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Motivée par un appel au devoir et à la responsabilité de décoloniser l’enseignement, la recherche et la profession du travail social (Université d’Ottawa, s.d.), l’École de service social (ÉSS) de l’Université d’Ottawa (UO) a entrepris en septembre 2018 des actions transformatrices qui visent à atteindre une plus grande sécurité culturelle pour les apprenant.es autochtones[3] au sein de ses programmes de formation.

Décoloniser l’enseignement, la recherche et la profession du travail social. Quelle signification? L’affaire de qui?

Précisons d’abord un peu mieux ce que l’on entend par le terme décolonisation dans le contexte universitaire. Pour Tuhiwai-Smith (2012), chercheure de renom d’origine maorie, connue pour ses travaux sur la décolonisation de l’éducation et de la recherche autochtone, décoloniser représente un processus complexe qui vise à éradiquer la domination coloniale dans toutes les sphères de nos sociétés, incluant les milieux académiques. Selon Lachapelle (2019), décoloniser l’éducation signifie plus précisément que

les Autochtones sont sujets à une discrimination systémique découlant des colonisations et qu’il faut renverser cette situation de domination. La décolonisation aspire ainsi à redonner une place aux perspectives et aux cultures autochtones, à leurs savoirs et savoir-faire, en les ramenant dans la mesure du possible sur un pied d’égalité avec ceux de la majorité allochtone.

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Pour sa part, Sinclair (Commission de vérité et de réconciliation du Canada [CVRC], 2015) soutient que l’engagement vers la décolonisation est l’affaire de tous, et plus spécifiquement celle des Canadiens non-autochtones à qui revient la responsabilité de redresser les innombrables injustices historiques à l’endroit des Peuples autochtones. Nous y reviendrons un peu plus loin.

La sécurité culturelle : concept pilier aux réflexions de Kinistòtàdimin

La sécurité culturelle, ou sécurisation culturelle (Cultural Safety), est l’équivalent du terme Kawa Whakaruruhau qui apparait autour des années 1980 dans les travaux réalisés par Irihapeti Ramsden (1990; 1992; 1993 ; 2000), infirmière et chercheure, originaire d’Aotearoa (Nouvelle-Zélande), de descendance Ngai Tahupotiki et Rangitane, ou maorie, « selon les marqueurs identitaires coloniaux » (Koptie, 2009, p. 30, traduction libre). La sécurité culturelle émerge d’une volonté de combattre la discrimination vécue par les Premiers peuples dans les institutions de santé et s’érige en porte-à-faux au concept du racisme systémique. Elle insiste de prime abord sur l’importance de l’accès des Peuples autochtones à des services sociosanitaires qui respectent et reconnaissent leur statut de Nations distinctes (savoirs traditionnels, valeurs, langues, modes de vie), et qui prennent en considération, au sein même des structures institutionnelles de l’État, leurs singularités identitaires et culturelles (Baskin, 2016).

Le concept de sécurité culturelle a été étudié aux États-Unis, au Royaume-Uni, et plus particulièrement en Nouvelle-Zélande, en Australie et au Canada (Smye et coll., 2010). Au Canada, la sécurité culturelle a plus récemment fait l’objet de politiques de santé nationale des Autochtones (Baba, 2013; Gouvernement du Québec, 2021), d’études liées au respect et à la reconnaissance identitaire des Autochtones au sein des institutions de santé (Ball, 2008; Brascoupé et Waters, 2009; Lévesque, 2015 ; Tremblay et coll., 2020), des systèmes d’éducation (Dufour, 2015, 2019), et des services sociaux (Lévesque, 2017; Milliken, 2008), notamment dans le domaine de la protection de l’enfance (Croteau, 2019). Le concept est également au coeur de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics (Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics [CERP], 2019). La sécurité culturelle est enfin mobilisée par certains leaders des communautés pour promouvoir leur accès équitable aux droits de la personne (Organisation des Nations Unies, [ONU], 2007), honorer leur identité culturelle et combattre les injustices (Atikamekw Nehirowisiw, 2020).

Les apprenant.es autochtones aux études universitaires en travail social : état des lieux

Les Premières Nations, les Métis et les Inuit[4] représentaient 4,9% de la population canadienne en 2016, soit 1 673 785 personnes (Statistique Canada, 2018). À ce jour, bien que la jeunesse autochtone augmente à un rythme quatre fois supérieur à celle du reste de la population[5] (Statistique Canada, 2018), les apprenant.es autochtones demeurent significativement sous-représentés dans les institutions universitaires (Conseil canadien sur l’apprentissage [CCA], 2009; Statistique Canada, 2013). Seulement 11 % des Autochtones possèdent un diplôme universitaire comparativement à 26 % des non-Autochtones (Statistique Canada, 2018). Un survol des savoirs autochtones et écrits scientifiques portant sur la discipline universitaire et la profession du travail social permet d’expliquer partiellement ces chiffres. Sans prétendre à l’exhaustivité, l’état des lieux présenté à partir de quatre grands constats jettent l’éclairage sur l’objet étudié.

Le premier constat qui émerge renvoie à la méfiance qui subsiste chez les Autochtones à l’égard du système de scolarisation étatique (Commission royale sur les Peuples autochtones [CRPA], 1996; Dickason, 1996; Dufour, 2019; Lachapelle, 2019). Depuis les débuts de la colonisation, l’appareil éducatif « a constitué un outil d’évangélisation, de [fran/angli-cisation], d’assimilation puis d’acculturation forcée […] » (Dufour, 2015, p. 14). L’entreprise des 139 pensionnats Indiens érigés au pays entre 1831 et 1996 et les mauvais traitements psychologiques, physiques, sexuels et spirituels infligés aux enfants autochtones âgés de 6 à 18 ans font office de tentatives génocidaires (CRPA, 1996; CVRC, 2015; Lepage, 2019). Un exemple additionnel de cette entreprise assimilatoire par l’éducation est l’amendement de 1880 à la Loi sur les Indiens décrétant « que tout Indien qui obtenait un diplôme universitaire serait automatiquement affranchi » de son statut et désormais considéré comme non Indien (Lepage, 2019, p. 32). En ce sens, bien que de plus en plus d’apprenant.es autochtones accèdent aux études postsecondaires, plusieurs Autochtones voient encore aujourd’hui l’éducation institutionnelle comme une arme d’acculturation (Baskin, 2006; Blackstock, 2009; Bruyere, 1999; Dickason, 1996; Lepage, 2019).

Le second constat qui explique la sous-représentation des apprenant.es autochtones aux études universitaires s’inscrit au registre du manque de sécurité culturelle auquel ils sont souvent confrontés dans les institutions de l’État (Reading, 2014). En plus d’être la cible de discrimination systémique, les apprenant.es autochtones sont également confrontés à des défis importants d’insertion en milieu académique. L’histoire dévoile que les institutions universitaires sont peu adaptées culturellement, colportent parfois des préjugés, et font souvent l’objet d’une méconnaissance des réalités autochtones (Dufour, 2015; Lepage, 2019; Niosi, 2018; Reading, 2014).

Le troisième constat saillant pointe les défis de persévérance scolaire auxquels les apprenant.es autochtones font régulièrement face (Croteau, 2012; Dufour, 2019). À preuve, nombreux sont ceux qui doivent étudier dans une langue seconde d’instruction (Crépeau et Fleuret, 2019; Dufour, 2019). De plus, ils doivent généralement s’éloigner des leurs, pour poursuivre des études universitaires, menant à de l’isolement (Conseil en éducation des Premières Nations [CEPN], 2010; Dufour, 2019). À ceci, se combinent une mentalité et une vision de l’éducation qui diffèrent fondamentalement des formes d’apprentissages réalisées en communauté (CCA, 2009; Regroupement des centres d’amitié Autochtones du Québec, [RAAQ], 2016). Par conséquent, en l’absence de programmes transitoires de mise à niveau, les apprenant.es autochtones souvent ne se sentent pas suffisamment préparés pour poursuivre des études universitaires (CCA, 2009; Croteau, 2012). Des difficultés financières et l’aversion pour l’endettement viennent de surcroît freiner l’accessibilité aux études universitaires des jeunes autochtones (CEPN, 2010). Finalement, des problématiques sociales vécues dans les familles et la conciliation étude-parentalité-famille-travail représentent d’autres défis qui se greffent à ceux liés à la persévérance scolaire (Croteau, 2012; CRPA, 1996; Dufour, 2019; Statistiques Canada, 2017).

Le dernier constat dégagé de la recension des écrits pour expliquer cette sous-représentation porte sur les enjeux plus spécifiques liés au travail social en tant que discipline universitaire et professionnelle. Depuis ses débuts au XXe siècle, le travail social a joué, à plusieurs égards, un rôle de complicité dans l’oppression des Peuples autochtones au Canada. Dans ce contexte, des écarts importants marquent l’incohérence entre les perspectives majoritaires qui orientent le cursus dans les ÉSS (Hill et Wilkinson, 2014; Moeke-Pickering, 2010; Moeke-Pickering et Cote-Meek, 2015; Moeke-Pickering et Partridge, 2014) et les conceptions de l’apprentissage et de la relation d’aide chez les Autochtones (Baskin, 2016). Ainsi, les apprenant.es autochtones se reconnaissent bien peu dans les programmes de travail social dispensés en milieu universitaire. À titre illustratif, soulignons les ancrages dominants de l’enseignement et de la pratique du travail social (issus d’une conception clinique et basés sur des données empiriques) qui s’opposent diamétralement à la vision holistique de l’apprentissage (tout au long d’une vie, informel, dans des situations authentiques et socialement naturelles, avec la participation des aînés) (Baskin, 2016; Colomb, 2012 ; CCA, 2007) et du mieux-être (selon les sphères physique, spirituelle, émotionnelle et mentale) des Autochtones (Baskin, 2016; Bruyere, 1999; Moeke-Pickering et Partridge, 2014).

À la lumière des quatre constats établis, il apparait crucial pour les programmes universitaires en travail social de favoriser des perspectives respectueuses, plurielles, adaptées aux réalités qui tiennent compte à la fois de l’histoire coloniale, des mouvements sociopolitiques, des changements de paradigmes sociétaux, et des réalités contemporaines des apprenant.es autochtones. En tant qu’institution névralgique de nos sociétés, les universités jouent un rôle capital relativement à la justice sociale et au respect des droits de la personne, et ont une responsabilité quant au développement de la pensée critique, la transmission de connaissances expérientielles et scientifiques, et les apprentissages pratiques. Elles doivent donc amorcer, si ce n’est pas déjà fait, un changement radical de paradigme (Kermoal, 2018).

Pour ce faire, il faut a priori trouver des réponses à certaines interrogations. Comment renverser la tendance normative et majoritaire pour assurer la sécurité culturelle des apprenant.es autochtones en milieu universitaire? Quelle est l’avenue souhaitable pour s’engager dans une démarche transformatrice culturellement adéquate et respectueuse des Peuples autochtones? Comment reconfigurer les fondements de la formation et de la pratique du travail social, de sorte qu’ils soient plus inclusifs et respectueux des spécificités autochtones ?

Inclusion, réconciliation et décolonisation : quelle logique d’autochtonisation privilégier en milieu académique?

Dans la dernière décennie, plusieurs universités ont entrepris des transformations afin d’autochtoniser leurs milieux académiques, d’être plus inclusifs et respectueux des apprenant.es autochtones, et d’assurer une plus grande sécurité culturelle au sein de leur institution. L’absence de guides ou de protocoles clairs, ainsi que les questionnements, les nombreux débats et les prises de position en émergence, marquent les réflexions actuelles dans les institutions d’enseignement postsecondaire (Lachapelle, 2019) et ne font pas systématiquement consensus (Battiste, 2013; Dufour, 2019).

Une étude pilote[6] de Gaudry et Lorenz (2018) permet de mieux comprendre comment autochtoniser les milieux universitaires au pays par la mise en évidence des mécanismes qui orientent ces transformations. Conceptuellement, selon les auteur.es, autochtoniser les universités signifie élargir les conceptions et connaissances dans l’objectif d’inclure des perspectives autochtones et de manière à générer une réelle transformation (Gaudry et Lorenz, 2018, p. 218, traduction libre). Les principaux constats de l’étude permettent de dégager trois paradigmes sous-jacents aux divers processus d’autochtonisation des milieux académiques : l’inclusion, la réconciliation et la décolonisation. Les chercheur.es les positionnent sur un continuum par rapport à une remise en question du statu quo.

Schéma 1

Paradigmes de transformations vers l’autochtonisation des milieux académiques

Paradigmes de transformations vers l’autochtonisation des milieux académiques

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Le premier, soit l’autochtonisation par l’inclusion, s’inscrit essentiellement dans une logique qui vise à accroître le nombre d’apprenant.es autochtones et de membres du corps professoral et non professoral autochtones au sein des milieux académiques. Le deuxième, soit l’autochtonisation par la réconciliation, renvoie à une vision de rencontre et de consensus entre les savoirs autochtones et non-autochtones. Selon Courchene (2019), le terme réconciliation tient ses origines dans le discours politique de la décennie 1990, émergeant des évènements de Kanesatake au Québec, mieux connus sous la Crise d’Oka ou Résistance d’Oka. Au pôle ultime du continuum, se situe le troisième paradigme d’autochtonisation, soit par la décolonisation. Considérée par Gaudry et Lorenz (2018) comme une perspective de transformation plus radicale et substantielle, la décolonisation vise selon eux une université fondamentalement transformée par son engagement envers les Peuples autochtones, les intellectuels autochtones, et les systèmes de pensées et de connaissances autochtones. Les participant.es à l’étude définissent cette décolonisation en termes de restructuration intégrale de l’institution universitaire pour en réorienter les fondements ontologiques et pratiques vers la production et la transmission de savoirs épistémiques et expérientiels basées sur des relations respectueuses et non hiérarchisées entre Autochtones et non-Autochtones.

L’étude de Gaudry et Lorenz (2018) permet de faire trois grands constats au sujet des processus d’autochtonisation en cours dans les universités canadiennes. Premièrement, une majorité d’institutions universitaires semble privilégier la démarche plus succincte d’autochtonisation par l’inclusion (Gaudry et Lorenz, 2018). Dans ce paradigme, les institutions tendent à recruter plus d’apprenant.es autochtones, d’employé.es administratifs autochtones, et de professeur.es autochtones, en conservant néanmoins intactes la plupart des normes et politiques institutionnelles dominantes en vigueur. Deuxièmement, les bénéfices d’une démarche d’autochtonisation des milieux académiques par la décolonisation sont notés par les auteur.es comme plus fondamentaux et devraient, selon les résultats de l’étude, être préconisés plutôt que seulement la plus grande présence d’Autochtones dans le milieu. Selon Gaudry et Lorenz (2018), l’autochtonisation par la décolonisation suppose l’ajustement des normes, politiques et idéologies dominantes des universités afin d’engager des réflexions approfondies sur l’essence même des relations entre les Peuples autochtones et non-autochtones. Troisièmement, l’étude propose deux modèles pour la mise en oeuvre d’une démarche délibérée d’autochtonisation par la décolonisation; soit (1) The treaty-based model – basé sur la gouvernance et la pratique des universités, et (2) The resurgence-based model – axé sur la culture autochtone, les politiques autochtones, les savoirs autochtones et les compétences en lien avec le territoire. Ces transformations fondamentales requièrent la remise en question des a priori normatifs ainsi que le contournement de possibles résistances (Hampton, 1995; Hill et Wilkinson, 2014).

Perspectives décolonisatrices de la discipline professionnelle et d’étude du travail social

À partir des savoirs dégagés de l’étude de Gaudry et Lorenz (2018) et de la mise en évidence d’un certain consensus au sujet de l’importance d’opérationnaliser la décolonisation des universités, nous souhaitons ici tourner le regard vers la discipline et le champ d’études du travail social.

Malgré l’urgence d’agir et le fait que « […] les Peuples autochtones oeuvrent à décoloniser les universités depuis qu’elles ont été établies » (Campbell et coll., 2019, p. 11, traduction libre), c’est seulement dans la dernière décennie que la décolonisation des milieux académiques a davantage retenu l’attention (Battiste, 2013; Battiste et coll., 2002; CVRC, 2015 ; Courchene, 2019; Kermoal, 2018; Lachapelle, 2019; Louie et coll., 2017; Pete, 2016; Pidgeon, 2016; Universités Canada, 2015). C’est le cas du moins dans les universités de l’Est du pays, plus particulièrement dans les universités et les ÉSS francophones. La publication en 2015 du célèbre rapport en six volumes de la CVRC (2015) et de ses 94 appels à l’action a sans équivoque représenté un point de bascule du mouvement de remise en question (Johnson, 2016). En plus d’insister sur l’urgence d’amorcer un changement des paradigmes pédagogiques dominants dans les universités, le rapport (CVRC, 2015) recommande que la structure éducative, les pédagogies d’enseignement, et les normes institutionnelles reconnaissent le long héritage colonial de la profession du travail social dans la vie des Autochtones.

D’une part, en tant que discipline professionnelle, le travail social a dans l’histoire contribué à la mise en oeuvre des politiques coloniales des pensionnats (CRPA, 1996; CVRC, 2015), participé activement à la rafle des années 1960 pendant laquelle de nombreux enfants autochtones ont été retirés de leurs familles et déracinés de leurs cultures et communautés (Croteau, 2019; Johnston, 1983; Sinclair/Ótiskewápíwskew, 2007), et n’arrive toujours pas à réduire les très grandes iniquités qui affectent les Autochtones au sein des services sociaux (Sinclair/Ótiskewápíwskew et coll., 2009). En ce sens, pour une majorité de Peuples autochtones, la profession du travail social a encore aujourd’hui une connotation oppressive (Absolon/Minogiizhigokwe, 2011; Bruyere, 1999; CERP, 2019; CVRC, 2015; Dumbrill et Green, 2008; Kovach, 2006; Moeke-Pickering et Partridge, 2014; Sinclair/Ótiskewápíwskew et coll., 2009; Tuhiwai-Smith, 2012). Aux yeux de plusieurs communautés malmenées, le travail social demeure souvent synonyme d’effritement des familles, de pertes des fondements culturels, et de retraits, parfois même qualifiés « de vols » d’enfants (Blackstock, 2009; Croteau, 2019; Sinclair/Ótiskewápíwskew et coll., 2009; Sinclair/Ótiskewápíwskew, 2007).

Ces perspectives sur le travail social ne sont pas surprenantes. La profession privilégie généralement une vision universelle, monolithique et eurocentrée/occidentale de la famille (Croteau, 2019), de la résolution des problèmes familiaux et sociaux (Guay, 2017), et des approches psychosociales et cliniques en intervention (Bruyere, 1999; Sinclair/Ótiskewápíwskew et coll., 2009). Cela octroie bien peu de considération aux savoirs traditionnels, aux visions du monde et aux cosmologies autochtones, dans la manière de penser la relation d’aide, de concevoir le rôle des aidants et d’envisager la guérison (Baskin, 2016; Guay, 2017; McKenzie et Morrisette, 2003; Moeke-Pickering et Partridge, 2014; Simpson, 2000).

D’autre part, en tant que discipline universitaire, les principes éducatifs directeurs ainsi que les fondements épistémologiques et méthodologiques du travail social s’inspirent encore aujourd’hui de perspectives essentiellement normatives et eurocentrées de la connaissance et des données scientifiques (Hart, 2010; Kovach, 2006; Sinclair/Ótiskewápíwskew, 2004). Malgré les avancées de la recherche sociale qui permettent désormais de reconnaître la pluralité des savoirs et la légitimité des paradigmes autochtones (Absolon/Minogiizhigokwe, 2011; APNQL, 2014; Dumbrill et Green, 2008; Ellington, 2019; Hart, 2010; Kovach, 2006; Wilson, 2003, 2008), ces paradigmes fondés sur les savoirs expérientiels, issus du territoire, et ancrés dans des traditions orales, demeurent marginalisés et sont considérés subalternes (Ellington, 2019; Hart, 2010; McKenzie et Morrisette, 2003; Sinclair/Ótiskewápíwskew, 2004; Tuhiwai-Smith, 2012; Wilson, 2003).

De ces fondements normatifs de la formation universitaire en travail social, il se dégage des lacunes importantes de représentativité et de reconnaissance des réalités et besoins singuliers des communautés autochtones. Comme souligné dans la première section de cet article, il n’est alors pas étonnant dans ce contexte que peu d’apprenant.es autochtones s’identifient aux paradigmes pédagogiques dominants et aux visions inhérentes à la profession du travail social enseignées en milieu académique (Bruyere, 1999; McKenzie et Morrisette, 2003; Sinclair/Ótiskewápíwskew, 2004). Pour pallier le déséquilibre des rapports de force, Wilson (2008) soutient que d’un point de vue théorique, les programmes en travail social doivent intégrer des perspectives ontologiques (l’être), épistémologiques (le savoir), méthodologiques (la méthode), et axiologiques (la valeur du savoir), auxquelles nous ajoutons des perspectives pratiques, qui reconnaissent et respectent les Autochtones. Cette conscientisation des milieux institutionnels universitaires vers une plus grande reconnaissance des savoirs et fondements qui structurent la pensée et orientent les choix et actions des Premiers peuples propose de rompre avec une pensée dominante de la recherche en travail social.

L’ensemble de ces constats pédagogiques, épistémologiques, historiques, culturels et socioprofessionnels suggère que le travail social (tel qu’il est pratiqué, pensé, et enseigné) doit s’inscrire dans une démarche de décolonisation. Cette démarche doit faire appel à des pratiques éducatives permettant d’accroître la sécurisation culturelle des apprenant.es autochtones et de la population autochtone en général. Pour ce faire, les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux doivent impérativement être sensibilisés et formés adéquatement aux impacts significatifs de l’histoire d’oppression vécue par les Premières Nations, les Métis et les Inuit. À leur sortie de l’université, les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux doivent maîtriser la complexité des enjeux qui entourent la profession et ses retombées concrètes sur les Peuples autochtones. Enfin, en vue d’intervenir adéquatement auprès de ces populations, les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux doivent également être disposés à tenir suffisamment compte des réalités, des valeurs, des conceptions du monde et des repères culturels qui guident les choix, les actions et les modes de vie des Autochtones (Croteau, 2017, 2019). C’est dans cette perspective globale, et à l’examen de deux cas de figure qui seront présentés, que l’initiative Kinistòtàdimin a été mise sur pied à l’ÉSS de l’Université d’Ottawa.

Examen de deux cas de figure : pistes éclairantes vers la décolonisation d’Écoles de service social en Ontario

Les expériences d’autochtonisation de deux ÉSS en Ontario ont servi à orienter l’initiative Kinistòtàdimin, soit un programme de premier cycle de l’Université Laurentienne et un programme de cycle supérieur à l’Université Wilfrid Laurier. Le programme de baccalauréat en travail social à l’Université Laurentienne propose depuis 1985 un programme de Spécialisation en service social autochtone offert par la School of Indigenous Relations. Ce programme a en outre été créé pour répondre au faible taux de travailleuses sociales et travailleurs sociaux autochtones (Moeke-Pickering et Cote-Meek, 2015). À la suite de multiples consultations fondées sur des relations de confiance et de respect entre des membres universitaires et des leaders de communautés autochtones (Moeke-Pickering, 2010), le programme a été élaboré sur la base de savoirs, traditions, et visions du monde anishinabeg-algonquin[7], tout en respectant les exigences académiques d’un programme de travail social. Par exemple, les Enseignements des Sept Grands-Pères[8] (ou Enseignements Sacrés), la roue de médecine, et le rituel de purification font partie de la formation et constituent des compétences à acquérir lors de stages pratiques, au même titre que celles liées au Code déontologique de l’Association canadienne des travailleuses et des travailleurs sociaux (ACTS). Globalement, le programme vise à développer une analyse critique des répercussions de la colonisation sur les Peuples autochtones, à enseigner un métissage de savoirs autochtones et occidentaux, et à permettre aux apprenant.es d’acquérir une pluralité de connaissances et de compétences utiles dans la profession (Moeke-Pickering et Cote-Meek, 2015). En 1997, l’École responsable de ce programme a fondé le Indigenous Social Work Journal (préalablement le Native Social Work Journal) afin de promouvoir les savoirs et visions du monde autochtones et de contribuer à leur dissémination partout au Canada et à l’international.

Le second programme est le Master of Social Work (MSW) – Aboriginal Field Study (AFS) de l’Université Wilfrid Laurier. Ce programme intègre les savoirs et connaissances autochtones, mais tente aussi de les étendre dans la planification pédagogique de l’ensemble de l’institution. Lors des réflexions entourant la mise sur pied du programme, le Dr. Stan Wilson, qui agissait à titre de consultant externe, a créé le terme « Indigegogy », inspiré de l’incorporation des fondements et savoirs autochtones au processus de transformation pédagogique. Basé sur les principes éducatifs en travail social préconisés notamment par le Thunderbird Nesting Circle[9] (Sinclair, 2013), le programme fait la promotion de l’autodétermination des Peuples autochtones dans le champ de la formation en travail social, soutient la valorisation et la préservation des fondements culturels autochtones, et met de l’avant une vision holistique du monde. Le programme crée également des espaces où les apprenant.es peuvent intervenir de manière holistique en mettant davantage l’accent sur la guérison. Enfin, le programme est fondé sur quatre piliers qui guident les apprenant.es : l’aîné en résidence[10], la pédagogie du cercle[11], l’évaluation holistique[12] et le camp culturel[13] (Hill et Wilkinson, 2014).

L’examen relativement succinct de ces deux programmes montre qu’ils ont été conceptualisés de manière à guider les apprenant.es autochtones et non-autochtones à élaborer une analyse critique des expériences des Autochtones et à acquérir les compétences requises, en outre, pour contrer les effets du colonialisme dans les structures de pensée et la pratique même de la profession du travail social.

Initiative Kinistòtàdimin : décolonisation de l’École de service social de l’Université d’Ottawa

À partir de la mise en contexte et inspirés des deux cas de figure examinés, il s’agit à maintenant de présenter les réflexions entourant les étapes opératoires de la décolonisation engagée à l’ÉSS de l’UO. L’ÉSS est située en milieu urbain, au coeur du territoire traditionnel non cédé du Peuple anishinabé-algonquin, sur lequel se trouve également une importante population inuit qui transite régulièrement entre le Nunavut (Iqaluit) et Ottawa pour accéder à des soins sociosanitaires (Obed, 2021). Il est également utile de préciser que l’ÉSS de l’UO a un mandat prioritaire de formation en travail social pour la francophonie minoritaire en Ontario et au Canada.

L’amorce de réflexions en 2018 au sein de l’École a jeté les bases d’une reconfiguration, actuellement en cours, de ses structures et programmes. La genèse et la mise en oeuvre de l’initiative Kinistòtàdimin se sont en outre appuyées sur diverses recommandations de la CVRC (2015)[14], d’Universités Canada (2015)[15], de l’Association Canadienne pour la formation en travail social (ACFTS) (ACFTS, 2014; Albert et Giasson, 2017[16]), et d’initiatives entreprises dans d’autres ÉSS en Ontario (Université Laurentienne et Université Wilfrid Laurier). La démarche initiée repose en bonne partie sur le besoin d’admettre les torts causés par l’hégémonie eurocentrée de la formation universitaire et de la pratique du travail social (Moeke-Pickering et Cote-Meek, 2015). Elle s’inscrit dans la nécessité de reconnaître et d’inclure les traités, la résurgence culturelle et les savoirs traditionnels autochtones, de respecter les visions autochtones du monde et de mettre en évidence les compétences liées au territoire, tant dans l’enseignement que dans la recherche à l’ÉSS (Gaudry et Lorenz, 2018). Dans ce qui suit, nous relatons la chronologie des étapes de cette démarche de décolonisation afin de mieux en saisir le contexte et les défis qui sont apparus chemin faisant.

En septembre 2018, l’ÉSS a réalisé une demi-journée d’étude qui a débuté par une cérémonie d’ouverture traditionnelle tenue par un aîné anishinabé-algonquin. Cette rencontre a permis de discuter des recommandations liées aux récentes démarches d’agrément de l’École par l’ACFTS (Albert et Giasson, 2017), des appels à l’action de la CVRC (2015), des pistes à suivre d’Universités Canada (2015), et des paradigmes d’autochtonisation définis par Gaudry et Lorenz (2018). Parallèlement à cette démarche, des discussions entre l’ÉSS et la Faculté des Sciences sociales (FSS) ont été amorcées afin d’obtenir un poste professoral autochtone lié à la décolonisation des programmes d’études de l’ÉSS. Dans cette foulée, un Cercle de concertation composé d’acteurs.trices autochtones et non-autochtones a été créé. Tous les membres de ce Cercle étaient animés par le devoir de faire mieux, de réfléchir aux vecteurs de changements à préconiser, et d’agir pour une plus grande reconnaissance des savoirs et des pratiques autochtones en matière d’éducation, de formation et d’interventions sociales. Parmi les multiples mandats du Cercle de concertation, la priorité visait à tisser des liens de réciprocité avec les membres des communautés anishinabeg-algonquines de la région.

En décembre 2018, une première rencontre du Cercle a eu lieu. Des membres anishinabeg-algonquins de la communauté de Kitigan Zibi étaient présents. Les échanges tenus ont moins porté sur la logique de transformation des programmes mise de l’avant par l’ÉSS, que sur le développement des relations avec les représentant.es autochtones du Cercle. L’essentiel de la rencontre s’est déroulé sous forme de dialogues informels et d’échanges conviviaux liés aux histoires personnelles et professionnelles de chacun. De cette première rencontre, deux leçons principales ont pu être tirées. D’une part, il a semblé impératif d’établir des relations de confiance entre les membres autochtones et allié.es non-autochtones du Cercle avant même de procéder aux réflexions entourant les changements aux programmes d’études. D’autre part, les représentant.es autochtones présents ont signalé l’importance de consulter davantage les communautés et les organismes autochtones locaux et régionaux par rapport à la démarche en cours. Moeke-Pickering et Cote-Meek (2015) renforcent d’ailleurs cette logique : « The mobilization of Indigenous communities to inform curriculum and ideas has been critical to a transformational resurgence » (p. 2).

Peu de temps après cette rencontre, dans le cadre de ses discussions avec l’Université en vue de l’obtention d’un poste de professeur.e autochtone, l’ÉSS a voulu s’engager plus fermement sur la voie de décolonisation de ses programmes. Dans cet objectif, l’Assemblée départementale de l’ÉSS a proposé une structure de programme d’études en service social autochtone (sans description de contenu); l’idée étant que cette proposition servirait de toile de fond aux discussions à la prochaine rencontre avec les partenaires autochtones.

À l’hiver 2020, a ensuite eu lieu la seconde rencontre du Cercle de concertation. À l’instar de la première rencontre, presque tout le temps alloué a été consacré aux expériences, réalités et besoins des communautés. Ce n’est qu’avant de conclure, au moment où le directeur de l’ÉSS a voulu discuter des grands contours du programme d’études en service social autochtone proposé par l’Assemblée de l’ÉSS, qu’un représentant de Kitigan Zibi a insisté, en brandissant le document sur lequel figurait la proposition, sur la nécessité que l’ÉSS réfléchisse plus sérieusement à sa manière de collaborer avec les communautés autochtones. Cette prise de parole a pointé une faille importante de la démarche de l’ÉSS et scellé l’échec de la proposition de restructuration de ses programmes d’études. Ce point de rupture, précisons-le, n’était pas lié à un problème d’adéquation entre les besoins et réalités identifiés par les communautés et l’ÉSS. Il était plutôt le reflet de méthodes collaboratives expéditives et axées sur les résultats, souvent préconisées en milieu universitaire, et utilisées ici maladroitement pour transiger. Si cette erreur peut en partie s’expliquer par une volonté de « bien faire », c’est-à-dire de procéder rapidement pour obtenir un poste de professeur.e autochtone, elle met également en évidence l’opposition entre une logique d’autochtonisation par l’inclusion, plus « rapide » mais superficielle, et une logique d’autochtonisation par la décolonisation, qui requiert le temps long des réflexions, des remises en question, et des relations fondées sur la confiance et l’équité (Gaudry et Lorenz, 2018).

À la lumière de ce faux pas, l’ÉSS a proposé que le directeur et une professeure se déplacent pour rencontrer, dans leur communauté, des membres de Kitigan Zibi. Cette initiative visait à réinitialiser la démarche sur de nouvelles bases. L’échange tenu à cette occasion a conduit à la proposition des membres de la communauté que l’embauche d’un.e professeur.e autochtone précède toute restructuration des programmes à l’ÉSS. La suite des événements a, de fait, donné raison à cette approche, car avec l’appui actif des partenaires autochtones, l’École s’est vue octroyer en mai 2019 un poste de professeur.e autochtone jumelé à une Chaire de recherche du Canada (CRC). Bien que la contrepartie de ce poste, nommément la CRC, ait été inattendue, et ait compliqué le processus d’embauche, l’ÉSS a poursuivi son travail de partenariat avec la communauté anishinabé-algonquine pour mener l’ensemble de ce processus. Ceci a jeté les bases de rencontres additionnelles qui se sont succédées, dont deux où l’ensemble des membres du Cercle de concertation de l’ÉSS est retourné à Kitigan Zibi pour échanger plus en détail sur les tenants et aboutissants de la démarche engagée. Au terme de ces multiples initiatives, le nom Kinistòtàdimin, qui signifie on se comprend en Anishinabemowin, a été retenu par les membres anishinabeg-algonquins pour identifier le Cercle.

Parallèlement, les démarches ont continué de progresser, cette fois-ci plus clairement sur le chemin de la décolonisation. Plus récemment, des membres autochtones ont été consultés pour rédiger la description du poste professoral à pourvoir et trois d’entre eux ont assisté aux entrevues des candidat.es retenu.es. L’initiative Kinistòtàdimin a également donné lieu à une allocution (juin 2019) présentée à la Conférence de l’Association canadienne pour la formation en travail social (Croteau et coll., 2019). De surcroît, un Plan d’action (2020-2022) comprenant 10 axes stratégiques a été rédigé par les membres du Cercle Kinistòtàdimin et un budget substantiel qui servira à la mise en oeuvre de ces axes et à la rémunération des membres autochtones a été octroyé à l’ÉSS. Une rencontre récente du Cercle a permis de prioriser ces axes et les prochaines étapes se déclineront donc en cinq temps : (1) la formation de tout le personnel de l’ÉSS sur les enjeux autochtones et la décolonisation du programme; (2) l’appel à contributions pour l’acquisition et l’exposition d’une oeuvre d’art autochtone à l’ÉSS; (3) la tenue de consultations auprès d’étudiant.es autochtones pour recueillir leurs rétroactions au sujet de leur expérience d’apprenant.es autochtones; (4) les échanges avec les membres du Cercle de concertation pour la création d’une École d’été (projetée pour 2022) portant sur la décolonisation; et finalement, (5) la poursuite du recrutement d’un.e universitaire autochtone.

Conclusion et discussion critique sur l’initiative Kinistòtàdimin

En guise de conclusion, nous proposons ici une discussion critique sur l’initiative de décolonisation en cours à l’ÉSS de l’Université d’Ottawa. Cette discussion s’articule autour des constats issus de l’histoire coloniale, des perspectives et des paradigmes d’autochtonisation (inclusion, réconciliation, décolonisation) décrits par Gaudry et Lorenz (2018). Elle s’inspire également des initiatives de décolonisation des deux ÉSS que nous avons décrites plus haut et des étapes de la démarche Kinistòtàdimin présentée.

L’article met en évidence que l’initiative de décolonisation en cours n’est pas le simple produit d’une volonté d’inclusion, ou encore, d’un désir d’unification entre des savoirs autochtones et non-autochtones coexistants à l’ÉSS de l’Université d’Ottawa. De fait, pour la mise en oeuvre de la démarche, les membres du Cercle Kinistòtàdimin s’entendent pour encourager, comme l’évoquent Gair et ses collègues (2005), tous les acteurs.rices, à développer des relations significatives et à partager des valeurs communes. De surcroît, dans une telle démarche, il importe de considérer que les efforts, en plus de correspondre aux attentes de l’institution, doivent prioritairement être harmonisés aux réalités de chaque territoire et communauté autochtone concernés. Dit autrement, dans le processus qui s’opère, il faut s’assurer de poursuivre le développement de relations de confiance et de réciprocité avec le Peuple anishinabé-algonquin du territoire traditionnel et non cédé sur lequel se situe l’UO et les Peuples autochtones qui habitent Ottawa.

Malgré les devoirs, les responsabilités, les objectifs et la volonté de l’ÉSS de l’UO d’agir pour faire mieux, il ne semble pas encore acquis qu’elle se soit résolument engagée dans une transformation qui emprunte la voie de la décolonisation. Cette voie, rappelons-le, prévoit la remise en question fondamentale des normes oppressives et des façons de faire eurocentrées au sein de ses paradigmes de recherche (APNQL, 2014), de sa structure institutionnelle et de ses programmes d’enseignement. La tentation de recourir aux fondements normatifs courants pour faire vite, ou encore pour faciliter les prises de décision, leur omniprésence en milieu universitaire (de surcroît dans une institution fondée par un ordre religieux catholique, les Oblats, qui a administré une majorité de pensionnats indiens au pays), ainsi que les ornières qu’ils nous fixent, sont autant d’obstacles (in)visibles à nos tentatives de s’engager sur cette voie de décolonisation.

Afin de nous prémunir contre ces réflexes et d’atteindre nos objectifs de décolonisation à long terme, nous sommes d’avis qu’il faut faire preuve de vigilance et d’autocritique, développer et maintenir les relations de confiance et de réciprocité avec nos partenaires autochtones, et exiger de notre institution qu’elle fasse preuve d’ouverture et de flexibilité à de nombreux égards. Ce fut d’ailleurs le cas en ce qui a trait au processus d’embauche d’un.e professeur.e autochtone pour la CRC. Les consultations auprès des instances directrices de l’UO ont permis que des membres des communautés autochtones siègent au comité de sélection, alors que selon les normes universitaires en vigueur, seuls les membres du corps professoral prennent habituellement part à ces processus. Il s’agit là de passages obligés pour qu’au sein de l’UO se développent des perspectives, des programmes et des pratiques qui, à terme, pourront contribuer à une remise en question plus fondamentale et substantielle des visions, des normes et des façons dominantes d’opérer, ancrées de longue date dans les structures universitaires.

En définitive, précisons que les processus de décolonisation au sein des institutions universitaires sont parfois complexes et incertains, mais combien essentiels à l’instauration de relations réciproques et respectueuses entre les Autochtones et non-Autochtones au Canada (Jean, 2020). Cela est d’autant plus fondé, pour toutes les raisons déjà évoquées, mais plus particulièrement lorsqu’il est question de la formation dans la discipline du travail social. De toute évidence, pour assurer une plus grande sécurité culturelle aux Peuples autochtones et pour ainsi améliorer les universités et la société, les transformations liées à la décolonisation en milieu universitaire doivent avant tout, comme l’affirme Courchene (2019), découler de devoirs d’équité, de responsabilités sociales et démocratiques, plutôt que d’actions stratégiques ou d’opportunisme. À cette fin, il faut mettre des processus conscients et délibérés en oeuvre pour remettre en question les fondements de nos institutions universitaires qui, au fil des oppressions et du temps, sont devenus imperceptibles aux yeux des non-Autochtones, tout en demeurant omniprésents et réels dans l’expérience des apprenant.es et communautés autochtones.