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Avec Organisme et corps organique de Leibniz à Kant, François Duchesneau poursuit sa vaste entreprise de recherche tant d’ordre historique qu’épistémologique sur la genèse des modèles du vivant à l’époque moderne. Après Les Modèles du vivant de Descartes à Leibniz[1], et Leibniz. Le vivant et l’organisme[2], il tente ici de montrer l’influence, parfois diffuse, parfois directe, qu’a pu avoir la conception leibnizienne de l’organisme et du corps organique sur « le développement des modèles théoriques du vivant au xviiie siècle » (p. 14), y compris chez Kant qui inspirera à son tour la biologie naissante, par l’intermédiaire, notamment, de sa troisième critique (p. 425). Ici, l’auteur fait en partie siennes les conclusions défendues par Timothy Lenoir dans The Strategy of Life[3]. En partie seulement, car si l’auteur reconnaît l’influence positive qu’a pu exercer Kant sur la biologie naissante, il considère « douteux le rattachement à Kant du téléomécanisme que Timothy Lenoir lui attribue » (p. 463, n. 3). Pour une posture qui conteste à la fois l’attribution à Kant d’une posture téléomécaniste et l’idée d’une influence positive d’envergure de ce dernier sur la biologie, voir la position défendue par Robert J. Richards[4] qui présente plutôt Kant comme celui auquel les biologistes tentent de répondre notamment quant au statut de scientificité de leur pratique, ce qui supposerait une influence plutôt négative que positive sur la constitution de la biologie comme science.

Quoi qu’il en soit, il y a certes quelque chose de paradoxal à retracer cette grande histoire du concept d’organisme à l’heure même où le privilège épistémologique de celui-ci est de plus en plus remis en question. C’est là un paradoxe que Duchesneau soulève d’entrée de jeu. Malgré tout, il ne lui semble pas vain « de découvrir les multiples options que recélaient les doctrines du passé dont certaines comporteraient même un air de famille avec des orientations de recherches actuelles » (p. 9). Cela étant dit, c’est davantage une plongée dans l’histoire des idées qu’un dialogue entre le présent et le passé que nous offre l’auteur.

L’ouvrage, en effet, est extrêmement riche dans sa description des postures menant successivement de Leibniz à Kant. Et à l’exception d’un bref retour sur la controverse entre Lenoir et Richards sur l’affinité entre la physiologie de Blumenbach et la posture kantienne (p. 409-411, 468), ou sur l’origine du concept de « biologie » tantôt attribué à Lamarck, tantôt à Treviranus, mais déjà formulé un demi-siècle plus tôt par Michael Christoph Hanov (1695-1773) (p. 311), il ne s’agit pas pour l’auteur de polémiquer ou de prendre position par rapport aux débats contemporains entre les divers spécialistes en histoire des sciences et des idées. L’objectif est plus descriptif. On retrace dans toute leur complexité les déplacements successifs qu’opère le concept d’organisme chez Leibniz (ch. 1) en passant par les Wolffiens (Wolff, Bilfinger, Canz, Winckler) (ch. 2), souvent vus comme les héritiers de Leibniz, mais dont on peut dire à la suite de l’examen des textes auquel nous convie l’auteur qu’il se « révèle un écart considérable entre leur doctrine et celle de Leibniz » (p. 119). Avec Bourguet (ch. 3), correspondant et disciple de Leibniz, nous assistons à un élargissement de la position leibnizienne qui exercera une certaine influence, malgré son parti-pris préformationniste, sur les partisans de l’épigenèse que furent Maupertuis et Buffon (p. 145).

Avec Maupertuis et Buffon (ch. 4), à la fois influencés par l’approche monadologique de Leibniz et critiques devant celle-ci, nous assistons dans les faits à « une sorte de transposition matérialiste » (p. 186) de l’approche de Leibniz qui maintenait le dualisme entre le corps et son principe immatériel d’organisation, l’âme (non pas au sens de Stahl, mais bien sous la forme d’une monade dominante) (p. 477-78).

Chez Leibniz, en effet, l’organisme est constitué d’un corps organique, de nature physique, prenant la forme d’une machine de la nature « dont les structures, intégrées à l’infini, se révèlent en changement constant » (p. 69). Mais le « principe d’organisation de ce corps, principe qui en assure l’unité, l’intégration et l’incessante transformation, réside en la monade dominante » (p. 69), d’ordre métaphysique. C’est justement ce dualisme qui est contesté par Maupertuis et Buffon : « Nous assistons de fait à une “naturalisation” de la monade » (p. 186). De principe métaphysique d’organisation, la monade devient un élément physique, ce que Duchesneau rebaptisa, dans son ouvrage La Physiologie des Lumières[5], une « monade physiologique ».

Une telle « naturalisation » permettra encore davantage aux thèses leibniziennes d’être discutées, élaborées et reprises par les tenants de la science expérimentale et de l’observation empirique. Duchesneau souligne ainsi l’influence qu’a pu avoir Leibniz sur la pensée de Needham (ch. 5). Ce sera également le cas pour Bonnet (ch. 6) : « Bonnet construit sa théorie des corps organisés suivant un modèle assez voisin de celui que Leibniz avait dessiné, mais il y intègre des considérations issues d’observations et d’expériences récentes auxquelles les naturalistes contemporains ont eu accès » (p. 293). Duchesneau entend également montrer, toujours au chapitre 6, que Haller lui-même, malgré son refus, de manière générale, de spéculer sur les questions d’ordre métaphysique relatives au vivant, semblait néanmoins adopter, contre l’animisme de Stahl ou l’occasionalisme des cartésiens, une posture favorable à Leibniz, à l’instar de son maître Boerhaave (p. 272-74).

Une attention particulière doit également être faite à Hanov (ch. 7), véritable noeud dans cette histoire. Disciple de Wolff, il est naturellement influencé par les thèses leibniziennes, à ceci près qu’il en proposera une version épigénétique qui sera précisément celle que le jeune Kant fera sienne. Hanov aurait ainsi exercé une influence directe sur les positions du Kant précritique quant au vivant, positions qui se seraient maintenues et auraient perduré jusqu’à la période de la troisième critique (p. 312). Hanov aurait également, en un sens, influencé Kant indirectement cette fois, dans la mesure où il aurait anticipé certains éléments de la pensée de Blumenbach qui, à son tour, influença grandement Kant (p. 335).

Parallèlement, Diderot et La Métherie (ch. 8) accentueront encore davantage ce processus de « naturalisation » de la biologie « monadologique » de Leibniz par une série de « décalages conceptuels » (p. 375) qui mèneront par exemple à l’atomisme leibnizien de La Métherie (p. 350). La monade est redéfinie comme une « entité physiologique élémentaire, relevant intégralement de l’ordre phénoménal » (p. 375).

Quant à la présence d’une quelconque influence leibnizienne sur Blumenbach et Kielmeyer (ch. 9), elle semble beaucoup plus diffuse. En fait, il nous semble qu’il s’agit surtout de situer les éléments qui permettent à l’auteur de montrer que, malgré l’influence manifeste de Blumenbach sur Kant, celui-ci avait déjà des vues analogues ou s’accordant à celles de Blumenbach, mais dans les faits, héritées de Leibniz, bien que modifiées, à travers Hanov (p. 425-29). Ce faisant, l’auteur montre plutôt la continuité qu’une éventuelle rupture entre les positions défendues par Kant durant sa période critique et précritique sur la question de l’organisme vivant (p. 423-26).

Il serait évidemment fastidieux et vain de vouloir restituer l’argument de l’auteur dans le détail. La démonstration, marquée par sa grande érudition, est souvent très dense. Le lecteur dispose toutefois heureusement à la fin de chaque chapitre d’un résumé permettant de retrouver le fil d’Ariane reliant les chapitres les uns aux autres. Ce fil, c’est le concept d’organisme qui se définit et se transforme progressivement à partir du cadre monadologique de Leibniz. Évidemment, cette genèse du concept d’organisme a pu connaître d’autres influences, d’autres inflexions théoriques ou pratiques que celles abordées par l’auteur. Duchesneau ne prétend pas ici épuiser les diverses sources d’une telle notion centrale à la biologie du xixe siècle, il n’est pas « question d’exclure la possibilité, d’ailleurs bien réelle, que d’autres concepts et d’autres pratiques, élaborés par d’autres auteurs, aient contribué à cette évolution » du concept (p. 476). L’entreprise de Duchesneau consiste dès lors davantage à souligner l’importance de Leibniz dans cette histoire du concept d’organisme qu’à réduire celle-ci à son seul moment leibnizien. En retraçant la marque de Leibniz jusqu’à Kant, l’auteur accomplit ce travail d’une main de maître.