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La dimension démocratique de l’action publique est fragile et sujette à diverses contraintes qui la mettent en péril (Caillou, 2019 ; David, 2019 ; Le Devoir, 2018 ; Goudreau et Stake-Doucet, 2020 ; Lévesque, 2018 ; Rousseau, 2018). La déshumanisation des pratiques et « l’autoritarisme » de l’organisation des services et du travail devenue trop centralisée sous l’effet de réformes souvent associées aux préceptes de la Nouvelle Gestion publique et aux approches de type Lean sont particulièrement pointés du doigt (Grenier et Bourque, 2016 ; Maranda et al., 2014 ; Parazelli et Ruelland, 2017). Avec ces réformes, ce sont les modèles organisationnels de l’entreprise qui s’exportent vers les institutions publiques, ce qui met en danger les logiques et les pratiques de démocratisation et de solidarité (Eynaud et França Filho, 2019 ; Fortier, 2012). Cette réalité vécue dans les divers réseaux d’action publique peut générer des sentiments d’impuissance et de cynisme voire de la souffrance (Buscatto etal., 2008 ; Dejours, 2005 ; de Gaulejac, 2010 ; Viviers et al., 2019).

Paradoxalement, les politiques en matière d’organisation de l’action publique reconnaissent l’importance de l’autonomie professionnelle, de la collaboration et de la participation des personnes concernées surtout lorsqu’il s’agit d’intervenir sur des situations complexes auprès de personnes vulnérables. Vue comme une possibilité de mieux coordonner l’action publique et de mettre à profit la complémentarité des expertises, la collaboration devient même un impératif organisationnel, professionnel et légal pour les professionnel.le.s, les gestionnaires, de même que pour les personnes concernées et leurs proches. Elle se veut une alternative au mode de coordination hiérarchisé que l’on retrouve traditionnellement dans l’organisation des services publics.

Néanmoins, l’action publique – aussi collaborative soit-elle – est le théâtre de relations stratégiques entre des acteurs disposant de ressources asymétriques. Elle distribue des positions, assigne des places aux individus et, du même coup, peut renforcer les inégalités (Dubet et Caillet, 2006). Elle suppose la nécessité de contrôler l’action et un ensemble de ressources disponibles et elle se constitue aussi en enjeu de pouvoir et de conflits. Devant ce paradoxe, il est pertinent de réfléchir aux rapports sociaux de pouvoir qui se dessinent dans les espaces institués de collaboration prescrite (Lapassade et Lourau, 1971 ; Scott, 2004). Comment rendre visibles les inégalités sociales de pouvoir reproduites par l’organisation de l’action publique ? Comment les acteurs impliqués dans l’action publique luttent-ils contre ces inégalités ? Quelles pratiques, quels espaces collectifs de prise de parole et quelle solidarité se déploient aujourd’hui pour agir sur ces inégalités ?

Ce questionnement implique de se tourner vers une conception de l’action publique non pas en termes de production étatique de politiques publiques, mais plutôt en termes de construction collective (Hassenteufel, 2014). Il s’agit de miser sur l’analyse contextualisée d’interactions entre des actrices et des acteurs à l’échelle microsociale ainsi que sur la compréhension des multiples façons de construire l’action publique, ou d’y résister, que ce soit par des pratiques de négociations routinières, ou par des actes spontanés. Même si les pratiques composant l’action publique demeurent structurées selon des normes institutionnelles et organisationnelles et par des rapports sociaux de pouvoir, une approche constructiviste à l’échelle microsociale permet de reconnaître le pouvoir d’agir collectif des actrices et des acteurs ainsi que leur agentivité transformatrice ; c’est-à-dire leur capacité à agir de façon relativement autonome et effective (Engeström et Sannino, 2013). 

Comme dans les recherches sur les oppositions et les résistances en milieu organisé (Bélanger et Thuderoz, 2010 ; Courpasson et al., 2012, 2016 ; Rantakari et Vaara, 2016), c’est en décrivant minutieusement ce que les actrices et les acteurs font au quotidien pour résister de manière « productive » – c’est-à-dire en créant des pratiques en faveur d’une réduction des inégalités sociales de pouvoir – qu’il est possible d’examiner des initiatives en train de se faire dans les interstices des activités formelles et aussi informelles de l’action publique. La construction de ces pratiques dépend aussi des capacités des actrices et des acteurs à construire ensemble un projet d’action précis et de leur manière de concevoir leurs activités quotidiennes aussi comme un levier d’action collective sur l’organisation.

L’instabilité produite par la multiplicité des réformes institutionnelles semble contraindre les actrices et les acteurs à développer collectivement de telles capacités (Park et Lunt, 2018). En ce sens, l’action contrainte constitue potentiellement un contexte politisant dans la mesure où il est susceptible non seulement d’être un indicateur de dégradation des conditions collectives d’existence, mais également, lorsqu’il génère des affects actifs, une source de transformation de l’action publique faisant apparaître de nouvelles possibilités de vie (Cukier, 2018 ; Périlleux et Cultiaux, 2009 ; Agamben, 2007 ; Balibar, 2011 ; Molinier etal., 2009 ; Viviers et al., 2020). Par exemple, les critiques et les dénonciations des actrices et des acteurs peuvent être des catalyseurs permettant le développement et la mise en place de pratiques innovantes visant une réduction des inégalités sociales de pouvoir dans le cadre de l’action publique soit les rapports asymétriques qui prennent forme dans l’organisation quotidienne des activités de l’action publique. Ces pratiques de résistance sont productives. Elles constituent des leviers de reconnaissance et d’appropriation du pouvoir d’agir collectif des actrices et des acteurs, et ce, en marge des lieux de décisions organisationnelles et managériales d’une action publique donnée (Corin, 1986 ; Rodriguez del Barrio, 2006).

Ce numéro thématique convie à saisir les discours, les pratiques et les dispositifs par lesquels différent.e.s actrices et acteurs interpellent les manières de faire et les règles qui régissent l’organisation de l’action publique leur permettant ou les empêchant d’agir. Les pratiques de résistance dites productives au sein de l’action publique restent peu connues, possiblement même par les actrices et les acteurs elles/eux-mêmes qui ne sont pas toujours les mieux placé.e.s pour reconnaître la portée innovante de leurs actions. En ce sens, la spécificité de la présente publication réside dans le fait de réunir différentes perspectives pour mieux décrire, répertorier et analyser ce type de pratiques ainsi que les enjeux qu’elles soulèvent notamment en rapport au pouvoir d’agir collectif.

Les différents textes présentés dans ce numéro des Cahiers de recherche sociologique témoignent des liens étroits que tissent l’action publique et les inégalités sociales de pouvoir. La plupart des expériences relatées ici questionnent l’ordre institutionnel dominant l’action publique scolaire et sociosanitaire. Les différentes contributions analysent une pluralité de formes d’actions publiques affectant les personnes âgées, les jeunes, les étudiant.e.s, les personnes trans, les consommateurs de drogues pour en révéler des leviers de reproduction des inégalités ainsi que des pratiques qui les remettent en cause. Bien que plusieurs autrices et auteurs révèlent le potentiel démocratique du virage collaboratif et participatif de l’action publique, la plupart mettent en garde contre les risques de détournement au profit de nouvelles formes de prises de décision descendante (top-down) prenant peu en compte les savoirs et les pratiques d’actrices et d’acteurs encore soumis à des injustices épistémiques qui ne disent pas leur nom (Dewey et Cometti, 2003 ; Fricker, 2007). Ce portrait dressé à grands traits met en évidence l’ampleur et la diversité des défis qui se posent quotidiennement aux différent.e.s actrices et acteurs qui construisent l’action publique. Les textes sont regroupés autour de trois axes thématiques.

De l’indignation aux pratiques de résistance productive

Les pratiques de résistance reliées aux contraintes incluses dans l’action publique reposent sur une volonté de changement. Ce changement est porté à son tour par un idéal, par une référence normative qui révèle ce qui active l’indignation chez les actrices et les acteurs. Cette référence normative renvoie à leur vision de ce qu’est une « bonne organisation » de l’action publique. Cette référence n’est pas nécessairement toujours élaborée politiquement. Les trois contributions composant ce premier axe thématique proposent des réflexions théoriques et l’analyse de résultats de recherche. Elles portent sur : les conditions, favorables et défavorables, aux pratiques de résistances productives chez les enseignant.e.s ou les préposé.e.s aux bénéficiaires ; les manières dont les acteurs et les actrices agissent sur ces conditions dans une perspective de démocratisation ainsi que les effets de ces pratiques sur l’action publique.

Plus précisément, l’article « Résistance organisationnelle et co-production de l’action publique : la domestication d’un concept » ouvrant cette section dresse un portrait sociohistorique fort éclairant du concept de résistance dans le champ de la sociologie des organisations. Jean-Louis Denis et Nancy Côté problématisent l’évolution de l’usage du concept dans la littérature anglo-saxonne, principalement, et dégagent trois conceptions : la résistance comme problème de gestion (résistance au changement), comme antidote à l’aliénation (résistance comme prise de pouvoir sur l’expérience du travail) et comme réponse productive (résistance comme source d’innovation transformative). C’est principalement à partir de cette dernière conception que sont analysées les pratiques de résistance, inscrites dans un nouvel ethos caractérisé par une recherche de sens du travail qui stimule la créativité collective et la reconfiguration (parfois circonstancielle) des rapports de pouvoir, générant des alliances nouvelles ouvrant sur des actions alternatives. L’analyse de la résistance organisationnelle, sous l’angle d’un travail politique, amène Jean-Louis Denis et Nancy Côté à interpréter la co-production de l’action publique comme « un processus de réconciliation des situations d’opposition et de participation ».

À partir d’une perspective située à la jonction des sciences de l’éducation et de la sociologie clinique, l’article « Diriger l’école dans un contexte de néolibéralisme éducatif : comment préserver le sens du travail éducatif au sein de la communauté », de Patricia Guerrero, Romina Diaz, Ana Hormazabal, Valentina Urrutia et Pilar Diez, analyse la manière dont certaines équipes de direction d’école arrivent, malgré les contraintes sévères liées à la gestion néolibérale du système d’éducation au Chili, à protéger le sens de leur activité de travail en prenant soin tant des enseignant.e.s que des élèves. Ces pratiques, observées dans quatre écoles défavorisées, se fondent sur la proximité, l’accompagnement et la confiance envers le personnel enseignant et sur la promotion de la convivialité. Elles ne remettent pas en question de manière frontale les épreuves standardisées imposées par le gouvernement chilien, mais elles consentent à « jouer le jeu » tout en gardant le cap sur leurs priorités absolues : l’éducation intégrale des élèves et le bien-être des enseignant.e.s. Les autrices de cet article proposent une analyse sous l’angle des théories du leadership éducationnel. Elles montrent, notamment, l’intérêt de la « distribution » du leadership permettant aux enseignant.e.s et aux familles des élèves de participer à la vie de leur école, et ce, malgré les contraintes managériales inspirées d’une vision néolibérale de l’action publique chilienne contemporaine.

Pour clore ce bloc thématique, François Aubry aborde la résistance collective en documentant la situation d’un corps professionnel qui ne bénéficie pas de structure collective pour arbitrer les exigences de « performance » et de « qualité » provenant de diverses institutions impliquées dans le réseau de la santé et des services sociaux. Composé très majoritairement de femmes, le métier de préposée aux bénéficiaires est un métier de première ligne dont la centralité dans les soins aux personnes âgées a été dramatiquement révélée au moment de la pandémie de COVID-19. Les préposées aux bénéficiaires contribuent directement à la dispensation des soins prodigués dans les Centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD), mais ce groupe professionnel n’est pourtant pas impliqué dans la constitution des règles, normes et objectifs de qualité qu’il doit respecter et atteindre. L’auteur avance donc l’idée que ces travailleuses sont en situation d’« injustice épistémique », au sens où leur capacité à produire un savoir légitime est non considéré et non pris en compte, compte tenu de leur position hiérarchique dans l’organisation des services gériatriques. Les préposées sont confrontées au manque de ressources permettant d’accomplir correctement et éthiquement leur travail de soin, sans pouvoir rien y changer, confrontées au devoir d’« obéissance hiérarchique », à une insoutenable subordination dirait Linhart (2021). Comme d’autres chercheuses l’ont documenté (p. ex., Marché-Paillé, 2010), les préposées aux bénéficiaires adoptent des stratégies individuelles pour arriver à atteindre les objectifs prescrits, mais les savoirs développés et mobilisés par le biais de ces stratégies ne sont pas reconnus, à l’inverse des savoirs des autres corps de métier qui, eux, sont pris en compte dans la définition de la qualité des soins. C’est cette dynamique qui mène vers un désengagement individuel que documente l’auteur à partir d’une perspective critique qui, indirectement, plaide pour une professionnalisation de ce corps de métier pour rendre la résistance opérante.

Les espaces collectifs de prise de parole et leur potentiel de transformation institutionnelle

La construction d’espaces où la prise de parole s’exerce varie dans la forme (formelle ou informelle) et dans le contenu (ateliers délibératifs, échanges sur l’organisation du travail ; sur des cas cliniques entre professionnel.le.s, etc.). L’intérêt pour ces lieux au sein de réseaux d’actions publiques se développe, comme le montrent les travaux sur les espaces relationnels (Kellogg, 2009), les espaces de convivialité (Heil, 2015 ; Schwartz 2016), les espaces expérimentaux (Zietsma et Lawrence, 2010 ; Cartel et al., 2018) et les espaces d’innovation (Grenier et Denis, 2017). Dans quelle mesure les espaces de prise de parole demeurent-ils « sécuritaires » – c’est-à-dire des lieux où les actrices et les acteurs peuvent y développer une confiance interpersonnelle et aussi institutionnelle (Rousseau, 2007) ? Peuvent-ils constituer des solutions durables pour relever les défis de l’accessibilité des services ; développer l’habileté de travailler en commun et de façon créative sur des sujets complexes ; favoriser une meilleure intégration des considérations éthiques dans les organisations ; faciliter le bien-être et le développement humain au travail ? Plus largement, ces lieux peuvent-ils devenir des espaces de dialogue où chacun exprime librement son point de vue ; de co-construction des pratiques menant à la prise de décision collective, d’interconnaissance des savoirs et des activités de chacun ; où l’action sur les inégalités sociales permettrait de les réduire au moment de l’élaboration des problèmes et des solutions ; consolidant le pouvoir d’agir collectif sur l’organisation de l’action publique ?

Les textes réunis autour de cet axe permettent de documenter certains espaces de prise de parole, leurs particularités, leurs différences et leurs convergences dans les dynamiques interprofessionnelles et interpersonnelles des réseaux d’action publique. Plus largement, ils contribuent à proposer des pistes pour le rétablissement ou la production d’un dialogue entre des actrices et des acteurs porteurs d’intérêts différents et de savoirs variés, ce qui mène à dégager des leviers pour agir collectivement, directement et indirectement, sur les inégalités sociales de pouvoir cherchant à les réduire.

Dans son texte « Groupes interqualifiants et institution d’une puissance d’agir collective », Pierre Roche documente la mise en oeuvre de nouvelles alliances professionnelles et citoyennes qui cherchent à contrer collectivement les situations critiques et multidimensionnelles que vivent des jeunes de la ville de Marseille, au sud de la France. Inscrit d’emblée dans une clinique sociologique du travail, l’auteur rend compte d’un dispositif d’intervention/médiation auprès de professionnels aux prises avec une problématique commune : l’implication des jeunes dans des réseaux de vente de drogue. Les « groupes interqualifiants » sont des espaces de paroles et de réflexivité qui vise à renforcer ce que l’auteur appelle, en s’inspirant de Spinoza, la « puissance d’agir » individuelle des professionnels de façon à produire des savoirs leur permettant de mieux agir ensemble. Les savoirs produits par ces groupes remettent en question non seulement la légitimité, mais aussi l’efficacité de la politique française de lutte contre les drogues qui promeut la répression des personnes au bas de la pyramide du trafic de drogues. Ces groupes interqualifiants demeurent néanmoins fragiles, étant donné la verticalité de l’action publique française ; d’où l’importance, selon l’auteur, de continuer à défendre leur mise en place et leur pérennisation au sein de l’organisation du travail des institutions et des associations.

Ce que Maxime Boucher nomme « Les dispositifs de participation sociale » constitue un autre exemple d’expérimentation collective de prise de parole pouvant générer des transformations. Or, dans le texte « Participer sans se crisper », l’auteur indique que ces composantes transformatrices et émancipatrices sont parfois ignorées dans les travaux portant sur les épreuves de la participation démocratique en insistant plutôt sur la vulnérabilité des participants. L’auteur propose donc d’éclairer ces composantes centrales à la participation démocratique en s’intéressant aux formes d’engagement des actrices et des acteurs au sein de ces dispositifs dont le rôle des émotions et de l’indignation, les tactiques et les compétences qui leur sont associées. Pour ce faire, Maxime Boucher propose de revenir sur les résultats d’une recherche ethnographique portant sur un projet de revitalisation urbaine intégrée (RUI) du quartier Hochelaga à Montréal (2014 et 2020). Il décrit comment un petit groupe de participants en est venu à déstabiliser l’organisation de la concertation parce qu’il l’estimait problématique. L’auteur analyse les tactiques utilisées : le maniement de civilité ainsi que leurs effets sur la gouvernance de la RUI Hochelaga, l’élargissement de la participation citoyenne, la réorganisation des priorités d’action ainsi que sur l’inscription durable des enjeux sociaux du quartier à l’agenda des actions de revitalisation urbaine.

L’institutionnalisation des valeurs et des pratiques démocratiques

Des pratiques auraient le potentiel de renforcer la dimension démocratique des organisations en période d’austérité dans le secteur public (Dewey, [1926] 2003 ; Lewin, 1951 ; Follett, [1942] 2013 ; Pestoff, 2009). Selon Dewey ([1926] 2003), il serait possible de médiatiser les différences de compétences et de savoirs par des « chemins d’expériences » pour coconstruire une démocratisation dans l’action. Pour d’autres auteurs, s’ouvrir et mieux reconnaître les « savoirs d’expérience » en s’inscrivant dans un nouvel imaginaire permettrait de se défaire de l’hégémonie de la rationalité instrumentale et managériale (Boltanski, 2009 ; de Gaulejac, 2005). D’autres, enfin, affirment plutôt que l’institutionnalisation des pratiques démocratiques constitue une illusion construite pour masquer des formes de domination plus subtiles (Rancière, 1998 ; Lefort, 1966). En ce sens, les pratiques de l’action publique ne peuvent pas fondamentalement changer les relations de pouvoir entre les personnes aux compétences et aux statuts variés. Au-delà des discours sur la participation et la collaboration légitimant la solidarité entre les savoirs et les compétences, on peut se demander ce qui est réellement mis en action devant des contraintes à l’action publique souhaitée ?

La démocratisation au sein de l’organisation de l’action publique ne se décrète pas, elle s’organise (Eynaud et França Fiho, 2019). Les valeurs de solidarité et d’équité se traduisent-elles dans les activités organisationnelles observées dans l’action publique ? Ces activités peuvent-elles constituer des leviers pour une démocratie substantive et une gouvernance citoyenne ? Et redonner un sens à la solidarité et à l’équité dans l’agir organisationnel ?

Dans le texte « Innover dans les politiques d’emploi pour les jeunes : solutions intégrées, collaboration informelle et promesses de participation », María Eugenia Longo, Alice Gaudreau et Sandra Franke abordent ces questions à partir d’une analyse critique de l’action publique en emploi jeunesse au Québec et en Ontario. Elles ciblent notamment les « impératifs participatifs et collaboratifs » et leurs impacts sur la construction des politiques d’employabilité et sur la participation réelle des jeunes à leur mise en oeuvre. Les politiques d’emploi jeunesse prennent un virage collaboratif et participatif inspiré entre autres de la Nouvelle Gestion publique (NGP). Des modèles innovants, dont les mesures offrant des solutions intégrées (ou wraparound), constituent pour les autrices un exemple paradigmatique de ces transformations. Les données recueillies lors d’entretiens auprès des responsables d’une quinzaine d’organismes illustrent concrètement ces modalités, dont des référentiels et des stratégies partagés (p. ex. le rôle central des intervenant.e.s dans l’efficacité des mesures, l’importance des liens informels de collaboration) ; des tensions vécues dans un contexte de subordination des services à l’objectif ultime : celui de l’emploi. Cette analyse critique permet aux autrices de révéler plusieurs zones d’ombre de ce virage collaboratif et participatif dont le fait que « la participation des jeunes reste valorisée, sans être toujours favorisée ».

C’est sur le travail dans le secteur de l’éducation que Louis Levasseur analyse, quant à lui, les effets de l’introduction graduelle des principes de la Nouvelle Gestion publique dans un texte intitulé « Fragmentation du monde institutionnel. La question de la résistance des professionnels scolaires aux nouvelles formes de rationalisation et d’organisation du travail au sein de l’école québécoise ». Comme son titre l’indique, l’article s’intéresse au travail d’une catégorie de personnels longtemps qualifiée de « professionnels non-enseignants » dans les établissements scolaires, ce qui montre la marginalité du travail des employés autres que les enseignant.e.s. Dans le contexte de la réforme des années 2000, les professionnels scolaires (PS) ont vu leur rôle prendre de l’importance dans l’organisation du travail scolaire, particulièrement pour soutenir les élèves dits vulnérables. Ce changement a engendré deux mouvements opposés au sein de l’organisation, à savoir une « fragmentation institutionnelle » (p. ex., multiplication des logiques d’action) et un resserrement du travail des acteurs scolaires afin d’assurer une cohérence entre les différents niveaux du système scolaire (classe, école, centre de service scolaire, ministère). À partir d’entretiens réalisés avec des PS, l’auteur montre comment ces tendances en matière d’organisation du travail affectent le quotidien et le sens du travail de ces professionnels.

Pour clore ce numéro, Étienne Labarge-Huot propose un autre éclairage sur les transformations contemporaines de l’action publique, en s’intéressant aux personnes trans. Plus précisément, son texte intitulé « Des problématisations scientifiques aux problèmes politiques : le rôle de l’expertise dans la reconnaissance des identités trans au Québec » retrace les transformations importantes de l’action publique québécoise au niveau des discours et des concepts permettant de penser les identités trans. Une analyse généalogique de la transformation des discours experts occidentaux sur les identités trans et la problématisation politique de la transphobie montre comment la reconnaissance politique des personnes trans au Québec (entre 2013 et 2016) a nécessité, au préalable, une reconnaissance par les experts des milieux médicaux et thérapeutiques. L’auteur inscrit son analyse du travail des experts « alliés » des personnes trans dans une sociologie de l’action publique en insistant entre autres sur le rôle, dans la société contemporaine, des dispositifs thérapeutiques visant la réduction de la souffrance. Dans cette perspective, l’auteur avance que le choix, par un nombre d’experts, d’accueillir les aspirations et les souffrances des personnes trans serait au coeur de la transformation des lois et règlements régissant les identités trans. En atténuant certaines formes d’injustices épistémiques, l’autonomie des personnes trans se serait ainsi largement imposée.