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Cet ouvrage de Thibaud Le Tellier traite de bien plus que de la simple (soi-disant) expérience de Stanford. Comme dans son précédent ouvrage (Thibault Le Texier, (2016), Le management des hommes. Essai sur la rationalité managériale, La découverte, Paris) l’auteur y fait preuve d’une érudition impressionnante. Mais autant l’ouvrage précédent était solidement charpenté, autant celui-ci est peu structuré. Autant la thèse du Management des hommes, tout autant discutable (et discutée) soit-elle, était claire et nette, autant dans cette ouvrage la thèse centrale est beaucoup plus floue et surtout ambigüe.

Quelle est dans cet ouvrage la thèse de Thibaud Le Tellier ? Fondamentalement que la célèbre « expérience de Stanford » de Zimbardo est une expérience scientifiquement non valable. Rappelons que l’expérience a constitué en une (soi-disant) reproduction expérimentale d’une prison, pendant plusieurs jours, avec des pseudo-gardiens et des pseudo-prisonniers, au sein des murs de l’université de Stanford, en aout 1971.

Zimbardo a construit, soutient Le Texier, un système pseudo-expérimental dans lequel les résultats attendus sont déjà programmés à l’avance car tout le dispositif est volontairement vicié <flawed>. Il n’y a aucune rigueur scientifique, l’expérience est donc « un mensonge ». Si la charge est forte, et le nombre d’éléments rassemblés par Le Texier impressionnant, l’ouvrage comporte deux sérieuses limites –l’une de forme, l’autre, plus grave, de fond (et elle est en partie permise par le problème de forme –un esprit aussi suspicieux que Le Texier pourrait d’ailleurs voir dans la construction défectueuse, pour ne pas dire discutable, de l’ouvrage une manière de permettre une certaine manipulation des données et des informations pour esquisser une thèse sans réellement la démontrer, voire l’assumer, de manière rigoureuse, malgré son intérêt en termes de débat scientifique).

D’une part, sa rédaction est particulièrement éclatée. Cela le rend difficile à lire, car le lecteur peine à comprendre la thèse globale de Le Texier, au-delà de la réfutation (radicale) de la soi-disant expérience dite de Stanford. L’ouvrage ne présente pas vraiment, au fond, de fil directeur, les différents points abordés par Le Texier sont éparpillés –certains des éléments les plus importants, tant ceux les plus à charge contre Zimbardo que ceux de portée plus générale, sont abordés à différents endroits, dans différents contextes. Le Texier propose de nombreuses critiques de l’expérimentation en sciences sociales, de différents points de vue –si la charge est radicale, elle souffre de l’éparpillement des propos et arguments –et comporte aussi des contradictions.

D’autre part, et c’est le plus sérieux problème posé par cet ouvrage, Le Texier tend à étendre ce soupçon d’imposture, d’une manière plus ou moins explicite, à un grand nombre de travaux dans les sciences sociales et humaines. Comme son propos est peu synthétique, le lecteur est souvent mal à l’aise : que cherche finalement à (dé)montrer Le Texier ? L’impression générale est le postulat d’une incohérence globale, presque ontologique, des sciences sociales (mais y compris de l’ouvrage lui-même); le flou et l’éparpillement des arguments permet à Le Texier de mener une charge contre l’ensemble des sciences sociales –même s’il s’en défend plusieurs fois à différents endroits de l’ouvrage. Le fait, en particulier, qu’il cite des travaux de chercheurs-mêmes en psychologie sociale critiques de certaines méthodes, voire de toute la démarche « expérimentale » en sciences sociales, ne l’amène pas clairement à reconnaître que dans cette science comme dans toute science, il y a débats et confrontations –y compris sur les méthodologies. Finalement, les incohérences et vices de méthodologie ou même de pensée que Thibaud Le Texier dénonce, en large partie avec de solides arguments, (en tout cas, qui méritent un réel débat, épistémologique et méthodologique), se retrouvent dans son propre ouvrage.

Nous avons essayé de « mettre un peu d’ordre » dans les propositions de Thibaud Le Texier pour en montrer l’intérêt –même si nous en soulignons aussi les problèmes de démonstration, de forme et de fond. Nous ne pouvons pas rendre compte ici de tous les éléments précis apportés par Le Texier – l’ouvrage est très riche, de multiples points sont abordés, certains de détails, d’autres fondamentaux –et c’est l’éparpillement des idées, leurs répétitions partielles, ainsi que le mélange de propositions fondamentales pour les sciences sociales avec des aspects mineurs, qui rendent le propos de l’auteur si délicat à suivre. Au fond, Le Texier fait cinq grandes propositions – certaines circonstancielles et limitées, d’autres de grande ampleur.

Tout d’abord, Le Texier montre (à différents endroits, de différentes manières) que le protocole de Zimbardo est totalement vicié. En fait, aucun protocole scientifique n’est opéré. Le Texier insiste au cours des différents chapitres sur tous les manquements méthodologiques de « l’expérience » : les circonstances ne sont pas prises en compte, tout est fabriqué et artificiel; les caractéristiques des participants non plus (il n’y a pas de prise en compte du sadisme de certains participants préalablement à l’expérience, par exemple); tous les participants jouent et savent qu’ils jouent, alors même que Zimbardo essaie de montrer (et ne cesse de dire le depuis, sur son expérience) que les gens se sont pris au jeu et ont oublié qu’ils jouaient; Zimbardo demande à ses gardiens de faire preuve de brutalité, y insiste, et ensuite explique que c’est la situation qui a engendrée cette brutalité, (Le Texier insiste plusieurs fois sur le fait que Zimbardo a bien arrangé les choses dans ses comptes rendus, articles et communications à la presse, noircissant la situation et les soi-disant abus de la part des « gardiens », abus qu’il pilote lui-même directement); les notes et enregistrements sont détournés et manipulés (seules sont prises en comptes les notes qui montreraient el sadisme des gardiens, alors que les deux tiers des actes n’en relève pas); etc. Le Texier rappelle d’ailleurs les propos très critiques sur l’expérience de Zimbardo par des chercheurs aussi connus que Fromm et Festinger (p.20).

Deuxième proposition de Le Texier : ces manquements graves proviennent du fait que les conclusions attendues de l’expérience sont posées dès avant l’expérience elle-même (qui est d’ailleurs en partie la reproduction d’un exercice, ou d’un jeu, que Zimbardo a déjà opéré dans un cours quelques mois plus tôt). Toute l’expérience vise à soutenir la thèse centrale de Zimbardo, posée avant l’expérience : il considère toute la société comme une prison, non pas au sens d’une métaphore mais comme une métonymie : la prison comme archétype de la domination : « Zimbardo déshistoricise son expérience, profitant des gains symboliques que procurent à peu de frais les grandes généralisations. » (p.118) Et à ce sujet, le Texier souligne (par exemple, p. 143 et suivantes) que Zimbardo n’a pas pris la peine de consulter les travaux sur les prisons et plus généralement, les processus de domination (Le Texier revient plusieurs fois, à différents endroits, sur ce manque–et sur le fait que la domination n’est pas simplement un phénomène en « « noir et blanc », la « prison-comme-métaphore-de-toutes-les-dominations, ce qui résonne avec le courant anti-institutionnel qui a chahuté la décennie 65-75 ». Depuis, dit fort justement, Le Texier, les sciences sociales ont développé des conceptions bien plus nuancées de la manière dont le pouvoir s’exerce, par un jeu de négociations et de rétroactions entre dominants et dominés qui diffère selon les époques et selon les institutions. Citant l’ouvrage de Erwing Hoffman de 1961, Asiles, Le Texier indique que « Asiles est une mine d’observations ingénieuses sur les rôles sociaux et la manière dont on s’y plie tout en s’en détachant (rôle-distance) que Zimbardo aurait pu exploiter pour pénétrer le comportement de ses gardiens et de ses prisonniers. Mais il n’en a rien fait. » (p. 120) Autre exemple, plus loin, Le Texier cite deux études très détaillés, l’une sur des tortionnaire pendant la dictature des colonel en Grèce (1967-1974), l’autre sur des policiers ayant fait des atrocités durant la dictature au Brésil (1964-1985), menées elle-même sous le patronage de Zimbardo; paradoxalement ces études montrent l’importance à la fois des dispositions personnelles et des conjonctures historiques, « deux dimensions que Zimbardo a banni de son expérience » (p.170)

Au-delà, pour Le Texier, Zimbardo est un exemple révélateur de la confusion entre recherche, position politique, activisme médiatique (ou de conférencier –grassement payé) et de conseil. Il cite Zimbardo lui-même (p. 221) : « Les médias ont besoin de nos histoires et nous, nous avons besoin des médias pour les diffuser au public. » Il s’agit proprement d’un « Pacte faustien » dit Le Texier.

Le Texier mentionne par exemple la comparaison faite avec Abou Ghraib par Zimbardo lui-même, qui a été consultant pour la défense d’un des militaires américains. En fait, la recherche est instrumentalisée pour un propos sociétal, pour en pas dire politique ou même philosophique : « Chez Zimbardo le chercheur fait facilement place au professeur, et le professeur au prédicateur. » (p. 185) Il s’agit, poursuit Le Texier, d’une « lutte entre le bien et le mal », et le Mal l’emporte facilement. « Sa pensée est tout en manichéisme individuation contre désindividuation, personnalisation contre anonymat, disposition contre situation. ».

Le Texier rappelle que la célébrité de Zimbardo a été rapide par un « coup de chance » : de nombreuses émeutes sanglantes se produisent dans plusieurs prisons juste après aout 1971. Plus généralement, Le Texier montre les relations troubles (il parle de connivence et de complicité) entre Zimbardo et de nombreux médias, écrits et télévisuels. Plus encore, Le Texier relate (pp. 174-175) que Zimbardo devient un conférencier (très bien payé) des conférences TED, puis crée une fondation en faveur de « l’héroïsme ». Suite à ces conférences TED à Monterey (7500 dollars l’entrée) dans le cadre de sa tournée de promotion de son livre (L’effet Lucifer, how good people turn evil, 2007) des milliardaires proposent à Zimbardo de monter une association pour la promotion de l’héroïsme. Il s’y lance un an plus tard grâce à la générosité de Pam et Pierre Omidyar, les fondateurs d’eBay, qui l’avaient encouragé à Monterey. Depuis Zimbardo développe son association, parcours le pays en conférences sur l’héroïsme, cherche à promouvoir des actes héroïques etc. La Fondation qu’il a créée récupère un nombre important de donations…

Le Texier montre aussi que l’expérience de Zimbardo se situe dans deux contextes, l’un circonstanciel, l’autre plus général.

Tout d’abord, le contexte de l’université de Stanford. Dans quelques pages passionnantes (notamment pp. 192 sq.), Le T retrace l’histoire du développement de celle-ci, et en particulier de son département de psychologie (Festinger y est recruté en 1954), dans le contexte de la guerre froide –et du développement des start-ups- avec le ruissellement de l’argent de l’armée - et Stanford est très habile pour le récupérer (jusqu’à 90 % du budget vient de l’armée, certaines années). Stanford est typique du complexe militaro-industrialo- universitaire, souligne Le Texier –y compris en sciences sociales !

Ensuite, et la portée de la proposition de Le Texier est ici plus importante, car elle peut être appliquée à de nombreuses situations dans de nombreux champs des sciences sociales dans de nombreux pays : l’expérience de Zimbardo, et ses développements (dont l’ouvrage de 2007 de Zimbardo, L’effet Lucifer) se situent dans le cadre d’un conflit entre deux (voire trois) courant fondamentaux dans la psychosociologie, que l’on peut résumer (comme le fait Le T) en deux mots : les comportements proviennent-ils de la personnalité ou de la situations ? Le Texier explique la lutte entre les deux grands courants d’explication du comportement : « « Pour le dire très grossièrement, si la sociologie privilégie généralement une approche par le collectif, gommant les singularités individuelles au profit des régularités du nombre, la psychologie s’est construite au contraire comme une science de l’individu, postulant que chacun possède des « traits de caractère » stables et que nos comportements, pour divers et contradictoires qu’ils puissent paraître, révèlent notre nature profonde. Les psychologues ont mis beaucoup de temps à reconnaître que « le comportement d’une même personne est variable et peut changer selon les situations », comme le défends Walter Mischel dans un livre qui fait scandale en 1968. » (il s’agit de Walter Mischel, 1968, Personality and Assessment).

Plus généralement, dans le cadre de ces oppositions entre courants qui les constituent en enjeux cruciaux pour chaque camp, les expérimentations en sciences sociales posent toutes de redoutable questions méthodologiques (Le Texier oublie, ou plutôt ne pose pas vraiment, les questions proprement épistémologiques), qui les rendent au mieux non scientifiques, au pire malhonnêtes.

Les arrangements expérimentaux sont artificiels, de manière générale : à l’instar de Zimbardo, il s’agit de soutenir une thèse définie à l’avance, que la soi-disant expérience va montrer, voire même pour certains, démontrer. Le Texier compare en ce sens, par exemple, l’expérience de Milgram avec celle de Zimbardo (p. 133 sq.) : Le Texier souligne l’irréalisme de toute situation expérimentale, où finalement, il s’agit de théâtre (l’expression revient plusieurs fois sous la plume de Le Texier). Mais Le Texier, ici comme ailleurs, soutient sa thèse en simplifiant le trait – il manque d références sur l’expérience de Milgram, pour reprendre cet exemple, pour en démontrer le caractère vicié : Le Texier est bien forcé d’admettre que la réplication de l’expérience de Milgram dans le monde entier à de nombreuses reprises donne des résultats similaires. Sa seul réelle citation critique ici, est celle d’une enquête d’une chercheuse australienne, Gina Perry, qui remet en doute que la majorité des sujets croient qu’ils envoient des chocs électriques -mais Perry, un peu plus loin dans la citation qu’en fait Le Texier, rappelle bien que fondamentalement c’était le respect de la science qui était centrale dans la « motivation ». La critique de Le Texier est alors elle-même baisée.

Le Texier est plus convainquant sur le biais des sujets dans les expériences (p. 164 sq.)–et il cite à ce sujet des chercheurs de sciences sociales qui le montrent bien. Le Texier souligne ici l’effet d’auto-sélection et de biais socioculturel dans beaucoup d’expériences menées par des universitaires aux USA. En effet un très grand nombre de ces expériences ont été menées avec des étudiants en psychologie (premier biais), qui sont pour la plupart de jeunes hommes blanc (second biais, non moins important). Le Texier cite ici des chercheurs en psychosociologie et oublie de souligner d’ailleurs que la critique est donc interne au champ de recherche et qu’il ne peut pas en déduire une imposture globale des sciences sociales. Il cite Quinn McNemar (dès… 1946) : « La science actuelle du comportement humain n’est en fait que la science du comportement des étudiants en 2e année » et Rosenthal en 1971 : « « McNemar a été trop généreux. Notre sciences ressemble souvent plutôt à la science des étudiants en 2e année qui se sont portés volontaires pour nos recherches et qui se sont présentés à leur rendez-vous avec l’expérimentateur. »

D’ailleurs, tout au long de l’ouvrage, Le Texier cite plusieurs chercheurs en sciences sociales qui sont (auto)critiques de ces expérimentations, de Rosenthal à Milgram, en passant par un collaborateur de Festinger lui-même. Il consacre, nous l’avons signalé, plusieurs pages (p. 166 et suivantes) à l’ouvrage de Walter Mischel (1968, Personality and Assessment).Mais outre que ces références sont dispersées dans l’ouvrage sans en tenter une synthèse qui permettrait de les détaillée en grandes catégories, Le Texier les minore pour, au fond, tendre (même s’il s’en défend plusieurs fois) à mettre tous les chercheurs « dans le même sac » - voir sa conclusion : « En sciences il peut y avoir des erreurs honnêtes, il peut y avoir des engagements féconds, mais il n’y a pas de mensonges vertueux. » (p. 242)

Au fond ce sont surtout les citations que Le Texier a collectées, et parfois confrontées à des témoignages, qui sont les plus intéressantes et finalement les plus solides sur le plan théorique. La contextualisation qu’il mène, à différents endroits malheureusement, du cadre mental de Zimbardo est particulièrement importante - et se base sur plusieurs citations. Là encore Le Texier oubli de souligner que c’est à l’intérieur du champ même des recherches en sciences sociales qui a lieu le débat, et qu’on ne peut pas caractériser toutes les démarches et même les soi-disant expériences de psychologie sociale par « l’imposture » de Zimbardo.

En synthèse, nous pouvons dire que, malgré l’intérêt crucial du débat ré-ouvert par Le Texier, cet ouvrage souffre de deux problèmes.

D’une part, il très mal structuré. Il structure ses chapitres à partir des quatre journées de l’expérience, essayant pour chaque journée d’en faire plus ou moins un thème, ce qui est une tentative superficielle de forcer le trait et la structure de l’ouvrage. En conséquence, l’ouvrage présente beaucoup de répétition, de rappels, etc. d’où une perte de fil directeur, une confusion souvent sur des raisonnements, et une longueur excessive.

D’autre part et surtout, l’ouvrage est décevant en termes épistémologiques. Autant (même de manière aussi déstructurée), les constatations de Le Texier sur les manquements méthodologiques de l’expérience de Zimbardo sont plus que convaincantes, ses questionnements sur la portée de ces problèmes méthodologiques pour l’ensemble des expérimentations en psychosociologie, sont pertinentes, autant ses démonstrations (et dénonciations) des liens entre recherche et médias, voire secteur du conseil où coule l’argent facile et les manipulations, (constatations et dénonciations appuyés sur un travail d’enquête impressionnant), autant il montre opportunément comment les expérimentations sont instrumentalisées dans les luttes entre courants théoriques… autant la question épistémologique n’est au fond pas réellement abordée.

La conclusion de l’ouvrage (elle aussi déstructurée) est révélatrice de ce problème de fond. Quel que soit l’intérêt de la démonstration de l’imposture de l’expérience de Stanford, il n’aborde pas la problématique fondamentale de l’épistémologie dans les sciences en général et dans les sciences sociales en particulier. Le Texier fait preuve d’une naïveté méthodologique et surtout épistémologique confondante, par ses références constantes à la vérité. Il cite par exemple Passeron (2006, qu’il qualifie de « compère de Bourdieu »), sans tenir en compte de l’apport majeur de celui-ci dans l’article cité : le fait, comme l’indique justement le titre de Passeron, que la sociologie (et les sciences sociales et humaines en général) relève d’un espace non poppérien d’argumentation et de démonstration. Les réflexions épistémologique dans le champ des sciences humaines et sociales ont établi, bien avant les sciences « dures », la naïveté de penser qu’une proposition (ou un ensemble théorique) est scientifique simplement parce qu’on peut l’énoncer d’une manière falsifiable. Que penser, à la lumière des travaux sur les épistémologies (Le Texier cite Foucault, de manière d’ailleurs très maladroite, plusieurs fois, et de manière plus ciblée et plus solide, Norbert Elias sur Freud et la psychanalyse) et les paradigmes depuis plus d’un siècle, de la phrase conclusive suivante : « Un monde existe à l’intérieur et à l’extérieur de nous que nous pouvons plus ou moins bien connaître. (...) la science est ce qui doit nous permettre de comprendre ce monde d’une manière à la fois aussi exacte que possible et pouvant être partagée. » A contrario de toutes les sciences sociales, pourquoi être aussi positiviste, et Aisne fragiliser toute son analyse ?

Dans sa phrase finale, où Le Texier cherche à nuancer son propos, la référence à « la vérité » montre toute les limites de l’ouvrage : « « On peut être honnête et on peut découvrir la vérité -au moins s’en approcher autant qu’on peut- tout en ayant des convictions, des plans de carrière et des financements de l’armée. » (nous soulignons) Ce propos semble apparemment important pour conclure cet ouvrage à charge (et il l’est) : les connivences entre le monde de la recherche et des instances discutables, les intérêts particuliers ou les manquements de tel ou tel scientifique ne remettent pas forcément en cause ses recherches elles-mêmes. Certes (et Le Texier a bien raison de citer Passeron (2006) aussi dans ce sens : « « les plus « mauvais » motifs propres à un individu de rechercher la vérité n’excluent jamais qu’il atteigne un « bon » résultat scientifique. » – mais postuler qu’en sciences sociales on peut postuler atteindre « la vérité » est une proposition implicite de tout l’ouvrage, qui lui fait manquer son but car il ne l’aborde jamais directement et avec la rigueur, justement scientifique, nécessaire.