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Introduction

En 2017, 29 % des Québécois de 18 ans et plus déclaraient avoir consommé des opioïdes au cours des cinq dernières années (Statistique Canada, 2018). Parmi ceux-ci, certains souffrent d’un trouble lié à l’usage d’opioïdes. Au Canada, la prévalence de l’abus d’opioïdes est estimée à 0,3 % des personnes de 15 ans et plus (Gouvernement du Canada, 2015).

Selon le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de la Société américaine de psychiatrie (DSM-5), le trouble lié à l’usage d’opioïdes est caractérisé par « un mode d’usage problématique des opiacés conduisant à une altération du fonctionnement ou une souffrance cliniquement significative » ainsi qu’une série de manifestations (au moins deux) dont le nombre varie selon la sévérité du trouble (American Psychiatric Association, 2013). Le nombre maximal de critères étant de 11, le trouble grave se distingue par la présence de 6 manifestations ou plus. À titre d’exemple, parmi les manifestations pouvant être associées au trouble lié à l’usage d’opioïdes, on retrouve les opiacés pris en quantité plus importante ou pendant une période plus longue que prévu, des efforts infructueux pour diminuer ou contrôler l’usage d’opiacés, ou un usage continu d’opiacés malgré des problèmes interpersonnels ou sociaux causés ou exacerbés par les effets des opiacés (American Psychiatric Association, 2013). Chez les personnes qui consomment des opioïdes, les phénomènes de tolérance (besoin de quantités croissantes pour obtenir l’effet désiré) et de sevrage (signes et symptômes associés à l’interruption ou la réduction d’une utilisation importante et prolongée) font aussi partie des manifestations pouvant être associées au trouble lié à l’usage d’opioïdes (American Psychiatric Association, 2013). En ce qui a trait au traitement, le Centre de recherche et d’aide aux narcomanes (CRAN) ouvre ses portes en 1985. Il devient alors la première clinique publique offrant un traitement à la méthadone (Paquin, 2012). Puis, en 1999, le CRAN élargit son offre de services en implantant le premier programme à bas seuil d’exigences au Canada dans le but de « rejoindre une clientèle marginalisée, pour laquelle les programmes réguliers de traitement à la méthadone sont difficilement accessibles » (Perreault et al., 2003). En 2008, la buprénorphine-naloxone est acceptée comme médicament d’exception par le Conseil du médicament du Québec (Collège des médecins du Québec [CMQ] et Ordre des pharmaciens du Québec [OPQ], 2009), permettant d’élargir encore l’offre de traitement aux personnes aux prises avec un trouble lié à l’usage d’opioïdes. L’efficacité des traitements par agonistes opioïdes oraux tels que la méthadone et la buprénorphine- naloxone pour le trouble lié à l’usage d’opioïdes a été démontrée en termes de rétention des patients en traitement, d’arrêt de consommation d’opioïdes illicites, de réduction de la mortalité et de la morbidité ainsi qu’en ce qui concerne la réduction des risques de contracter le VIH et l’hépatite C pour les usagers qui utilisent un mode d’administration par injection (Initiative canadienne de recherche en abus de substance [ICRAS], 2018). En 2018, les Lignes directrices nationales sur la prise en charge clinique du trouble lié à l’usage d’opioïdes proposent d’envisager le traitement avec la morphine orale à libération lente pour des patients pour qui les autres options seraient inefficaces ou contre-indiquées (ICRAS, 2018). Approuvée pour le traitement des troubles liés à l’usage d’opioïdes depuis 1998 en Autriche, la morphine orale à libération lente est couverte au Canada pour le traitement du trouble lié à l’utilisation d’opioïdes depuis 2014, dans le cadre du programme des Services de santé non assurés (ICRAS, 2018).

Or, malgré l’élargissement de l’offre de traitement depuis les années 1980, une proportion importante de personnes aux prises avec un trouble grave d’utilisation d’opioïdes n’est pas attirée ou retenue par les traitements courants de méthadone, de buprénorphine (Oviedo-Joekes et al., 2009 ; Strang et al., 2012) et même de morphine orale à libération lente. Afin d’élargir encore l’offre de services et l’accès au traitement, la prescription d’opioïdes injectables pour les troubles liés à l’usage d’opioïdes par injection constitue un traitement très structuré pouvant être envisagé pour les patients qui ne répondent pas aux traitements conventionnels (Bell, 2014 ; Demaret et al., 2010).

Les conditions qui soutiennent l’élargissement de l’offre de traitement courante par l’implantation d’un programme de prescription d’opioïdes injectables à l’échelle provinciale se rapportent successivement 1) à la démonstration scientifique de l’efficacité de ce traitement au Canada et en Europe, 2) aux changements législatifs fédéraux au Canada, 3) au soutien politique provincial au Québec, et 4) à l’organisation des services locaux.

Démonstration scientifique de l’efficacité du traitement au Canada et en Europe

Des essais contrôlés randomisés (ECR) visant à évaluer l’efficacité des traitements injectables débutent en Suisse en 1994. À partir de 1998, d’autres recherches sont réalisées aux Pays-Bas, en Allemagne, en Espagne, au Royaume-Uni, au Canada et en Belgique (Oviedo-Joekes et al., 2009 ; Oviedo-Joekes et al., 2016 ; Strang et al., 2012). Les résultats de ces recherches constituent un corpus de données probantes confirmant l’efficacité du traitement injectable en termes de rétention en traitement, de réduction de la consommation d’héroïne illicite et de diminution de la criminalité pour les usagers qui ne répondent pas aux traitements oraux conventionnels (Ferri et al., 2011).

À la fin des années 2000, le traitement injectable commence à être formellement intégré dans l’offre de service de certains pays d’Europe. En 2008, un référendum permet d’asseoir les bases légales pour la poursuite du traitement injectable en Suisse (Duparc, 2008 ; Strang et al., 2012). En 2009, ce sont les Pays-Bas, l’Allemagne et le Danemark qui inscrivent le TAO injectable à leurs programmes de traitement (Strang et al., 2012).

Au Canada, dès 1972, la Commission d’enquête sur usage des drogues à des fins non médicales note un besoin pour une étude sur la prescription d’héroïne aux personnes qui ne sont pas attirées vers les traitements conventionnels de la « dépendance » aux opioïdes (Information Canada, 1972).

En 1998 un groupe de travail canado-américain est formé dans le but d’examiner la possibilité de développer un protocole de recherche sur la prescription d’héroïne injectable (Gartry et al., 2009). Au départ, trois sites canadiens (Vancouver, Toronto et Montréal) et trois sites américains à déterminer sont prévus. Au final, aucun site américain n’est en mesure de participer ou d’obtenir du financement (Gartry et al., 2009). En ce qui concerne le site de Toronto, des délais liés entre autres à la construction empêchent la tenue de l’étude en Ontario (Oviedo-Joekes et al., 2008).

C’est donc à Vancouver et à Montréal qu’ont lieu, entre 2005 et 2008, des essais contrôlés randomisés comparant la diacétylmorphine injectable et la méthadone orale pour le traitement d’usagers ayant un trouble lié à l’usage d’opioïdes de longue date réfractaire aux traitements oraux conventionnels, dans le cadre de l’étude NAOMI (North American Opiate Medication Initiative). Les résultats de l’étude canadienne montrent que les patients randomisés vers la diacétylmorphine affichent de meilleurs taux de rétention (88 % vs 54 % pour les patients randomisés vers la méthadone) ainsi qu’une plus grande réduction des activités illicites (67 % vs 47,7 % chez les patients randomisés vers la méthadone). Durant l’étude, les scores en termes d’usage de substances, de statut psychiatrique, de satisfaction professionnelle et de relations familiales se sont améliorés considérablement plus chez les participants randomisés vers la diacétylmorphine que chez ceux randomisés vers la méthadone (Oviedo-Joekes et al., 2009). En matière de coûts/efficacité, un modèle mathématique montre que le traitement à base de diacétylmorphine injectable diminuerait les coûts sociaux, en réduisant les coûts associés à la criminalité et en améliorant la durée et la qualité de vie des patients (Nosyk et al., 2012). En termes d’impacts sur la vie de quartier, l’évaluation du taux de criminalité ne montre pas d’évidence suggérant des changements durant la période de l’étude (Lasnier et al., 2010). En 2011, l’étude SALOME (Study to Assess Longer-Term Opioid Medication Effectiveness) montre que le traitement à base d’hydromorphone est estimé non inférieur à la diacétylmorphine en termes d’utilisation d’héroïne illicite (Oviedo-Joekes et al., 2016) ainsi qu’en termes de coût/efficacité (Bansback et al., 2018).

La figure 1 témoigne de l’évolution des programmes de recherche et de traitement injectable à l’échelle internationale et au Canada.

Figure 1

Implantation de programmes de recherche et de traitement injectable à travers le monde

Implantation de programmes de recherche et de traitement injectable à travers le monde

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Changements législatifs fédéraux au Canada

Il est important de rappeler qu’au Canada, la Loi réglementant certaines drogues et autres substances relève du gouvernement fédéral. L’étude NAOMI débute en 2005 dans un contexte où le gouvernement fédéral du Canada soutient la réduction des méfaits comme un pilier de la politique en matière de drogues (Collin, 2006, cité dans Hyshka et al., 2017). Toutefois, en 2007, le gouvernement canadien récemment élu remplace la Stratégie canadienne antidrogue par la Stratégie nationale de lutte contre la drogue, favorisant la criminalisation de l’usage de drogue et des usagers (Hyshka et al., 2017 ; Morin et al., 2017). La politique fédérale en matière de drogues est transférée du ministère de la santé vers le ministère de la justice et l’approche de réduction des méfaits en est retirée (Hyshka et al., 2017). C’est dans ce contexte qu’en 2008, à la fin de l’étude NAOMI, la clinique de Montréal est fermée, malgré la volonté des patients et de l’équipe traitante de poursuivre le traitement. Le gouvernement du Québec décide de ne pas octroyer en 2009 les 600 000 $ prévus en subvention pour la poursuite des services cliniques afin de « consacrer la somme qui devait être allouée au financement de SALOME [la seconde phase de NAOMI] à des projets touchant un plus grand nombre de personnes » (Guthrie, 2009 ; Lacoursière, 2009 ; Paperny, 2009). À Vancouver, la poursuite du traitement à base de diacétylmorphine pour des motifs de compassion est refusée par Santé Canada aux participants de l’étude (MacDonald, 2017).

Suivant ce refus, l’étude SALOME, visant à démontrer la non-infériorité de l’hydromorphone par rapport à la diacétylmorphine, est amorcée à Vancouver. Lorsqu’elle se termine en 2013, des fonctionnaires accordent à quelques participants le droit de poursuivre leur traitement expérimental pour des motifs de compassion. Or, la ministre fédérale de la santé renverse cette décision, considérée contraire à la politique gouvernementale de lutte contre la drogue (Fischer et al., 2016). Après plus d’un an de bataille juridique, grâce à une injonction de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, plus d’une centaine de participants de l’étude reçoivent finalement, en 2014, l’autorisation de poursuivre leur traitement à base de diacétylmorphine (Gerszak, 2014).

Après l’élection d’un nouveau gouvernement fédéral en 2015, Santé Canada assouplit les restrictions liées à la prescription d’opioïdes injectables pour le traitement du trouble grave lié à l’usage d’opioïdes (Hyshka et al., 2017 ; Morin et al., 2017). L’approche de réduction des méfaits est réintégrée et la responsabilité de la Stratégie canadienne sur les drogues et autres substances est retransférée vers le ministère de la Santé (Hyshka et al., 2017). Ce n’est que depuis 2017 que le traitement injectable est intégré dans l’offre de services courante de cliniques à bas seuil d’exigences en Colombie-Britannique (Piske et al., 2020). À Ottawa, un premier programme de traitement injectable est implanté en 2017 dans une ressource d’hébergement administrée par Ottawa Inner City Health (Medical Officer of Health, 2019). Peu de temps après, en Alberta, un programme pilote de traitement injectable démarre à Calgary et à Edmonton (Omstead, 2020).

Au printemps 2019, Santé Canada approuve l’utilisation de l’hydromorphone injectable pour traiter les troubles graves liés à l’usage d’opioïdes chez les adultes (Gouvernement du Canada, 2019a). La ministre de la Santé ajoute aussi la diacétylmorphine à la Liste des drogues utilisées pour des besoins urgents en matière de santé publique du gouvernement fédéral, permettant d’importer des médicaments autorisés à la vente dans certains autres pays, mais pas encore au Canada (Gouvernement du Canada, 2019b). Puis, à l’automne 2019, l’Initiative canadienne de recherche sur l’abus de substances (ICRAS) publie ses Lignes directrices cliniques nationales pour le traitement par agonistes opioïdes injectables du trouble lié à l’usage d’opioïdes, grâce à un financement des Instituts de recherche en santé du Canada.

Soutien politique et financier provincial au Québec

La hausse du taux de mortalité attribuable à une intoxication aux opioïdes entre 2000 et 2015 (Institut national de santé publique du Québec [INSPQ], 2017), et en particulier les 28 décès survenus entre mai et août 2014 à Montréal, contribue à marquer un tournant dans une perspective de santé publique (Leclerc et Morissette, 2015). « Un total de 233 cas de surdoses ont été signalés à la DRSP [direction régionale de santé publique] de Montréal pour la période du 1er mai au 26 août 2014. […] De nombreuses interventions ont été mises en place par la DRSP de Montréal et par ses partenaires pour mettre fin à cette menace à la santé publique. » (Leclerc et Morissette, 2015)

En 2017, avec le support financier de la Fondation du Centre de réadaptation en dépendances de Montréal, le Cran lance une étude visant à évaluer les besoins montréalais pour la mise en place d’un programme de traitement des troubles liés à l’usage d’opioïdes basé sur l’injection, afin d’élargir son offre de services (Perreault et al., 2017). Les données recueillies mettent en relief la pertinence d’une telle offre de traitement afin de répondre aux besoins spécifiques d’une certaine proportion des personnes ayant un trouble lié à l’usage d’opioïdes. Forts de leur expérience dans le cadre de l’étude NAOMI et pionniers en matière de réduction des méfaits et d’approche à bas seuil d’exigence dans le domaine des troubles liés à l’usage d’opioïdes, les cliniciens du Cran évaluent la possibilité d’ajouter le traitement injectable à leur offre de services. Durant cette démarche, le Cran est intégré au Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal (Cran, 2020), modifiant sa structure de gouvernance. L’implantation du programme de prescription d’opioïdes injectables par le nouveau programme Cran dépend dès lors du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.

Puis, en 2018, le gouvernement du Québec publie le Plan d’action interministériel en dépendance 2018-2028 et la Stratégie nationale 2018-2020 pour prévenir les surdoses d’opioïdes et y répondre. Les auteurs de la stratégie nationale soulignent que les assouplissements fédéraux aux règlements sur l’utilisation du traitement à base de diacétylmorphine injectable « influencent les mesures de prévention et de réponse aux surdoses d’opioïdes à mettre en place au Québec » (Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec [MSSS], 2018). Parmi ces mesures, le plan prévoit le déploiement d’une étude de faisabilité sur le développement et la mise en oeuvre de services de traitement de la dépendance aux opioïdes par une médication injectable.

Organisation des services locaux

Au terme de l’étude de faisabilité sur le développement et la mise en oeuvre de services de traitement de la dépendance aux opioïdes par une médication injectable, les auteurs concluent à la faisabilité du traitement injectable. L’évaluation des besoins pour une offre de traitement injectable au Québec permet aussi de mettre en relief la pertinence de l’implantation d’un tel traitement (Perreault et al., sous presse). D’ailleurs, un sondage réalisé auprès de professionnels des troubles d’usage d’opioïdes au Québec dans 16 régions administratives et des entrevues auprès d’informateurs clés permettent de conclure qu’un programme de prescription d’opioïdes injectables serait totalement ou partiellement pertinent pour leur clientèle, principalement en raison des échecs aux traitements oraux conventionnels (Perreault et al., sous presse).

Dans une perspective d’implantation clinique, le Guide d’information et d’orientation pour une offre de traitement par agonistes opioïdes injectable au Québec (Perreault et al., 2019) présente les conditions locales nécessaires à la mise en oeuvre d’une offre de prescription d’opioïdes injectables :

  • évaluation des besoins locaux (offres de services en déjà en place, perspectives des parties prenantes, identification du modèle d’offre de service à privilégier) ;

  • formation (ex. : réanimation cardio-respiratoire, administration de la naloxone, gestion de crise, traitement du trouble lié à l’usage d’opioïdes, réduction des méfaits et stages d’observation) ;

  • organisation du travail (ex. : rôles des membres de l’équipe interdisciplinaire, heures d’ouverture, obtention, préparation et conservation des médicaments, tenue de dossiers) ;

  • installations (salle d’injection, salle d’attente, salle de repos, salles de soins et services, espaces pour l’entreposage sécuritaire et la préparation des médicaments, bureaux et salles de réunion) ;

  • fournitures (ex. : ameublement et dispositifs de sécurité) ;

  • évaluation d’implantation (ex. : activités réalisées, clientèle rejointe, services utilisés, satisfaction).

Le Guide d’information et d’orientation pour une offre de traitement par agonistes opioïdes injectable au Québec (Perreault et al., 2019) propose aussi une philosophie de soins et des protocoles cliniques pour orienter l’implantation locale de programmes de prescription d’opioïdes injectables.

Discussion

Le présent texte permet d’identifier quatre principales conditions qui soutiennent l’élargissement de l’offre de traitement du trouble lié à l’usage d’opioïdes au Québec, par l’implantation d’un programme de prescription d’opioïdes injectables.

La première condition sine qua non pour l’implantation d’un nouveau traitement se trouve du côté des preuves scientifiques. À ce chapitre, les résultats des études canadiennes témoignent de l’efficacité de la diacétylmorphine et de l’hydromorphone injectable en termes de rétention en traitement, de réduction des activités illicites, de statut psychiatrique, de satisfaction professionnelle, d’amélioration des relations familiales (Oviedo-Joekes et al., 2009), de réduction des coûts sociaux (Nosyk et al., 2012) et d’absence d’impacts sur la criminalité dans les quartiers où est administré le traitement (Lasnier et al., 2010). Or, la longueur des délais entre la production des données probantes sur le traitement par agonistes opioïdes injectable au Canada et la possibilité d’implanter ce traitement au Québec soulèvent la question de l’importance relative accordée aux populations vulnérabilisées et à leurs besoins de traitement.

La deuxième condition repose sur les législations concernant l’usage des médicaments. Dans le cas du traitement injectable à base de diacétylmorphine, l’assouplissement des restrictions liées à la prescription de l’héroïne pharmaceutique représente une condition sine qua non pour l’implantation du traitement. Ceci dit, l’approvisionnement demeure un enjeu puisque la diacétylmorphine n’est pas disponible au Canada et doit être importée de Suisse. Par ailleurs, dans le cas du traitement injectable à base d’hydromorphone (un médicament déjà approuvé pour le traitement de la douleur) la reconnaissance de l’hydromorphone injectable pour traiter les troubles graves liés à l’usage d’opioïdes chez les adultes par Santé Canada constitue un facteur facilitant pour l’implantation du traitement (pour des raisons financières liées à la couverture assurantielle de la médication) (ICRAS, 2019 ; Perreault et al., 2019).

Au Canada, l’administration des soins de santé est une responsabilité provinciale (Butler et Tiedemann, 2011). Ainsi, la troisième condition pour soutenir l’implantation d’un programme de prescription d’opioïdes injectables est l’appui politique et financier provincial, et en filigrane, le niveau d’acceptabilité sociale de ce type de traitement. En effet, les approches de réduction des méfaits suscitent parfois la controverse, malgré leurs fondements scientifiques (Brisson, 2012). Certains citoyens peuvent craindre que ce type d’approche favorise la consommation de drogues illicites, nuise à la réinsertion sociale des personnes utilisatrices de drogues ou entraînent un regroupement de consommateurs ainsi qu’une hausse de la violence dans les quartiers (Ontario HIV Treatment Network, 2012). Bien que l’opinion publique concernant certaines interventions axées sur la réduction des méfaits a considérablement évolué dans les dernières années (Strike et al., 2014), ces croyances peuvent nuire à l’appui politique et financier d’un programme de ce type. Il est aussi nécessaire de rappeler l’importance du rôle des associations de personnes utilisatrices de drogues au sein du débat politique et dans l’offre de services de réduction des méfaits pour contribuer à la promotion de leurs intérêts et à la sensibilisation à leurs besoins (Jauffret-Roustide, 2009). Au Québec, le phénomène de la crise des surdoses semble aussi avoir contribué à la sensibilisation citoyenne et politique concernant les besoins des personnes utilisatrices d’opioïdes. La hausse du taux de mortalité attribuable à une intoxication aux opioïdes entre 2000 et 2015 (INSPQ, 2017), et en particulier les 28 décès survenus entre mai et août 2014 à Montréal, apparaît aussi comme un déclencheur sur le plan des politiques (Leclerc et Morissette, 2015). Ainsi, le gouvernement provincial annonce le financement d’une étude de faisabilité sur le développement et la mise en oeuvre de services de traitement de la dépendance aux opioïdes par une médication injectable. Or, si le soutien politique n’est pas essentiel pour permettre la prescription d’opioïdes injectables, il constitue cependant un facteur de pérennisation du programme, en particulier en ce qui concerne son financement. En effet, le traitement injectable nécessite d’importantes ressources financières alors que le soutien politique et financier peut fluctuer pour des motifs d’acceptabilité liés à l’idéologie ou à l’opinion publique (Nadelmann et LaSalle, 2017). Tout comme ce fut le cas pour l’étude NAOMI à Montréal, l’exemple récent de l’Alberta à cet égard est éloquent : le programme pilote de traitement injectable débuté en 2018 devra fermer ses portes, faute de renouvellement de son financement par le nouveau gouvernement provincial.

À cet effet, Lenton (2004) souligne que :

Ceux qui désirent des politiques en matière de substances psychoactives fondées sur des données probantes doivent fonctionner avec un échéancier à long terme. Ils ne peuvent être affectés par un manque de soutien politique à court terme pour l’implantation de politiques fondées sur des résultats de recherche, mais ils doivent reconnaître que les occasions de changement politique vont et viennent. Ils doivent être prêts à fournir les résultats de recherche dans le processus politique, tant directement qu’à travers les médias [traduction libre].

Cet extrait contribue à appuyer la pertinence d’identifier et de reconnaître les conditions (requises ou facilitantes) pour l’implantation d’un nouveau traitement visant à élargir l’offre de soins aux personnes pour qui les traitements actuels ne sont pas efficaces.

Enfin, la dernière condition pour l’élargissement de l’offre de traitement courante par l’implantation d’un programme de prescription d’opioïdes injectables se situe sur le plan de l’organisation locale des services dans différentes régions du Québec. Notamment, des enjeux de personnel disponible et qualifié, de disponibilité des installations appropriées et de transport des usagers (en particulier dans les régions moins densément peuplées) ont été mis en relief (Perreault et al., sous presse). Toutefois, des facteurs favorisant l’implantation de programmes locaux sont aussi identifiés, tels que le financement, la formation, la collaboration interprofessionnelle et interétablissement, et la participation des pairs aidants (Perreault et al., sous presse). La sensibilisation du voisinage peut aussi constituer un facteur facilitant l’implantation d’un programme de réduction des méfaits (Ontario HIV Treatment Network, 2012).

Conclusion

Sur le plan scientifique, les programmes de recherche en traitement injectable au Canada et en Europe ont démontré son efficacité. Sur le plan légal, les changements législatifs fédéraux ont pavé la voie aux provinces pour l’implantation du traitement injectable. Sur le plan du soutien provincial au Québec, le financement de l’étude de faisabilité pour l’implantation du traitement injectable par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec met en relief l’appui politique pour son implantation. Au niveau local, au moins un site de traitement travaille présentement à mettre en oeuvre les conditions nécessaires à l’implantation d’une offre de prescription d’opioïdes injectables à Montréal. Au moment d’écrire ces lignes, toutes les conditions semblaient enfin réunies pour soutenir l’élargissement de l’offre de traitement pour les troubles graves liés à l’usage d’opioïdes, par le biais de la prescription d’opioïdes injectables au Québec.