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NPS – Comment avez-vous commencé à vous impliquer dans le quartier du nord-est de Montréal-Nord ?

Le nord-est, c’est un quartier, je ne sais pas pourquoi, on dit « c’est le quartier le plus défavorisé de Canada ». C’est un quartier peuplé ; il y a beaucoup d’enfants, beaucoup de jeunes, la population est dense et il n’y a pas suffisamment d’activités pour l’ensemble des gens du quartier. Nous avons seulement deux travailleurs de rue, ce qui n’est pas suffisant. Personnellement, je n’ai jamais vu d’intervenant, à part ces deux travailleurs de rue, que je connais bien. Les organismes proposent quand même des activités, mais la pandémie n’a pas aidé, parce que la plupart des gens s’enfermaient à cause de la distanciation et à cause du nombre restreint de personnes qui peuvent participer aux activités en fonction de l’espace dans les locaux.

Moi, j’habite à Montréal-Nord depuis octobre 2003. J’ai commencé mon implication en 2005, quand mon garçon avait six mois. À l’époque, je m’impliquais auprès d’organismes comme Entre-Parents[2], la Fondation de la visite[3] et Un itinéraire pour tous[4]. Après, je me suis impliquée avec l’organisme Parole d’excluEs[5], parce que c’est à proximité et j’adorais les projets des citoyen.ne.s de Parole d’excluEs sur lesquels on travaillait, comme la « clinique de proximité », la propreté, le verdissement. Ça m’intéressait ces projets-là.

Et puis, quand le jeune est mort sur notre rue, juste au coin du bloc il y a deux ans, le 24 octobre[6], on a sonné la cloche du danger. C’est-à-dire qu’on ne se sentait plus en sécurité dans notre rue. Et lorsqu’on est partis voir la maman, présenter nos condoléances, voir ce dont elle avait besoin, on a décidé de nous impliquer. J’ai aussi été interpellée par ses enfants. Ana[7], la maman du jeune, m’avait dit que son fils voulait me parler. Il y avait beaucoup de mamans, beaucoup… et c’est moi que la maman du défunt a choisie pour répondre à ses deux enfants. Je ne connaissais pas vraiment le jeune et je ne savais pas quoi dire à sa soeur et à son frère, à part « il était au mauvais moment, au mauvais endroit ». C’était comme ça, je ne pouvais rien dire de plus, par exemple « votre frère était dans la drogue » ou « il faisait ça ». Je ne suis pas la bonne personne. À part cela, j’ai essayé de parler avec ces enfants pour les soutenir moralement et psychiquement. C’était son moment de mourir, c’est tout. À ce moment, on a parlé avec d’autres mamans et c’est là que l’idée est venue de faire un Comité de Mamans de Montréal-Nord contre la violence. Pour dire « non », « stop à la violence ». On ne veut pas que ça arrive dans notre quartier, on ne veut pas perdre un autre de nos enfants ou un autre jeune. Personne ne veut perdre personne, qu’elle soit haïtienne, maghrébine, québécoise, de n’importe quelle nationalité. On voulait que ça s’arrête.

Avant que ce jeune meure, je participais déjà à une thérapie sociale avec des organismes communautaires[8] dans le cadre de laquelle j’ai mobilisé certaines femmes qui avaient peur de ces jeunes adultes, et qui ne pouvaient pas leur dire « bonjour » ou leur parler. Elles avaient tellement peur qu’elles changeaient de rue pour ne pas les croiser. J’ai eu de la difficulté à les mobiliser. J’ai dit aux femmes : « C’est moi qui vais faire le premier pas, c’est moi qui vais parler en votre nom, vous, vous allez juste venir assister aux ateliers de discussion, ne dites rien, c’est moi qui vais parler. » C’est ce qui est arrivé. J’ai parlé, j’ai dit aux jeunes : « Je n’ai rien contre vous, mais voilà ce qu’on n’aime pas ici. » C’est-à-dire le bruit, la malpropreté, les pétards, les coups de feu, on ne veut pas de ça chez nous. Tout ce qu’on n’aime pas dans notre quartier, on l’a dit aux jeunes pour qu’ils le sachent. Les jeunes ont commencé à faire attention pour la propreté et le bruit, mais ça reste des jeunes. On ne peut pas les surveiller non plus. Ce ne sont pas des enfants. On a continué la thérapie, il y a d’autres femmes qui sont parties et d’autres femmes qui se sont ajoutées. Et c’est là qu’elles ont commencé à parler avec les jeunes, à s’entendre, à se dire bonjour. Elles n’ont plus peur de ces jeunes adultes, elles passent à côté, elles parlent.

NPS – Pouvez-vous me parler davantage du « Comité de mamans » que vous avez créé ?

On se rencontrait parfois juste nous les mamans pour se parler. On se parle sur WhatsApp ou au téléphone, parfois on fait des petites rencontres avec cinq mamans au parc ou bien à Parole d’excluEs, que je remercie pour leur aide pour le local. Au début, il y avait plus de 30 mamans, mais après il y en a qui sont parties parce qu’elles ont vu que ça ne bougeait pas au niveau de l’arrondissement, au niveau de la ville, au niveau du gouvernement, des organismes aussi. Il y en a qui sont parties au travail, il y en a qui sont parties en formation. Ça veut dire qu’on restait une dizaine de mamans. Avec elles, on a décidé d’organiser une marche et on a invité l’arrondissement. Il y avait la députée, Mme Paule Robitaille, il y avait la mairesse et il y avait beaucoup de personnes avec nous, dont beaucoup de mamans.

Quand on a commencé le Comité, ce sont les journalistes, surtout avec la marche, qui nous ont interpellées pour faire des interviews. Ensuite, on a commencé à être connues par les organismes, par l’arrondissement et on a été interpellées pour faire d’autres interviews. Ce qu’on revendiquait, c’était des actions de la part de l’arrondissement et des organismes de la ville pour avoir plus de financement, pour faire plus d’activités, pour avoir plus d’intervenants, plus de travailleurs de rue dans le quartier, parce qu’on trouve que deux travailleurs de rue pour le nord-est, ce n’est pas suffisant.

On a dit qu’on voulait continuer à travailler, mais comme je l’ai dit, la pandémie nous a empêchées de faire beaucoup de choses. On a voulu faire une autre marche, on voulait s’habiller en blanc et sillonner les rues de Montréal-Nord, dans le quartier, pour qu’on soit visibles. Comme quoi on veut la paix dans notre quartier.

NPS – Comment la pandémie a-t-elle affecté ces activités citoyennes dans votre quartier ?

Par rapport à la pandémie, il y a un groupe de mamans qui se nomme les Aiguilles de l’espoir qui ont cousu, je pense, presque 5000 masques qui ont été donnés aux personnes âgées, aux CHSLD et aux bénévoles qui donnaient la nourriture et des sacs de légumes et fruits aux familles dans le besoin. Il y avait aussi une mobilisation autour de la nourriture. Je sais que Hoodstock[9] est passé deux fois donner de la nourriture aux gens dans le quartier. Ils ont donné, je pense, plus de 1200 plats. J’ai été interpellée aussi par Rony Sanon (cabinet du député fédéral Emmanuel Dubourg) pour trouver des familles dans le besoin et leur donner des plats.

Je me rappelle qu’au début de la pandémie, tout le monde parlait que Montréal-Nord « a besoin de nourriture », « Montréal-Nord c’est un quartier défavorisé ». C’est comme si tous les gens avaient besoin de nourriture. Il y avait Les Fourchettes de l’espoir[10], la Mission bon accueil[11] et d’autres organismes qui avaient commencé à donner de la nourriture. Je pense aussi que l’organisme Faisons pour2[12] a approché Parole d’ExcluEs pour essayer de donner des plats. Le concept était que des citoyen.ne.s cuisinent et donnent une partie de ce qu’ils ont préparé à d’autres personnes qui sont dans le besoin. Alors moi, j’ai été interpellée pour essayer de trouver des personnes qui sont dans le besoin pour leur donner des plats et parfois des fruits. On faisait ça une fois par semaine. Après plusieurs mois, l’organisme Faisons pour2 a dit qu’il faudrait peut-être arrêter de faire ça de cette manière parce que ça peut devenir une mauvaise habitude pour eux et qu’il fallait que les gens doivent faire face à la pandémie. C’est-à-dire qu’on devait faire un partage. Alors Natan[13] a essayé de trouver une autre solution avec nous. Il est parti chercher la compagnie Courchesne Larose[14] qui donne des fruits et des légumes à la Fondation Twins. Ce sont des légumes et des fruits qu’on donne gratuitement et qu’on distribue ici[15]. Chaque mercredi, on prépare des sacs de légumes et fruits pour aider les citoyen.ne.s.

À la base, en tant que Maghrébine, on a des amies ici, qui habitent le quartier, et on sait qui est dans le besoin. Si quelqu’un est dans le besoin, on va l’aider. Par exemple, si une femme accouche, on va préparer des plats pour elle. Si on sait que quelqu’un a besoin d’argent, on va amasser de l’argent, on va faire une petite somme, on va lui donner pour qu’il puisse subvenir à ses besoins.

Un autre exemple, il y a quelque temps, on a perdu une amie qui est morte d’un cancer. On était là pour aider les enfants, parce qu’elle a laissé trois jeunes qui étaient tous au primaire. J’ai aussi été interpellée par une personne âgée qui ne pouvait pas avoir une pompe qui avait une crise d’asthme. Il m’a appelé pour essayer de trouver une pompe pour lui. J’ai fait des appels et je lui ai finalement trouvé une pompe. Il y a une autre voisine qui m’a appelée pour des Tylenols. C’est vrai ce que je dis [rires]. J’ai trouvé des Tylenols pour la dame. Même moi, j’ai besoin de voir un médecin et je n’y arrive pas. J’ai interpellé le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, je lui ai dit qu’« on ferme des cliniques ici parce que les médecins prennent leur retraite et on ne les remplace pas ». On avait perdu un pédiatre, deux généralistes, une dermatologue et la liste est longue… Je n’ai donc toujours pas de médecin de famille et même si j’ai essayé de prendre un rendez-vous en ligne, je n’y arrive pas. J’ai interpellé l’Équipe quartier du CLSC pour m’aider. Ils ont fait le nécessaire, mais on n’y arrive même pas ensemble. J’ai appelé des cliniques, on ne prend pas de nouveaux patients. Faut attendre deux ans…

NPS – Ça ne semble pas du tout évident…

Non, et en plus quand le jeune est mort, on a fait une rencontre avec l’arrondissement au local de l’organisme Café-Jeunesse multiculturel[16]. On s’est parlé pour dire que ça doit arrêter. C’est très dangereux pour nous, pour nos enfants. Ensuite, il y a eu une autre rencontre à l’organisme Un itinéraire pour tous. Là aussi, il y avait l’arrondissement et le commandant de la police. Ils nous ont dit ce qu’ils avaient fait. Par exemple, d’aller voir les gens pour les sécuriser, mais ce n’était pas vrai parce qu’on n’a pas reçu de visite. Personne n’a reçu de visite. Je vis beaucoup de colère. On nous a laissés à notre sort. Il n’y a personne, on n’a pas eu de visite, ni du CLSC, ni de la police, ni d’aucun organisme. Ils ont dit aux gens : « On est là, on va vous aider, ça va changer, ça va se calmer. » Non, il n’y avait pas cette aide. Et on avait besoin. Il y avait des enfants qui avaient besoin de voir un psychologue parce que ce qu’ils ont vécu, la scène et ce qu’ils ont vu, c’était vraiment très, très difficile. Il y avait des enfants qui ont fait des cauchemars et des cauchemars, la nuit. Ils ne pouvaient même pas sortir.

Il y avait un réel danger. On avait des craintes, parce qu’on ne savait pas quand ça allait arriver de nouveau. Est-ce que quand une voiture passe, à une certaine vitesse, on doit faire attention ? Est-ce que si quelqu’un passe en arrière de nous, on doit faire attention ? Si quelqu’un passe à côté de nous, est-ce qu’on doit faire attention ? Si mes enfants partent, disons à l’école, et que moi je travaille ailleurs, est-ce que mes enfants sont en sécurité ? Est-ce que je vais recevoir un appel qui va me dire : « Il y avait quelque chose dans la rue et un de tes enfants est une victime. » Il y a toujours cette crainte-là, pour moi et pour d’autres personnes.

NPS – Comment cette réalité a évolué avec la pandémie selon vous ?

On avait fait appel à l’arrondissement, aux organismes… et aux journalistes aussi, lorsqu’ils nous posent des questions, on dit : « Qu’on a besoin des intervenants, qu’on a besoin aussi des travailleurs de rue. » On a demandé plus de financement à l’arrondissement, pour trouver des activités, des actions pour que ça soit plus calme ici et pour pouvoir aider les citoyen.ne.s et les jeunes aussi. On a demandé de trouver des formations pour ces jeunes, pour qu’ils puissent trouver des emplois. Pourquoi pas ? Les intervenants pourraient venir discuter avec ces jeunes et savoir pourquoi ils sont là dans la rue. Ils ne sont pas là juste comme ça. Il y a une raison pourquoi ils sont là. Les intervenants professionnels, ils peuvent leur parler, savoir ce que sont leurs besoins et quoi faire pour les aider. Mais en tant que citoyenne, je peux intervenir aussi. Je peux dire par exemple à un jeune le soir : « je n’aime pas ce que tu fais », « je n’aime pas quand tu cries près de chez moi, ça me dérange, ça m’empêche de dormir ». Ça, ça me dérange. Je peux leur dire, mais leurs besoins… Je ne peux pas… Ça, c’est aux professionnels de voir ça.

Aussi, durant la pandémie, il y a des gens qui sont tombés dans la dépression. Parfois, ils m’appellent juste pour discuter, pour raconter ce qu’ils vivent : il faut les écouter. Moi, j’ai eu beaucoup d’appels pour me dire : « voilà ce qui arrive », « voilà, est-ce que tu peux m’aider dans telle situation », « est-ce que tu peux me trouver une solution pour ça? » Des mamans qui ont eu des problèmes avec leurs enfants à l’école secondaire, il fallait réagir à ce niveau aussi. On a encore interpellé l’arrondissement, les organismes pour trouver une solution autour des écoles secondaires. Il fallait aussi écouter les citoyen.ne.s et connaître leurs besoins. Même s’ils veulent juste discuter ou parler de la pandémie. En disant, par exemple, « Je suis stressée ». Pour les immigrant.e.s, on ne voit pas à quel point c’est difficile… nous, on est stressés ici et en plus on a notre stress pour nos familles là-bas.

Par exemple, moi, mon père est tombé malade en pleine pandémie. Il a été hospitalisé, mais je ne pouvais pas aller le voir au Maroc à cause de la pandémie… et il fallait payer 2000 $ pour l’hôtel plus le billet. Il y avait aussi la crainte de la fermeture des frontières, si je pars, je serai coincée. Si je pars 15 jours, je dois revenir et être confinée 15 jours. Et le travail, l’employeur ne va pas tolérer qu’au lieu de prendre 15 jours, je prenne un mois. C’était très difficile, mon père est mort… Et… J’ai vécu… Vraiment… Une situation très difficile. Parce que je ne l’ai pas vu. C’était vraiment très, très difficile de vivre mon deuil. Et là, mes amies, des voisins sont venus me voir, heureusement !

NPS – Ce contexte difficile vous touche aussi directement. Il y a de la détresse, il y a des soucis liés à la pandémie pour vous, pour les gens ici, mais aussi pour les familles à l’étranger. Pourriez-vous décrire un peu plus comment ce soutien prend forme entre vous ?

On se parle, on se parle beaucoup au téléphone. On a un groupe WhatsApp, on se dit ce qu’on ressent et on s’entraide. Parfois, on fait des blagues aussi pour rire. Si par exemple quelqu’un a besoin d’aide, on va l’aider. Quelqu’un à l’étranger a besoin, par exemple, d’une chirurgie et qu’il n’a pas assez d’argent, on va essayer d’en amasser. Par exemple, moi je donne 20 $, l’autre 10 $, ce n’est pas de grandes sommes, mais ça fait la différence. Quand on peut aider quelqu’un par exemple, pour aller voir un médecin ou pour aller voir un membre de sa famille mourant à l’étranger, ou pour revenir ici… Si par exemple, ici, on sait que quelqu’un ne travaille pas et qu’il n’a pas assez d’argent pour aller acheter de la nourriture, on va faire du pain maison pour lui. Chacun va préparer un plat. Ou par exemple, vendredi, la plupart des Marocains vont faire un couscous, ils vont préparer un plat, ils vont lui donner. C’est ce genre d’entraide. Je donne l’exemple de la communauté maghrébine. Il y a cette entraide-là, mais pas juste entre eux. Par exemple, avec le Comité des mamans, on a d’autres personnes qui ne sont pas maghrébines. On a des mamans haïtiennes, québécoises, italiennes… C’est tout le monde, chaque famille qui a des craintes pour ce qui arrive dans le quartier. On a participé à la thérapie sociale, on a organisé une marche, on a décidé de faire une pétition que Mme Robitaille a déposée à l’Assemblée nationale. On a fait des demandes pour plus de financement, pour avoir plus d’activités, plus d’intervenants, plus de travailleurs de rue. On veut en finir avec le délaissement de Montréal-Nord-Est. C’est un quartier oublié. Certes, il y a les organismes, mais ce n’est pas suffisant. Ce qu’ils font, ce n’est pas suffisant et ce n’est pas connu par tout le monde non plus.

NPS – Comment, dans ce contexte-là, une citoyenne comme vous peut-elle faire une différence à votre avis ?

Moi, lorsqu’on m’appelle pour me dire : « ah j’ai besoin d’aide, est-ce que tu peux me référer ? Est-ce que tu peux m’aider ? » Ils me disent c’est quoi leur problème et moi, je regarde de quelle façon je peux les aider, en appelant une autre ressource. Par exemple, il y avait une maman qui avait besoin d’un appareil pour sa fille pour le diabète. Moi, j’ai appelé l’Équipe quartier[17], j’ai dit : « Voilà, il y a une maman qui a besoin d’aide, elle a besoin d’un appareil de diabète. » J’ai fait le lien entre la maman et l’Équipe quartier. Ils l’ont appelée pour voir comment l’aider pour ça. Parfois, quelqu’un va m’appeler pour quelque chose en lien avec ses enfants. Je vais essayer de voir si c’est l’organisme communautaire ou l’arrondissement qui peut l’aider et je fais le lien entre les deux en faisant les appels.

En ce moment, on a une maman qui est coincée au Maroc avec ses deux filles. Elle est partie voir son père qui est très malade. Elle n’a pas de revenus parce qu’elle a arrêté sa formation. Quand ils ont fermé les frontières, c’est-à-dire elles ont passé les vacances, elles allaient revenir mais, à la fin des vacances, elles n’avaient plus de sous et elles sont prises là-bas depuis. Au début, quand ils ont fermé les frontières, il fallait payer 3700 $-4000 $ par billet pour revenir ici. Elle n’avait pas les moyens de payer le 4000 $. Elle devait attendre. Les filles ne sont pas à l’école à ce jour, elles sont coincées au Maroc encore. Là, je pense que Royal Air Maroc ou Air Canada commencent à aider les gens à rentrer. Mais, ça reste qu’il faut passer par d’autres pays pour venir ici et qu’il faut payer une différence. En apprenant la situation de cette famille, on s’est parlé entre amies et on a dit « on va aider cette maman. Comment va-t-on l’aider ? On commence par payer son loyer », parce qu’elle a un loyer à payer ici et elle n’est pas là. On a fait le nécessaire, on a payé le mois de septembre. On a aussi amassé de l’argent pour quand elle allait revenir, pour qu’elle puisse acheter de la nourriture et des fournitures scolaires pour ses filles. C’est comme ça qu’on a décidé de l’aider cette femme. Parfois, il y a des personnes qui m’appellent : « Cette autre dame, elle a perdu son mari, comment on va l’aider ? » et « cet enfant il a besoin d’aide, il a un problème au niveau de l’école ». Je vais voir, je vais appeler le TES[18] ou je vais faire le lien entre les parents.

NPS – Comment en êtes-vous arrivée à jouer ce rôle de soutien dans votre communauté ?

J’y pense justement, est-ce parce que je m’implique plus ? Est-ce que quelqu’un, par exemple, va parler avec une autre personne parce qu’il a besoin d’aide et cette personne va lui dire : « Ah, appelle Yakout, elle va trouver la solution pour toi. » Oui, oui ! Ça arrive comme ça ! « Yakout, elle connaît tout le monde. Elle va trouver la solution. Elle va t’aider. » Parfois, je n’ai pas la solution, mais je vais appeler d’autres personnes et leur demander : « Comment peut-on aider cette personne ?  Est-ce qu’il y a quelque chose qu’on peut faire pour elle ? » Je vais faire le nécessaire et je vais essayer jusqu’à ce que la personne trouve de l’aide. Je ne vais pas la laisser tomber. Et même, s’ils me disent « non », je vais continuer à chercher de l’aide et des solutions pour la personne concernée.

Moi, ça me fait plaisir, quand quelqu’un a besoin d’aide, de sentir que je peux l’aider. Même, le minimum, je peux l’aider. Ça me fait plaisir. Et je pense, c’est de « bouche à oreille » que les gens me connaissent. C’est comme si je suis devenue une référence. Les gens vont faire « Ah! Yakout va nous aider, Yakout connaît des gens à l’arrondissement, Yakout, elle connaît la députée, Yakout, elle a eu un hommage par Emmanuel Dubourg, le député fédéral. Ça veut dire que si on demande à Yakout, elle va faire le nécessaire. » Si on m’appelle pour, disons les pétards qui explosent la nuit, je vais appeler le travailleur de rue. Je vais lui dire « Écoute, les gens se plaignent des pétards, ils n’arrivent pas à dormir .» Je lui demande s’il peut aller parler aux jeunes pour leur demander d’arrêter, je fais ce lien. Je peux aussi parler aux jeunes, mais moi quand je les vois je dis : « Écoutez là… et je peux même le faire en faisant des blagues. » J’essaie. Comme, avec les jeunes adultes qui passent leur journée dehors dans la rue, je passe un message, mais je le passe en plaisantant. Je ne viens pas dire directement « ah vous faites ça, vous faites ça ». En faisant une petite blague ou une plaisanterie, je transmets le message comme « ah vous avez mangé, c’est bien, c’était bon ? Oui. Mais regardez-là vous avez laissé tout cela. Il y a une poubelle ici, il y a un bac de recyclage là, il faut mettre ça là-dedans .» Une fois, il y avait un jeune qui était assis sur une chaise dans l’entrée de l’immeuble où j’habite. J’ai dit « Ah! Je ne savais pas qu’ils avaient embauché un nouvel agent de sécurité ici .» Il m’a dit « non, je ne suis pas agent de sécurité ». J’ai dit : « Haha, écoute-moi, je sais, mais ce sont uniquement les agents de sécurité qui s’assoient à côté d’une porte d’un immeuble à logements comme toi ici là. » C’est en faisant cette blague qu’il a compris que ce n’était pas sa place.

NPS – En quoi la pandémie a-t-elle affecté votre pratique et vos interactions avec les jeunes, les voisins et les autres personnes du quartier ?

Moi, je trouve que j’aide les gens, peu importe quand… avant, pendant et aussi après la pandémie. Par exemple, il y a des personnes qui ont eu davantage besoin de nourriture. Comme les réfugiés, parce qu’ils n’ont plus leur chèque. Peut-être ils ont un chèque, mais ils n’ont pas les allocations, ils ne travaillent pas encore. C’est très difficile, ils paient juste le loyer et il ne leur reste rien. On va les référer. Par exemple, quelqu’un va m’appeler pour me dire : « Ah, il y a une famille là ça ne va pas .» Je vais leur dire « il y a la Mission bon accueil, il y a les Fourchettes de l’espoir, Parole d’excluEs, Panier Fuité… ». Ils peuvent aller chercher de la nourriture ou de l’aide pour autre chose. Je vais essayer de trouver qui peut les aider.

En réalité, c’est parce qu’avant la pandémie, les gens pouvaient sortir prendre le bus, aller faire leurs courses ça revient tranquillement. Au début de la pandémie, les bus étaient là aussi, mais ils étaient vides. Les gens avaient peur de sortir. On ne savait pas quoi faire, on ne connaissait pas les risques. Est-ce qu’il faut mettre du désinfectant ? On ne savait plus. Par exemple, il y a une personne âgée qui habite tout près. Juste pour écrire son chèque, avant elle pouvait sortir pour aller chercher de l’aide pour l’écrire, mais, avec la pandémie, elle a arrêté de sortir parce que c’est une personne âgée malade. Ce qui fait qu’elle m’appelle pour venir chez elle pour écrire son chèque pour le loyer. Quand elle a eu des coquerelles, elle m’a appelée aussi. C’est moi qui ai fait le lien avec la SHAPEM[19] pour venir désinfecter. Donc, les gens m’appelaient, me parlaient avant la pandémie et ils le font davantage maintenant.

Dernièrement, ça s’est calmé, mais je reçois encore des appels si quelqu’un a besoin d’aide. Mais comme je l’ai dit, ça me fait plaisir. Je veux qu’au moins on fasse le minimum pour ces personnes. Pour qu’ils ne se sentent pas tous seuls, oubliés, isolés, on va les aider avec ce qu’on peut faire. En plus du Comité des mamans, on a créé un cercle d’amies. On a décidé que, pour oublier la pandémie, on se voyait le vendredi en fin d’après-midi. Chacune amène un plat, du thé, on se rencontre. On s’assoit, on discute, on jase. Les enfants sont en train de jouer, parfois on reste jusqu’à onze heures du soir au parc, jusqu’à ce que les lumières ferment [rires]. On revient chez nous après, mais ça aide ! Juste se rencontrer, voir du monde. Les enfants sont contents de se voir aussi. Les enfants ont hâte que le vendredi arrive, ils n’arrêtent pas de demander à leurs mamans « demain maman, c’est vendredi on va aller au parc ». Il n’y a pas seulement des mamans, la mairesse est déjà venue aussi.

Moi, ça m’apporte de la satisfaction. Parfois juste de parler avec une personne, envoyer des ondes positives, écouter la personne, ça apaise la tension et le stress. Ça apaise la personne psychiquement, moralement. Comme j’ai dit, beaucoup ont des familles au loin. Comme avec le décès de mon père, mes amies m’ont appelée pour prendre de ses nouvelles. J’ai dit « wow! J’ai des amies ». Je les considère même plus que des amies, mais comme des soeurs. C’est parce que ce sont elles que je vois ici. Ce sont elles que je côtoie, c’est avec elles que je fais des sorties et j’organise des fêtes. Elles sont devenues ma famille. Je suis fière de tout ce que j’ai accompli à ce jour et ça continue.

NPS – En terminant, est-ce que vous souhaitez dire un mot de plus aux intervenants sociaux et aux autres personnes qui s’intéressent aux initiatives citoyennes comme les vôtres ?

Moi je dirai aux intervenants « soyez les bienvenus au nord-est ». On a besoin de vous et on a besoin de l’aide aussi. Il y a toujours des besoins. Il ne faut pas avoir peur de venir travailler ici. S’ils veulent venir travailler à Montréal-Nord, ils ne doivent pas avoir peur. Parce que j’ai entendu dire qu’il y a cette crainte, comme quoi c’est un quartier chaud, mais ça reste paisible de vivre à Montréal-Nord, au nord-est. J’adore. On fait beaucoup de belles choses.