Corps de l’article

Brossant un portrait de la situation politique de divers pays, principalement sud-américains, l’ouvrage dirigé par Julián Durazo Herrmann rassemble des textes de chercheur·es affilié·es autant dans des universités québécoises ou états-uniennes que latino-américaines. Au fil de ses huit chapitres, Les espaces publics, la démocratie et les gauches en Amérique latine couvre le territoire de six États nationaux sud-américains – Équateur, Venezuela, Brésil, Pérou, Bolivie et Argentine – ainsi que du Mexique, sur une période s’étendant de 1998 jusqu’à 2017. Certaines plumes ont préféré une approche comparative interétatique, alors que d’autres se sont intéressées aux dynamiques à l’intérieur d’un pays ou encore d’une division subnationale. Cette diversité d’approches enrichit la compréhension des lecteur·rices sur un espace public latino-américain « diversifié, hétérogène et en constant mouvement », « que ce soit à travers les mobilisations sociales et syndicales, les transformations de l’État, les politiques publiques ou les médias de communication » (Rose Chabot, Ximena Cuadra Montoya et Adriana Pozos Barcelata, p. 2).

Pour ce faire, chaque chapitre repose sur des recherches empiriques. Ceux-ci abordent, dans une première partie, les transformations de l’espace public matériel, médiatique et politique. Cela inclut deux chapitres sur les conglomérats médiatiques, l’un en Équateur (Thomas Chiasson-LeBel, p. 21-47) et l’autre à Bahia au Brésil (Durazo Herrmann, p. 81-104), ainsi qu’un chapitre sur l’espace urbain au Venezuela (Alejandro Velasco, p. 49-79), qui fera l’objet d’une plus ample discussion dans les prochaines lignes. Ensuite, l’ouvrage se tourne vers les relations de pouvoir politico-économique qui agissent sur l’espace public. On y aborde l’effet de l’extractivisme sur la démocratie (Nancy Thede, p. 107-132) de manière comparative entre un régime néolibéral – le Pérou – et un régime post-néolibéral – la Bolivie –, puis l’économie du Brésil (Edison Rodrigues Barreto Jr, p. 133-158), chapitre sur lequel nous reviendrons également dans les prochaines lignes. Les derniers chapitres portent finalement sur les acteur·rices de l’espace public, notamment la société civile et les mouvements sociaux. Deux chapitres incluent l’Argentine, l’un y analysant la polarisation politique (Gabriel Vommaro, p. 191-212), l’autre comparant la recomposition des gauches et des mouvements syndicaux avec le Brésil (Thomas Collombat, p. 161-190). Le troisième chapitre est consacré aux mouvements sociaux, notamment aux luttes autochtones, dans l’État de Veracruz au Mexique (Martín Aguilar Sánchez, p. 213-235).

Au terme de la lecture de ces chapitres, on peut constater le changement de dynamique depuis 1990 et observer la pluralité des espaces publics en Amérique latine. Certes, « [s]i, dans les années 1990 et 2000, les chercheurs étudiaient le virage à gauche en Amérique latine – ses causes, ses dynamiques et bien sûr ses retombées et conséquences –, en 2019, au moment de la publication de cet ouvrage, une nouvelle tendance semble apparaître, l’étude d’un virage encore difficile à nommer » (Charmain Levy, p. 237).

La lecture attentive de chacun des chapitres permet toutefois d’également remarquer une faiblesse quant au fil conducteur de l’ouvrage. Au nom d’un « hommage à [la] complexité » de la notion d’espace public (Chabot, Cuadra Montoya et Pozos Barcelata, p. 3), on retrouve des thèmes qui peuvent apparaître plutôt disparates. Bien qu’informatifs, rigoureux et intéressants, les chapitres de Velasco et de Rodrigues Barreto Jr ont un peu l’effet de fausses notes dans une mélodie autrement harmonieuse. Le premier est davantage le résultat d’une recherche en études urbaines qui comprend l’espace public comme un synonyme d’espace urbain. Le passage suivant en est un bon exemple : « Alors que des espaces ostensiblement publics fermaient à l’ouest dans le cadre de la défense de la ville chaviste, de l’autre côté de Caracas, la place Sadel – de même que d’autres espaces publics tels que la place Francia située dans la zone riche d’Altamira – connaissait une réassignation similaire » (Velasco, p. 74). Les notions d’espaces publics, d’espaces urbains et de places publiques y sont donc interchangeables, vidant ainsi de sa teneur théorique la notion « d’espace public » au sens de public sphere en anglais ou Öffentlichkeit en allemand. C’est possiblement un problème conceptuel lié à la traduction vers le français de cette notion, qui l’amalgame au bitume et aux espaces verts. L’introduction réfère d’ailleurs à un ouvrage ayant pour titre The Politics of Public Space côte à côte avec d’autres contenant l’expression « public sphere » dans leur intitulé. Deux notions différentes, traduites dans ce livre par « espace public » dans les deux cas. D’ailleurs, dans ce chapitre, Velasco cite Le droit à la ville d’Henri Lefebvre, mais il n’y a aucune référence à un texte, disons « classique », sur la notion politique, sociologique d’espace public. Afin de mieux s’en tenir à un fil directeur clair, il aurait été préférable que la notion d’espace public soit plutôt interchangeable avec celle de sphère publique. En ce qui a trait au chapitre de Rodrigues Barreto Jr, il s’agit d’un traité économique qui pose comme objectif de « dresser un bilan de la façon dont les conditions macroéconomiques ont influé sur l’espace public brésilien lors de la destitution de Dilma Rousseff » (p. 134), en ne faisant finalement que le bilan sans réellement s’attarder aux conséquences sur l’espace public. Encore une fois, les textes de Velasco et de Rodrigues Barreto Jr sont riches et pertinents, et ils permettent en plus de rendre de compte d’enjeux trop souvent hors du radar d’un public nord-américain. C’est plutôt leur inclusion dans cet ouvrage spécifique qui nous pose problème.

En somme, au lieu de concevoir et d’analyser l’espace public de la manière « la plus explicite (géographique et territoriale, médiatique) à la plus intangible (relations de pouvoir, structures institutionnelles) » (Chabot, Cuadra Montoya et Pozos Barcelata, p. 3), cet ouvrage aurait pu s’en tenir à une idée de l’espace public dont on peut faire la filiation depuis Aristote, puis Machiavel, mais qui s’est surtout cristallisée autour de l’oeuvre phare de Jürgen Habermas. Conceptualisée ainsi, la notion d’espace public est déjà suffisamment complexe et diverse pour permettre une multiplicité d’analyses. Par exemple, le livre, sous la direction de Craig Calhoun, faisant un retour sur la thèse d’Habermas et publié en 1992, ou les critiques d’autres comme Chantal Mouffe – en faveur d’une sphère publique dite agoniste – ou Oskar Negt et Alexander Kluge – qui conceptualisent une sphère publique prolétaire – le montrent bien. En d’autres mots, il aurait été pertinent de s’en tenir à la définition donnée en conclusion de l’ouvrage selon laquelle « les espaces publics deviennent un lieu de contestation des décisions de l’État et de l’opinion publique » (Levy, p. 249).

Cela dit, Les espaces publics, la démocratie et les gauches en Amérique latine dirigé par Julián Durazo Hermann donne la possibilité à son lectorat d’enrichir et de mettre à jour sa compréhension de la situation sociale, politique et économique dans divers pays d’Amérique latine. Il renseigne aussi sur les mouvements sociaux et les mouvements de gauche au coeur d’avancées démocratiques et sociales. C’est donc un livre important pour quiconque s’intéresse à cette région et cherche à ouvrir ses horizons avec un assemblage d’études interdisciplinaires.