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L’approche narrative, développée par White et Epston issue du constructionnisme social, nous embarque à bord d’histoires relationnelles et identitaires vers des destinations d’autres possibles et de rêves. En reconsidérant et s’éloignant des récits qui étouffent, elle vise à apprivoiser et amplifier ces autres récits, souvent mis en sourdine, qui honorent les préférences de vie de la personne accompagnée.

À travers sa perspective dépathologisante, l’approche narrative va à la rencontre des savoirs locaux des personnes, les (re)valorise et les accompagne à re-auteuriser leur vie (Grégoire, dans Crettenand et Soulignac, 2021). Elle permet d’exotiser leur quotidien, de « partir du connu et familier vers ce qu’il est possible de connaître » (White, 2009, p. 267) et souhaite être une « opportunité de visiter un autre territoire de leur vie » (White, 1994, p. 84).

Cet article s’appuie sur les concepts de migration identitaire (White) et de la vie comme un voyage (Denborough, 2014) qui offrent un éclairage particulièrement pertinent pour soutenir les personnes traversant des épreuves de vie qui sont autant de crises de sens. Il explore le jeu narratif et collaboratif, Graines de Rêves, créé en collaboration avec Doria Roustan[1] , et son application en relation d’aide. C’est un véritable appel à un voyage de changement (Denborough, 2020) poétique, qui honore le vivant et la biodiversité relationnelle.

Cadre conceptuel : Migration identitaire

Les moments de crise nous affectent profondément en termes existentiels. Les personnes accompagnées témoignent de leurs difficultés à faire face et des questionnements qui émergent par rapport à leurs valeurs, identités, relations et capacité d’initiatives (Crettenand et Soulignac, 2021). Naviguer dans ces périodes de douleur, confusion et désespoir est particulièrement éprouvant.

White s’est inspiré des anthropologues Van Gennep et Turner, faisant référence aux rites de passage, qui désignent ces moments particuliers de bouleversement identitaire comme période intermédiaire, liminaire, d’entre-deux (Feld, 2020).

C’est comme si les personnes se mettaient en route pour un voyage dont ni le tracé ni la finalité n’étaient connu·es[2] d’avance, ce que White nomme migration identitaire. Je me la représente métaphoriquement comme le fait de se trouver sur un pont suspendu au-dessus du vide, ayant quitté une berge familière, incertain·e quant à la longueur ou à la difficulté de ce cheminement existentiel, tout comme son issue.

White (1994) invite les personnes accompagnées à des conversations permettant de cartographier ce voyage afin de les inviter à « placer la détresse dans une perspective de progression, à persévérer et à s’accrocher à l’idée que l’avenir pourrait être différent pour elles, à se relier à leurs espoirs, à leurs souhaits d’une vie meilleure, à garder en vue l’horizon d’un autre monde », d’une rive accueillante pour reprendre mon image. Son intention est également d’aller à la rencontre des possibles de savoir, contenus dans cette période liminaire. C’est, à mon sens, un fabuleux vecteur d’espoir.

En outre, il est possible d’anticiper un certain nombre d’obstacles qui pourraient se présenter sur le chemin, et de s’appuyer, pour y faire face, sur les expériences préalables, les apprentissages issus des difficultés, les ressources, les compétences, valeurs et intentions…

White propose de noter sur un schéma tous les éléments qui ressortent de ces conversations, cela afin de conférer plus de sérénité à la traversée. Il suggère également d’envisager à quoi ressemblerait le paysage de l’avenir, en accord avec ses préférences de vie, projetée dans l’horizon des possibles.

Voici une illustration de ce à quoi ressemble un tel voyage ainsi que les thématiques qui soutiennent les conversations (Feld, 2020) :

Ce qu’il est possible de savoir pendant l’étape liminaire : « devenir quelqu’un avec du savoir »

Ce qu’il est possible de savoir pendant l’étape liminaire : « devenir quelqu’un avec du savoir »

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David Denborough (2014) s’est inspiré de cette cartographie de la migration identitaire pour élaborer la modalité d’accompagnement du « voyage identitaire[3] ». Il propose de représenter ce cheminement graphiquement en s’appuyant sur des points de repère structurés en trois étapes : porter son regard sur le passé ; sur l’avenir ; vue d’en haut, à la manière d’un aigle qui survole un paysage.

Certains éléments métaphoriques seront proposés à la personne qui entreprend ce voyage, comme :

  • boussole qui aide à s’orienter, dont les points cardinaux seraient les valeurs, croyances et principes clés ;

  • cercle fertile[4] comprenant des allié·es, personnes vivantes ou décédées, réelles ou fictives ;

  • sac à dos contenant les trucs de survie et outils utiles puisés dans ce qui a été aidant dans des moments difficiles passés.

Ces images constituent des points de repère et permettent aux professionnel·les de générer des questions narratives.

Graines de RÊves[5] , un jeu thÉrapeutique et collaboratif

La narrative est une approche éminemment ludique, telle que prônée par Epston, Freeman et Lobovits (1997, dans Crettenand, 2018). L’intention est d’inviter les personnes dans des conversations qui stimulent leur imagination et leur créativité.

Le jeu Graines de Rêves a été créé afin d’éveiller, médiatiser, faciliter et dynamiser le dialogue. Il a été développé en 2020, dans ce contexte sanitaire si particulier, à la suite de ma rencontre avec Doria Roustan à l’automne 2019 et de notre souhait partagé d’élaborer un jeu thérapeutique.

Pour qu’il réponde aux critères d’un vrai jeu de société, « il faut des contraintes, de l’enjeu et un soupçon de frustration », dixit Doria, ingrédients que nous avons ajoutés à notre recette ludique. L’aspect thérapeutique réside dans les potentialités de changement à l’issue de ce jeu, tout comme l’invitation à un voyage intérieur avec des allié·es pour le renforcer, l’ancrer dans la réalité, lui donner plus de consistance.

Notre intention est de soutenir les personnes dans l’élaboration de récits identitaires qui leur conviennent, en nous appuyant sur les éléments conceptuels cités ci-dessus. La métaphore d’entreprendre un voyage dont la destination serait un endroit où il fait bon vivre nous a rapidement convaincu·es. Tout comme les éléments développés par Denborough tels que la boussole ou le cercle fertile.

La thérapeute narrative palestinienne Abu-Rayyan (2009) a utilisé la métaphore des saisons de la vie pour soutenir des ex-détenues à re-auteuriser leur vie, afin notamment de pouvoir s’appuyer sur les apprentissages et l’expertise développé·es dans une saison précédente pour faire face à la prochaine. Cette dynamique cyclique nous a inspiré·es.

Doria et moi sommes particulièrement touché·es par l’actuelle situation d’urgence climatique[6] et avions envie de puiser dans les invitations que la Nature propose en termes de diverses et riches manières d’être vivant·es (Morizot, 2020) et au monde, pour colorer notre jeu. Nous avons donc imaginé un cheminement poétique guidé par des questions narratives et des inspirations illustrées. Concrètement, les joueur·euses avancent sur un paysage qui s’enrichit au fur et à mesure, composé de tuiles hexagonales représentant le cycle des saisons.

Il nous tenait également à coeur que ce jeu soit collaboratif et invite les joueur·euses à une danse interactionnelle. Nous avons imaginé que les paysages du voyage se dévoilent au fur et à mesure, notamment à travers un rituel du lien[7] qui permet de mettre les récits en résonance.

Cheminer grâce aux questions narratives

Ce qui fait la spécificité de ce jeu en termes narratifs, ce sont les questions qui guident les voyageur·euses au fil de leur avancée. La thématique des intentions et de l’architecture des questions narratives a été abordée spécifiquement dans « l’art poétique des questions » (Crettenand, 2021). Nous avons collaboré avec plusieurs professionnel·les de la narrative pour proposer des livrets utilisables selon différents contextes d’accompagnement (orientation professionnelle, thérapie de couple, accompagnement de groupes ou d’équipes).

Les questions ont été élaborées en prenant soin d’éveiller l’imaginaire et d’offrir la possibilité d’y répondre selon un axe métaphorique ou expérientiel. Pour l’illustrer, je m’appuie sur les réponses données par quatre joueur·euses à la même question : « Qu’as-tu déjà mis en oeuvre pour traverser une rivière sans pont ? »

J’ai enlevé mes chaussures et je l’ai traversée, les pieds dans l’eau ! Je crois que dans la nature, il faut y aller. Cela me fait penser, par rapport à mon Rêve[8] de me consacrer du temps pour moi plus régulièrement, il faut y aller ! Au lieu de l’imaginer, le faire !

Je me rends compte que je peux la traverser tout seul cette rivière, avec mon kayak. Dans ce Rêve un peu incongru de faire le tour de la Bretagne en kayak, cela m’amène à me demander : est-ce qu’il faut attendre les autres pour traverser des rivières ? Plutôt que d’attendre encore, cela me donne envie de partir, et on verra bien qui suit. Et surtout, qui je rencontre sur le chemin, c’est peut-être ça l’essentiel !

J’ai déjà traversé une rivière en marchant sur des pierres. J’aime l’idée de placer des cailloux, petits mais suffisamment solides, pour traverser un obstacle, à la fois pour l’aspect ludique et la capacité de se faire confiance.

Je me souviens d’une fois où je l’ai traversée avec mon amoureux à bord d’une barque. Je l’ai beaucoup surpris ce jour-là. « Ne pas entrer dans les normes » me tient particulièrement à coeur.

On voit dans ces réponses comment les personnes font référence à des ressources, expériences passées, relations, apprentissages et espoirs. Ces aspects servent à épaissir les récits préférés, leur donner du relief et appuyer le cheminement vers les destinations souhaitées.

Comment Graines de Rêves peut-il concrètement soutenir un accompagnement ? C’est l’objet du témoignage suivant, coécrit avec la jeune Astrée, 4 mois après la fin de la thérapie.

Sur le chemin de Prendre soin de soi avec AstrÉe[9]

Astrée a 18 ans lorsqu’elle s’adresse à moi pour une psychothérapie en raison de l’intense Pression[10] qui lui pourrit la vie, notamment en lien avec sa dernière année de secondaire. Elle se décrit en mode survie. À la côtoyer, je suis fasciné·e par sa propension à se tourner vers l’autre pour l’aider, elle se dit d’ailleurs oreille attentive qui parfois prend la forme sournoise d’une exigence trop accentuée. Elle souffre en outre d’une soudaine alopécie.

Je dirais que la perte des cheveux était la partie visible de mes problèmes et tensions qui ont fait surface et m’ont fait prendre vraiment conscience que j’avais besoin d’apporter des modifications à ma vie, voire une aide professionnelle. J’ai d’abord traversé une période de déni, puis j’ai fini par être obligée de faire face quand ça a commencé à se voir et me gêner. Ça a signifié beaucoup, que je ne pouvais pas tout gérer seule sans mon entourage, un·e professionnel·le ou encore mon copain pour traverser cette étape de ma vie. Mais c’est aussi comme cela que les gens pour qui je compte vraiment se sont révélés.

Astrée souhaiterait plus de Sérénité, tourner son regard aussi sur elle-même et se situer du côté du prendre soin de moi. Elle aime lire et cite Camus, Rimbaud, Baudelaire… Elle est particulièrement créative et partage avec moi, durant les 6 mois de cet accompagnement, le travail d’illustrations qu’elle réalise dans le cadre d’un cours d’art visuel.

Ce projet m’a vraiment permis d’être dans mon petit monde et de pouvoir m’évader de mes problèmes et des tensions pendant que je dessinais et piochais dans la poésie pour m’inspirer. Il a fait plus que me raconter, j’avais l’impression d’avoir créé et que chaque page, c’était ma propre interprétation de l’histoire qui sortait à la surface. C’était un peu comme mon enfant qui grandissait et dont j’étais très fière. J’avais ici quelque chose qui m’appartenait lors du processus de création mais que je pouvais néanmoins partager aux gens aisément.

Lors d’une séance, Astrée se raconte « écorchée de la vie » et constate que « ça guérit, mais c’est toujours visible ». Nous en sommes à un moment où je sens plus de légèreté dans sa vie, une sorte d’envol. J’aimerais soutenir ce mouvement en la reliant à son cercle fertile. Graines de Rêves me semble particulièrement adéquat à cet égard. Je le présente à Astrée et lui proposer d’inviter des allié·es à participer. Quatre joueuses seront ainsi présentes pour cette session de jeu de 90 minutes dans laquelle j’adopterai le rôle de guide, facilitant l’avancée dans le jeu et les échanges. Je prendrai aussi soin de noter les pépites scintillantes dans les récits des joueuses afin de retranscrire au mieux leurs couleurs dans la documentation poétique[11] suivante :

Des attentes m’affranchir

Pour croître et m’épanouir

Avec les autres, cultiver le rire

Appartenir

Sortir du nid

Reconnaissance

Autonomie

Nouvelle naissance

Spirale d’existence

À goûter

Avec toutes mes papilles

Revendiquer

L’excessivité

Espoir d’évolution

Cavernes intérieures

Mes lucioles permanentes

L’âme en “germinaison”

Le coeur en fête

Jouir de la Liberté

Le Présent, savourer

Loin de la Frénésie

Beauté Infinie

Les étoiles, regarder

De la lumière, me rapprocher

Des bains d’intensité

Me métamorphoser

La séance suivante sera la dernière durant laquelle je partage ce poème à Astrée. Son témoignage à ce sujet donne une bonne idée de l’impact du jeu Graines de Rêves dans l’appropriation (ou redéfinition) identitaire d’Astrée :

Quand j’ai entendu ce poème, j’ai tout de suite aimé le rythme et le côté très artistique des mots et des vers raccourcis. Mêlées à l’esthétisme, beaucoup d’émotions m’ont submergée. De l’étonnement de voir comme il me cernait si bien, de la reconnaissance pour l’aide apportée, un peu de mélancolie liée aux passages de ma vie qui sont liés à ces souhaits de renouveau mais aussi beaucoup de joie d’avoir partagé un tel moment.

Maintenant, après plusieurs mois de recul, je me vois sortie du nid et affranchie. J’ai eu la chance de trouver une chambre proche de mon lieu d’études et cela me donne, certes beaucoup de responsabilité et un peu de solitude, mais aussi beaucoup de fierté pour le chemin parcouru. Je me reconnais aussi dans les vers rapides et énergiques qui parlent de spirale (mouvements de mes pensées) et d’excessivité. Je pense en effet qu’on ne peut pas goûter la vie avec le bout des lèvres seulement mais qu’il me faut m’y jeter tout entière. Ça peut se caractériser par mon échange en immersion ou le départ de la maison, un nouveau permis [moto] en perspective et le fait de devoir s’organiser pour voir ceux que j’aime et veux côtoyer malgré la distance.

Nous abordons la métaphore du chemin : celui qui est déjà fait, celui qui se fait, celui qui est à faire, tout comme la jolie formulation d’être avec son chemin. Astrée dit pouvoir s’appuyer sur les personnes de son entourage, qui sont comme un filet de sécurité en altitude, et sur sa propre expérience, qu’elle considère comme des échelons gravis.

Conclusion

Les différentes souffrances et périodes compliquées que les personnes accompagnées traversent apportent leur lot de confusion, de doutes et de remises en question, y compris à propos de soi-même, de son propre récit de soi : « Je ne me reconnais plus, je ne réagis pas comme je le ferais normalement », me confiait un père peu après le décès tragique de son enfant de 5 ans. Si je ne suis plus la même personne qu’avant, qui serai-je désormais ?

Ce processus de migration identitaire, défini par White et Denborough, a fourni les bases conceptuelles de Graines de Rêves, jeu de société poétique et collaboratif. Il s’agit de soutenir les personnes dans ce cheminement existentiel et surtout au travers des déstabilisations qu’il occasionne.

En se basant sur des questions narratives et métaphoriques, Graines de Rêves favorise l’expression des récits préférés des personnes accompagnées. Il permet aussi de les reconnecter à ce qui leur importe et les directions souhaitées, ce qui est illustré à travers l’histoire d’Astrée.

Je laisserai les derniers mots à Astrée : « Le message le plus important que je peux transmettre : c’est de vivre entièrement tout en pensant à soi et à nos propres limites, physiques ou non. Vivre franchement mais durablement dans un environnement le plus sain possible. »