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L’équilibre. C’est ce qui distingue un peuple d’une foule.

Frank Herbert, Les enfants de Dune

Loin de la naïveté et des bons sentiments auxquels on le résume parfois, le cinéma de Frank Capra se démarque dans le paysage classique hollywoodien par son intérêt répété pour les sujets politiques. Ses films ne cessent d’interroger la démocratie, l’identité nationale, l’action citoyenne – en un mot, tout ce qui peut participer à unir ou diviser la communauté. Ces préoccupations sont particulièrement centrales dans trois films : Mr. Deeds Goes to Town (L’extravagant Mr. Deeds, 1936), Mr. Smith Goes to Washington (Mr. Smith au Sénat, 1939) et Meet John Doe (L’homme de la rue, 1941). Ces films sont à la fois emblématiques de la carrière de Capra – notamment dans leur éloge optimiste des valeurs simples – et fermement ancrés dans leur époque, avec l’ambition de brosser un portrait social de l’Amérique de la fin des années 1930. Il n’est donc pas rare de les voir rassemblés sous le nom de « Trilogie de la Grande Dépression » (Depression Trilogy), en particulier lorsqu’il s’agit d’insister sur l’ancrage sociohistorique de l’oeuvre du cinéaste (Gianos 2000, 93 ; Lindholm et Hall 2000, 30 ; Dakovic 2004, 35). Et s’il arrive que l’on y ajoute You Can’t Take It With You (Vous ne l’emporterez pas avec vous, 1938) ou It’s a Wonderful Life (La vie est belle, 1946), au motif que l’on y retrouve quelques-uns des éléments marquants de la pensée de Capra (Bourget 1986, 55-63 ; Bergman 1992, 132-48 ; Mortimer 1994, 192-221), je me bornerai pour ma part à l’analyse de ces trois films, lesquels constituent la frange la plus explicitement politique de son oeuvre.

L’examen des conditions de production de ces films confirme que cet intérêt pour la vie politique américaine est au coeur du projet artistique de l’auteur. À la fin des années 1930, en effet, la notoriété de Capra lui permet de bénéficier d’un contrôle artistique total sur ses oeuvres, d’abord au sein de la Columbia (Mr. Deeds, Mr. Smith), puis lorsqu’il fonde sa propre société de production, Frank Capra Productions (Meet John Doe), laquelle deviendra par la suite Liberty Films (It’s a Wonderful Life). Il est alors l’un des rares cinéastes hollywoodiens à bénéficier de cette situation (Phelps 1979, 378-79), et aspire explicitement à se servir de cette liberté pour payer sa dette au pays qui l’a accueilli. Son ambition est, selon ses propres mots, de faire « des films sur l’Amérique et son peuple, des films qui seraient une manière de dire merci à l’Amérique » (Capra 1971, 240, notre traduction). De fait, Capra possède une situation unique pour l’époque, ce qui rend d’autant plus signifiants le choix de ses sujets et le discours porté par ses films.

Car c’est bien de discours qu’il est question. Les trois films de la trilogie s’intéressent à l’acte de prise de parole, à la relation qui se crée entre un orateur et un auditoire – qu’ils soient physiquement présents l’un à l’autre ou connectés par la radio, comme c’est le cas dans Meet John Doe – et à la fonction démocratique de cette pratique fortement ritualisée. En outre, la parole est omniprésente dans ces films, comme elle l’est d’ailleurs dans toute l’oeuvre de Capra. Cette verbosité assumée nous invite à interpréter les échanges entre personnages comme des adresses implicites au spectateur, et à interroger la manière dont le film construit ou fantasme son propre public. Les éléments biographiques disponibles sur Capra décrivent un homme préoccupé par l’idée de public autant que par le public réel : l’auteur n’hésitait pas à effectuer des changements à la suite des projections tests (Phelps 1979, 390) et lisait avec intérêt les courriers de spectateurs (Rogin et Moran 2003, 237). La « rhétorique » est donc doublement présente chez Capra : en tant qu’objet et en tant qu’intention. Ces deux pôles serviront de fil directeur pour l’analyse. Si la rhétorique est bien, comme l’écrit Guillaume Soulez, « une théorie du public logée à l’intérieur d’une théorie du discours » (2011, 13), il semble qu’elle pourrait constituer un puissant outil de lecture politique des films, a fortiori lorsqu’ils sont aussi éminemment et consciemment discursifs que ceux de Capra.

Quel populisme ?

Pour comprendre le rapport de Capra à la parole politique, j’aimerais interroger l’un des présupposés les plus tenaces le concernant : son populisme.

Au sens large, le terme désigne un discours prétendant parler au nom des classes populaires, et s’adressant prioritairement à ces dernières, souvent par le biais d’une critique générale du « système » ou des professionnels de la politique. Mais sa signification est un peu plus précise dans le contexte américain. Il existe une longue tradition populiste, qui s’impose à la fin du xixe siècle avec l’émergence du People’s Party (ou Populist Party) engagé dans la défense des droits des travailleurs, notamment agricoles, mais que l’on pourrait faire remonter à la Révolution et à la naissance de la nation américaine, où l’on trouve déjà une forte méfiance envers la concentration des pouvoirs économiques et financiers (Formisano 2008). Si les idées varient en fonction de l’époque et du contexte, le populisme américain ne cesse de revenir vers les figures historiques de Thomas Jefferson, Andrew Jackson ou Abraham Lincoln qui, au-delà de leurs divergences politiques, ont en commun d’avoir situé l’essence de la démocratie dans la vertu de « l’homme du commun » (Kazin 1998, 17-25). Se revendiquer « populiste » revient donc à se reconnaître dans un ensemble de valeurs qui vont de la critique de l’industrialisation, de la mondialisation et de la corruption à l’idée d’un retour à une république de petits propriétaires et de fermiers – parfois rassemblés sous la catégorie de « producteurs », par opposition aux élites financières qui tirent parti de leur position plutôt que de leur travail (Hermet 2001, 195). Un tableau auquel s’ajoutent volontiers une morale d’inspiration chrétienne, parfois réactionnaire, et une foi réaffirmée dans les valeurs fondamentales du rêve américain (travail, individualisme, égalité des chances).

C’est de cette tradition de pensée qu’il est question lorsque l’on parle du populisme de Capra. Un article de Jeffrey Richards, paru au début des années 1970, recense plusieurs indices de la présence d’un héritage populiste dans ses films (1971, 57-60). Tout d’abord, on relève le choix de mettre en scène des personnages d’hommes naïfs, naturellement vertueux, amenés à évoluer dans un environnement corrompu – la corruption étant associée au mode de vie urbain, comme le démontrent les titres des deux premiers volets. Mr. Deeds et Mr. Smith incarnent la croyance rousseauiste envers la bonté originelle des individus, laquelle sera ensuite dévoyée lors de leur arrivée dans un nouveau lieu. Ils sont d’ailleurs présentés à plusieurs reprises comme des enfants, s’extasiant devant le passage d’un camion de pompiers, jouant au toboggan sur une rampe d’escalier, ou imitant le cri des oiseaux – ce qui ne manque pas de provoquer tantôt l’hilarité ou la moquerie, tantôt les élans compassionnels de leurs interlocuteurs.

Les références à l’histoire de la nation américaine constituent un autre indice de la présence du populisme chez Capra. Mr. Smith est construit comme un mixte de deux des principales figures de l’imaginaire populiste (Mélandri 1997, 188) : il a pour prénom Jefferson, en référence au père de la Déclaration d’indépendance ; on le voit se recueillir devant le Lincoln Memorial ; et Richards note que les interprètes choisis par Capra, Gary Cooper et James Stewart, ont en commun de « ressemble[r] physiquement au prototype de Lincoln (grands, maigres, à la parole lente) » (1971, 59 ; Fig. 1). Le personnage ne se contente pas de connaître l’histoire ; il s’identifie à elle, il l’incarne. Le propos est d’ailleurs volontiers antiélitiste et anti-intellectualiste : Mr. Deeds écrit des poèmes, mais sur des cartes postales, ce qui lui vaut les moqueries des poètes new-yorkais qu’il est amené à rencontrer. Lors du procès final, le juge demande à deux reprises qu’on lui explique le sens d’une expression d’origine populaire (pixilated, mot d’argot signifiant « excentrique », puis todoodle, « gribouiller »). En même temps qu’il nous invite à prêter attention au langage populaire, avec ses singularités et ses codes qu’il convient de maîtriser, Capra s’en saisit comme d’un instrument de subversion, s’amusant à introduire des éléments étrangers dans la langue sophistiquée de l’élite.

Figure 1

Meet John Doe (Frank Capra, 1941).

© Frank Capra Productions

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Meet John Doe incarne à lui seul l’une des valeurs cardinales du populisme qui s’impose au début du xxe siècle : l’idée du « bon voisinage » (Richards 1971, 56). L’harmonie sociale, impossible dans les grandes villes, est supposée réalisable seulement à l’échelle locale. Or, parmi les écrivains ayant exalté cette théorie figure, en bonne place, Clarence « Bud » Kelland, l’auteur de la nouvelle Opera Hat (1935) dont Mr. Deeds est adapté.

Il apparaît clairement que l’assimilation de Capra au populisme n’est pas dénuée de fondements. Depuis la parution de l’article de Richards, la question a été souvent débattue et il ne manque pas de commentateurs pour confirmer ou nuancer ses analyses. Toutefois, les travaux consacrés au populisme de Capra s’appuient prioritairement sur des analyses thématiques ou narratologiques (Phelps 1979, 377-92 ; Bourget 1986, 55-63 ; Kelley 1998, 7-24 ; Gianos 2000, 93-103 ; Lindholm et Hall 2000, 29-40 ; Scott 2011, 53-79). J’aimerais porter le problème sur le terrain de l’esthétique en interrogeant la manière dont cet artefact rhétorique qu’est le populisme « nous parle », la relation qu’il instaure avec son public, ou encore la manière dont il investit l’espace et les corps visibles. Plus généralement, je me demanderai à quoi peut ressembler une « esthétique populiste » au cinéma et comment l’oeuvre de Capra peut nous permettre de l’approcher.

Avant d’entrer dans l’analyse à proprement parler, il me faut préciser un dernier point : ni le populisme ni sa dénonciation n’appartiennent en propre à une tendance politique. On le constate aisément aujourd’hui : en France comme aux États-Unis, la totalité de la classe politique mobilise occasionnellement des arguments que l’on peut qualifier de populistes (Mélandri 1997, 184-85 ; Liogier 2013, 86). Le succès de l’expression se fonde précisément sur sa capacité à produire des amalgames entre des idéologies habituellement opposées. L’exemple de Capra en est tout à fait révélateur. Comme l’a montré Lorraine Mortimer dans son étude portant sur la réception des films de Capra, le cinéaste est décrit par certains commentateurs comme un auteur « de droite », fondamentalement « conservateur », voire carrément « fasciste », tandis que d’autres en font un « socialiste » plus ou moins modéré (1994, 193). À la sortie de Mr. Smith, des parlementaires et membres du gouvernement se sont élevés contre ce qu’ils considéraient comme une mise en cause des institutions, support d’un discours antiaméricain (Scott 2011, 39) ; au même moment, les communistes américains et le Popular Front ont vivement salué la sortie du film (Rogin et Moran 2003, 219), ce qui ne l’a pas empêché de servir ensuite de support pédagogique pour vanter les mérites de la démocratie à l’américaine (Smoodin 1996, 19). Il convient également de distinguer l’homme Capra, républicain et conservateur, du Capra cinéaste, aux contours idéologiques plus ambigus – du fait notamment de son association de longue date avec Robert Riskin, scénariste de Mr. Deeds et Meet John Doe, et politiquement plus proche des libéraux (Scott 2011, 58-59). Une autre manière de résoudre le problème consisterait à affirmer que, avant même d’être de droite ou de gauche, Capra est d’abord un patriote – ce dont témoignerait son investissement dans la propagande de guerre à partir de 1942. Mais ce patriotisme « naïf » (N. A. 1965, 114) prend encore des formes différentes en fonction des films, selon qu’il est associé à une réflexion sur le rôle de la représentation politique (Mr. Smith) ou sur un rejet catégorique de l’État (Meet John Doe).

Nous sommes devant un objet qui défie les clivages traditionnels (droite/gauche, républicains/démocrates, réactionnaires/progressistes). Voilà pourquoi il me semble pertinent d’appréhender le populisme, non à partir de son contenu idéologique, toujours fluctuant, mais à partir de ses effets sensibles.

Paradoxe no 1 : le succès de la parole populaire

Je notais plus haut que les héros de la trilogie étaient présentés comme des enfants. Les trois films obéissent à un même schéma narratif, proche de celui du récit de formation, dans lequel le personnage acquiert progressivement une maturité qui lui permet de triompher de la corruption morale de ses adversaires. Il est guidé en cela par une figure féminine dont l’évolution est, elle aussi, similaire dans les trois films : d’abord cynique, la femme commence par se servir du héros avant de prendre conscience de sa bonté, puis l’assiste d’une manière à la fois aimante et maternelle (Gianos 2000, 100-101). Si ce schéma semble démontrer le manichéisme profond de Capra (Codelli 1971, 74), il complique la lecture politique que l’on peut faire de son oeuvre. En effet, comme l’écrit Glenn Phelps, il est impossible de prendre au pied de la lettre les propos des personnages, dans la mesure où leur cheminement futur prime sur leur état actuel (1981, 49). Les héros de Capra sont toujours en voie d’accomplissement, promis à devenir autre chose que ce qu’ils sont au moment où ils nous parlent. En termes rhétoriques, cela produit un écart entre la parole du personnage et l’instance énonciatrice supposée du film.

Une lecture partielle de Mr. Smith tendrait par exemple à replier la morale du film sur celle du personnage éponyme, indéniablement dépeint sous des traits élogieux. Mais si l’idéalisme angélique de Smith reste constant au fil du récit, notre regard est amené à évoluer : progressivement, le récit cesse de souscrire à l’enthousiasme de son héros, retourne l’opinion contre lui et ne lui accorde la victoire qu’à la suite d’un ultime retournement peu vraisemblable. La trilogie, dans son ensemble, est marquée par un cynisme qui n’atteint pas toujours les personnages, creusant un écart de plus en plus sensible entre deux des modalités de lecture possibles des films – l’une morale, l’autre politique. Le récit faussement circulaire de Meet John Doe constitue l’aboutissement de cette logique. Le héros, sans domicile fixe, ancien sportif déchu, devenu le porte-voix de la solidarité entre voisins et de la défiance envers la classe politique, finit par retomber dans le désespoir qui était le sien au début du film. Parmi ses états successifs, lequel faut-il prendre pour argent comptant ? Doit-on s’identifier à l’idéalisme militant qui l’anime lorsqu’il prêche devant les « Comités John Doe », ou au cynisme résigné de la fin du film, soit celui d’un homme brisé, mais enfin lucide, quant à la nature mauvaise de l’humanité ? Le récit ne le dit pas. On ne nous indique pas plus s’il faut préférer le réalisme cruel de la situation initiale ou chercher à le dépasser par un optimisme communicatif, mais finalement voué à l’échec. Or, cette progression n’est pas sans conséquence sur le discours (implicite ou explicite) porté par le film. Car si les personnages sont moralement et politiquement lisibles – si l’on peut leur attribuer au minimum un ensemble d’idées et de principes –, ce n’est pas le cas de l’énonciation du film, laquelle demeure tendue entre des pôles inconciliables.

Dans les trois films, la transformation des personnages coïncide avec leur degré de maîtrise du discours. Ils sont d’abord hésitants, mal à l’aise, ils bafouillent, puis apprennent peu à peu à domestiquer leur corps pour se plier aux codes de l’adresse en public. D’ailleurs, les trois films se concluent par un exercice rhétorique ritualisé : le procès de Mr. Deeds, l’obstruction parlementaire (filibuster) de Mr. Smith et le discours de Willoughby à la convention nationale des Comités John Doe. Avant cela, Mr. Deeds avait pour habitude de jouer de la musique ou d’écrire des poèmes, mais pas de s’exprimer à haute voix devant un auditoire. Les deux autres se voyaient occasionnellement réduits au silence le plus complet. Ainsi, juste après que Mr. Smith ait prêté serment devant le Sénat, il redevient silencieux le temps d’une séquence de deux minutes, tournée à la manière d’un film muet (avec jeu d’acteur très expressif, à la limite du burlesque, et mickey mousing), où on le voit frapper des sénateurs : la parole n’étant pas encore pleinement maîtrisée – ce sera l’objet d’une autre scène, où le président lui apprend littéralement à parler, ni trop bas ni trop fort –, le personnage utilise la force physique comme un moyen d’expression. Une aventure similaire arrive à Willoughby/John Doe qui, au milieu du film, compense sa célébrité nouvellement acquise en jouant au baseball avec une balle imaginaire, tout en mimant des paroles qui ne parviennent pas à sortir effectivement de sa bouche. Lors de ces brefs moments de rejet de l’expression orale, les trois hommes semblent se résigner à occuper une position subalterne dans le partage politique du droit à la parole.

Sur le plan du récit, l’apprentissage des règles du discours est ce qui signale le « pass[age] de l’adolescence à l’âge adulte » (Browne 1993, 78). Mais ce goût pour le verbe n’est pas seulement un artifice scénaristique : il s’agit également d’un choix esthétique, soit celui d’un monde dans lequel le pouvoir d’un individu est indexé sur sa capacité à se rendre audible. Serge Daney l’écrira plus tard en s’appuyant sur des interventions télévisées des chefs d’État : en politique, on occupe le champ « comme on occupe un terrain, comme on monte la garde, moins pour y faire passer un message que pour empêcher tout autre message de passer » (1986, 24). C’est ce qui se produit littéralement à la fin de Mr. Smith : le jeune sénateur monopolise la parole pendant près de vingt-quatre heures, refusant de céder sa place à la tribune et retournant contre elle-même l’institution législative qui autorise cette stratégie dilatoire. Lors même qu’il apprend avoir perdu le soutien du peuple qu’il était supposé représenter, il n’en poursuit pas moins son effort – qui apparaît alors pour ce qu’il est, à savoir un pur acte de pouvoir. Ce qui importe pour Smith, c’est la puissance d’occupation sensible de sa voix, et non le sens de ses mots. Voilà la vérité que les héros de Capra seront appelés à comprendre : tout discours est en même temps une mise en scène, par le locuteur, de sa propre capacité à parler sans être interrompu.

Mais en même temps qu’il est mis en valeur sur l’écran, le rituel oratoire est mené vers son point de rupture. En effet, le fait même d’acquérir et de manifester des compétences rhétoriques fait des personnages de la trilogie des individus suspects de compromission. C’est là le premier grand paradoxe du populisme de Capra : ses héros doivent exceller par la parole tout en rejetant les jeux de pouvoir qui y sont associés. Ainsi, Mr. Deeds ne se contente pas de gagner son procès contre les avocats véreux qui souhaitent s’approprier sa fortune : il pointe du doigt les tics gestuels de ses adversaires et transforme l’audience en spectacle comique. Mr. Smith se donne en spectacle, mais ce sont ses qualités physiques plutôt que rhétoriques qui lui permettent de rester éveillé pendant toute la durée de son obstruction. Et la résolution finale ne viendra pas de sa performance, mais de la manifestation inopinée d’un autre mode de discours : la confession. La subversion du rituel est encore plus claire dans Meet John Doe, où la foule finit par se retourner contre Willoughby et où la confrontation finale avec Norton se règle par la fuite plutôt que par la parole.

La valeur du héros populiste ne tient donc pas à ce qu’il est (son statut social) ou à ce qu’il dit (ses engagements concrets), mais à sa manière de se positionner dans le partage du discours. Ce qui transparaît en lui, c’est une certaine ambiguïté rhétorique : il est à la fois celui qui cherche à convaincre et celui qui retourne contre lui-même le régime de discours prescrit par l’ordre social.

Paradoxe no 2 : la vie simple et le jeu des formes

Pour rendre compte de l’ambiguïté de Capra, je me suis concentré jusqu’ici sur la valeur politique du discours dans ses films – donc sur la rhétorique en tant qu’objet. Il semble possible de formuler des hypothèses similaires sur la rhétorique en tant que processus, donc sur les moments où le spectateur est amené à sentir que le film « lui parle, le concerne, le pousse à se situer, voire à prendre position » (Soulez 2011, 11). La trilogie de Capra ne manque pas de séquences répondant à cette description, mais celles-ci, paradoxalement, ne misent pas en priorité sur un discours verbal. La tension évoquée précédemment, entre la parole du personnage et celle de l’instance énonciatrice, s’en trouve renforcée.

La plus célèbre de ces séquences se trouve probablement dans Mr. Smith. Lorsque le personnage incarné par James Stewart arrive pour la première fois à Washington, il est ébahi par la découverte des lieux et des monuments emblématiques de l’esprit américain – et ce, malgré sa connaissance préalable des textes et de l’histoire des États-Unis, ce qui prouve que son émerveillement est d’ordre sensible plutôt qu’intellectuel. La dimension syncrétique du personnage apparaît ici nettement, sa fascination pour l’esprit national primant sur toute lecture véritablement idéologique. C’est pourquoi il est possible de l’imaginer se recueillir devant des figures politiquement divergentes (Jefferson, Hamilton, Adams), ou des monuments renvoyant à des événements historiques éloignés dans le temps (les Pères Fondateurs, la Première Guerre mondiale), et ce, sans distinction. Le film va jusqu’à redoubler ce sentiment de fascination en proposant une séquence de montage faite de plans courts, de jeux de lumière, de multiples surimpressions jouant sur l’alliance d’une image fixe et d’une image en mouvement, ou sur la présence simultanée de plans d’ensemble et de très gros plans, le tout accompagné par une bande-son où s’entrelacent une dizaine de thèmes musicaux différents. En seulement deux minutes, Capra juxtapose les principaux lieux de la mémoire américaine et condense, par les moyens du cinéma, les attraits touristiques de la ville. Le personnage traverse les lieux, émerveillé, sans prononcer un mot. Mais c’est pour mieux laisser le film parler à sa place, comme en témoignent les gros plans montrant des extraits de la Déclaration d’indépendance – en particulier la célèbre formule sur les droits inaliénables : « Life, Liberty and the pursuit of Happiness » – et, à la toute fin de la séquence, la déclamation du discours de Lincoln à Gettysburg par un enfant accompagné de son grand-père.

Comment penser l’adéquation de cette séquence avec l’esprit populiste auquel le film semble par ailleurs souscrire ? La question est complexe et implique de prendre en compte la part d’esthétique qui se loge dans le discours. En effet, une idéologie ne vient jamais seule ; au-delà des idées et des valeurs dont elle est porteuse, elle contient toujours une « esthétique », une proposition d’organisation du monde sensible (Rancière 2000, 12-25) et une vision d’ensemble des rapports entre les sujets et de leur place dans la totalité (Jameson 2007, 99-104). Cela vaut en particulier pour le populisme, que l’on caractérisera différemment selon que l’on tente d’en donner une définition globale, théorique, ou que l’on s’intéresse aux pratiques et aux représentations concrètes qui en constituent la réalité (Panizza 2005, 1-31). Abordé sous le seul angle du discours, le phénomène résiste désespérément à toute totalisation conceptuelle. On peut légitimement se demander si la même conclusion s’applique à son versant sensible ou si, à l’inverse, il existe une « esthétique populiste » aux contours plus définis. Car si le populisme est d’abord un objet discursif, un « langage », il est impossible de comprendre ce langage sans considérer en même temps les images, réelles ou mentales, qui l’incarnent (Kazin 1998, 1-3). Le cinéma est concerné au premier chef par cette question. Pourtant, si les films hollywoodiens ont souvent mis en scène des personnages tenant des discours populistes (Da Silva 2015), il n’existe pas, à ma connaissance, de théorie globale pouvant définir ce qu’est, ou ce que devrait être, une esthétique populiste au cinéma.

Osons une hypothèse à partir de la séquence de Mr. Smith. Les valeurs cardinales du populisme américain se situent du côté de la vie simple des gens ordinaires (travail de la terre, repli sur le cercle familial) et semblent difficilement compatibles avec la monumentalité et la grandiloquence des symboles patriotiques découverts par le personnage lors de sa visite à Washington. Si l’esprit américain ainsi mis en scène est bien celui dont se revendiquent les populistes, sa projection esthétique s’en écarte significativement. Or, le film creuse encore cet écart en usant de formes expressives qui accentuent la monumentalité des lieux et démultiplient leur potentiel d’étourdissement. L’expérience de saturation ainsi proposée n’a plus rien à voir avec l’éloge de la simplicité qui semblait définir prioritairement le personnage.

Dans un article consacré spécifiquement à cette « carte postale de Washington », la commentatrice Nevena Dakovic pointe du doigt le rôle déterminant de Slavko Vorkapić, responsable des « effets de montage » de cette séquence – alors qu’il n’est pas le monteur principal du film. Sa présence au générique n’est pas anodine, puisque Vorkapić est connu pour avoir importé aux États-Unis des techniques de montage inspirées des symphonies urbaines de Ruttman ou Vertov (2004, 38-41). La séquence virtuose qu’il compose pour Capra est donc en même temps un moment de syncrétisme, où les thèmes privilégiés du classicisme hollywoodien rencontrent des formes issues des avant-gardes européennes. Chez ces dernières, il s’agissait de glorifier le mode de vie urbain, la vitesse des activités humaines et l’idée de progrès, soit des valeurs opposées à celles du film de Capra. Dans une stricte logique utilitaire, il est légitime d’imaginer qu’un même choix formel puisse servir des motifs différents. Mais si l’on considère, dans le sillage des travaux de Rancière ou Jameson cités plus haut, que les attributs poétiques sous lesquels une idée se manifeste déterminent toujours déjà sa couleur politique, force est d’admettre que les méthodes formalistes employées dans Mr. Smith ne s’inscrivent que très imparfaitement dans l’éloge populiste d’une vie « simple » qui rejetterait l’agitation et l’excès sensoriel des grandes villes.

Enfin, du point de vue rhétorique, cette séquence fait événement puisqu’elle s’adresse au spectateur de manière directe et non plus par la médiation du personnage. Le montage vertigineux composé par Vorkapić n’est pas seulement une métaphore de l’idéalisme béat de Smith ou de sa fascination pour l’histoire des États-Unis ; il est aussi une proposition faite au spectateur de se laisser porter par un flot ininterrompu d’images et de sons, jusqu’à atteindre une situation de vertige sensoriel. Nous touchons ici au deuxième grand paradoxe du populisme de Capra : en même temps qu’il prône le retour à des valeurs simples, il n’hésite pas, pour nous le faire comprendre, à miser sur la complexité et le potentiel enivrant des formes filmiques. Mais loin d’être recherché pour lui-même, comme dans la tradition avant-gardiste, le vertige est intégré à un projet idéologique, patriotique et proaméricain. On retrouve ici quelque chose de « populiste », cette fois au sens péjoratif du terme : le populisme comme entreprise de manipulation politique par des effets de rhétorique s’adressant aux émotions brutes de l’auditoire plutôt qu’à sa raison.

Meet John Doe est travaillé par une ambiguïté similaire. Dans ce film, une journaliste invente de toute pièce l’histoire d’un homme lambda qui prévoit se suicider le soir de Noël pour protester contre le chômage, la pauvreté et l’inaction des pouvoirs publics. Après avoir trouvé un homme pour incarner physiquement ce « John Doe » (l’équivalent américain de monsieur Tout-le-Monde), elle lance une campagne médiatique incitant les citoyens à se préoccuper davantage de leurs voisins, à vivre simplement, sans rien attendre de l’État. Alors que les ventes du journal explosent, le spectateur peut assister à une nouvelle séquence de montage virtuose – que l’on doit encore à Vorkapić –, illustrant l’engouement populaire autour du personnage : sur une musique orchestrale vive, de gros titres de journaux s’affichent à l’écran (« I protest! », « John Doe against corruption », etc.), séparés par des images montrant la presse en activité, des billets de banque passant de main en main, ou encore le mouvement frénétique des doigts sur le clavier d’une machine à écrire, probable réminiscence de L’homme à la caméra de Vertov (1929). Chaque plan, très bref, est lié au suivant par un fondu enchaîné ; le montage n’est donc pas linéaire ou chronologique, mais s’apparente plutôt à un flux de sollicitations visuelles quasi simultanées (Fig. 2 et 3). Vorkapić a également recours à la surimpression pour ajouter à ces images, déjà nombreuses, une trame continue constituée de divers indicateurs quantitatifs : chiffres, graphiques, piles de journaux évoquant des gratte-ciels (Fig. 4). Ce dernier élément rappelle inévitablement la séquence de l’écrémeuse dans La ligne générale d’Eisenstein (1929) – une référence qui, une fois de plus, tire le film du côté d’une vision positive du progrès et de la vie moderne.

Si la séquence de Mr. Smith reposait sur la présence d’un personnage de chair et de sang perdu dans une forêt de symboles, celle de Meet John Doe se poursuit dans le sens d’une raréfaction de la présence humaine. Il est question d’une ferveur populaire massive, de marches citoyennes, mais de ces actions collectives nous ne voyons qu’une version désincarnée : un défilé de pancartes affichant des slogans politiques (« We want a clean city! », « It’s up to you, Mr. Mayor! », etc.), mais cadrées de telle sorte qu’elles semblent se déplacer toutes seules puisqu’on ne voit pas les mains qui les tiennent (Fig. 5).

C’est une curieuse vision du peuple venant de la part d’un auteur réputé « populiste ». Il ne s’agit pourtant pas d’une exception ou d’un choix isolé : cette représentation des foules en action fait système chez Capra, comme je tenterai de le démontrer dans une dernière partie.

Paradoxe no 3 : le peuple en suspens

Commençons par pointer du doigt l’ambiguïté de l’action collective telle qu’elle apparaît dans la trilogie. Loin d’être une émanation spontanée des citoyens, la manifestation politique est toujours provoquée par une initiative privée. C’est le journal The New Bulletin et son riche propriétaire D. B. Norton (Edward Arnold) qui créent l’enthousiasme autour de John Doe. De même, dans Mr. Smith, le personnage se heurte à une opposition politique massive de la population, mais seulement à la suite d’une campagne de propagande lancée par l’un de ses adversaires – interprété par le même Edward Arnold, au physique socialement marqué (embonpoint, costume, cigare…), dont on peut imaginer qu’il incarne au fil des films « une image caricaturale, bolchévique pour ainsi dire, du capitaliste » (Bourget 1986, 56). La structure narrative des films affirme sans détour que ce sont les médias qui dictent l’humeur du peuple. Déjà, dans Mr. Deeds, il était question d’un homme simple héritant d’une forte somme d’argent, décidant dès lors de l’employer à aider les fermiers les plus pauvres, abandonnés par les pouvoirs publics. Pour leur rendre leur autonomie et leur permettre de jouir de leur terre – comme dans l’idéal jeffersonien –, il était alors contraint d’accepter un rôle de meneur – en tant que seul bénéficiaire d’un capital économique et symbolique suffisant pour être écouté. Quoi qu’il en soit des bons sentiments professés par les personnages, la population est donc condamnée à s’en remettre à la bienveillance de quelques hommes riches, et ce, dans un cadre évoquant une forme de libéralisme patriarcal.

Figure 2

Meet John Doe (Frank Capra, 1941).

© Frank Capra Productions

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Figure 3

Meet John Doe (Frank Capra, 1941).

© Frank Capra Productions

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Figure 4

Meet John Doe (Frank Capra, 1941).

© Frank Capra Productions

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Figure 5

Meet John Doe (Frank Capra, 1941).

© Frank Capra Productions

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De même, on peut noter avec Nick Browne l’ambivalence du personnage de Mr. Smith qui se dit fondamentalement attaché à la tradition démocratique, du moins jusqu’à ce qu’il soit amené à sonder l’opinion de ses électeurs ; et lorsque cette dernière se révèle défavorable – car influencée par les campagnes de ses adversaires –, il n’hésite pas à s’en écarter. Ce comportement le place, de fait, du côté d’une « éthique plus individualisée, plus personnalisée, dans la tradition de Lincoln » avec qui il partage la profonde « croyance en sa propre mission historique » (1993, 83). En fin de compte, « le peuple a besoin d’un leader » (Phelps 1981, 56, notre traduction). C’est peut-être cela que les personnages apprennent lorsqu’ils passent à l’âge adulte : se faire confiance et endosser seuls la responsabilité du bien commun.

Mais la méfiance de Capra à l’égard du peuple possède également une dimension esthétique et formelle, peut-être plus problématique encore. Dans Mr. Deeds, il est question d’une vaste communauté de fermiers pauvres brisés par la Grande Dépression, mais au lieu de mettre en scène cette masse en tant que telle, le film maintient une logique de délégation de la parole : les revendications sont portées par des individus singuliers jusque dans les scènes de foule (les doléances, le procès). La forme elle-même semble vouloir ajouter à leur misère, comme dans cette séquence où un fermier désespéré s’introduit dans la nouvelle demeure occupée par Mr. Deeds : son corps petit et trapu se trouve immédiatement écrasé par la largeur des espaces, les élégantes colonnades du salon et la silhouette élancée de Gary Cooper – lequel est d’ailleurs filmé de dos pour en accentuer la hauteur, un procédé qui sera repris ensuite dans Meet John Doe (Fig. 6).

C’est avec Mr. Smith que Capra s’attelle pour la première fois à la tâche de représenter l’agir collectif. À la fin du film, en parallèle de l’obstruction parlementaire, on voit une manifestation de soutien au sénateur, rapidement dispersée par la police. Le peuple est figuré ici sous son versant le plus présentable : des hommes portant costume et chapeau, une fanfare, une foule organisée de manière à ne pas occuper la totalité de la rue, bref, rien de cette population misérable que dépeignait le film précédent. Le cortège est exclusivement composé d’hommes ; tout se passe comme si les femmes étaient tenues à l’écart, si ce n’est de l’action politique dans son intégralité – comme en témoigne le personnage de Clarissa Saunders, interprétée par Jean Arthur – du moins, de ses formes militantes et collectives. Les opposants de Smith, quant à eux, n’existent même pas à l’écran. On ne voit que leurs supports de protestation : de grandes affiches invitant à soutenir le sénateur Paine, ou rappelant que « Smith parle » pendant que « le peuple meurt de faim » – élégante manière de dire que le peuple ne parle pas. Certes, Capra prend soin de placer au premier plan deux ouvriers occupés à manger leur déjeuner, comme pour démontrer le cynisme des adversaires du héros – le peuple est littéralement montré en train de « ne pas mourir de faim ». Mais leur présence à l’écran vise d’abord à provoquer le sourire, et non à inscrire les gens ordinaires dans le régime de l’action politique. Cela ne suffit pas à assurer durablement la visibilité de ces « little men » qui, bien que jouant un rôle central dans la pensée populiste (Bourget 1986, 56-58), restent sous-représentés dans le film. Dans l’ensemble, le peuple se voit bel et bien confisquer son corps, comme en témoigne, dans la même séquence, une autre bannière « Stop Smith » élevée au milieu d’une rue vide par des individus qui resteront hors champ.

Figure 6

Meet John Doe (Frank Capra, 1941).

© Frank Capra Productions

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Meet John Doe poursuit ce processus de déshumanisation des luttes sociales. Je mentionnais précédemment les manifestations qui suivent la publication de la première lettre de John Doe où l’on voit les pancartes, mais pas les personnages qui les portent. Le motif pourrait paraître anecdotique, mais il devient ensuite le signifiant privilégié du succès du mouvement : plus tard dans le film, la multiplication des Comités John Doe est figurée par l’image abstraite d’une carte des États-Unis sur laquelle sont « plantées » (en surimpression) des dizaines de pancartes, lesquelles semblent fort bien se passer de mains humaines pour les tenir (Fig. 7). Et l’on retrouvera ce motif dans Prelude to War (1942), premier volet de Why We Fight, la série de propagande réalisée par Capra pour soutenir l’effort de guerre américain. Les pancartes appartiennent cette fois-ci à une manifestation isolationniste opposée à l’implication militaire américaine ; on peut y lire très distinctement « No foreign entanglements », tandis que le commentaire sonore blâme les individus n’ayant « pas voulu comprendre » que les problèmes des États-Unis sont les problèmes du monde, et vice versa (Fig. 8). Non seulement les manifestants sont privés de corps et de voix, mais c’est une autre voix qui s’impose à eux : celle de l’auteur, partisan de l’intervention américaine en Europe. Capra démontre ainsi le peu de crédit qu’il accorde à l’action citoyenne, sur un plan à la fois idéologique et esthétique. La parole populaire devient un discours sans auteur – un pur logos dépossédé du corps qui pourrait lui offrir sa pleine expressivité et avec lequel, par conséquent, il est d’autant plus difficile d’entrer en dialogue en tant que spectateur.

Figure 7

Meet John Doe (Frank Capra, 1941).

© Frank Capra Productions

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Figure 8

Why We Fight: Prelude to War (Frank Capra, 1942).

© US Office of War Information

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Il devient alors possible de formuler un troisième et dernier paradoxe : si le cinéma de Capra est populiste, il s’agit d’un populisme qui congédie le peuple. Dans le meilleur des cas, il n’existe que sous la forme d’une masse indistincte, esclave de ses passions, manipulable à l’envi et incapable de se hisser au rang de « peuple », au sens politique du terme : le groupe de « ceux qui n’ont aucun titre positif – ni richesse, ni vertu » et qui tirent leur puissance même de cette absence de titre (Rancière 1995, 27). Au pire, la masse elle-même est écartée du champ, où ne subsistent que des bribes de discours sans locuteurs. Or, comme le rappelle Judith Butler, il ne peut y avoir de peuple sans une tentative minimale, de la part des exclus de l’ordre social, d’entrer par effraction dans le champ de l’apparaître (2016, 200-207). C’est en ce sens que le cinéma de Capra propose un populisme sans peuple : tout en se revendiquant des valeurs et de la sagesse du commun, il met en oeuvre une redoutable exclusion des corps qui auraient pu incarner ces valeurs. Et cela n’est pas sans conséquence sur le dispositif rhétorique des films. Car, si à première vue, les formes ritualisées du discours politique insistent sur la relation établie entre un locuteur et un auditoire, figurant ou préfigurant le public possible du film, les manifestations directes de la présence populaire, en revanche, se plient à une configuration rhétorique bien différente, où il n’y a plus ni porteur de discours ni auditoire.

Conclusion

De deux choses l’une : soit la foule échoue à devenir un sujet politique, soit elle n’est mise en scène que pour démontrer son caractère changeant. Mr. Smith perd progressivement le soutien des habitants de son État, les Comités John Doe finissent par se retourner contre leur idole. Même Mr. Deeds, après avoir gagné son procès devant un parterre de fermiers acquis à sa cause, se retrouve à devoir échapper à la vague incontrôlable de ses admirateurs et se voit obligé de les enfermer derrière une grille pour jouir d’un instant romantique avec Louise. Quoique délibérément burlesque, la scène annonce le régime de méfiance qui caractérisera les films suivants. Le leader populiste, choisi en raison de sa bonté naturelle – et dans les trois cas, sans l’avoir désiré –, court toujours le risque d’être dépassé par l’enthousiasme populaire qu’il a lui-même contribué à produire.

C’est peut-être la raison pour laquelle on a pu voir dans les films de Capra une mise en garde contre la possibilité d’une dérive fasciste de la démocratie (Phelps 1979, 382 ; Mortimer 1994, 194 ; Rogin et Moran 2003, 234). Une telle lecture trouve sa justification dans le contexte historique : ce qui se donne à lire dans la trilogie de la Dépression, en effet, ce sont les appréhensions de l’Amérique des années 1930 à l’égard du peuple, ce dernier étant à la fois le garant de l’unité nationale, le fondement de la morale « humaniste » et le courant qui menace toujours d’entraîner la société vers la dictature. À la manière de Leo McCarey ou de John Ford à la même période, Capra cherche manifestement à échapper à « l’apolitisme habituel de Hollywood » (Bourget 1986, 55). Mais cela le conduit à assumer des injonctions contradictoires ; il en résulte un cinéma nécessairement populiste et, en même temps, nécessairement critique du populisme.

J’ai tenté de mesurer les effets de ce paradoxe sur le rapport des films au discours politique. Pour résumer, la trilogie de la Dépression est tendue entre trois dispositifs rhétoriques hétérogènes. Le premier est lié aux situations narratives d’adresse en public : le héros fait montre de sa technique oratoire, avec plus ou moins de succès, sans toutefois parvenir à faire l’unanimité. Par exemple, dans la scène où Mr. Smith présente pour la première fois son projet de loi devant le Sénat, la moitié de son discours est prononcée hors champ, tandis que l’on observe les réactions des différentes personnes présentes (Gallagher 1981, 17) : la mise en scène insiste ici sur la diversité des réceptions possibles, laissant au spectateur le soin de trouver sa propre position – une liberté accentuée par le statut provisoire de l’énonciation, le personnage étant toujours pris dans un processus d’apprentissage. Dans le deuxième dispositif, au contraire, c’est le film qui parle au détriment des personnages : le propos est alors explicitement idéologique, mais n’a plus besoin d’être porté par un énonciateur intradiégétique. Les modalités d’adresse changent du tout au tout : à la confrontation rationnelle des idées se substitue un régime d’étourdissement, de vertige, qui vise à provoquer l’adhésion par des moyens exclusivement sensibles. Enfin, j’identifie un troisième dispositif rhétorique à l’oeuvre dans les séquences qui concernent le plus directement l’action politique : cette fois, il n’y a plus à proprement parler ni locuteur ni récepteur, mais seulement du discours brut jeté à l’écran avec une désinvolture qui semble interdire au spectateur d’y trouver une quelconque sympathie.

Au fond, la tradition dite « populiste » s’accorde par endroits avec l’idéologie libérale dominante – celle d’hier comme celle d’aujourd’hui. L’une et l’autre aspirent à contenir l’expression visuelle du peuple, ses débordements politiques et sensibles, et partagent une défiance à l’égard de la prise de décision et de l’action collectives. Populistes et critiques du populisme se rejoignent dans leur tendance à « amalgamer l’idée même du peuple démocratique à l’image de la foule dangereuse » (Rancière 2013, 142-43), le tout, à des fins de consolidation de l’ordre établi. De telles convergences sont lisibles dans la forme des discours autant que dans les images sur lesquelles ils s’appuient – d’où la nécessité de combiner l’analyse rhétorique et esthétique. Appliquées à notre objet, ces conclusions doivent nous mettre en garde contre le potentiel de clivage parfois excessif de certains concepts politiques, notamment lorsqu’ils sont appliqués au cinéma. Libre à nous de considérer les films de Capra (ou d’autres) comme « populistes », au sens dépréciatif comme au sens neutre du terme, à condition de se souvenir que la peur des foules n’est pas l’apanage du populisme.