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Bien souvent j’écrivis naguère des chroniques sur l’amour […]

Fernand de Verneuil, Le Samedi, 8 août 1925

C’est une lapalissade qui ne s’ignore pas. Pendant près de trente ans, le Franco-Canadien Fernand de Verneuil (1875?-1945), du haut de son éditorial pour le magazine hebdomadaire Le Samedi, a fait de l’amour un de ses sujets de prédilection. En 1911 déjà, le rédacteur en chef donne le ton en consacrant deux pages au « petit coup d’aile de l’amour qui fait vivre les coeurs quand il ne les fait pas mourir », tout en souhaitant « à toutes les charmantes lectrices du Samedi » de ne jamais en souffrir (Le Samedi, 17 juin 1911, p. 4). Articulé avec un discours des plus ambigus sur la condition des femmes et une vision, tout aussi paradoxale, de la modernité et du progrès, le thème de l’amour constitue un leitmotiv pour Verneuil, particulièrement durant l’entre-deux-guerres. Ainsi, concluant un texte sur la « hâte de vivre » de ses contemporains, l’éditorialiste en arrive à la conclusion suivante : « […] à ce mal-là comme à tout autre il y a un remède : Aimer » (9 octobre 1926, p. 5). Une semaine plus tôt, c’est l’Amour (toujours avec un grand A) qui vient, cette fois, éclairer les rapports entre les sexes. Sous prétexte de résumer les débats ayant eu lieu lors d’une soirée mondaine à propos des relations entre les hommes et les femmes, Verneuil donne la parole à une « jolie fille aux cheveux en mousse de savon » qui synthétise les discussions de la manière suivante : « […] l’amour est en nous comme la sève dans le [sic] plantes, c’est le meilleur de nous-mêmes, c’est toute la vie… » (2 octobre 1926, p. 3). La construction critique qui unit le féminin à l’amour, largement répandue dans l’espace social canadien-français, est ainsi réinvestie par Verneuil selon les modalités d’un discours prescriptif qui, au-delà de l’anecdote, de la réflexion fugace et, parfois, de la critique politique, réaffirme l’idée d’une nature féminine fondamentalement sentimentale. Dès lors, à la question « À quoi rêvent-elles? » qui chapeaute son éditorial du 7 novembre 1936, le rédacteur répond sans ambages : « À l’amour, cela va de soi » (p. 3).

Cet aperçu des éditoriaux de Fernand de Verneuil pour Le Samedi pourrait sembler anecdotique s’il ne suggérait pas, dès les premières pages d’un périodique à succès dans le Québec des années 1920 et 1930[1], la mise en place plus large d’un dispositif discursif et figuratif de l’amour dans la presse commerciale à destination des femmes. À commencer par la fiction, principal argument de vente des publications de la maison Poirier, Bessette et Cie dont fait partie Le Samedi, et qui regroupe des magazines comme La Revue populaire et Le Film. Se succèdent en effet, au fil des livraisons, les romans sentimentaux empruntés aux écrivaines françaises populaires comme Delly (pseudonyme de Jeanne-Marie Petitjean de La Rosière), Léo Dartey (pseud. d’Henriette Féchy Stumm) et Berthe Bernage. De son côté, la publicité, qui constitue environ 30 % de l’ensemble du support matériel, mise sur l’image du couple et l’idéal du mariage (Couvrette, 2012). Les rubriques d’information, enfin, comme l’éditorial ou les chroniques scientifiques et historiques, insistent sur le filon amoureux et une vision toute sentimentale des phénomènes de la nature. Publié de 1926 à 1932, Mon Magazine, concurrent direct de la maison Poirier, Bessette et Cie, est animé par une rhétorique globale tout à fait identique. Les causeries féminines de Tante Arlette (pseudonyme non identifié) oeuvrent dans une direction identique à celle de Verneuil, notamment lorsque la chroniqueuse pérore sur les principes à respecter afin d’être heureuse en mariage (mars 1928, p. 15). Ces recommandations coïncident, selon un rapport d’intelligibilité entre information et consommation, avec les nombreuses publicités du Canadien National mises de l’avant par Mon Magazine : à Jasper ou à Lac Louise, nous montrent visuellement les réclames, les jeunes femmes auront la possibilité de rencontrer de beaux hommes fringants si, toutefois, elles ne sont pas déjà en train de convoler en justes noces avec leur mari. Le Samedi et Mon Magazine ne sont ici que deux exemples d’une presse magazine en expansion dans les années 1920 et 1930; exemples qui tendent à valider les hypothèses de Marie-José des Rivières et Denis Saint-Jacques, lesquels estiment que le magazine canadien-français de la première moitié du 20e siècle forme un « piège à mariage moderne » :

La fiction place un personnage de jeune fille dans une trajectoire qui la mène de l’intimité du rêve à l’engagement social par la formation d’un couple, première étape vers une nouvelle famille. Le magazine informe la lectrice sur ce qu’il y a à savoir pour évoluer adéquatement dans la famille et dans la société, pour y tenir sa place, insistant particulièrement sur les soins domestiques, la santé et la mode. La réclame a spécifiquement pour fonction d’attirer cette lectrice, la proie, sur la place publique par le miroitement de produits, de beauté surtout, qui, selon les promesses du texte et de l’image, la rendront concurrentielle sur le marché de la séduction. Les scénarios de la réclame rejoignent tout à fait celui de la fiction et racontent même la suite de l’histoire : dans la publicité, l’héroïne qui emploie tel savon sera remarquée pour son teint, épousera un homme bien et restera belle en continuant d’utiliser ce savon. Et les autres marchandises annoncées dans le magazine – détergents, balayeuses – l’aideront à gagner du temps et à ne pas travailler trop fort comme maîtresse de maison par la suite.

Des Rivières et Saint-Jacques, 2013, par. 12

Ainsi le magazine au Québec apparaît-il comme un dispositif médiatique fondé sur la circularité des modèles féminins et le discours itératif sur les relations humaines, selon une logique à moitié héritée de l’École de Francfort. À moitié, dis-je, car sans réfuter la lecture adornienne de la culture de masse, des Rivières et Saint-Jacques proposent toutefois, par le réinvestissement critique de l’agentivité de la lectrice, d’envisager le magazine selon « une fonction de modernisation, de libéralisation », et même, « comme voie d’émancipation sociale » (2013, par. 13).

C’est dans une perspective connexe, mêlant l’analyse des sensibilités et des pratiques culturelles du lectorat à l’étude de la configuration des discours dans le support journalistique, que je m’intéresse dans cet article aux représentations de l’amour et du mariage dans le magazine canadien-français de l’entre-deux-guerres[2]. Mettant à profit une connaissance approfondie d’un autre titre significatif de la période, La Revue moderne – ancêtre de l’actuelle Châtelaine –, j’aimerais contribuer dans les pages qui suivent à une réflexion permettant d’enrichir notre compréhension de la presse magazine, « piège à mariage moderne » peut-être, mais surtout objet médiatique « sous tension » (Mouillaud, 1990), façonné par différents niveaux de discours qui modélisent un rapport plus complexe à l’idéal amoureux et marital. Car si les chroniques à la Verneuil ou Tante Arlette sont pléthore parmi les titres qui composent la presse commerciale féminine de l’entre-deux-guerres, et si les espaces de fiction, de consommation et d’information fonctionnent majoritairement en synergie autour du schéma de la rencontre et du bonheur amoureux, puis conjugal, plusieurs éléments, loin d’évoluer de façon isolée par rapport au reste du magazine, misent sur une représentation plurielle des relations amoureuses et des statuts sociaux. Ce champ des possibilités développé dans le magazine, telle est mon impression, révèle une modernité dans laquelle le mariage, hautement valorisé dans l’espace social canadien-français catholique, ne constitue pas la seule avenue possible pour les jeunes gens, et où la représentation du ou de la célibataire n’est pas uniquement tournée en dérision par le discours public. Pour les fins de cette étude, j’ai choisi de me pencher uniquement sur un cas à la fois singulier et exemplaire du dispositif rhétorique de l’amour dans les magazines : les enquêtes de Luc Aubry parues dans La Revue moderne entre 1925 et 1927. Par les sujets qu’elles abordent et les très nombreuses réponses qu’elles suscitent, ces enquêtes demeurent branchées sur le système idéologique et discursif du magazine, et plus largement, de la presse canadienne-française de l’entre-deux-guerres. Elles constituent un lieu privilégié de médiation entre le personnel de La Revue moderne et les lecteurs et lectrices du périodique, et offrent ainsi d’accéder aux préférences et modalités de représentation de l’amour d’un public. De quelle manière les réponses à ces enquêtes évoquent-elles le mariage et le sentiment amoureux? Comment ces témoignages colligés s’articulent-il avec les discours du magazine? Quelles sont les stratégies discursives mises en place par le chroniqueur Luc Aubry, dont l’identité véritable est loin d’être anodine, afin de proposer au lectorat une conception plus souple de la vie hors du mariage? On verra en effet que la figure du ou de la célibataire n’est pas délaissée, ni par Aubry, ni par les lectrices et lecteurs. Ce faisant, cette étude contribue à la fois à mieux saisir les modes de représentation de l’amour et du mariage en contexte journalistique au Québec, mais elle poursuit également la veine des recherches menées en histoire des femmes et du genre sur l’état de « vieille fille » et ses modes de figuration dans les productions médiatiques et culturelles (Fortin, 2016; Guilpain, 2012; Joubert et Hayward, 2000; McNeil, 2020). Je rappellerai dans un premier temps le contexte médiatico-littéraire entourant la publication des enquêtes, puis j’effectuerai une brève analyse quantitative des réponses publiées en m’intéressant, d’une part, à l’identité des répondants et répondantes et, d’autre part, aux grandes tendances observables dans trois enquêtes abordant le thème de l’amour. En déplaçant le curseur vers une enquête spécifique, j’analyserai enfin les réponses des lecteurs et lectrices, ainsi que le dispositif médiatique et les jeux de postures mis en place par Luc Aubry, dans le but de dégager les grandes visions de l’amour et du mariage qui apparaissent sous la plume conjointe du lectorat et des producteurs de La Revue moderne, ainsi que leur portée dans le cadre du magazine des années 1920.

Magazine, presse féminine et « petites enquêtes » dans les années 1920

Née dans l’effervescence politique de l’immédiat après-guerre, La Revue moderne parvient à s’implanter dans le paysage médiatique des années 1920 comme une revue culturelle et féminine de haute tenue, tirant à près de 18 000 exemplaires au milieu de la décennie. Si le titre avait été préalablement conçu comme un acteur de l’union pancanadienne et d’un nouvel éveil culturel, il se spécialise durant les « Années folles » auprès des classes moyennes alors en émergence, à l’instar de ses concurrents, et d’un lectorat féminin courtisé par les annonceurs de mode et de voyage (Hammill et Smith, 2015). Ce mariage de raison entre la revue intellectuelle et le magazine féminin, ardemment désiré par sa fondatrice, la femme de lettres Madeleine (pseud. d’Anne-Marie Gleason Huguenin), est en effet plus difficile à réaliser qu’il n’y paraissait de prime abord, comme le révèle l’évolution de la composition du périodique entre 1919 et 1928[3]. Après l’essor des premières années qui avaient permis de rassembler des signatures prestigieuses comme celles des écrivains, journalistes et critiques Louis Dantin , Olivar Asselin , Arthur Beauchesne et Louvigny de Montigny, et durant lesquelles la politique et la vie intellectuelle trouvaient aisément leur place au sein de la trame discursive du périodique (Rannaud, 2018), La Revue moderne compte à partir de 1923 sur un bassin restreint de collaborateurs et de collaboratrices de moindre importance sur le plan de la visibilité médiatique. Placée en début de périodique, la section générale est ballotée par les rubriques irrégulières et les signatures occasionnelles. Elle est surtout alimentée par les nouvelles et poésies envoyées par les anonymes, et par les nombreux textes de Madeleine et de ses avatars journalistiques (j’y reviendrai). La section « Fémina », quant à elle, s’étoffe. La multiplicité et la régularité des signatures y augmentent le nombre de rubriques récurrentes, élargissant ainsi le champ d’action de La Revue moderne auprès de son lectorat féminin. Plusieurs sujets y sont abordés dans une perspective pédagogique : la santé, les soins de beauté, la mode et les voyages, les relations sociales, l’éducation des enfants. Sans surprise, on constate que « Fémina » traite de la sphère privée, du couple, de la famille et de la maison; en somme, du « ministère » légué aux femmes. La situation ira en s’accentuant au fur et à mesure que le périodique se spécialisera auprès d’un public féminin, ce que semble augurer Madeleine à plusieurs reprises dans son « premier-Montréal[4] » en s’adressant de prime abord à ses lectrices.

À y regarder de plus près, La Revue moderne des années 1920 peut être lue comme « la revue de Madeleine », tant la directrice demeure la principale artisane de la relative prospérité du magazine. Entre 1923 et 1927, on compte près de 150 rubriques et textes signés de sa main : aux éditoriaux (le « premier-Montréal ») s’ajoutent des chroniques féminines, des récits brefs, un roman en trois parties ainsi que le populaire courrier des lectrices. Si Madeleine se fait volontiers prédicatrice, voire polémiste dans l’éditorial, celle que Camille Roy nomme la « reine incontestée au royaume de la chronique féminine » (Roy, 1923, p. 180) rédige dans « Fémina » des textes plus intimes, oeuvrant à une dissection de la psyché féminine et en corrélation directe avec le courrier dans lequel la directrice se fait successivement amie, mentore et psychologue des lectrices. À cela s’ajoutent les rubriques dans lesquelles Madeleine use d’un pseudonyme, comme c’est le cas de Louis Claude, qui signe la section « Livres et revues » (« L’actualité littéraire » dès 1925). Mais c’est surtout sous le nom de Luc Aubry, alter ego masculin apparu en 1921, que Madeleine fait infuser sa persona et ses idées dans l’ensemble de la revue, en dehors de l’éditorial et des pages féminines où elle officie habituellement. Dans la foulée des échotiers de la grande presse, Luc Aubry anime la rubrique « Notes et échos », véritable mosaïque composée de plusieurs nouvelles et microrécits ayant trait à la vie politique, culturelle et mondaine montréalaise. Le chroniqueur s’y fait discret; et s’il livre bien ici et là quelques anecdotes, ce n’est que sous la forme d’un « je » masculin flou, sans aucun détail d’ordre physique ou social. L’écho est à prendre dans son sens le plus extensif, ce qui permet à Luc Aubry de faire intervenir une panoplie de paroles rapportées et de matériaux discursifs, mais aussi de disséminer la pensée libérale de Madeleine. Qui plus est, « Notes et échos » publicise les réunions, concerts et galas précisément parce que la directrice s’y trouve, ou parce qu’ils prolongent les objectifs littéraires, culturels et politiques de La Revue moderne. Il faut donc voir les principales rubriques du magazine comme autant d’espaces dans lesquels la pensée de Madeleine se ramifie, conférant à La Revue moderne une remarquable unité discursive qui imite et amplifie, en quelque sorte, les objectifs et le fonctionnement de la page féminine « Le Royaume des femmes », qu’avait autrefois animée Madeleine pour le compte du quotidien montréalais La Patrie entre 1900 et 1919.

La première enquête de Luc Aubry est inaugurée à l’été 1925, et aborde les « qualités et défauts de la jeune fille moderne » : « Tout le monde est d’avance invité à donner son opinion sur la jeune fille moderne, ses défauts et ses qualités, mais de le faire alors gentiment […] » (juin 1925, p. 12). Le lancement de cette rubrique d’un nouveau genre peut sembler exceptionnel dans le cas de La Revue moderne. Il n’en est rien, en fait, si l’on considère l’étendue d’une telle pratique dans le cadre de la trajectoire de Madeleine. La femme de lettres, qui se cache sous la signature masculine d’Aubry, est une habituée de ce type d’intervention médiatique. Déjà, à titre de directrice de la page féminine « Le Royaume des femmes », la future fondatrice de La Revue moderne lançait régulièrement des concours d’écriture qui permettaient de stimuler la réflexion individuelle et collective chez le lectorat. Aussi le concours du printemps 1912 interrogeait-il, par exemple, le rôle de la « femme d’hier et [de] la femme d’aujourd’hui » sur un mode oscillant entre le jeu d’écriture et l’analyse ethnographique. En 1915, en pleine mobilisation générale, Madeleine demandait cette fois-ci à ses lecteurs et lectrices de décrire leurs rêves de gloire et de dévouement, donnant de fait au concours-enquête une couleur patriotique qui allait, naturellement, se refléter dans les réponses autour du sacrifice et de la mort pour la France (Rannaud, 2019). On remarque déjà, dans ces exercices dispensés dans la plus franche camaraderie, la propension des questions à cibler l’intimité des lecteurs et lectrices, à sonder leurs aspirations et leur conception du monde contemporain, et à évoquer la féminité selon une dimension naturalisante autour de thèmes comme l’amour, le soin des autres et le don de soi.

Dans cette perspective, il n’est pas anodin de situer l’enquête telle que la pratique Madeleine dans le contexte de la page féminine des revues et journaux canadiens-français. D’une part, l’enquête favorise la participation du lectorat, ce que la page féminine fait de façon continue depuis son développement dans la presse canadienne-française du tournant du 20e siècle. Rappelons à ce sujet que les correspondances, causeries et autres échanges de lettres sont nombreux dans les pages dirigées à l’attention du lectorat féminin, selon une tradition discursive héritée des salonnières (Savoie, 2014, p. 127-165). La prédécesseure de Madeleine à La Patrie, Françoise (pseud. de Robertine Barry) avait par ailleurs coutume d’animer ce type de rubrique participative dans la page féminine « Le coin de Fanchette » (voir par exemple : « Quelles sont les qualités que vous recherchez dans un homme? », La Patrie, 14 mai 1898, p. 15). D’autre part, parce qu’elles sollicitent l’avis des lectrices sur un ensemble de sujets reliés à la féminité, à la vie conjugale et aux pratiques culturelles jugées acceptables pour une femme à l’époque, ces enquêtes s’arriment commodément à un univers féminin déjà fortement convoqué dans d’autres sections de la page féminine (chronique de mode et de cuisine, réflexions psychologiques, conseils pour trouver un mari). La dialectique engagée autour de la question de la chroniqueuse et des réponses des lectrices favorise ainsi l’émergence d’une communauté médiatique unie par des préoccupations similaires, selon une dimension à la fois prescriptive et participative. Aussi n’est-il pas surprenant de voir Marjolaine (pseud. de Justa Leclerc), la successeure de Madeleine à la tête du « Royaume des femmes », poursuivre la mode de l’enquête dans la première moitié de la décennie 1920. Par exemple, à l’hiver 1924, les lectrices de La Patrie sont appelées à se prononcer sur ce que serait la recette idéale du bonheur. Sur la même page, une rubrique, intitulée « Bureau d’échange » et volontairement laissée à l’usage des habituées du « Royaume des femmes », permet aux unes de formuler une question (quel serait le pique-nique idéal, que penser de l’écriture d’un journal intime chez les jeunes filles, etc.) à laquelle les autres doivent répondre et fournir, ainsi, un panorama des pratiques féminines. Durant un bref retour aux commandes de la page féminine de La Patrie, en 1925, Madeleine continue d’administrer la rubrique « Bureau d’échange », tout en lançant une autre enquête intitulée « À quoi rêvez-vous jeunes filles? » et qui suscitera des réponses durant plusieurs semaines. Dans un même ordre d’idées, la chroniqueuse et amie de Madeleine, Fleurette de Givre (pseud. de Louise-Georgette Gilbert), qui anime la page « Le coin des dames » de l’hebdomadaire Le Bien public de Trois-Rivières, lance à l’automne 1924 la rubrique « La petite enquête » autour de la question suivante : « Quel genre de jeune homme, ou de jeune fille, de nos jours, aimeriez-vous épouser? » L’objectif, comme chez Madeleine, est d’ordre sociologique, mais il s’agit aussi de contribuer à rendre agréable et divertissante la page féminine, qui est également une page dite « littéraire » : « […] c’est le concours de nos amis qui rendra possible le succès des efforts que nous faisons pour rendre la page littéraire de plus en plus intéressante » (Le Bien public, « La petite enquête », 27 novembre 1924, p. 7). On pourrait multiplier les exemples, comme celui de Gaëtane de Montreuil (pseud. de Géorgina Bélanger) et de son enquête sur la mode conduite pour le compte de Mon Magazine (septembre 1928, p. 3). Toutes ces initiatives permettent de soupeser la popularité d’une pratique médiatique inscrite dans l’ensemble de la presse féminine. On remarque par ailleurs la récurrence des sujets abordés par les chroniqueuses et leurs lecteurs et lectrices. Le bonheur, le rôle de la jeune fille « moderne », le mariage constituent des topoï qui vont alimenter durant deux ans les enquêtes de Luc Aubry dans La Revue moderne, et vont former autant des fenêtres d’observation d’une société canadienne-française en plein changement que des représentations médiatiques où se cristallisent les tensions de la condition féminine.

« Des opinions aussi justes que joliment dites » : une analyse préliminaire

L’enquête sur les qualités et défauts de la jeune fille moderne (enquête n° 1) couvre un total de 9 pages réparties sur 4 numéros de l’année 1925. Elle est introduite en juin par les réflexions de célébrités littéraires et mondaines parisiennes, faisant ici écho au séjour réalisé par Madeleine dans la capitale française quelques semaines plus tôt, et se poursuit en août avec les points de vue de personnalités canadiennes-françaises diverses et de lecteurs et lectrices. Les deux derniers numéros donnent la parole aux abonnés et abonnées de La Revue moderne. Répondant à une forte demande de la part des lectrices « pour que nous fassions à leur tour le procès des jeunes hommes modernes » (novembre 1925, p. 11), Luc Aubry propose une seconde enquête sur les qualités et les défauts du jeune homme moderne (enquête n° 2). Au total, ce sont six enquêtes qu’initie la directrice sous les traits de son avatar masculin (Tableau 1). On voit apparaître les lettres (parmi lesquelles se trouvent de très longs textes d’opinion) sur plusieurs pages d’affilée, chacune étant signée d’un pseudonyme (Figure 1), exception faite des personnalités interrogées en 1925. La troisième enquête est de loin la plus populaire et la plus prolifique. Pendant plus de six mois, la question du mariage et du bonheur donne lieu à une cinquantaine de prises de position diverses, mais surtout à des réactions inhabituelles de la part du « chroniqueur », puisque ce dernier s’offre en fin de parcours un droit de réponse aux lettres reçues. L’enquête sur les « auteurs favoris » (enquête n° 6), quant à elle, est la plus courte. Cela est certainement dû au départ de Madeleine de La Revue moderne, effectif dès le numéro de janvier 1928.

Tableau 1

Liste des enquêtes de Luc Aubry pour La Revue moderne

Liste des enquêtes de Luc Aubry pour La Revue moderne

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Figure 1

« La nouvelle enquête de Luc Aubry », La Revue moderne, mars 1927, p. 10

« La nouvelle enquête de Luc Aubry », La Revue moderne, mars 1927, p. 10

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Une fois ce contexte rappelé à grands traits, on peut procéder à une analyse globale des réponses et des participants et participantes aux enquêtes, en tenant compte de façon prudente de la nature de ces réponses et de l’ambiguïté de leur statut dans la trame du périodique, notamment du point de vue de leur véracité. En effet, de la même manière que le chroniqueur Aubry forme une mystification de la part de Madeleine, chaque lettre ainsi que le pseudonyme qui l’accompagne en guise de signature ne peuvent, a priori, être reçus sans éveiller le soupçon chez les analystes, notamment dans une perspective sociologique. Le magazine, à l’instar de l’ensemble des objets journalistiques, mérite toutefois moins d’être étudié sous l’angle de la vérité scientifique qu’en termes de stratégies discursives et d’effets de réel, pour reprendre la notion chère à Roland Barthes (1968). Comme l’affirme le collectif de rédaction du Manuel d’analyse de la presse magazine au sujet du courrier des lecteurs : « […] ce n’est pas tant à la réception “réelle” du journal que l’on accède via le courrier des lecteurs qu’à une mise en scène de ses interactions avec son public. Ce qui est exposé est dès lors la capacité de l’énonciation du magazine à intégrer son propre retour de façon maitrisée, sinon harmonieuse » (Blandin, 2018, p. 79). Il faut donc lire ces réponses, ainsi que l’ensemble du procédé journalistique mis en place par Madeleine, comme des « traces » du passé, selon le bon mot de Michel de Certeau (2002) ou, pour le dire autrement, comme des marqueurs, triés et agencés, des sensibilités du lectorat.

Au total, ce sont 137 répondants et répondantes qui voient leur texte publié entre 1925 et 1927. Dans cet ensemble considérable, faisons d’emblée un sort aux 16 noms issus des élites littéraires et culturelles parisiennes et montréalaises. En effet, ces hommes et femmes, qui interviennent dans le cadre de l’enquête n° 1, sont appelés par Madeleine-Luc Aubry dans le but de donner leur avis sur la question, probablement afin de stimuler les réponses chez le lectorat. Il y a tout lieu de croire que, pour plusieurs, il s’agit plutôt de citations trouvées dans un livre ou un article de journal, comme c’est le cas des réponses des romancières françaises Gyp (pseud. de Sibylle Riquetti de Mirabeau) ou Rachilde (pseud. de Marguerite Eymery) (juin 1925, p. 11). D’autres réponses, notamment celles de la femme de lettres Henriette Tassé, de la chroniqueuse pour le quotidien Le Devoir Henriette Dessaulles Saint-Jacques ou de l’écrivain Philippe Panneton, révèlent l’influence du réseau médiatique de Madeleine sur la construction rhétorique du magazine, puisque ce sont des personnalités journalistiques ou littéraires affiliées, de près ou de loin, à la directrice de La Revue moderne. Ces interventions prestigieuses résultent en un imaginaire du salon qui infuse à nouveau dans le magazine et participe à l’instauration d’une parole sincère, courtoise et spirituelle. Tout ce que le chroniqueur Aubry tentera de susciter chez le lectorat, lorsqu’il invitera ses ouailles à poursuivre la réflexion générale sur le bonheur et le mariage.

Qui sont les 121 autres personnes prenant part à ces enquêtes? S’il est impossible, pseudonymat oblige, d’obtenir des informations concrètes sur ces individus, le choix du pseudonyme, le genre grammatical privilégié et quelques indices circulant dans les textes favorisent la conceptualisation générale d’un lectorat principalement féminin, comptant notamment des femmes mariées et des célibataires (Tableau 2). Ces dernières peuvent être divisées en deux catégories le cas échéant. Si les premières sont des jeunes filles attendant de trouver l’élu de leur coeur, comme elles l’écrivent dans leurs lettres, les secondes, en revanche, affichent délibérément leur statut de « vieille fille »[5], que ce soit dans le choix de leur pseudonyme (« Vieille fille », « Toujours vieille fille », « Célibhataire » [sic]) ou dans leurs réponses (« Devil-May-Care »). Les enquêtes n° 3, 4 et 5 constituent les temps forts de ce dévoilement identitaire durant lequel l’expérience personnelle sert aux lecteurs et lectrices à développer leur point de vue. On peut ajouter que plusieurs répondants et répondantes font partie du lectorat fidèle de La Revue moderne. Par exemple, « Tomahawk » (qui répond aux enquêtes n° 1 et 3) est une contributrice occasionnelle qui fait paraître trois textes d’idées dans le périodique entre 1923 et 1927, en plus d’être une correspondante assidue du courrier du mois. Ainsi en va-t-il de « Mia Isola », « Coeur aimant », « Reflet d’Orient », « Alfred Brunet » ou encore de « Jean de Kerjean ».

Tableau 2

Répartition des 121 répondants et répondantes par genre et par statut conjugal

Répartition des 121 répondants et répondantes par genre et par statut conjugal

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Dans le cadre de cet article, il importe de se pencher plus spécifiquement sur les résultats des enquêtes n° 3, 4 et 5 qui, depuis la question initiale, suggèrent une réflexion collective sur la conception de l’amour et du mariage. Tout en essayant d’éviter l’aplanissement et la schématisation de données aussi complexes que variables, on peut tenter de ranger les réponses publiées selon des grandes tendances et les orientations que suggèrent les questions de base (Tableaux 3, 4 et 5)[6].

Sans surprise, la mise en parallèle de ces tableaux résulte en une majorité favorable au mariage (enquête n° 3), à la constitution d’une famille heureuse en amour (enquête n° 4) et à la description d’un mari idéal étant davantage un ami qu’un maître ou un esclave (enquête n° 5). En somme, les enquêtes et les « opinions aussi justes que joliment dites » (Aubry, juillet 1926, p. 14) auxquelles elles donnent lieu demeurent parties prenantes du « piège à mariage moderne » et d’un schéma de vie articulé autour de l’époux en puissance. Un regard plus attentif permet toutefois de nuancer ce premier constat, notamment dans le cadre des enquêtes n° 3 et 4 qui élargissent le champ des possibles en matière de choix de vie et de carrière au féminin. Ainsi, quelques lectrices témoignent d’une volonté affirmée de ne pas se marier, comme c’est le cas sous la plume de « Selrette » : « Hum!!! un mari doit être une occupation fort absorbante. […] Pis que tout cela, ce monstre, ce tyran, le trouver beau, admirable, génial, faire appel à toutes les ressources de mon esprit pour lui être agréable et craindre qu’il ne soit satisfait, pleurer dans les coins parce que j’embête Sa Majesté. Non, non, que le Ciel me préserve d’une pareille calamité » (octobre 1926, p. 14). Une réponse de ce type est minoritaire, et pourtant, sa publication avec les autres lettres vient ébrécher l’idéal du mariage; de la même manière que les ambitions de découverte du monde d’une « Blanquette » (« Ainsi, j’aspire à une vie d’indépendance. Surtout, j’évite la longe du mariage; elle est par trop durable et facile à mêler… », mai 1927, p. 6) ou les aspirations intellectuelles d’une « Lull de Madeleine » (mai 1927, p. 6) élargissent le spectre des potentialités vers une situation sociale moins traditionnelle.

Tableau 3

Résultats de l’enquête « Faut-il se marier? Pourquoi? Pourquoi non? La recette d’être heureux en ménage? »

Résultats de l’enquête « Faut-il se marier? Pourquoi? Pourquoi non? La recette d’être heureux en ménage? »

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Tableau 4

Résultats de l’enquête « Comment voulez-vous faire votre vie? »

Résultats de l’enquête « Comment voulez-vous faire votre vie? »

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Tableau 5

Résultats de l’enquête « Dans votre mari, que désirez-vous trouver? Un esclave? Un maître? Un camarade? Un associé? Ou un ami? »

Résultats de l’enquête « Dans votre mari, que désirez-vous trouver? Un esclave? Un maître? Un camarade? Un associé? Ou un ami? »

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Le mariage et le bonheur font-ils bon ménage? Les lecteurs et les lectrices se prononcent

Si l’enquête sur le mariage et le bonheur est de loin la plus populaire des six enquêtes, cela est notamment dû à la mise en place inhabituelle d’un paratexte ludique du chroniqueur Luc Aubry. À commencer par l’annonce du thème de l’enquête, en juin 1926, qui s’appuie sur un procédé de fonctionnalisation du propos afin de mieux amener les lecteurs et lectrices à réagir. Relatant son idée d’interroger le public au sujet de la « conquête du bonheur » (tel est le titre qui chapeaute le texte, long d’une page), Aubry retranscrit un échange entre Madeleine et lui-même avant d’en venir à sa première question :

  • - Vous voulez faire une enquête sur la façon d’être le plus heureux possible en ce bas monde? m’a demandé Madeleine, après m’avoir écouté avec cette bienveillance dont elle ne se départit jamais même avec les plus ennuyeux de ses questionneurs. Qu’est-ce qui vous prend? Avez-vous croisé sur le chemin du printemps quelques jolis yeux, ami Luc, et votre coeur endurci de célibataire a-t-il besoin que l’opinion d’autrui vienne au secours des pensées qui l’obsèdent en ce moment?

  • - L’autre jour dans le tramway de la grande rue Saint-Catherine, figurez-vous!... Et jolie, et fine, et élégante, et gracieuse… Je ne lui ai pas parlé bien entendu, mais ses yeux disaient assez combien elle était intelligente… Seulement, voyez-vous, il y aura bientôt quarante-deux ans que je vis seul, et je m’en trouve bien. J’ai des amis et des amies; je vais voir les uns, les autres; je dîne en ville sept fois la semaine, et toujours dans des intérieurs qui m’enchantent; je fuis la monotonie comme une déchéance. Quand je rentre chez-moi [sic], je jouis de ma liberté comme un petit fou, je puis tout bousculer, tout changer ou ne rien intervertir de l’ordre établi à ma guise! Personne n’est là pour s’en offusquer. S’il me plaît de fumer ma pipe, l’odeur n’incommode pas un joli nez, et j’ai le culte des vieilles pantoufles et des pyjamas démodés; je suis une vieille routine de bonhomme, et voilà que… Entre nous, Madeleine, dites, amie sincère et subtile, ne croyez-vous pas que je perds la boule?

  • Madeleine secoue négativement la tête : « Mais non, vous revenez simplement au bon sens. Ce n’est pas juste, pour la jeune fille que vous pourrez rendre heureuse, de vivre isolé à bougonner dans votre coin, en culottant des pipes… car vous m’avez déjà parlé presqu’amoureusement de votre collection. Vous feriez un mari délicieux, Luc Aubry, et vous vous obstinez dans le célibat, tandis que vous êtes né mari! »

  • Ah, je suis né… mari! Vrai, je ne m’en doutais pas! Et me voilà nanti d’une vocation qui m’inquiète […]. Il me faur [sic] entendre d’autres opinions, savoir ce qu’en pensent également les correspondants et correspondantes de La Revue moderne, et je lance ma question à tous les échos :

FAUT-IL SE MARIER? (juin 1926, p. 13)

Si ce texte inaugural approfondit la construction posturale de l’alter ego Aubry, on peut aussi y apprécier le développement du stéréotype du « vieux garçon » au gré d’éléments matériels et psychologiques topiques : vie de liberté et de badinage; mondanités en tout genre; artefacts d’homme célibataire; solitude et dureté du coeur, habitué de longue date à la vie hors du mariage et, a fortiori, à la « monotonie ». Cette fierté arborée par le chroniqueur est toutefois mise en échec par Madeleine sur le compte de la nature profonde de Luc Aubry, un homme « né mari ». La personnalisation du débat autour d’un personnage récurrent des sommaires de La Revue moderne n’est pas innocente, puisqu’elle permet de solliciter la participation du lectorat sur la base d’une éventuelle solidarité avec le chroniqueur. En somme, un tel procédé discursif met la table pour l’argumentation à venir entre les pro-mariages et les autres, tout comme elle dissémine quelques arguments qui seront repris dans les réponses des lecteurs et lectrices, notamment sur le train de vie du « vieux garçon » et les dispositions naturelles au mariage.

Parmi les nombreuses réponses abordant le sujet du célibat au masculin, rares sont celles qui prennent la défense de Luc Aubry et du bonheur en solitaire. Aussi la lettre de « Sincère et triste » apparaît-elle comme l’expression d’une dissidence au sein du choeur de lecteurs et lectrices souhaitant voir convoler en noces le chroniqueur : « Si vous êtes heureux célibataire, si vous l’avez été jusqu’ici, je dirai : restez célibataire » (novembre 1926, p. 12). Au contraire, les lettres prêchent pour la disparition de l’homme célibataire, qui représente pour « Chicot » « un égoïste, un lâche, un déserteur, un banqueroutier, un traître et son existence constitue un désordre social » (juillet 1926, p. 14). Le quotidien du « vieux garçon » « qui ne vit que de bruit, que d’éclat » (« Maman Monique », août 1926, p. 13) s’apparente à une vie légère et mondaine, menée dans la futilité d’une situation sentimentale irrégulière. Tel est l’avis d’« Andrée Bernard », une lectrice et interlocutrice assidue des enquêtes[7], et qui s’articule autour du bonheur factice et temporaire du célibataire : « Appelez-vous cela aussi “liberté”, ces liaisons faciles que vous faites et dont vous croyez pouvoir vous débarrasser quand vient la lassitude? […] Appelez-vous cela “liberté” ce besoin inavoué mais indéniable de vous constituer un “home” à vous, bien à vous, où vous pouvez recevoir librement amis et amies? Pourquoi les “garçonnières” pullulent-elles autour de nous? » (août 1926, p. 12). Assimilable à la figure du dilettante qui peuple l’imaginaire francophone transatlantique depuis la fin du 19e siècle, l’homme célibataire représente, pour une bonne partie des répondants et répondantes, une menace sociale et culturelle, un faux-semblant de bonheur que viennent ridiculiser quelques lettres en raillant les « jolie pipe » et « vieilles pantoufles » mises en scène par Aubry dans son inauguration de l’enquête : « Elles seraient plus favorisées, les petites filles du siècle, elle seraient plus vite choisies, si elles étaient une jolie pipe, un “auto”, ou le dernier bouquin à la vogue, si elles avaient toutes les qualités et le confortable de ces vieilles pantoufles, démodés [sic]! » (« Gemme-Paule », octobre 1926, p. 13).

Dans la foulée de la réponse de Madeleine, ces lettres vantent le rôle naturel et socialement attendu de l’homme, soit être un époux et, a posteriori, un père de famille. Le thème de la vocation, généralement assimilé au domaine du religieux, revient de façon fréquente dans les réponses, traduisant l’horizon catholique qui prédomine chez le lectorat de La Revue moderne. Aussi « Feuille d’automne » semble-t-elle s’interroger sur les choix ayant conduit le chroniqueur au célibat : « Pourquoi n’avoir pas suivi plus tôt la voie tracée par Dieu? » (novembre 1926, p. 11). Dans le même numéro, « Claudine », quant à elle, se fait la porte-parole de la volonté divine et a recours aux figures bibliques d’Adam et Ève pour justifier sa position pro-mariage : « Dieu n’a rien fait en vain. Or, il a établi le mariage à la base du genre humain en plaçant Adam et Ève dans le paradis terrestre, de plus, il a élevé le mariage à la dignité du sacrement. Donc, le mariage est nécessaire » (novembre 1926, p. 12). À ces deux arguments régulièrement convoqués que sont la mission naturelle de l’homme et la destinée tracée à son attention par Dieu s’en ajoute un troisième plus spécifiquement patriotique, et qui s’exprime à partir de la peur de la déchéance sociale et du besoin d’assurer la survivance canadienne-française en Amérique du Nord. « Ninon », en octobre 1926, offre ainsi un réquisitoire éloquent pour l’avenir de la « race » :

Bien sûr qu’il faut se marier, monsieur Luc, si telle est notre vocation, c’est même un devoir, dirais-je. Un devoir! Mais oui, un devoir envers Dieu et envers la patrie à qui nous devons donner de bons chrétiens et de bons patriotes. Que devrions-nous [sic] si beaucoup de nos Canadiens restaient célibataires? Notre race diminuerait et ne pourrait plus s’opposer à l’invasion étrangère, l’anglais dominerait et le Canada ne serait plus français.

C’est une hypothèse qui, je l’espère bien, ne sera jamais à envisager!

Octobre 1926, p. 15

Si l’homme doit se marier pour satisfaire aux exigences de sa nature, de Dieu et de la nation, il est également tenu de le faire en vertu des devoirs qui lui incombent vis-à-vis de la gent féminine. Tel est l’avis de la plupart des lecteurs et lectrices qui, en tenant un discours naturalisant sur le masculin, en font de même à propos de « l’éternel féminin ». Pour « Chicot », cela ne fait pas de doute : même s’il reconnaît l’existence d’exceptions, « [l]a vraie vocation de la femme est de se marier » (juillet 1926, p. 14). Et de poursuivre : « La femme elle, est, quoiqu’elle fasse, un être dépendant, subalterne » (juillet 1926, p. 14). La relative faiblesse des femmes constitue un argument de poids dans nombre de réponses proclamant la nécessité du mariage. En effet, écrit « Emely », « la femme est faible et a besoin de votre protection et de votre amour » (octobre 1926, p. 14). Or, si les femmes sont ainsi réputées pour leur faiblesse, cela s’expliquerait par leur prétendu penchant naturel pour l’amour et le don de soi. Comme l’assure « M. C. L. », « [l]es femmes sont et se sentent nées pour la compagnie : c’est le cri de leur nature » (septembre 1926, p. 15). Ces réponses résultent en la réaffirmation d’un imaginaire des genres sexués qui essentialise les rapports sociaux entre hommes et femmes tout en les hiérarchisant. La réponse du même ou de la même « M. C. L. » synthétise cet imaginaire qui assigne les femmes au foyer et les hommes à la sphère publique et à l’Histoire, dans le même temps qu’elle insiste sur l’idéal amoureux comme garant de la conjonction des qualités et des dispositions naturelles :

Le coeur de l’homme ne se nourrit pas seulement d’ambitions et de vains songes.

Il réclame quelque chose encore plus précieux que les biens de la fortune, encore plus enivrant qu’un premier rayon de gloire. Il rêve d’une âme soeur, tendre, vertueuse et belle, qui le paye de son labeur douloureux par un grand et persévérant amour. […]

Il faut être deux pour édifier un foyer, la flamme ne monte pas joyeuse dans un âtre solitaire; la main de la femme est trop faible, celle de l’homme trop rude pour bien faire le feu. Mais ensemble on arrive à attiser ces âtres à la fois flambants et doux […]

Septembre 1926, p. 15

Cette image du couple heureux serait toutefois incomplète si les réponses ne faisaient pas l’apologie de la maternité chez les femmes et, plus globalement, de la présence d’un enfant dans les foyers. Dans le numéro de juillet 1926, « Violette des Vallons » affirme qu’« [o]n ne peut qu’être heureux quand la maman, les bébés tous proprets entourent le papa de leur affection » (juillet 1926, p. 16). Le bonheur, pour les lecteurs et lectrices de La Revue moderne, se résume à cette image de la famille, selon une perspective là encore catholique, naturelle et nationaliste.

Comment trouver le bonheur en ménage? Les réponses sont, sur ces sujets, des plus bavardes, et regorgent de conseils afin d’aider les couples à vivre heureux – et, ne l’oublions pas, afin de faire miroiter le bonheur conjugal au vieux célibataire Aubry. Ces diverses recommandations puisent, là encore, à une panoplie de clichés sur les rapports de force entre les hommes et les femmes. Certaines s’appuient sur une longue expérience en la matière, comme le rappellent quelques lectrices en guise d’argument d’autorité : « Est-il permis à une femme approchant la quarantaine et ayant près de vingt ans d’expérience dans la question qui nous occupe de donner son opinion? » (« Une petite maman », novembre 1926, p. 14); « […] je crois de mon devoir d’en dire aussi quelques mots dictés par un peu d’expérience, car j’ai été marié treize ans » (« Fidèle », novembre 1926, p. 13). L’instauration d’une relation basée sur la confiance demeure le conseil le plus fréquemment donné par les lecteurs et lectrices. Selon « Lull de Madeleine », il convient d’être « TOUJOURS tendre, TOUJOURS doux, TOUJOURS confiants [sic] envers l’autre moitié » (août 1926, p. 13), abondant ainsi dans le sens de « Reflet d’Orient » qui, un mois plus tôt, évoquait déjà « le respect et la confiance » entre les conjoints (juillet 1926, p. 16). Cette confiance partagée, croit « Bonne humeur », naît dans l’amitié qu’éprouvent les époux l’un envers l’autre (octobre 1926, p. 13). Il n’est pas inintéressant de voir apparaître, dans l’enquête sur le mariage et le bonheur, la figure de « l’époux ami » qui dominera les opinions des lecteurs et lectrices sur le « type de mari » souhaité, en 1927. Un autre conseil régulièrement invoqué consiste, pour le dire avec « Paule solitaire », à « mettre de l’eau dans son vin » (juillet 1926, p. 14). En bref, à pratiquer l’art difficile du consensus et de l’équilibre. « Gemme-Paule », filant la métaphore de la cuisine, donne sa recette à ce sujet : « Le bonheur en ménage consiste dans un heureux mélange de : deux graines de bon sens, trois onces de jugement, quelques livres de concessions mutuelles, une pincée d’esprit… pour ajouter du charme, et de l’amour en réserve… au cas où la recette viendrait à vouloir sombrer » (octobre 1926, p. 13). Quelques recommandations s’adressent plus spécifiquement à l’un ou à l’autre des deux genres. Aussi les femmes sont-elles invitées à rester coquettes pour leur mari (« Violette des Vallons », juin 1926 p. 16), quand les hommes, eux, doivent pratiquer la galanterie afin de ne pas laisser leur épouse avoir « la faiblesse de se croire délaissée à la moindre indifférence » (« Fleur sauvage », juillet 1926, p. 14).

Cette vision idyllique du mariage vécu dans le respect mutuel et la confiance trouve ses racines dans un imaginaire positif de l’amour qui parcourt l’ensemble des réponses de l’enquête n° 3, et plus largement encore, toutes les enquêtes de Luc Aubry. L’organe du coeur, déjà présent dans quelques signatures (« Coeur aimant »), devient dans les lettres le moteur d’un déploiement de clichés qui trahissent l’horizon sentimentaliste des lecteurs, et surtout, des lectrices. « Rayonnante », qui figure parmi les premières répondantes de l’enquête, en appelle à la figure d’Éros pour proclamer que « c’est incroyable, tout l’espoir que peut contenir un coeur! Et l’amour fait éclore tant de belles et bon [sic] qualités!... » (juillet 1926, p. 15). « Feuille d’automne », quant à elle, invite Luc Aubry à succomber au pouvoir implacable du dieu de l’amour : « Puisque Cupidon vous lance des flèches, il n’est plus temps de tergiverser, ouvrez votre coeur et que ce dieu Éros s’y blottisse. Après cela, ouvrez vos bras! » (novembre 1926, p. 11). Dans la foulée du paratexte mis en place par Luc Aubry-Madeleine, les lettres abondent pour dire que l’amour ne connaît pas l’âge des hommes et des femmes, et qu’un célibataire de quarante-deux ans, aussi engoncé soit-il dans ses habitudes, peut être surpris par les merveilles d’un coeur épris. Dès lors, « Chiffon » formule le voeu de voir le chroniqueur « faire une large place aux bibelots de Madame Luc Aubry » : « Quand on rêve à l’amour, c’est un signe sensible qu’on a du soleil plein le coeur. Les gros nuages gris que vous vous plaisiez à garder devant ses rayons puissants se dispersent donc? Alors c’est le temps de dire que l’amour n’a pas d’âge puisqu’il vous hante » (octobre 1926, p. 15). En un mot, le bonheur véritable n’est rendu possible que grâce à l’amour et à l’élévation qu’un tel sentiment favorise chez chaque individu qui en fait l’expérience. Cette mystique de la relation amoureuse, grandement influencée par la lecture des romans sentimentaux qu’affectionnent les habitués et habituées de La Revue moderne (les résultats de l’enquête n° 6 attestent la popularité de la romancière Delly), emprunte là encore au vocabulaire religieux. Loin d’être paradoxal, cet univers romantique et chrétien permet aux lecteurs et aux lectrices d’évoquer plus commodément leurs espoirs et leurs secrets sentimentaux les plus extrêmes selon les termes d’une acceptabilité sociale qui passe avant tout par le consentement à exercer ses devoirs naturels, patriotiques et spirituels.

La revanche des célibataires (et de Luc Aubry)

Doit-on lire les cinquante réponses de l’enquête sur le mariage et le bonheur sous le seul signe de l’unanimité et de la norme? Le « piège à mariage moderne » serait-il donc infailliblement incorporé chez les lecteurs et lectrices du magazine? Ce serait oublier la présence de quelques lettres qui ouvrent la voie vers d’autres possibles en matière de statut social, donnant ainsi une visibilité significative aux personnes n’ayant pas voulu ou pu convoler en noces. Car, dans La Revue moderne comme dans tout autre périodique, tout est affaire de message, et de ses stratégies de présentation et de médiation. Aussi, bien qu’elles fonctionnent principalement dans le même champ prescriptif, ces lettres forment également des traces d’une autre réalité intégrée à « l’écologie de la page de journal » (Cambron, Gagnon et Côté, 2018, p. 13) et à l’économie discursive du magazine, et qui ont un impact sur la lecture d’ensemble de l’enquête ainsi que sur les suites qu’y donnera Luc Aubry.

On a déjà eu un aperçu, précédemment, de ces répondants et répondantes qui proposent une alternative au mariage. Alternative qui, soit dit en passant, emprunte les mêmes arguments et les mêmes procédés rhétoriques que les lettres pro-mariage afin d’appuyer leur propos. « Magdala de Nazarene », par exemple, ne s’oppose pas à la vie conjugale, mais semble cautionner le célibat par une référence étonnante à ni plus ni moins que Jésus-Christ : « [Il] a subi la force de la loi sur la douceur et le droit de son Évangile, mais Il ne s’est pas marié. De temps à autre, Il s’échappait de la foule et allait passer une nuit en prière, et ses successeurs font de même » (novembre 1926, p. 11). Rappelons également le jugement sans appel de « Selrette » qui, à la fin de sa lettre, met en garde le chroniqueur :

Monsieur Luc, ne vous mariez point, vous serez malheureux comme les pierres. Vous aurez une petite femme […] qui vous fera des « griches », voudra tout changer dans votre logis, bouleversera vos habitudes. Et vos paperasses et vos bouquins que vous aimez tant seront mis dans un coin noir ou brûlés (les pauvres), sous prétexte qu’ils prennent trop de place ou qu’ils sont vieux. Alors, alors vous serez peut-être plus seul qu’auparavant. La solitude à deux cela doit être terrible.

Octobre 1926, p. 14

S’il est intéressant de voir que Madeleine a choisi de publier ces lettres qui donnent de l’eau au moulin de son avatar célibataire Luc Aubry, il est encore plus intéressant de se pencher sur d’autres réponses qui tiennent à évoquer et à défendre le rôle de la femme célibataire. En effet, le processus d’assignation genrée marque une nette différence entre le personnage du « vieux garçon » et celui de la « vieille fille », comme les lettres permettent d’en prendre la mesure. Si le premier est largement conspué, le second, loin d’être tourné en dérision, motive une réflexion empathique sur le rôle des femmes célibataires, ces « irrégulières », croit « Chicot », qui « ont manqué leur vie » (juillet 1926, p. 14). « Bout-en-train » donne le ton en observant avec pitié les « vieilles filles » laissées de côté par l’économie du mariage : « Pour ma part, je suis convaincu que tous les célibataires […] regrettent d’avoir ainsi laissé s’écouler de belles années, les plus belles de leur existence. Pour une femme, ce n’est pas la même chose, non, car, malheureusement pour elles, combien n’ont pu trouver, c’est-à-dire n’ont jamais été demandées en mariage! » (septembre 1926, p. 16). La conquête du bonheur leur est interdite, croit « Gemme-Paule », qui accuse à ce sujet les hommes célibataires d’avoir « cru bon, pour leur propre sécurité, de vivre seuls at home, de faire seuls la route assez large pour eux et la compagne qu’ils n’ont pas su choisir » (octobre 1926, p. 13). La visibilité des « vieilles filles » dans les enquêtes de Luc Aubry s’établit de façon complexe, tant il est peu aisé de lire ces témoignages à la seule lumière du malheur présumé des femmes célibataires. Par exemple, « Valentine », autrice d’une brève réponse parue en octobre 1926, atteste de la satisfaction que lui procure son statut : « Savez-vous que c’est une vocation le célibat, et de nos jours, c’est la meilleure. […] Maintenant […] que l’âge des illusions est passé, je me fais une vie tranquille et j’ose dire gaie, me contentant du présent et ne pensant jamais à l’avenir qui appartient à la Providence » (octobre 1926, p. 15). La réponse de « Valentine » jouxte une autre réponse, celle de « Devil-May-Care », qui aborde quant à elle la condition de vieille fille sur un ton doux-amer. En faveur du mariage de Luc Aubry et de tous les hommes célibataires, « Devil-May-Care » profite de sa lettre pour offrir son témoignage de « laideron » incapable de se faire aimer : « Ma vie a ses compensations. Je m’adonne aux sports de tout [sic] genres, […] je profite de ma jeunesse. Je m’efforce de ne pas penser à mon avenir terne, alors que mes soeurs et frères seront mariés et heureux et que je serai seule, personne n’ayant besoin de mon affection, je calfeutre mon coeur afin de l’habituer à la solitude » (octobre 1926, p. 14). La lectrice fait état de son rôle de tante protectrice auprès de ses neveux, signe que le célibat au féminin, relativement déviant du système matrimonial hégémonique, n’en comporte pas moins sa part de devoirs envers la famille et, a fortiori, la société. Bref, dans les réponses à l’enquête, la « vieille fille », bien que n’ayant pas réussi à « se réaliser pleinement » grâce au mariage et à la maternité, demeure un individu acceptable et serviable, loin des représentations colorées qui parcourent la littérature à son sujet (Joubert et Hayward, 2000; Heinich, 1996). C’est en outre ce qu’affirme Luc Aubry, lorsqu’il entreprend d’inviter toutes les lectrices, y compris les célibataires, à répondre à son enquête :

Je connais des femmes exquises, doués [sic] des dons les plus charmants et qui ne se sont jamais mariées. Pourquoi? Apparemment, parce que les imbéciles de ma trempe sont communs, et que ces femmes trop discrètes et trop fières pour attirer l’attention sur elles, ont vécu comme les violettes, dans l’ombre. Elles auraient tort celles-là de se taire, quand sous le couvert de l’anonymat, tant de choses peuvent s’exprimer qui laissent deviner des supériorités marquées et des âmes délicieuses.

juin 1926, p. 13

Retournons d’ailleurs à Luc Aubry, mystification journalistique qui trouve avec cette enquête une épaisseur fictionnelle inédite et qui permet à son instigatrice, Madeleine, d’encadrer les discussions et de réagir à sa guise. Les stratégies de représentation du chroniqueur, décrit comme un « célibataire entêté, irréductible, en panne sur le chemin de l’impénitence » (« Tomahawk », septembre 1926, p. 15), sont également frappées du sceau de l’ambivalence, tant elles servent à la fois à valoriser le bonheur conjugal, et à donner une visibilité, à mi-chemin entre le ton humoristique et l’hommage, aux célibataires. Dès le texte d’ouverture de l’enquête, en juin 1926, Aubry invite un autre avatar de Madeleine, Louis Claude, à « nous dire pourquoi il a laissé grisonner ses beaux cheveux, sans jamais songer à se donner le confort d’une maison heureuse, au lieu de vivre dans les paperasses et les bouquins […] » (juin 1926, p. 13). La mystification se poursuit dans les réponses, alors que Louis Claude, dont le récit personnel ouvre le bal des lettres, écrit comment il fut « l’homme d’un seul amour », et de quelle manière il vit celle qu’il aimait « s’en aller au bras d’un autre » (juillet 1926, p. 14). Comme les réflexions des célébrités parisiennes et montréalaises dans le cadre de l’enquête sur la jeune fille moderne, la réponse de Louis Claude sert à impulser les prises de position du lectorat, dans une atmosphère de connivence et de confidence entre le public et les auteurs pour le magazine. Ce que nous montre aussi cette réponse fabriquée, c’est que l’amour heureux, porté en idéal à travers le magazine, ne saurait être partagé par tous et toutes. Louis Claude et Luc Aubry seraient-ils des contre-exemples astucieusement proposés par la directrice dans le but de valoriser le bonheur familial et, ainsi, de servir le « piège à mariage moderne »? On serait porté à le croire, si le chroniqueur malicieux ne prenait pas la parole in fine afin de répondre à chaque lecteur et à chaque lectrice selon une pratique tout à fait exceptionnelle, considérant l’absence de telles réponses dans les autres enquêtes. Les numéros de décembre 1926 et de janvier 1927 sont entièrement dédiés à ces réponses qui, pour la plupart, sont de l’ordre du badinage ou de la taquinerie. On trouve toutefois, au détour d’une réponse, un aveu qui vient déjouer les invitations au mariage en réinvestissant, notamment, le discours de la vocation et un intertexte religieux (dans le cas suivant, une citation de la Première épître aux Corinthiens) :

Maman Monique. Oui! Oui! Oui! Vous avez mille fois raison […], il faut se marier quand on a en soi la vocation; mais quand on ne se sent aucun goût pour dorloter un mari, et qu’on a toutes les aptitudes pour être dorlotée soi-même; il vaut mieux s’abstenir et aimer autour de soi […]

Valentine. Si le célibat n’est pas une vocation, je vais lui en conférer une, et pas plus tard qu’aujourd’hui, et vous verrez que ça ne sera pas si mal que ça. D’ailleurs je suivrai le précepte de saint Paul : « Mariez-vous, vous faites bien, mariez-vous pas vous faites mieux. » […]

Vout-en-train [sic]. […] L’amour, voyez-vous c’est une chose qui fait souffrir, et tandis que l’on est tranquille si on le restait, qu’en pensez-vous?

Décembre 1926, p. 10 et 15

Okma. Non je ne suis nullement convaincu. De toutes les réponses reçues, aucune ne m’a vraiment prouvé que j’avais eu tort de rester célibataire. Et quoique vous en disiez, on est, quelques fois, bien seul… à deux. […] Dieu n’a pas fait de commandement sur l’état du mariage […]

Franche Incrédule. Hélas… Mon mariage ne vous sera pas annoncé. La noce dont on aurait pu parler pendant longtemps, du moins chez les jolies lectrices de La Revue moderne, n’aura pas lieu. D’abord, parce que tous ces frais d’éloquence ne m’ont point convaincu […]

Janvier 1927, p. 10

Ces réponses, qui viennent conclure la mystification proposée par Madeleine à l’été 1926 autour de Luc Aubry et de la jeune fille croisée dans le tramway, s’inscrivent à contre-courant de l’ensemble des lettres reçues dans le cadre de l’enquête. Luc Aubry se fait à la fois conciliant et déterminé, réhabilitant de fait le personnage du « vieux garçon » pourtant tourné en ridicule lors du texte inaugural. En ce sens, rien n’empêche d’avancer l’hypothèse que le faux chroniqueur participe, à sa manière et à son échelle, à l’ouverture lente, mais déterminante d’un chemin pour l’inclusion de voix marginales situées en dehors des avenues de la normalité hétéro-conjugale.

L’enquête sur le mariage et le bonheur nuance le modèle du roman sentimental tant apprécié des lecteurs et lectrices de La Revue moderne, puisqu’elle offre une finale dans laquelle le chroniqueur masculin, malgré un torrent d’avis contraires et d’incitations à la vie amoureuse, endosse son statut d’homme libre – dans le respect des conventions sociales et de l’acceptabilité de ses pratiques, ceci dit. On ne saurait trop apprécier cette conclusion orchestrée par Madeleine, qui cherche à ménager la chèvre et le chou, et à faire de sa revue un espace de défense et d’illustration du mariage, mais aussi un repaire d’entraide et de solidarité pour les célibataires. Dans cette perspective, les résultats de l’enquête, ainsi que les jeux de postures de Madeleine-Luc Aubry, s’inscrivent dans une logique journalistique plus large marquée du sceau du compromis si cher à la culture moyenne alors en émergence au Québec[8]. Car si l’on peut appréhender la réussite de l’incorporation du « piège à mariage moderne » depuis les questions d’enquête jusqu’aux lettres publiées, se dégage de La Revue moderne un autre discours, moins marqué idéologiquement, et qui accompagne la montée en puissance, tout à fait visible dans l’entre-deux-guerres, de cette figure « non liée » que serait le ou la célibataire (Heinich, 1996, p. 303). Support visuel et discursif de reproduction d’une idéologie clérico-conservatrice constituée autour du couple et de la famille, le magazine féminin est aussi le vecteur d’une certaine modernité sociale, empreinte de bons sentiments chrétiens, certes, mais qui assure une visibilité à des figures situées en retrait d’une économie du mariage centrale dans la société canadienne-française.

L’enquête sur le mariage et le bonheur, comme les autres initiatives ludiques du chroniqueur fictif, demeure branchée sur la configuration générale du magazine. L’amour, valeur cardinale de ce type de périodique dans les années 1920 et 1930, y est joué et rejoué sur un même thème euphorique, celui de l’harmonisation de la passion amoureuse avec la respectabilité sociale. Mais La Revue moderne, à l’image de quelques réponses publiées par l’entremise de Luc Aubry, n’en oublie pas les « irréductibles » célibataires. De fait, les enquêtes puisent à une même source d’élargissement des possibles que celle qui conduit Madeleine, en janvier 1927, à consacrer son « premier-Montréal » aux « simples vies », c’est-à-dire aux « vieilles filles ». En tête de cet éditorial publié quelques pages en amont des réponses de son avatar masculin, la directrice écrit l’épigraphe suivante : « C’est pour celles-là que j’écris… » (janvier 1927, p. 5). Ce texte, qui rappelle les élans pro-célibat d’une autre pionnière du journalisme au féminin, Françoise (Beaudoin, 2011) et qui fait écho, en outre, à un éditorial similaire de Fernand de Verneuil paru dans les mêmes années et aux interrogations d’une lectrice assidue de Mon Magazine sert de plaidoyer en faveur de la reconnaissance des femmes célibataires. Un tel sujet ouvre les possibles dans le magazine féminin, qu’il ne faudrait plus imaginer sous le seul angle du périodique consumériste orientant la lectrice vers les devoirs et aspirations d’une épouse et mère de famille, mais comme un outil d’accompagnement individuel et collectif auprès d’un lectorat substantiel, comme le montre la portion congrue que représentent les « vieilles filles » dans les réponses aux enquêtes. On peut en prendre la mesure dans un autre espace fondamental du magazine, celui de la fiction, à partir du roman Anne Mérival que fait paraître Madeleine dans trois numéros de La Revue moderne à l’automne 1927. On y suit l’histoire de l’héroïne éponyme qui essaie de trouver l’équilibre entre l’amour et la réussite professionnelle, rien de moins. À ses côtés évolue le personnage de Claire Benjamin, féministe convaincue qui joue un rôle d’auxiliaire décisif dans la trajectoire d’Anne. Cette dernière, bien que réticente à l’égard des idéaux de son amie, prend toutefois sa défense dans une lettre adressée à son fiancé, particulièrement au gré d’un passage qui évoque de façon explicite le rôle des femmes ne se mariant pas : « Voilà le grand mot lâché, n’est-ce pas : vivre sa vie… Et pourquoi pas? Toutes les femmes ne peuvent être des épouses et des mères. Quelques-unes sont condamnées au rôle ingrat du célibat. Pourquoi vouloir les retenir dans les besognes infimes et déprimantes quand elles ont aussi du talent et de l’avenir? » (octobre 1927, p. 17). Cet extrait résonne comme une mise en pratique – fictionnelle – des prises de position orchestrées par l’avatar Luc Aubry quelques mois plus tôt. Il témoigne à nouveau de la circulation et de l’interrelation des discours dans le périodique, celles-là mêmes qu’envisageaient Marie-José des Rivières et Denis Saint-Jacques (2013), mais selon une perspective plus ambivalente, notamment en regard de la condition des femmes. Le magazine féminin est moins un « piège » qu’un manuel de la vie pratique à caractère foncièrement démocratique, jouant un rôle moins univoque qu’on a pu le penser dans la diffusion de modèles sociaux et la représentation des relations humaines au Québec.