins ça parce que ce n’est pas nécessairement des problèmes scolaires. Mais moi j’trouve que quand un parent me sollicite, des fois je fais juste une rencontre avec eux pour les coacher sur comment intervenir. Par exemple, « mon enfant est anxieux », ou « mon enfant fait des cauchemars, j’ai peur qui ne s’intègre pas bien à l’école ». Donc, je leur pose des questions, je les coache…

Psychologue, 25, 2018

Or, une telle intervention axée sur la relation d’aide, qui est au coeur de l’identité de la psychologue précédente, entre carrément en conflit avec deux tendances de l’institution, à tout le moins dans plusieurs CS : primo, le fait de ramener tous les problèmes des élèves uniquement aux apprentissages, ce qui implique le plus souvent des cibles de performance à atteindre et, secundo, la mise entre parenthèses d’une approche humaniste ou relationnelle qui permettrait, selon la psychologue, d’aider les élèves dans un registre autre que cognitif. Une orthopédagogue mentionne à cet égard :

J’ai toujours préféré cet aspect-là [approche clinique] à l’évaluation, donc je le faisais sans nécessairement en avoir l’autorisation, puisque les profs ou les directions me référaient une liste d’élèves à évaluer, parce qu’ils veulent savoir son quotient intellectuel, s’il est TDAH, s’il a un syndrome de Gilles de la Tourette… C’est sûr qu’il y a là une course aux diagnostics… Donc, « vite, vite, vite, faut avoir des sous, faut avoir des diagnostics, donc trouves-y un diagnostic, n’importe quoi, qu’on aille des sous… »

Orthopédagogue, 24, 2018

Une psychologue a d’ailleurs établi la distinction suivante a priori sans conséquence : « Je ne dirais pas que je suis une psychologue scolaire, je me dis que je suis une psychologue qui travaille dans les écoles » (Psychologue, 26, 2018). Autrement dit, la psychologue en question estime que son champ de compétences et d’intervention ne se limite pas à ce que l’école exige d’elle comme travail quand, par exemple, son supérieur lui interdit d’entrer en relation d’aide ou thérapeutique avec des élèves et lui enjoint de ne procéder qu’à des évaluations cognitives qui mènent à des classements. Plusieurs PS de notre échantillon ont tenu des propos similaires. Ils ont évoqué un clivage entre leur identité professionnelle et de nouvelles exigences organisationnelles (Evetts, 2011 ; 2003). Ils veulent travailler au sein de l’école québécoise de manière autonome, sans devoir renoncer à certaines de leurs qualifications et compétences qu’ils estiment pourtant essentielles à l’ensemble des élèves en difficulté.

Nos données montrent à quel point la répartition des tâches, l’harmonisation des agendas et la coordination entre tous constituent des objectifs organisationnels extrêmement complexes. Nous avons d’ailleurs demandé à un cadre scolaire responsable des services éducatifs dans une commission scolaire située en milieu urbain, quel était le principal défi rencontré dans son travail. Sa réponse évoque la difficulté à établir la coordination entre tous ses PS :

C’est d’avoir tous la vision partagée des besoins de l’enfant et des rôles de chacun autour d’une table de professionnels. J’ai 22 psychologues assis autour de la table et ça fait 4 ans que j’essaie d’écrire un cadre de référence, mais ils ne sont pas capables de s’entendre sur la psychothérapie ou d’établir une vision partagée, que ce soit au sujet d’un élève ou d’une pratique probante. J’ai même des psychologues qui viennent me voir pour me dire que quand on leur parle de recherche scientifique, on les perd. Pour moi, c’est inacceptable : « Tu rencontres des enfants dans ton bureau, on te présente des pratiques probantes en psychologie scolaire et tu me dis que ça ne t’intéresse pas ! »

Cadre scolaire, 1, 2019

L’enjeu est certes de construire une vision partagée, mais pour ce faire, il faut changer les représentations que l’ensemble des PS se fait des difficultés des élèves et changer les modalités d’intervention auprès d’eux. On voit qu’une gestion qui se définit par une recherche d’efficacité, ce qu’évoque le cadre scolaire que nous venons de citer, et qui repose sur une « evidence-based knowledge », peut heurter de plein fouet les identités professionnelles des PS qui privilégient l’établissement d’une relation thérapeutique à long terme avec l’élève.

Conclusion

Nous avons vu qu’il existe au sein de l’institution scolaire plusieurs formes de fragmentation, de découplage, de tension et de contradiction qui dépassent largement le registre de l’amitié ou de l’inimitié, des relations interpersonnelles ou des incompatibilités de caractère entre les différents agents scolaires. Nous avons plutôt mis l’accent sur des conflits et certains dysfonctionnements qui sont attribuables aux différentes conceptions d’intervention auprès des élèves en difficulté et à la division du travail éducatif. Les PS doivent donc se soumettre aux lois ministérielles et au code déontologique de leur association professionnelle, mais ils subissent en plus les pressions des responsables des services éducatifs de leur commission scolaire, de la direction d’établissement et celles des autres agents scolaires. À ces pressions s’ajoutent celles des professionnels hors école tels que les travailleurs sociaux, les psychologues ou les orthophonistes des secteurs public ou privé, ou encore, celles des médecins et des psychiatres dont les recommandations peuvent être utilisées par des parents qui, à défaut d’obtenir satisfaction à leurs demandes, seraient tentés de changer leur enfant d’établissement.

Les demandes des parents relayées par la direction d’établissement, qui elle-même s’en remet au diagnostic du médecin et non à celui de ses propres agents scolaires qui pourtant voient évoluer un élève sur plusieurs années, donnent lieu à une faible coordination de l’action qui illustre une des réalités les plus caractéristiques des systèmes éducatifs actuels, soit le « pluralisme institutionnel » où chaque agent scolaire cherche à sa manière à cadrer une situation, ce que rend au mieux l’expression d’une « école dans plusieurs mondes » (Derouet, 2000).

Cependant, nous avons vu que l’institution scolaire cherche à resserrer son fonctionnement par l’adoption d’un modèle de performance organisationnel auquel plusieurs des PS de notre échantillonnage semblent résister. Aucun d’entre eux n’a pour autant fait référence à une action collective au cours de nos entretiens. Comment l’expliquer ? En bonne partie en raison même de la division du travail, du pluralisme institutionnel et du découplage au sein des établissements que nous avons décrits.

Mais il y a aussi le fait que le monde institutionnel, présenté ici sous l’angle de la fragmentation, n’attend pas, pour fonctionner, les consensus et la mobilisation organisée des collectifs. Au cours de notre carrière en recherche, nous avons vu des établissements fortement divisés, dont un, en particulier, considéré comme très performant, pourtant situé en milieu défavorisé, au sein duquel les enseignants étaient divisés en trois principaux groupes, chacun étant en conflit avec les deux autres et tous étant à couteaux tirés avec les membres de la direction (Henchey, 2001). Un tel exemple montre qu’un modèle d’action sociale peut reposer sur la paix des objets (Boltanski, 1990), autrement dit, ici, sur un ordre scolaire comprenant des dispositifs provisoires. Quant à Derouet (1988), s’inspirant de Boltanski et Thévenot (1991) pour définir une sociologie des établissements scolaires, il établit une distinction fondamentale entre les « arrangements » de gré à gré, qui prêtent le flanc à la critique, et les « accords » qui, eux, reposent sur des principes généraux ou des consensus forts assurant la coordination des acteurs sociaux. Les arrangements ont également été étudiés par Yves Dutercq (1991), qui montre de manière extrêmement fine que la décentralisation qui consacre l’autonomie administrative des établissements, en France, met en évidence les luttes qui existent à l’intérieur des établissements entre différents réseaux d’enseignants, chacun se caractérisant par une vision particulière de l’éducation et du projet d’établissement qui l’oppose aux autres réseaux. Dans L’école de la périphérie, Agnès van Zanten (2012) montre, pour sa part, l’existence de normes centrées sur la communauté des acteurs, leur intérêt commun, leurs rapports d’amitié et même une forme de lien fusionnel, ce qu’elle associe à la solidarité mécanique de Durkheim et qu’elle distingue de normes procédurales reposant sur des règles collectives fondées rationnellement et des politiques publiques nationales qui, en principe, doivent s’appliquer à l’ensemble des agents scolaires, soit les enseignants, le personnel non enseignant et les directeurs.

Or, il existe un lien entre le flou engendré par un tel fonctionnement implicite des établissements et une forme d’autonomie tout aussi implicite, une forme de retrait que plusieurs des PS de notre échantillon pratiquent en raison d’une nouvelle régulation de leur travail qui contrarie leur identité professionnelle. Au moment de la collecte de nos données, entre 2015 et 2019, plusieurs PS ont mentionné pouvoir fonctionner au sein d’un établissement comprenant des espaces de liberté parfois liée à une forme de dysfonctionnement leur garantissant une certaine autonomie. Citons de nouveau une psychologue adhérant à un modèle clinique, malgré les consignes de sa direction : « Je le faisais sans nécessairement en avoir l’autorisation » (Psychologue, 25, 2018). Ces espaces de liberté permettent aux PS et même aux enseignants de se réfugier dans des pratiques qui se rapprochent de ce que van Zanten appelle des « logiques d’évitement » (2012, p. 249) et qui leur assurent un certain sentiment de liberté.

La Nouvelle Gestion publique a-t-elle, depuis notre collecte de données, réussi, à tout le moins dans certains milieux, à quadriller et à coordonner le travail de tous les agents scolaires ? Même si la NGP encourage la responsabilisation et l’autonomie des acteurs de la base, autonomie cependant inféodée à un impératif d’efficacité, l’implantation de ce modèle d’action publique, dans plusieurs milieux, se fait par le haut (LeVasseur et al., 2020). Face aux nouveaux modes de gestion qui ont pour effet de rationaliser leur travail, des PS résistent par des pratiques d’évitement. En effet, nos données ont permis d’identifier des pratiques de résistance isolées, mais elles n’ont révélé aucune forme de résistances organisées de la part des PS, ce qui ne signifie pas qu’elles soient inexistantes. Et dans l’éventualité où la résistance collective s’organiserait dans certains milieux, nous pouvons nous demander sur la base de quel principe fort se ferait l’engagement. Autrement dit, à quel principe général prenant forme d’idéal éducatif les agents scolaires adhéreraient-ils afin de conserver un certain contrôle sur leur travail ? La résistance collective suppose que l’on dépasse le cadre étroit des situations ou, pour faire de nouveau référence à Derouet, les arrangements de gré à gré, pour accéder à une vision globale du système éducatif et même de la société.

Penser la résistance en éducation ne peut se faire, à notre sens, sans réflexion sur les modes de gestion nouvelle qui traversent les établissements du Québec, sur les transformations sociales qui s’opèrent dans tous les milieux et, conséquemment, sur le sens à donner à une action collective, celle des enseignants ou, ici, celle des PS, autrement dit sur un principe général suffisamment fort pour mobiliser les acteurs et mener à une transformation s’opposant à la pensée dominante qui s’inocule, par « douce infusion » (Mølstad, Pettersson et Prøitz, 2020), dans les milieux éducatifs des pays de l’OCDE.