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Introduction et contexte

Cette étude, financée par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC), s’intéresse à l’intégration socioculturelle, linguistique et économique des personnes réfugiées qui se sont établies dans la communauté franco-manitobaine entre 2006 et 2016[1]. La compréhension de cet enjeu nécessite des précisions conceptuelles, un cadre théorique pertinent et une méthodologique rigoureuse.

Winnipeg comme lieu d’accueil d’immigrants a fait l’objet de plusieurs recherches qui se sont entre autres penchées sur le rôle du logement et du quartier dans le processus de réinstallation des personnes immigrantes (Carter et Osborne 2009), sur les nouveaux arrivants d’Afrique francophone et le logement (Ba et al. 2011), sur l’accès aux services francophones (Buissé 2005), sur l’identité culturelle et linguistique des nouveaux francophones (Nyongwa et Ka 2015) et sur les représentations que se font les immigrants de leur nouveau chez-soi (Freund 2015). Les recherches qui portent sur l’intégration des personnes réfugiées d’expression française à Winnipeg se sont penchées sur ses dimensions identitaire, éducative et socioculturelle (Bahi et Piquemal 2013; Piquemal et al. 2010; Piquemal et Bolivar 2009; Piquemal et Labrèche 2016). Ces recherches ont mis en valeur les difficultés mais aussi la résilience qui caractérisent le parcours migratoire des personnes réfugiées.

Il est important de tenir compte du fait que le français ne figure pas parmi les dix langues maternelles les plus représentées chez les immigrants, bien que la province dispose d’une stratégie de promotion de l’immigration francophone. Si le Manitoba accueille plus de 400 immigrants francophones chaque année depuis 2010, ces chiffres n’ont jamais atteint 4 % du nombre total d’immigrants s’installant dans la province, tel que le préconise notamment le projet pilote des communautés accueillantes d’IRCC (Réseau en immigration francophone 2021). Notons aussi que, depuis 2006, les personnes réfugiées représentent en moyenne 9 % du total des immigrants au Manitoba et que seulement 5 % d’entre elles sont francophones (Manitoba Immigration Facts: annual statistical reports 2008, 2010 et 2016). Enfin, Winnipeg a été le principal lieu de destination des immigrants dans la province, recevant plus de 85 % d’entre eux. Elle occupe le sixième rang des villes ayant reçu le plus d’immigrants au pays (Manitoba Immigration Facts: annual statistical reports 2012 et 2014).

L’objectif de la recherche et la recension des écrits

L’objectif principal de cette recherche est de mieux comprendre, à travers une approche qualitative, les expériences des personnes réfugiées d’expression française à Winnipeg et de faire ressortir les facteurs qui soutiennent leur intégration ainsi que, le cas échéant, ceux qui entravent cette intégration, en particulier sur le plan socioculturel, économique et linguistique. Les questions spécifiques de cette recherche sont : (1) quels sont les facteurs déterminant l’intégration économique en matière d’insertion professionnelle et d’autonomie financière? (2) En quoi la langue est-elle déterminante dans l’intégration des personnes réfugiées dans un milieu linguistique minoritaire? (3) Quels sont les facteurs culturels, identitaires et sociaux qui ont un impact sur le sentiment d’appartenance pendant le processus d’intégration?

Ces objectifs répondent à une lacune dans la recherche sur les personnes réfugiées francophones dans l’Ouest canadien, en particulier au Manitoba. En effet, peu de recherches se sont penchées sur les défis d’intégration de ces personnes dans cette province, qui plus est en milieu francophone minoritaire. La plupart des recherches ciblent essentiellement les défis (Piquemal et Bolivar 2009; Piquemal et al. 2009), bien que quelques-unes identifient un phénomène de résilience touchant à la mobilité sociale (Bahi et Piquemal 2013). Cet article offre des données récentes à ce sujet, mais aussi plus probantes en ce qui concerne les facteurs qui soutiennent l’insertion des nouveaux arrivants. Par ailleurs, nos objectifs rejoignent aussi des écrits scientifiques récents au sujet des personnes réfugiées à l’extérieur du cadre manitobain, ce qui montre l’intérêt scientifique et le potentiel comparatif de notre étude. Généralement, les personnes réfugiées souffrent de problèmes psychologiques et de santé causés par la guerre, par la répression politique et par l’extrême pauvreté. Plusieurs études (Brell et al. 2020; Hess et al. 2018; Sangalang et al. 2019) ont présenté des témoignages sur la souffrance des personnes réfugiées, non seulement dans leur pays d’origine, mais également durant tout le processus de recherche de refuge. Cette expérience douloureuse et stressante vécue dans leur pays d’origine ou lors de leur voyage a entraîné des conséquences néfastes sur leur santé mentale qui peuvent empêcher l’acquisition de nouvelles compétences, l’établissement de contacts et l’intégration en général.

Les liens sociaux offrent des ressources importantes aux personnes réfugiées pour accéder à différentes formes de capital, telles que le capital économique, social et culturel (Brell et al. 2020; Bronstein 2019; Dagnelie et al. 2019; Fajth et al. 2019; Schlobach 2019). Dans la littérature, on distingue trois formes de liens sociaux (Ager et Strang 2008; Hein 2019; Lewis 2020; Martén et al. 2019). La première forme regroupe les liens étroits de la personne réfugiée avec sa famille et avec les groupes ethniques et religieux. La deuxième catégorie, appelée « les ponts sociaux », désigne la relation et les liens sociaux de la personne réfugiée avec d’autres communautés. La troisième catégorie regroupe les liens entre les personnes et les services gouvernementaux. Bien que l’impact positif sur l’intégration des deux dernières catégories semble faire l’unanimité auprès des chercheurs, l’impact de la relation au sein des groupes ethniques n’est pas certain et peut même être négatif car il est susceptible de défavoriser l’apprentissage de la langue et la compréhension de la culture du pays d’accueil (Allen 2009; Finney et Simpson 2009).

De surcroît, Hajro et al. (2019), Danzer et Dietz (2014) et Guan et al. (2019) affirment que les diplômes et les certifications sont souvent dévalorisés par les autorités du pays d’accueil. L’expérience professionnelle dans le pays d’origine est également dépréciée car les employeurs la jugent incompatible et non adéquate (Brell et al. 2020; Shirmohammadi et al. 2018). Ainsi, les personnes réfugiées se trouvent souvent contraintes d’exercer des métiers de base sous-qualifiés, ce qui constitue un choix dégradant qui a des retombées graves sur leur santé mentale (Yijälä et Luoma 2019).

Finalement, les compétences linguistiques constituent un déterminant important de la performance des immigrants sur le marché du travail (Evans et Fitzgerald 2017; Knappert et al. 2019; Vézina et Bélanger 2019). D’ailleurs, la majorité des entreprises interrogées dans le cadre des études se rapportant à l’intégration des personnes réfugiées affirment que la faiblesse de la compétence linguistique constitue le principal obstacle à leur recrutement (Saal et Volkert 2019). De plus, elles doivent d’abord atteindre un niveau linguistique benchmark pour devenir par la suite admissibles à une certification ou à une formation professionnelle (Hellstrom 2020). La maîtrise de la langue est donc un enjeu majeur d’intégration.

Le cadre théorique

Dans le cas des personnes réfugiées d’expression française, il nous a semblé pertinent de réfléchir à la question de l’intégration socioculturelle selon le cadre théorique de l’interactionnisme. Cette théorie est issue de l’École de Chicago et conceptualisée par des chercheurs en anthropologie, en sociologie et en psychologie, notamment Goffman, Becker et Strauss. Selon les interactionnistes, la société est le résultat de l’interaction entre les individus qui en sont membres. Les individus se construisent et se définissent de façon dynamique dans leurs relations avec l’environnement social dans lequel ils évoluent. Ce faisant, ils attribuent une valeur symbolique à leurs expériences concrètes, un processus que Blumer (1986) nomme l’interactionnisme symbolique. Selon lui, « les acteurs agissent en fonction du sens qu’ils attribuent aux choses et ce sens s’élabore dans et par les interactions, de sorte qu’au fil de ces dernières les interprétations se modifient continuellement » (Nizet et Rigaux 2005 : 77). Grâce à cette approche qui met en relation l’interaction sociale, la production de sens et la construction identitaire, nous serons en mesure d’appréhender nos données empiriques en prenant en compte le positionnement social des personnes réfugiées, le sens qu’elles attribuent à leur relation à l’hôte et le ressenti de leur propre processus d’intégration.

Nous nous inspirons également du modèle théorique de Yosso (2005) sur le capital de richesse culturelle, qui intègre les dimensions suivantes : le capital d’aspiration, le capital linguistique, le capital familial, le capital social, le capital de navigation et le capital de résistance. Dans le cadre de notre recherche, le capital d’aspiration constitue le projet migratoire et les attentes qu’il suscite et fait référence à la capacité de l’individu à maintenir un objectif, un rêve ou un espoir face à l’adversité, en l’occurrence les difficultés liées au statut de réfugié. Le capital linguistique est lié à la valeur instrumentale ou sentimentale de la langue. Le capital familial, quant à lui, comprend le système de soutien immédiat (famille, communautés ethnoculturelles). Le capital social fait référence aux relations sociales au sens élargi, y compris les relations avec les institutions. Le capital de navigation est lié aux stratégies de survie dans les situations difficiles. Enfin, le capital de résistance se rattache aux efforts dans la lutte pour l’égalité (par exemple, la discrimination). Nous reconnaissons ainsi que les personnes réfugiées apportent différentes formes de capital social, certaines affaiblies par le vécu prémigratoire, d’autres vibrantes et marquées par la naissance d’une forme de résilience inégalable.

Les paramètres méthodologiques

La collecte et l’analyse des données

Le travail empirique est basé sur une démarche qualitative consistant à interviewer des personnes réfugiées d’expression française vivant à Winnipeg. L’approche qualitative a été pertinente dans la mesure où nous avons ciblé les circonstances particulières (le vécu de l’insertion) d’un groupe spécifique (les personnes réfugiées) dans un contexte unique (linguistique minoritaire). Le choix d’une entrevue qualitative semi-dirigée a permis de faire ressortir le vécu de l’intégration, les perceptions des relations aux autres et à l’hôte ainsi que les sentiments associés au concept d’appartenance. Nous avons interviewé 41 personnes réfugiées en fonction de différentes caractéristiques sociodémographiques. Cet échantillon typique tenait compte des caractéristiques entrecroisées et visait le plus de diversité possible parmi les personnes rencontrées et leurs expériences.

Que ce soit sur le plan de la répartition hommes/femmes, par tranches d’âge ou selon le pays d’origine, le profil des participants de l’échantillon est fidèle à la population mère. Comme dans cette population, près de 29 % des participants (12) ont moins de 30 ans, près de 59 % (24 participants) sont âgés de 30 à 60 ans, près de 12 % (5 participants) ont plus de 60 ans. En ce qui concerne la répartition selon le sexe, 46 % (19) des participants sont de sexe féminin et 54 % (22 personnes) sont de sexe masculin. Notons qu’il s’agit en général d’une population jeune et dont l’intégration sociale et économique a soulevé des questions et des enjeux intéressants pour l’étude. Plus d’une personne sur trois est célibataire, plus de la moitié des participants sont mariés ou conjoints de fait. Près de trois participants sur quatre ont des enfants. Plus de la moitié des personnes interviewées parlent le français en combinaison avec une autre langue maternelle, et une sur quatre parle les deux langues officielles canadiennes en combinaison avec une autre langue maternelle. Aussi, sachant que les personnes réfugiées d’expression française à Winnipeg proviennent de l’Afrique francophone, nous avons interviewé 30 personnes (73 %) provenant de la République démocratique du Congo, 3 provenant de la Côte d’Ivoire (7,3 %), 3 provenant du Tchad (7,3 %), 3 provenant du Burundi (7,3 %), 1 provenant de l’Angola (2,4 %) et 1 provenant de la République centrafricaine (2,4 %). La forte représentation de répondants provenant de la République démocratique du Congo est liée à la guerre civile déclenchée au lendemain du génocide rwandais, qui perdure encore aujourd’hui. Notons enfin que 41 % des participants interviewés sont des chômeurs, 30 % des salariés, 5 % des travailleurs autonomes ou indépendants et 7 % des étudiants.

Une fois les entrevues terminées, nous avons procédé à leur transcription en verbatim. Ensuite, nous avons procédé à leur encodage avec le logiciel NVivo (version 11). Cet encodage a été effectué en fonction des catégories issues des objectifs de la recherche et nous a fourni les données sur lesquelles se fonde notre analyse.

Les limites et les biais de l’étude

La langue des participants a représenté un défi méthodologique et constitue une limite de cette étude. Même s’ils ont choisi le français comme langue d’établissement, plusieurs avaient des difficultés à s’exprimer dans cette langue, possiblement à cause de la perte linguistique pendant la période de transition. Un autre biais est lié à la nature même de la démarche méthodologique que nous avons adoptée. Il est indéniable que les entrevues semi-dirigées à l’origine de nos données contiennent une part de subjectivité. Celle-ci provient des participants qui ont dû souvent faire appel à leur mémoire, une faculté qui oublie et déforme (consciemment ou inconsciemment), surtout lorsque les souvenirs sont liés à des traumatismes. La subjectivité provient aussi des chercheurs eux-mêmes. Le rapport du sujet à l’objet dans n’importe quelle entreprise savante, nous le savons, n’est jamais immédiat ou direct. Il est médiatisé, notamment par l’esprit du chercheur – sa formation méthodologique, ses valeurs, ses expériences –, qui conditionne l’appréhension de son objet, mais qui rend aussi possible cette appréhension. Cette médiation se manifeste concrètement dans la sélection et la formulation des questions que nous avons posées (et celles que nous n’avons pas posées) aux participants. Les biais soulevés ont été rectifiés, du moins en partie, grâce à l’ajout, au sein de notre cadre méthodologique, de fiches de données sociodémographiques faisant appel à des données quantitatives.

L’analyse des résultats

Dans le cadre de notre étude, nous reconnaissons l’intégration comme le résultat d’un processus dynamique faisant interagir la dimension économique, la dimension linguistique et la dimension socioculturelle.

L’intégration économique

L’intégration économique concerne essentiellement l’accès au marché du travail, l’occupation professionnelle ainsi que l’accès à la formation et à l’éducation.

L’emploi. Une grande proportion des participants (42,5 %) déclare être au chômage en raison, entre autres, de leur méconnaissance de l’anglais et de leur manque d’expérience de travail dans certains domaines professionnels. Le sentiment de découragement est palpable. Irène[2] disait : « Je ne peux pas avoir du travail, j’ai donné beaucoup de résumés, mais personne ne m’a appelée pour faire ça. » Dans le même sens, Berthe nous confie :

Le problème n’est pas seulement la difficulté de trouver un emploi, mais c’est aussi le type et la nature de cet emploi, dans la mesure où il s’agit souvent d’emploi à temps partiel, et peu rémunéré. J’ai travaillé seulement trois mois dans un hôtel, c’était difficile. Le travail était difficile vraiment : nettoyer et pour faire les lits seulement. C’était difficile pour moi. Je n’arrivais même pas à aider les enfants pour faire les devoirs. Je venais là-bas très fatiguée. Je commençais à 6 h jusqu’à 18 h 30. C’était difficile pour moi et puis j’ai laissé.

L’éducation. Les élèves réfugiés sont orientés selon leur âge et non en fonction de leur niveau scolaire dans leur pays d’origine. Cela peut constituer un moindre mal dans la mesure où les jeunes enfants s’adaptent généralement plus vite que les adultes. Par contre, les résultats de l’étude font constater qu’il s’agit d’une question plus problématique pour les aînés que pour les jeunes. En effet, pour Ursule : « Le gros défi est l’éducation. Tu restes plusieurs années sans éducation. Tu arrives ici et les gens ont un certain niveau et attendent que tu sois de ce même niveau-là. Il faut avoir du courage pour leur dire que je ne connais absolument rien. » Élodie confirme :

Au Canada, quand on est arrivé, le gros problème était qu’on arrive à l’école, tu as 10 ans, tu es en cinquième, on ne connaît rien, les maths, la physique, tu connais absolument rien, c’est comme le chinois. Des fois, à cet âge, cet âge de fierté, c’est difficile de poser des questions parce que les gens comprennent que le problème, c’est là.

Quel que soit l’âge, le système éducatif est différent et a beaucoup évolué au point que certains en sont à leur premier contact avec les technologies de l’information : « La première fois que j’ai touché l’ordinateur dans ma vie, c’était en 2005 » (Élodie). Le retour aux études se fait dans des conditions très particulières, où les personnes réfugiées font face à des réalités qui les dépassent : « Tu n’es pas capable d’apprendre parce que tu n’es pas capable de comprendre un système » (Élodie).

Le décalage entre le système éducatif canadien et celui de la plupart des pays d’origine des personnes réfugiées, ainsi que les interruptions scolaires, peuvent expliquer certaines difficultés rencontrées par les répondants. À cela s’ajoutent les différences entre la scolarisation en anglais ou en français, la première ayant beaucoup plus de ressources que la seconde. Comme la langue de scolarisation de nos participants était le français et que la connaissance de cette langue a pu s’affaiblir pendant la période migratoire dans les camps de réfugiés, le manque de ressources vient diminuer leurs occasions de réussir.

Les enjeux linguistiques

La plupart de ces personnes réfugiées francophones sont confrontées aux difficultés liées à la maîtrise de la langue anglaise, condition essentielle pour leur intégration.

La prédominance de l’anglais. Les répondants sont bien conscients du fait qu’il est essentiel de comprendre l’anglais pour mieux s’intégrer à Winnipeg :

Parce qu’ici j’ai vu qu’ici chaque chose, c’est en anglais, en anglais beaucoup de choses, c’est en anglais. Peut-être tu peux aller même à l’hôpital, tu rencontres beaucoup de choses, c’est en anglais, à la banque, c’est l’anglais. Si tu pars au shop, c’est l’anglais. J’ai dit qu’il faut que je me focus, je vais me focaliser sur l’anglais parce qu’ici la majorité c’est l’anglais. C’est pourquoi je me suis restée dans l’anglais.

Odile

L’obstacle à l’intégration de Fernand est purement linguistique. Il dit en effet :

Moi, je ne côtoie pas les gens parce que je ne connais pas l’anglais. Voici mon problème. Je ne peux pas côtoyer quelqu’un qui parle anglais, moi je parle le français. Ça ne peut pas marcher et c’est pour cela. Si je parlais l’anglais, j’allais avoir les amis mais comme je ne parle pas l’anglais je suis renfermé.

Autrement dit, la méconnaissance de la langue anglaise constitue une barrière à l’intégration des personnes réfugiées.

Les répondants ont déployé plusieurs stratégies pour améliorer leur anglais. Certains vont fréquenter des personnes avec qui ils peuvent échanger en anglais : « Je suis en train de chercher là où je peux me mêler pour avoir des conversations à long terme en anglais » (Gertrude). D’autres renoncent à fréquenter des milieux qui ne leur permettent pas de combler leur besoin d’améliorer leur anglais, quitte à changer de lieu de culte : « J’ai besoin d’améliorer l’anglais, de connaître la langue mieux. Mais je n’aime pas les églises là où on prie c’est seulement en français ou en d’autres langues » (Carmen).

Le statut minoritaire du français. Même si la plupart des répondants habitent dans Saint-Boniface, le quartier le plus francophone de Winnipeg, leur discours révèle qu’ils éprouvent de la difficulté à rencontrer des francophones et des services où ils peuvent échanger en français.

C’est dur de trouver les gens francophones, même les services ici […] même si on dit que c’est francophone, mais c’était pas vraiment français c’était toujours en anglais et donc il y avait ce genre de chose qui manquait et si disons moi, j’étais un peu confortable à parler quand j’étais en train d’apprendre l’anglais, mais les gens comme mon père, Saint-Boniface était comme la place là où il y avait l’espérance de trouver des choses comme… ils devaient venir ici pour disons pour acheter des choses comme magasiner, acheter le grocery

Carmen

En somme, les participants sont conscients du fait que le bilinguisme équivaut à s’exprimer d’abord en anglais et, si nécessaire, en français.

L’intégration socioculturelle

La notion d’intégration d’un nouvel arrivant dans sa communauté d’accueil pourrait se résumer aux interactions entre ce dernier et sa communauté, créant par la même occasion un sentiment d’appartenance et d’identification aux valeurs communautaires.

L’accueil. Environ 50 % des participants déclarent se sentir intégrés dans leur communauté d’accueil. En effet, ces derniers disent avoir été bien accueillis par la communauté et se sont vus inclus dans plusieurs activités communautaires. La déclaration de Stéphanie exprime bien ce sentiment :

Il m’a été très facile de me sentir à l’aise. Toutes les personnes que j’abordais me recevaient gentiment, les gens que je croisais dans la rue, c’était le sourire, même si parfois ce sourire je ne le voyais pas, il y avait l’ombre d’un sourire tout au moins. Certains souriaient franchement, d’autres semblaient sourire par réflexe, mais je ne sentais pas d’hostilité. Donc je me sens ici chez moi.

Cependant, comme nous le verrons plus bas, la discrimination vient entraver la possibilité de ressentir un sentiment d’appartenance.

Le rôle des communautés religieuses et des associations ethnoculturelles. Environ un quart des participants mettent en exergue le rôle prépondérant des institutions religieuses dans leur intégration. Les réseaux de connaissances, d’amis et de communautés multiethniques membres de l’église apportent un soutien matériel et psychologique aux personnes réfugiées. Carmen nous dit :

Je pars à l’église et c’est à l’église parfois où on se rencontre avec beaucoup d’autres gens de ma communauté, d’autres communautés qui parlent français. Aller à l’église, d’abord, ça m’a beaucoup aidée parce que je pouvais avoir d’autres gens et commencer aussi les cours ici à l’université.

Claude abonde dans le même sens :

Je me suis intégré, donc avec l’église entre le comité j’ai des amis, beaucoup d’amis. C’est grâce aux amis que j’ai eus, le déplacement de quitter là-bas jusqu’ici alors même ici pour mes déplacements comme je ne me déplaçais pas, j’ai des amis qui allaient payer les choses pour moi, magasiner pour moi et puis me les donner.

L’église constitue un lieu de rassemblement et de rencontre entre les nouveaux arrivants et les membres des associations ethnoculturelles déjà bien installés dans les communautés francophones.

Certains participants mentionnent être intégrés dans leurs communautés ethniques d’origine à travers leurs associations ethnoculturelles. Joceline explique : « Je ne me sens pas seule, je me sens comme si je suis à la maison, parce qu’on parle les mêmes langues, je me sens comme je suis avec les autres, comme je suis à la maison. » Berthe nous répond : « Oui, je suis intégrée là dans la communauté. Parce que la communauté des Congolais me connaît, que je suis là. Il y a quelques fois, quand ils font les réunions, ils m’invitent, je pars là-bas, pour m’impliquer avec les autres là-bas. » Certains participants, par contre, ont choisi volontairement de ne pas intégrer leur communauté ethnoculturelle. Alfred souligne ne pas avoir reçu d’aide de sa communauté : « Moi, je ne veux pas rester focalisé dans cette communauté-là. On se rencontre, on fait connaissance, mais je préfère élargir mon champ de relations. »

La discrimination. De nombreux participants affirment avoir vécu des situations qu’ils ont qualifiées de discriminatoires. Nous avons recensé que la discrimination peut être vécue directement ou indirectement. La discrimination directe fait partie du quotidien des personnes réfugiées. Ces dernières la vivent dans différents lieux, par exemple dans les transports, dans leur milieu de travail et dans leur quartier. Cette discrimination peut prendre plusieurs formes, comme la discrimination en fonction de la couleur de la peau ou en fonction des origines. Élodie dit par exemple : « Des fois, dans le bus, un Blanc est assis. Tu viens t’asseoir à côté de lui, il se lève parce que tu es un Noir. Il se lève, même s’il n’y a pas la place, il préfère se tenir debout […] Il y a des gens qui ne nous aiment pas, parce que nous sommes Noirs. »

Élodie a vécu une situation discriminatoire similaire dans un café. Après qu’elle s’est assise à une table où se trouvait déjà un client blanc, ce dernier lui aurait dit : « Tu n’as pas vu une place pour aller t’asseoir, c’est seulement ici que tu viens t’asseoir. » Dans le même ordre d’idées, Daniel rapporte que lors d’un vol en avion : « Une Blanche qui ne veut pas que je m’assoie à côté d’elle. Elle commence à me dévisager. Elle montre qu’elle ne peut pas être à côté de moi. » La discrimination directe peut aussi être vécue dans le quartier. Stéphanie dit : « Oui, le racisme, là, ce sont les gens dans le quartier. »

La discrimination indirecte qualifiée de systémique a comme sources la langue, le marché du travail et le système de migration lui-même. Stéphanie explique qu’elle a fait du bénévolat en français dans un centre pour les personnes âgées. Elle déplore que cette institution francophone embauche des employés « qui ne parlent même pas un mot de français » et leur offre la chance d’apprendre le français. Stéphanie se demande pourquoi la réciproque ne se fait pas, c’est-à-dire pourquoi le centre n’engage pas les francophones et leur donne la chance d’apprendre l’anglais : « Vraiment, quelle discrimination! Et pourtant ça, c’est le centre francophone! C’est là que je ne suis pas d’accord. »

Valérie a perçu de la discrimination dans son milieu de travail. Elle l’a ressentie « comme de l’inégalité et comme de la domination ». Face à ces différentes formes de discrimination, plusieurs participants ont fini par la normaliser et tendent à se résigner, comme en témoigne Élodie :

Et on le dit entre nous après, on dit « ah c’est comme ça, la vie ». […] On est chez eux et si la personne fait comme ça, tu passes seulement. Tu ne dois pas réagir. C’est ça. Est-ce qu’on peut le régler? On a déjà fait le lavage de cerveau à d’autres. Que le Noir, ce n’est pas une personne. Tu vas enlever ça dans leur tête. Et ce n’est pas tout le monde, il y a ceux qui nous aiment, ceux qui ne nous aiment pas. Qui sont vraiment, vraiment, vraiment racistes. Mais il y a d’autres même s’ils ne t’aiment pas mais ils font quand même semblant. Et finalement on s’habitue, on s’habitue.

Discussion

En reprenant les questions de recherche soulevées au début de ce texte, la constante suivante s’impose. L’intégration économique est largement déterminée par un problème d’équité et d’égalité dans la non-reconnaissance des diplômes acquis à l’étranger, qui entraîne leur dévalorisation et une déqualification notoire des personnes réfugiées sur le marché du travail. Cette non-reconnaissance est par ailleurs amplifiée par un défi linguistique non négligeable, à savoir le manque de connaissance de l’anglais dans un marché du travail qui reste précisément dominé par cette langue. Ainsi, cette recherche souligne, de façon non équivoque, le poids déterminant de la langue pour les personnes réfugiées cherchant à s’établir dans un contexte linguistique minoritaire. Autrement dit, bien qu’étant une langue officielle, le français ne facilite pas l’insertion économique au Manitoba. Cela dit, un constat plus favorable se profile quant au sentiment d’appartenance à la communauté. En effet, ce dernier est renforcé par le rôle des communautés ethnoculturelles dans la création et le maintien des liens sociaux, dans le soutien d’une identité culturelle et dans la solidarité entre compatriotes. Enfin, nos résultats montrent que la relation avec la communauté d’accueil reste complexe, marquée tantôt par un sentiment d’accueil favorable, tantôt par un sentiment d’exclusion.

Du point de vue de la théorie de l’interactionnisme, l’analyse de nos données révèle que les facteurs favorisant l’intégration des personnes réfugiées d’expression française se situent essentiellement dans les relations avec les communautés ethnoculturelles et religieuses ainsi que dans la perception d’un accueil favorable de la communauté hôte. En effet, comme le mentionnent Smet et al. (2019), Fajth et al. (2019), Njororai et Lee (2018) et Hein (2019), ces interactions génèrent un soutien concret et psychologique, tout en renforçant un sentiment d’appartenance. En revanche, les facteurs risquant quant à eux d’entraver l’intégration des personnes réfugiées se situent dans les interactions interraciales avec des membres de la communauté d’accueil ainsi que dans les interactions avec la communauté majoritairement anglophone. De plus, la dominance de l’anglais amène un sentiment d’impuissance par rapport à la possibilité d’intégration économique (Hellstrom 2020; Knappert et al. 2019). L’analyse de nos données, à la lumière de la théorie de l’interactionnisme, fait ressortir une dynamique relationnelle complexe entre les personnes réfugiées et la communauté d’accueil. Il existe en effet une tension entre la perception a priori d’un accueil favorable et l’expérience concrète de discrimination raciale. Ces réalités soulèvent la nécessité de renforcer des pratiques d’équité dans le milieu du travail, ainsi que celle de sensibiliser la communauté d’accueil au rôle qu’elle joue dans la possibilité pour les personnes réfugiées d’avoir véritablement un sentiment d’appartenance.

Du point de vue de la théorie de Yosso (2005) sur la richesse du capital culturel communautaire (community cultural wealth), l’analyse de nos données révèle l’existence de certaines forces qui permettent d’appréhender la réalité des personnes réfugiées selon une perspective de richesse plutôt qu’une perspective de déficit. En effet, nos participants possèdent un capital d’aspiration non négligeable dans le sens où leur projet migratoire est déterminé par un espoir de paix, de stabilité et d’épanouissement familial. Toutefois, notre analyse fait ressortir la nécessité pour les personnes réfugiées de réviser leur projet migratoire à la baisse à cause de facteurs de nature essentiellement systémique (discrimination, non-reconnaissance des diplômes, dominance de l’anglais). Dans l’ensemble, le capital d’aspiration s’exprime par l’existence d’une résilience indéniable. Le capital linguistique est exprimé dans la capacité des participants à communiquer malgré la prédominance de l’anglais. En effet, s’il est un fait que la dominance de l’anglais constitue un risque dans l’intégration économique, il n’en reste pas moins que les participants cherchent et trouvent du soutien en communiquant efficacement au sein de leurs communautés ethnoculturelles. Cet investissement dans ces communautés constitue une richesse dans la troisième forme de capital du modèle de Yosso, à savoir le capital familial. En effet, les participants trouvent de la force dans la solidarité exprimée par leurs communautés ethnoculturelles et religieuses. Le capital social représente l’engagement et la participation sociale au-delà des communautés immédiates. L’analyse de nos données montre l’existence d’une certaine résilience dans la recherche d’emploi notamment, dans le sens où les personnes réfugiées sont prêtes à investir dans la valeur instrumentale et économique de l’anglais, souvent par un retour aux études. Le capital de navigation est lié aux stratégies sociales de survie dans les moments difficiles. Ces derniers sont dans l’ensemble liés à un vécu de marginalisation qui provient de la pauvreté et de la discrimination. Dans ces moments difficiles, les personnes réfugiées parlent de stratégies de survie dont l’essence revient souvent aux connexions avec les communautés ethnoculturelles. En ce qui concerne la discrimination, les participants semblent posséder un certain capital de résistance, qui est la dernière forme de capital du modèle de Yosso. Même si la douleur est palpable, les personnes réfugiées victimes de discrimination réagissent avec stoïcisme, ce qui ne veut certainement pas dire qu’elles y sont résignées, mais, au contraire, qu’elles font preuve d’une certaine élégance dans la reconnaissance de l’ignorance de la communauté d’accueil.

Les enjeux économiques : ruptures entre aspirations et concrétisations

L’intégration dans le marché du travail est un aspect important de l’intégration générale de tout nouvel arrivant. À travers notre enquête, nous avons relevé que l’intégration dans le marché du travail des personnes réfugiées d’expression française à Winnipeg pose problème. En effet, notre étude montre que leur taux de chômage est plus élevé que celui des citoyens manitobains. Ce constat trouve une résonance dans des études produites sur les mêmes aspects (Francis 2010; Hari et al. 2013; Hieber et al. 2009; Sherrell 2010).

Les lacunes concernant l’emploi et la formation sont reliées à la question du chômage. Le premier ensemble de lacunes est lié à l’individu et le deuxième relève de l’institutionnel, à savoir l’offre et la demande sur le marché du travail. Les lacunes individuelles sont liées au problème de la maîtrise des langues officielles. Peu connaissent l’anglais, ce qui compromet déjà considérablement leur insertion dans le marché du travail d’un milieu minoritaire français comme Winnipeg. En effet, en dépit de maints efforts visant à faire reconnaître le français depuis plusieurs années, à Winnipeg cette langue n’est toujours pas une langue de travail au même titre que l’anglais. Un constat similaire a été fait par Saal et Volkert (2019) et implique que la non-maîtrise de la langue est le principal obstacle à l’embauche. Au Canada, dans une étude récente, Stewart et al. (2019) affirment que les étudiants réfugiés qui travaillaient dans leurs pays d’origine comme charpentiers, boulangers ou assistants dans une entreprise familiale n’ont pas pu trouver un emploi à cause de leur faible niveau d’anglais et risquent de ne jamais en avoir.

Les lacunes individuelles tiennent aussi à l’étroitesse de leur réseau et du manque de reconnaissance des diplômes obtenus et des expériences acquises dans leur pays d’origine. Ce résultat est entièrement cohérent avec les recherches les plus récentes. Par exemple, Gericke et al. (2018) soutiennent que le réseau relationnel peut faciliter l’intégration des personnes réfugiées sur les marchés du travail en fournissant différents types de soutien. Campion (2018) affirme, par ailleurs, que le développement de réseaux sociaux est un moyen d’adaptation à la vie post-migration, de sécurité sociale et d’accès à l’information sur l’emploi.

De surcroît, la non-reconnaissance des diplômes, des qualifications et de l’expérience obtenus à l’étranger constitue un grand obstacle à l’accès au marché du travail (Campion 2018; Hellstrom 2020; Neiterman et Bourgeault 2015). Selon Campion (2018), cet obstacle est particulièrement saillant pour les personnes réfugiées qui ont exercé des professions de haut niveau dans leurs pays d’origine, puisqu’elles peuvent être tenues d’obtenir une recertification ou un permis d’exercice car les certifications provenant de leur pays d’origine ne sont probablement pas reconnues.

Ainsi, l’étroitesse du réseau relationnel et la non-reconnaissance des qualifications constituent des lacunes individuelles majeures qui freinent l’accès au marché du travail. Ces lacunes sont liées au fait que la grande majorité des personnes réfugiées d’expression française ont des personnes à charge, conjoint(e), enfants et autres. Cette caractéristique réduit leur mobilité et, par conséquent, leur employabilité. En fait, à cause de cela, la personne réfugiée ne peut pas profiter des pénuries régionales de main-d’oeuvre (Verwiebe et al. 2018). Dans le portrait de ces lacunes relevant de l’individu, il faut aussi tenir compte du fait que les personnes réfugiées d’expression française interviewées dans le cadre de notre étude sont souvent une main-d’oeuvre peu qualifiée. Ayant vécu dans l’instabilité, et ce, pour des périodes relativement longues (camps de réfugiés ou périodes de transition), certaines d’entre elles n’ont pas eu l’occasion de se former. Ce dernier résultat semble être surprenant, car la littérature évoque souvent une surqualification. En Australie, à titre comparatif, 42 % des personnes réfugiées sont surqualifiées contre seulement 13 % d’entre elles qui sont sous-qualifiées (Eggenhofer et al 2018).

Les lacunes que nous avons relevées soulèvent des enjeux importants quant à l’intégration en général et à l’intégration économique en particulier. Le premier enjeu concerne la pauvreté. En effet, si les nouveaux arrivants ne s’insèrent pas dans le marché du travail, la conséquence première, et la plus importante, est la pauvreté. Cette réalité alarmante a été dépistée rapidement par plusieurs chercheurs (Beiser et Hou 2017; Picot et al 2008; Sano et Abada 2019). De plus, cette pauvreté est non seulement vécue à court terme, mais elle risque aussi d’être transmise à moyen et à long terme, c’est-à-dire aux générations suivantes. Le constat suivant ressort de l’enjeu de la pauvreté : aux dires mêmes de certains des participants de notre étude, ils n’ont quitté la médiocrité dans leur pays d’origine que pour la retrouver sous une autre forme au Canada.

Les lacunes que nous avons déterminées par rapport à l’éducation et à la formation soulèvent un enjeu que nous pourrions qualifier de psychologique. La non-intégration sur le marché du travail ou l’exercice d’un emploi précaire engendrant un déclassement professionnel pour la personne réfugiée entraîne une perte de statut social et professionnel. Cette perte a des incidences psychologiques importantes, notamment sur l’estime de soi, et peut aller jusqu’à la dépression. Ces incidences psychologiques individuelles peuvent se répercuter sur les membres de la famille de la personne réfugiée ainsi que sur son entourage. En ce sens, les résultats de Beiser et Hou (2017) indiquent que la santé mentale des personnes réfugiées est nettement détériorée par rapport à celle des personnes immigrantes des autres catégories. De surcroît, selon Ponnet (2014) et Sarrasin et al. (2019), les immigrants subissent généralement des pressions économiques, ce qui a un impact négatif sur leur équilibre psychologique et sur leur bien-être. Ce malaise vécu par les parents est transmis aux jeunes et détériore leur bien-être, les rendant anxieux, tristes et déprimés.

Les enjeux linguistiques : la condition sine qua non de l’anglais

Comme nous l’avons déjà souligné plus haut, la maîtrise des langues officielles constitue un grand défi pour la plupart des personnes réfugiées francophones. Il s’agit en fait de l’instrument primordial de l’intégration. La personne réfugiée (ou toute personne immigrante) qui arrive au Canada doit posséder une certaine capacité à écouter, à comprendre, à parler et à écrire l’une des langues officielles du pays. Cela dit, les immigrants réalisent rapidement que même si le français est l’une des langues officielles du Canada, l’anglais est prédominant, notamment à Winnipeg, au Manitoba. Ils doivent donc rapidement apprendre l’anglais pour pouvoir survivre.

Quant à la maîtrise de la langue française ou de la langue anglaise, les lacunes sont évidentes. La langue devient ainsi pour ces personnes une barrière à la communication et une barrière à l’intégration sociale. Le risque d’être confronté à un double défi linguistique n’est donc pas négligeable, dans la mesure où la période de vie passée dans un camp de réfugiés engendre souvent une perte linguistique (Hatoss et Sheely 2009). Dans un tel contexte, les personnes réfugiées ont tendance à se regrouper en « ghettos ethniques ». Cela peut réduire les possibilités d’échanger en français ou en anglais, retardant ainsi la maîtrise de l’une des langues essentielles à l’intégration. Le problème de maîtrise de la langue du pays d’accueil a été reconnu par plusieurs études et dans différents pays. Baranik et al. (2018) identifient l’apprentissage de la langue et les difficultés de communication comme la source de stress la plus importante chez les personnes réfugiées à New York. Pellegrino (2017) qualifie la maîtrise de l’anglais de facteur clé pour trouver un emploi, s’intégrer à la culture et développer des liens sociaux. Inversement, le manque de compétences en anglais provoque de nombreux malentendus culturels et rend l’accès aux services de base difficile.

Les enfants d’âge scolaire sont alors les premières victimes puisque les parents ne peuvent pas les aider à faire leurs devoirs à la maison. Ils sont ainsi doublement victimes puisqu’en plus d’avoir eu à quitter leur pays, le plus souvent dans des conditions très difficiles, ils doivent subir des retards à l’école, retards qui peuvent toutefois être rattrapés si des ressources sont mises à contribution. La souffrance des enfants réfugiés est reconnue par plusieurs études. En réalité, les parents réfugiés ne peuvent pas s’engager dans la scolarisation de leurs enfants et leur apporter un soutien scolaire à cause de leur méconnaissance du système scolaire canadien, de leur maîtrise limitée de la langue et des horaires de travail contraignants (Cranston et Labman 2016; Ghazyani 2018). Par exemple, Madziva et Thondhlana (2017) soutiennent que la maîtrise limitée de l’anglais des parents réfugiés syriens les empêche de communiquer avec l’école de leurs enfants. Il est également important de noter que parmi les personnes réfugiées en particulier, certaines ont été malmenées ou traumatisées dans une certaine aire linguistique et veulent à tout prix s’éloigner de la langue qu’elles assimilent à la langue de l’oppresseur.

Les enjeux socioculturels : entre communautarisme et cohésion

Même si les personnes réfugiées n’ont dit que du bien des différents réseaux (communautaires, religieux et autres) qui les ont encadrées dès leur arrivée au Canada, il n’en demeure pas moins que quelques lacunes subsistent par rapport à ceux-ci. En fait, il s’agit beaucoup plus de risques que de lacunes à proprement parler. En effet, les différents réseaux peuvent faciliter l’intégration dans la communauté manitobaine ou la rendre beaucoup plus difficile. Nous avons des exemples de personnes réfugiées qui ont été reçues dans un réseau communautaire et qui y sont restées cloîtrées pendant des années. Un second risque est celui de rester longtemps dépendant du réseau et de voir ainsi la possibilité de s’épanouir s’estomper. Les femmes et les enfants en sont le plus souvent victimes. D’ailleurs, Strang et Quinn (2019) mettent en évidence l’effet néfaste de telles interactions puisqu’elles sont souvent dominées par des relations de dépendance qui entravent la confiance en soi et privent l’individu des avantages de l’altruisme et nuisent, par conséquent, à sa santé mentale et à son bien-être.

De plus, les participants soulignent le fait que les facteurs d’intégration, c’est-à-dire les associations ethnoculturelles, les lieux de culte, les ressources communautaires, l’emploi et les ressources gouvernementales s’imbriquent de manière systémique. En d’autres termes, une intégration réussie est tributaire d’un ensemble de réseaux de services, d’associations communautaires et ethniques et de groupes d’amis qui se complètent les uns les autres. La multidimensionnalité du processus d’intégration a été soulignée par de nombreux auteurs. Fester et al. (2010 : 6) mentionnent : « Successful immigrant and refugee integration include creating a sense of belonging and strength in the community and larger population, secure employment, sufficient foundational language and life skill adeptness, suitable housing, confidence in the ability to access necessary government services, education and health care. » Cependant, la dimension économique, c’est-à-dire l’accès à l’emploi, semble avoir été priorisée dans la littérature, et par les immigrants eux-mêmes, comme facteur premier d’intégration (Canadian Council for Refugees 2011). Cependant, selon Strang et Quinn (2019), les relations avec la communauté hôte sont très limitées et ne procurent aucun avantage concernant l’accès aux ressources. En outre, de nombreuses souffrances liées à la discrimination produisent un sentiment d’exclusion et de marginalisation chez les personnes réfugiées. En ce sens, McMichael et al. (2011), Subedi et al. (2019) et De Anstiss et al. (2019) affirment que les expériences des jeunes réfugiés en matière de racisme et de discrimination ont affaibli leurs interactions avec la communauté d’accueil, tout en affectant leur sentiment d’estime de soi et leur confiance envers les autres.

Dans notre recherche, malgré l’importance du facteur économique, les participants ont tout de même insisté sur le rôle vital des réseaux communautaires dans le processus d’intégration. D’ailleurs, nombreuses sont les études qui, de nos jours, soulignent la contribution des facteurs sociaux au processus d’intégration réussie des personnes réfugiées au Canada. Lamba et Krahn (2003 : 335) expriment clairement cette idée en écrivant que « ces nombreux réseaux sociaux officiels et officieux sont vitaux, car ils fournissent un soutien et une aide précieux quand les réfugiés doivent faire face à des problèmes de finances, d’emploi, de santé ou de caractère personnel ».

Conclusion

Les résultats de cette étude vont dans le sens des tenants de la multidimensionnalité de la notion d’intégration en sciences sociales. En effet, l’intégration des personnes réfugiées francophones dans un milieu linguistique minoritaire n’a pas un sens univoque. Elle fait référence à la société (le volet économique, linguistique et culturel ainsi que l’éducation) et aux relations entre les individus de la société (le social, l’appartenance, la discrimination, etc.). Du côté de la théorie de l’interactionnisme, nos résultats mettent en relief une relation dynamique complexe entre les personnes réfugiées et la communauté d’accueil qui se caractérise par une déception attribuable à la perception a priori d’un accueil favorable et à l’expérience concrète de la discrimination raciale. Du côté de la théorie de Yosso (2005), l’analyse de nos données révèle que les personnes réfugiées sont source de richesse culturelle puisqu’elles possèdent plusieurs types de capital. En effet, nos participants développent un capital d’aspiration qui s’exprime par l’existence d’une forte capacité de résilience. Leur capital linguistique est défini par leur capacité à communiquer efficacement au sein de leurs communautés ethnoculturelles. Le capital familial se manifeste dans la solidarité exprimée par leurs communautés ethnoculturelles et religieuses. Le capital social est présenté par leur volonté à faire des études et à investir dans la valeur instrumentale et économique de l’anglais. Finalement, le capital de navigation est lié aux stratégies sociales de survie dans des conditions de pauvreté et de discrimination, grâce aux connexions avec leurs communautés ethnoculturelles.

Néanmoins, cette analyse révèle un taux de chômage élevé parmi les personnes réfugiées attribuable à l’existence de nombreuses lacunes qui constituent des barrières à leur intégration économique. Ces lacunes sont de deux types : des lacunes liées à l’individu et des lacunes au niveau institutionnel. Les lacunes sont, essentiellement, le problème de la non-maîtrise de l’anglais, qui demeure la principale langue de travail, ainsi que la non-reconnaissance des diplômes, des qualifications et de l’expérience étrangère par les employeurs. Quant à l’intégration sociale, la non-maîtrise d’une ou des langues officielles et la discrimination raciale sont des barrières probantes pour les personnes réfugiées. La première conséquence immédiate de ces lacunes est une pauvreté qui risque d’être transmise aux générations futures. La deuxième conséquence est d’ordre psychologique puisque la non-intégration au marché du travail entraîne une détérioration de l’estime de soi, voire la dépression. Les enfants d’âge scolaire sont alors doublement victimes puisque, d’un côté, la dépression leur est souvent transmise par leurs parents et, d’un autre côté, ils manquent de soutien scolaire.

En fin de compte, l’intégration des personnes réfugiées francophones dans un milieu linguistique minoritaire est fort complexe. Comme il s’agit d’un nouveau domaine de recherche, d’autres études seront nécessaires pour établir les besoins psychologiques et les modèles d’intervention les plus susceptibles de faciliter le processus d’intégration de ces nouveaux arrivants. Il serait notamment pertinent d’entreprendre des recherches supplémentaires sur l’impact et sur la signification de l’utilisation continue du qualificatif « réfugié » sur les Canadiens ayant un passé de personne réfugiée ainsi que du qualificatif « immigrant » sur les Canadiens établis depuis longtemps. En effet, ces termes ne sont-ils pas plus souvent utilisés en référence à des personnes ayant des marqueurs identitaires minoritaires (appartenance ethnique, langue et accent, religion)? La représentation que la société d’accueil se fait de ces groupes a, sans aucun doute, un impact sur l’acceptation de l’autre. Des recherches à ce sujet apporteraient un meilleur éclairage sur les possibilités pour l’autre de devenir un hôte.