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L’horreur des politiques contemporaines se joue de par le monde sur les corps des femmes, des personnes queers et trans qui doivent négocier avec des écologies sociales et affectives hostiles. Imaginez des femmes habillées en servantes – faisant référence à une série télévisée adaptée d’un livre dont les pires fantaisies ne sont que des emprunts à l’histoire – qui protestent les injustices reproductrices, comme un (court-)circuit compliqué entre représentation médiatique, horreur, acte de résistance et performance. Toutefois, comme le rappelle Sophie Lewis dans sa critique des limites des multiples itérations de La servante écarlate, « les plaisirs d’une misogynie extrémiste définie comme un élevage d’utérus risquent de nous cacher des formes de violence simplement plus lentes et moins photogéniques, comme la race, les classes, et la bicatégorisation de genre elle-même » (2019, 14, notre traduction). Les films d’horreur offrent à la fois un espace expérimental pour imaginer la différence (en particulier des plaisirs, des peurs et du potentiel complexe de la différence corporelle) et pour mettre en scène, de façon détaillée, les horreurs vécues par la normativité (hétéro et homo). Le « moins photogénique » peut être un terrain productif pour les images alternatives de l’horreur. En effet, mobiliser des approches théoriques queers, trans et féministes pour analyser les expressions de l’horreur de reproduction signifie d’explorer les politiques, éthiques et esthétiques de ce qui est nécessaire pour se reproduire différemment – en ne réifiant pas la différence même, mais en élargissant les possibles pour créer plus d’espace pour la viabilité pure. En tant que genre esthétique et historique, l’horreur comme média rencontre les affects de l’horreur omniprésente qui teinte les vies des personnes mises à risque par un manque d’autonomie corporelle. Les atmosphères affectives de l’horreur sont mobilisées pour mettre en scène les corps et les écologies sociales, médiatiques et environnementales : s’y trouvent, comme imbriquées, les intensités ambigües de la matérialité, de la forme, de l’émotion et du potentiel. Les théories affectives de l’horreur et la théorie de l’écologie des médias renouvellent de manière critique nos sens et notre relation sensorielle aux questions de l’expérience collective, et ce, à travers des explorations rigoureuses de l’intensité corporelle qui excède tant les limites du corps que la spécificité des supports. Comme le décrit Kathleen Stewart : « les sens s’aiguisent sur les surfaces des choses qui prennent forme » (2007, 18, notre traduction). Comme l’a démontré Linda Williams (1991), la sensation cinématographique n’est pas simplement réactive, elle est productive : les films corporels (body genre) sont des sites profondément influents de désir plastique, permettant de rêver d’autres façons d’être un corps qui existe. Cela dit, plutôt que de simplement restaurer l’autonomie d’un corps menacé, certains films diffractent le risque, recomposant la vulnérabilité comme un risque – tout autant qu’un désir – de relation.

La scène de gestation se révèle être un turbulent lieu commun corporel de l’imagination populaire, dans laquelle les bioéconomies de l’exploitation capitaliste rencontrent des incarnations productives, ambigües et parfois résistantes qui échouent à prendre la forme d’unités discrètes – une sociabilité radicale de la chair. Du geste avide d’une main indésirable cherchant à extraire la sensation du mouvement vital dans la chair d’un·e inconnu·e aux technoperceptions qui usurpent le savoir corporel et ses limites, en passant par des échographies transvaginales et autres obsessions des paparazzis pour les rondeurs maternelles, la rhétorique visuelle et normative de gestation caractérise le genre corporel de l’horreur à travers la peur de l’autre et la perte de frontières subjectives. Mais quelles autres possibilités d’être ensemble charnellement peut permettre cette attention portée à la gestation en tant qu’instance privilégiée du pouvoir du corps dans le temps ? Évolution (2015) de Lucile Hadžihalilović, avec ses transformations écologiques de la chair, offre un site puissant pour le développement de telles spéculations. Cette perturbante fable d’horreur corporelle (body horror) pour adulte traite des tentatives de prise de contrôle de la reproduction par une communauté séparatiste de femmes en externalisant celle-ci dans le corps de garçons adolescents, et ce, à travers l’usage de technologies de désir que je définis comme « sexo-somatiques ». En effet, le terme « sexo-somatique » fait référence aux technologies qui agissent à l’intersection du corps que nous voulons et du corps que nous avons. À travers sa lecture d’Évolution, cette analyse se situe à l’intersection même de ce que Sarah Franklin nomme le « transbiologique » (transbiological) – « une biologie qui n’est pas seulement née et élevée, ou née et créée, mais créée et née », brouillant les frontières entre l’humain, l’animal et la machine – et le « techno-écologique », soit la recherche féministe et queer traitant des relations entre technologie, culture et incarnation (embodiment) (2006, 171, notre traduction). Comment pouvons-nous observer le potentiel spéculatif d’une perspective queer, trans et féministe pour analyser, dans le film, la reproduction complexe et changeante de la différence binaire ? Et que peuvent apporter les théories queers et trans à l’analyse des différences sexuelles dans l’esthétique et les pratiques cinématographiques ?

Je construis cette lecture du film d’Hadžihalilović comme « horreur écologique » (ecological horror) à travers le « transbiologique », un concept adapté par Jack Halberstam à partir du travail de Franklin, pour penser les capacités transformatives de la reproduction d’imagerie. Le transbiologique traite des frontières de plus en plus ambigües entre l’humain, l’animal et la machine, où une biologie non binaire est à la fois construite et innée :

[…] la culture populaire a déjà imaginé de multiples solutions aux binarités mâle et femelle, masculin et féminin, famille et individualité […] et la culture populaire contemporaine, spécifiquement les films d’horreur et d’animation, peut offrir une riche archive pour des politiques alternatives de l’incarnation, de la reproduction et de la non-reproduction. De telles solutions sont importantes à visualiser et à reconnaître, ne serait-ce qu’en raison du fait que ce que Franklin et Haraway appellent le « transbiologique » est bien trop souvent absorbé dans de nouvelles formulations des mêmes notions habituelles de parenté, de relation et d’amour. Les frontières poreuses entre le biologique et le culturel sont vite traversées sans le moindre sens de la rupture, et le biologique, l’animal et le non-humain sont simplement recrutés pour le renforcement continu de l’humain, de l’hétéronormatif et du familial.

Halberstam 2012, 146, notre traduction

Figure 1

Évolution (Lucile Hadžihalilović, 2015).

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Vision d’auteur sur le cinéma d’horreur populaire, Évolution est un film extraordinairement spartiate, silencieux et austère, un peu comme si Carl Dreyer dirigeait un scénario de David Cronenberg. Le film se déroule sur une île déserte[1] occupée par deux groupes : des femmes blanches adultes et des garçons blancs préadolescents, dont l’homogénéité visuelle rappelle déjà l’imaginaire transbiologique du clonage et, plus sinistrement, de l’eugénisme. La logique visuelle de reproduction en série attire l’attention sur ce qui est répété et, couplé avec l’inhabituelle hiérarchie de pouvoir entre les genres, rend la blancheur palpable là où elle passe souvent inaperçue, soulignant ainsi la relation violente qui se renforce souvent entre le genre binaire et la différence raciale. La beauté naturelle, spectaculaire et ascétique des paysages est associée à une existence tout aussi ascétique, avec des technologies en apparence obsolètes, des foyers, hôpitaux et uniformes institutionnels mornes comme signes de conformités sociales. De jeunes garçons se voient administrer chaque jour une teinture pour une « maladie » ambigüe et, en grandissant, ceux-ci deviennent les sujets de mystérieuses interventions médicales. En chuchotant, ils partagent leurs suspicions : quelque chose de fatal leur est fait, et leurs mères ne seraient peut-être même pas leurs mères (Fig. 2). La différence d’âge fait basculer l’axe stéréotypé de la violence reproductrice, représentant les femmes comme étant puissantes et en alignement avec les technologies et la manipulation, tandis que les garçons sont faibles et corporellement vulnérables. De fait, les garçons sont les sujets d’expériences de gestation forcée, en remplacement des femmes adultes : on les observe attachés à des tables d’opération pour y subir des échographies et intervention chirurgicale, ces procédures culminant dans l’externalisation de la gestation – les garçons sont contenus dans des réservoirs, immergés dans du liquide amniotique, avec de petites créatures humanoïdes tétant leurs corps. Dès la première scène du film, on suit l’histoire d’un garçon, Nicolas (Max Brebant), qui résiste de plus en plus à ces interventions. Avec le temps, une infirmière, Stella (Roxanne Duran), se lie d’amitié avec lui, lui révélant sa propre chair en mutation qui arbore une rangée de ventouses comme sur les tentacules des pieuvres, en bas de son dos, dans une scène qui est visuellement codifiée avec la chasteté d’un premier rendez-vous. Après que Nicolas eut porté à terme deux petites créatures humanoïdes (Fig. 3) dans une écologie utérine élargie constituée de réservoirs, de liquides et du corps fragile et contraint du garçon, Stella le fait disparaitre. Il pourrait ne s’agir ici que d’un fantasme, possiblement même post-mortem – la scène comportant un des seuls passages musicaux pleinement réalisés dans le film. Stella l’emporte donc sous l’eau et, en lui donnant un long baiser pour le garder en vie, l’amène sur un bateau au milieu de l’océan. Cependant, elle l’abandonne là, le laissant dériver seul sur le rivage d’un port industriel (Fig. 4). La fin profondément indécise – une répartie sardonique à Children of Men d’Alfonso Cuarón (2006), qui se termine avec la survie d’une seule femme fertile et racisée qui, après l’épuisement du complexe du sauveur blanc masculin, s’échappe avec son enfant vers l’horizon dans un bateau nommé Tomorrow – ne peut se plier à une lecture simpliste. Contre l’anhistoricisme mélancolique de ce film, Évolution expédie, sur les rivages d’aujourd’hui, le problème de la reproduction situé dans une époque cataclysmique. Le sauvetage, qui pourrait être lu comme un stéréotype du care[2] féminin, est aussi codifié comme sexuellement pervers et érotique : l’évasion, le futur et l’intégrité corporelle ressemblent beaucoup à du rejet envers le garçon blanc, et les rivages pollués et dépeuplés de l’anthropocène sont l’alternative de l’île-prison.

Figure 2

Évolution (Lucile Hadžihalilović, 2015).

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Figure 3

Évolution (Lucile Hadžihalilović, 2015).

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Figure 4

Évolution (Lucile Hadžihalilović, 2015).

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L’éthique-esthétique féministe du film réside dans son engagement envers l’horreur de ce que nous observons, soit une suspension de la répartition des rôles sur les corps. Le film met en spectacle tout autant qu’il démantèle une bicatégorisation de genre rigide et destructrice. À ce titre, la technologie ne sert ni de solution utopique ni de dystopie contre nature pour explorer les limites des relations et des réalités corporelles de nouvelles manières, y compris sa relation à l’inhumain. Qu’est-ce qui est rendu visible par le mode de perception diffractif du film ? Son contenu bouleversant prend au sérieux une question posée par le xénoféminisme – « Pourquoi y a-t-il si peu d’efforts explicites et organisés faits pour redéfinir les technologies à des fins de politiques de genre progressistes ? » –, tout en l’associant aux dangers de savoir à l’avance ce que ces fins pourraient signifier. Le film de Hadžihalilović déploie habilement les revendications esthétiques universelles de la blanchité, tant dans l’avenir présumé du garçon blanc que dans la hiérarchie d’exclusion des féminismes blancs à travers les corps en série des femmes comme scientifiques eugénistes, et ce, sans nécessairement offrir une autre vision, mobilisant et accusant à la fois cette ressemblance comme une source d’horreur. Dans ce film, faisant montre d’un séparatisme rigoureux basé sur le genre, où pouvons-nous trouver le mouvement queer ? Dans cette migration forcée d’une des formes de reproduction la plus hautement genrée – la gestation – vers d’autres corps, comment une perspective trans pourrait-elle venir perturber une lecture facile qui valorise simplement la fluidité corporelle ?

Évolution met en scène la question révolutionnaire « comment se reproduire différentiellement ? » (à travers la « technicité originaire » de la chair même) autour des limites de la théorie de genre binaire, en relation avec le point de vue du cinéma d’horreur sur la corporalité et la reproduction sexuelle. L’intersection de la révolution queer, féministe et trans dans ce film réside dans sa relation complexe avec la plasticité somatique et dans l’audacieuse irrésolution du film à propos de la violence structurante de la binarité de genre et de la stérilité de la blanchité. Les transgressions répétées des relations de parenté normatives entre mère et enfant, l’incarnation de la gestation et une perversion du care se métamorphosent de manière répétée ; l’exil ultime qui ramène l’enfant mâle aux rivages du capitalisme post-industriel constitue le rejet ambivalent d’un individualisme autonome demeurant attaché à cette forme.

Navigation somatique et amniotechnique

Il n’y a rien d’intrinsèquement radical dans la reproduction queer. Pourtant, les intersections des vies et des corps queers avec les technologies de procréation peuvent nourrir une utopie immanente de reproduction différentielle (la culture et le care de la différence elle-même) comme une technicité. Je fais ici appel à Jules Gill-Peterson qui décrit une idée clé de la théorie de la transidentité, soit la formulation de « trans » comme « une expression de la technicité originaire du corps […] La technicité et ses technologies spécifiques, plutôt que de se subordonner au sujet rationnel, peuvent être pensées de façon expansive, comme la vie qui se touche elle-même » (2014, 406, notre traduction). Évolution revendique sa ligne politique dès le début, à travers des images magnifiques de mouvement d’eau, créant une atmosphère en suspens qui amène à retenir son souffle, ainsi qu’une fluidité de forme envoutante et orageuse. Ses affects écologiques mobilisent la force de « la vie se touchant elle-même » à travers la force rhétorique de l’eau, comme une image faite de transformations émergentes, destructrices, immersives, purifiantes et irrésistibles. Sa technicité porte sur les outils permettant de survivre dans une telle atmosphère immersive ; l’eau marque de manière répétée une écologie queer du care dans sa délimitation des corps. Évolution caractérise la topologie de la gestation aquatique de l’intériorité du ventre en un espace social pour explorer les normes changeantes du pouvoir, du travail et de l’amour, situant leur reproduction de manière fuyante (au niveau matériel, affectif et social) invariablement là où la mer rencontre le rivage, où l’air devient eau, où le vivable devient perte. Bien que je n’affirme pas que le film réussisse à explicitement proposer un monde alternatif, celui-ci lie différemment et remobilise – ou queerise – deux horizons qui capturent violemment et délimitent nos désirs actuels : la rigidité de la binarité de genre et les logiques d’exploitation du capitalisme.

Une des manières de procéder du film est de décaler le suspense narratif vers une écologie sensuelle de la perception, en déplaçant l’objet du récit – « qu’y a-t-il d’autre à voir » –, alors que nous nous interrogeons sur les actions mystérieuses du film, vers un suspens affectif qui nous pousse à nous demander « qu’y a-t-il d’autre à voir ici », en ajustant les contraintes normatives de la perception[3]. Par exemple, la première scène du film nous amène à regarder directement le soleil à travers un point de vue immergé qui tord la lumière de manière protectrice en une perspective étrangement inhumaine (Fig. 5). Dans un dossier de la revue GLQ dédié au thème du « queer inhumanism », José Esteban Muñoz décrit la force déconcertante de telles perspectives :

La pensée queer consiste en grande partie à lancer une image des modes de relationnalité complexes qui persistent dans le monde, malgré les démarcations stratifiées et les taxonomies de l’être, des classifications qui sont déterminées par le cloisonnement de la particularité et par le dénigrement de toute idée exhaustive du commun et de la mise en commun. À l’intérieur de la catégorie de la connectivité intraspécifique humaine, nous sentons la force qui formate des stratifications asymétriques tant au sein de l’humanité qu’en dehors. Le projet de pensée incommensurable de l’inhumanité est l’active autoharmonisation de la vie comme correspondance mélangée, collision, entrelacement et accord entre personnes et objets, choses, formations et regroupements non humains.

Muñoz 2015, 210, notre traduction

Figure 5

Évolution (Lucile Hadžihalilović, 2015).

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Une dense perspective écologique est le principal moyen déployé à travers le film par Hadžihalilović pour adopter un regard critique sur ce qui est normalement aveuglant. Une telle modalité perceptive relève de la diffraction, ce qu’Eva Hayward, en s’appuyant sur Donna Haraway dans le contexte du milieu immersif de l’aquarium, décrit comme « une métaphore optique pour l’effort de faire une différence dans le monde ». La diffraction est une technique affective de rencontre queer :

La diffraction, en revenant à ses racines étymologiques, est l’action de s’éloigner, ou l’état d’être éloigné, d’une ligne droite ou d’un chemin habituel : la flexion d’un rayon de soleil, au bord d’un corps, en une ombre géométrique ; la modification de la forme d’un mot pour exprimer les différentes relations grammaticales dans lesquelles il peut rentrer. Diffracter revient à mettre inquiétudes, entités, relations et actions en mouvement. Mais, comme tout verbe, diffracter est attaché à des conséquences, des responsabilités et des possibilités.

Hayward 2012, 182, notre traduction

Dans Évolution, la vision diffractive, dans toute sa beauté, change les corps. Les ombres et la lumière se déplacent ensemble pour créer des formes ambigües, tandis que les organismes aquatiques se meuvent langoureusement, tel du corail. Ce seuil (threshold) est aussi une surface intensive, tremblant dans l’effort de conserver sa forme. Le contour indistinct du corps d’un garçon – Nicolas – apparaît au centre de l’image, suspendu. Quand il plonge sous la surface, il trouve, dans un plan bref, le corps d’un jeune garçon noyé avec une étoile de mer sur le ventre. Quand il refait surface, le film transporte avec lui l’écho de cette rencontre : une vision diffractive qui redirige le danger, et une acoustique aquatique étouffée qui limite la communication en faveur d’une attention écologique portée aux environnements acoustiques des sens.

Dans Full Surrogacy Now: Feminism against Family, Sophie Lewis conclut son exploration queer et féministe de la théorie « gestation-travail » en proposant l’approche « amniotechnique » comme stratégie queer et féministe pour une mise en commun non possessive de la reproduction. Étirant l’imaginaire écologique de la gestation vers une image qui capture le plein potentiel de l’horreur queer en tant que genre créateur d’univers corporels alternatifs, l’amniotechnique fournit un seuil imaginaire pour un « moment de non-antagonisme envers l’eau, submergé, mais pas noyé ». L’amniotechnique est « l’art de tenir et de prendre soin, même en étant taillé en pièces, tout en étant tenu » (2019, 163, notre traduction). Dans son exploration des technologies de procréation, Évolution revient par deux fois à un moment archivé, durant lequel on assiste à un rituel collectif répété : une salle remplie de femmes, infirmières et docteures, regardant un écran montrant une césarienne (Fig. 6). Leurs visages sont illuminés par l’écran, leurs corps sont immobiles et contrôlés, et leurs expressions sont impénétrables. L’échec même à paraître touchées de manière visible et ouvertement émotionnelle empreint la scène d’une puissante ambigüité affective, affaiblissant l’uniformité apparente de la vision présentée par ces femmes quasi identiques. Le second visionnement de la vidéo inclut un subtil commentaire audio pendant qu’un couteau entaille le ventre drapé, exposé à l’écran avec des sons de corde, échantillonnés et ralentis, provenant d’un slasher ; la mauvaise mère de Psycho, corporellement contagieuse, n’est jamais loin. Le but de ces visionnements n’est pas clair : s’agit-il de vidéos d’entrainement pour les femmes en matière de techniques médicales « DIY » qu’elles essayent d’adapter à de nouveaux corps ? S’agit-il de rappels idéologiques de l’un des mécanismes les plus disciplinaires de la reproduction normative, soit le contrôle chirurgical qui place le corps en gestation à la merci de l’emploi du temps d’un médecin[4] ? Dans un cas comme dans l’autre, la scène nous rappelle que la « transbiologie consiste en grande partie à de la rétro-ingénierie ou de l’ingénierie transversale » (Franklin 2006, 179, notre traduction). Pendant que les femmes retournent cette violence sur des corps marqués comme masculins, guidant des créatures humanoïdes dans et en dehors des corps des garçons à travers des césariennes, la séquence cinématographique qui nous permet d’en être témoins nous sensibilise au travail du regard. En effet, au-delà du récit, la scène oblige de façon extensive à nous demander comment nous pouvons rester « avec la violence de la gestation, plutôt que la priver de notre affection […] non pas parce que la violence est d’une certaine manière naturelle, mais précisément parce qu’elle n’a pas de raison d’être » (Lewis 2019, 139, notre traduction).

Figure 6

Évolution (Lucile Hadžihalilović, 2015).

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Évolution rend la reproduction queer à travers une épistémologie du danger social et naturel incarné par une mise en scène non inversée du risque gestationnel. Alors que le film renverse la binarité de genre attachée à la reproduction, et pourrait être catalogué dans la longue tradition des médias de la grossesse masculine, la diffraction hétérochronique produite par la différence d’âge (femmes et garçons) dérange la facilité spéculative de ce changement. Après la découverte du garçon mort, Nicolas, en courant, rentre chez lui, près de sa mère, et lui raconte. Peu de temps après, celle-ci apparaît dans sa chambre avec un ignoble bol d’algues cuites et une petite teinture, qu’elle mesure et lui administre, répétant manifestement une routine familière, ne jouant que la première parmi une longue série de scènes du film dans lesquelles l’acte de voir est corrigé et puni par une intervention médicale. Il demande : « Pourquoi je suis malade ? » Elle répond : « Parce ce que tu arrives à un âge où ton corps se transforme et s’affaiblit », exposant ainsi le changement du corps au fil du temps comme étant lui-même une vulnérabilité, car comme le danger de la gestation, l’adolescence constitue un moment durant lequel on devient « Autre » par rapport à soi-même. Gabrielle Owens remarque que :

Les perspectives queers et trans font pression sur la narrativité développementale de l’adolescence, parlant plutôt de l’enfant queer pouvant grandir (Stockton 2009), ou de la réorganisation, voire du rejet, de la séquence développementale elle-même (Halberstam 2005), ou encore du potentiel libérateur de nommer le soi à tout moment dans la séquence prescrite (Bornstein 1995, 2006). L’incarnation trans perturbe et dénaturalise la narrativité développementale de l’adolescence, la montrant pour ce qu’elle est : parfois une histoire que l’on nous a racontée, et parfois une histoire que l’on a écrite nous-mêmes.

Owens 2014, 23, notre traduction

La question de Nicolas arrive dans un moment de suspense narratif situé entre sa découverte du garçon noyé et la plongée de sa mère dans les mêmes eaux, desquelles elle émerge avec seulement l’étoile de mer en main. « Il n’y a jamais eu d’enfant noyé », lui dit-elle. Il s’agit en fait de gaslighting ; peu de temps après, durant la nuit, elle apparaît, sortant de l’eau, portant un torse emballé, de la taille d’un enfant. Ce qui est perturbant dans le suspense du film d’Hadžihalilović, c’est que les secrets ne sont pas simplement révélés : une forme de suspense mène à un autre suspense ontologique soutenu de coordonnées normatives, laissant la porte ouverte à l’intervalle entre les histoires qui nous sont racontées et les histoires de notre propre fabrication. La forme devient approximative et dynamique, plutôt que simplement documentaire et classificatoire, trouvant écho dans la pratique répétée des dessins de Nicolas, codifiée tout au long du film comme mémoire et résistance.

En pensant le féminisme contre la famille, Lewis demande de manière provocatrice : « Comment pourrions-nous collaborer avec les enfants pour abolir l’âge adulte ? », ajoutant à la proposition de la féministe Shulamith Firestone (1970) que les liens naturels de parenté et la reproduction corporelle sont abandonnés au profit de la procréation médicalement assistée et de formes collectives et (dé)possessives d’élever des enfants. Lewis n’est pas la seule critique à remarquer que le « A » de ART (l’acronyme de « assisted reproductive technologies ») est souvent interprété comme « artificielle » au lieu d’« assistée ». À quoi une telle collaboration ressemblerait-elle ? Dans sa microfilmographie de deux longs métrages, Hadžihalilović revisite l’adolescence : dans Évolution, comme avec les jeunes filles d’Innocence (2004), elle construit une esthétique onirique autour du regard de l’enfant. La collaboration ne se débarrasse pas de la responsabilité ni du care, mais les redistribue à travers les corps et les décisions. Gill-Peterson, à la fin de Histories of the Transgender Child (2018), livre dans lequel elle fait état de la violence médicale envers les enfants trans et intersexes ainsi que de leur résistance créative, offre comme possible réponse : « écouter les enfants eux-mêmes » (198). Gill-Peterson identifie l’adolescence comme un site particulier de luttes contre les biopolitiques de l’incarnation trans, une vision partagée dans le domaine de façon plus générale, et exploitée dans le film d’Hadžihalilović. En effet, l’horreur du film trouve écho dans l’idée que « le biopouvoir régule et discipline les phénomènes trans […] en les situant à l’âge présumé malléable de l’adolescence, au cours duquel l’intervention étatique apparaît naturelle et nécessaire d’un point de vue développemental » (Owens 2014, 23, notre traduction). Toutefois, Évolution ne suggère pas simplement que l’adolescence est un problème du fait qu’il est un moment d’autonomie insuffisante. Le film revisite plutôt continuellement le problème du « comment vivre ensemble » à travers les corps, et il le fait en partie par la mise en scène d’une forme ambigüe : l’acoustique aquatique d’Évolution s’y essaye non pas à travers la volonté investigatrice de l’enfant en tant que personne, mais en amplifiant et en ralentissant sa propre sensation de soi. Le film d’horreur utilise une éthique de l’écoute par une esthétique queer, à la place de rhétoriques cinématographiques normatives qui jouent au ventriloque avec l’« enfant », de l’état fétus à celui d’adolescent. Une telle perturbation est requise, et non simplement sémantique ou superficielle, parce que la rhétorique est constructrice d’univers (Lewis 2019, 145). C’est le suspense contenu dans le film d’Hadžihalilović, à travers l’esthétique, le rythme et l’affect, bien plus que le récit qui, finalement, nous renvoie sur les rives du familier.

Signal et symbole

L’expression de l’horreur biotechnologique autour de la reproduction mélange l’affectif et le diagnostic, mais les femmes, personnes non binaires, queers et autres personnes marginalisées savent déjà que le monde est foutu, horrible, dangereux et épuisant. Comment les mécanismes de diagnostic de l’horreur peuvent-ils servir à quelque chose de plus qu’une simple confirmation de ces coordonnées brutales de l’existence ? Quel type de mouvement est l’affect de l’horreur queer ? La force subversive d’Évolution met en évidence les conditions normatives de l’hétérosexisme, du patriarcat, du capitalisme et des féminismes qui excluent les personnes trans et qui soutiennent la violence de la hiérarchie imposée par la bicatégorisation des genres. L’horreur est un endroit dans lequel les indifférences structurelles de la médecine peuvent être explorées, dans lequel la normalisation de la douleur des femmes dans l’hétérosexualité et la reproduction est rendue tangible, et où « l’invisibilisation » des douleurs de gestation non binaires ou masculines peut apparaître dans le champ de la perception. Même les films d’horreur misogynes tendent généralement à cerner les biais et les violences de la profession médicale envers les femmes et les individus qui ne correspondent pas aux normes de genre.

Évolution imagine différemment la question de l’ectogenèse – les bébés-éprouvettes, ou la reproduction à l’extérieur du ventre – en inversant assez littéralement le corps reproducteur dans un environnement construit qui capture et amortit le caractère sauvage et affectif de la mer entourant l’île et ses capacités corporelles transformatives. Dans la pensée queer et féministe, l’ectogenèse est généralement comprise dans une opposition binaire : une usurpation masculine de la reproduction chez la femme ; une technologie féministe de libération potentielle ; une extension de la capacité à se reproduire. The Dialectic of Sex (1970) de Firestone déclare la gestation mécanisée comme fondamentale pour l’abolition de la hiérarchie des genres. Pour elle, l’iniquité est enracinée dans le fait que le fardeau entier de la reproduction de l’espèce est placé sur les corps marqués femmes, et qu’aucune mesure « bouche-trou », comme la garderie universelle, ne pourrait jamais aller assez loin pour corriger ce fait. Elle conclut son manifeste de révolution féministe avec un chapitre sur l’écologie, situant un moment de crise (l’obsession de l’« explosion » de la population dans les années 1970) à côté du fait historique nouveau que la technologie de pointe a rendu possible un contrôle total de l’écologie de la reproduction humaine. Une révolution féministe nécessite d’externaliser tout le travail biologique de reproduction et d’éducation des enfants vers les machines et, plus tard, vers des collectifs, en envisageant un monde dans lequel des ventres ou placentas artificiels libéreraient les femmes de leur condition d’otage du travail physique de la reproduction de l’espèce. De nouvelles formes relationnelles redistribueraient alors le travail de la reproduction sociale, corrigeant la « condition biologique » du patriarcat. Dans ses revendications spéculatives à propos de la valeur de l’ectogenèse, elle exprime de manière répétée, comme le fait Halberstam, le danger que représente la transbiologie dans des conditions où le progrès technologique est seulement autorisé pour servir la normativité.

Évolution rassemble ses natures/cultures reproductrices entre les corps codifiés comme masculins et les technologies de procréation assistée, comme les cuves de gestation, l’hormonothérapie et les médicaments, de même que les opérations d’implantation et d’extraction, ainsi qu’une bonne dose de quelque chose qui ressemble à de la sorcellerie. À travers ces outils, l’aspect queer de l’expérience de l’accouchement, laquelle n’est ni naturelle ni technologique, est rendu apparent en ne refusant pas de voir « la naturalisation opérant déjà dans la biogénétique ordinaire » (Lewis 2019, 51, notre traduction). Comment les mouvements queers d’Évolution cherchent-ils à désapprendre l’accouchement de gestation compris comme l’« apogée de l’aliénation » au service d’une sociabilité renouvelée (16, notre traduction) ?

Une partie de la promesse offerte par les ventres artificiels est qu’ils permettraient aux femmes de se reproduire comme le font les hommes, et ce, sans transformer leurs corps en incubateurs et sans le besoin de prendre congé pour des complications liées à la grossesse. Cependant, le cinéma et les autres formes de l’horreur de reproduction cachent généralement le véritable travail de reproduction – qui, depuis longtemps, retombe de manière disproportionnée sur les femmes de couleur, que ce soit au travers du viol et du vol d’enfants comme techniques essentielles de l’esclavage – ou l’invention de la gynécologie. Si Évolution explore un exil social séparatiste et féministe qui cherche à exploiter la seule ressource technologique disponible – les corps plastiques de garçons préadolescents –, il le fait de manière spectaculaire, avec la blanchité d’une approche extractiviste de la reproduction. À l’intérieur du contexte séparatiste, la monstruosité est redistribuée et tenue en suspens, et l’horreur ne parvient pas à s’installer dans un seul corps. À la place, les contours écologiques de la violence médicalisée, qui cherchent à capturer et contenir, touchent chaque aspect de la vie ; pendant qu’Évolution reprend plusieurs fils conducteurs des points de vue féministes sur l’ectogenèse, en tant que film, son point de vue sur la violence sociale du dimorphisme sexuel rigide et genré est moins clair. Dans un entretien[5], Hadžihalilović déclarait : « Je ne suis pas sûre qu’Évolution porte vraiment sur les garçons. Je voulais juste raconter une histoire sur la maternité et la grossesse, et j’ai pensé que celles-ci apparaîtraient beaucoup plus étranges et perturbantes si elles arrivaient à un garçon. Quand j’avais 10 ans, je ne voyais pas de grande différence entre le fait d’être une fille ou un garçon de toute façon. » Elle poursuit : « Étrangement, les corps des garçons semblent être beaucoup moins tabous que ceux des filles au cinéma. Si, à leur place, on avait mis des petites filles sur les tables d’opération, peut-être cela aurait-il été plus choquant. » Cette déclaration controversée néglige la banalité omniprésente d’images violentes et sexualisées de filles sur les écrans. Mais la binarité genrée du film ne renverse pas seulement les normes du préjudice et de l’horreur. Il met en scène, peut-être malgré lui, la binarité comme le site de la violence. Dans son amniotechnique, le seuil établit le care dont on a besoin non pas pour occuper un entre-deux, mais pour rediriger la violence vers de nouveaux modes de relation.

Dans l’homogénéité des aspects inquiétants des femmes adultes blanches qui dirigent l’écologie intime de l’île, on ne peut s’empêcher de voir la violence de l’exclusion historique et contemporaine, ainsi que la haine dirigée vers les corps marqués comme « autres » au nom de la vulnérabilité des femmes par les TERF (trans-exclusionary radical feminist, les féministes radicales qui excluent les personnes trans) et par la longue histoire portant sur la façon dont le langage de l’autosuffisance et du contrôle repose sur la subordination et l’exclusion d’autres corps, marqués comme différents et ainsi contenus, et cela, même si chaque violence exercée par les femmes est lisible comme une violence quotidienne faite aux corps marqués « femmes » sous l’hétéropatriarcat. L’utopie hantée d’Évolution résonne avec la rhétorique séparatiste dénonçant la violation des espaces, des privilèges et des blessures par les hommes et femmes trans. En cartographiant la spectacularisation des préoccupations liées à la marchandisation des ventres artificiels, Lewis affirme que nous pouvons manquer les violences plus quotidiennes de l’exclusion sociale. La vision diffractive d’Évolution courbe le temps vers une perception plus lente de telles formes d’horreurs endémiques.

Nicolas exerce le rôle de figure qui concentre l’attention, mais sa perspective subjective reste en tension avec les rythmes diffractifs et écologiques qui travaillent contre son entrée en autonomie et conscience. L’inversion effectuée par Hadžihalilović ne fait pas effectivement du garçon blanc une victime héroïque, mais accuse une culture visuelle tout entière. Évolution traite d’une crise écologique du visuel, à travers même cette crise. Comme c’est le cas pour beaucoup de films à suspense, notre personnage principal est fréquemment confus par ce qu’il voit, et le contexte affectif change de manière répétée autour des questions de vision incertaine. Une des scènes clés pour le comprendre est la séquence de formation à la technique de la césarienne décrite ci-dessus. De même, d’autres images génèrent cette fluctuation, déstabilisant les coordonnées orientées de l’hétéronormativité, la reproduction et toutes les relations – sexuelles, sociales, familiales et temporelles – qu’elle entretient. Une nuit, Nicolas sort en cachette de la maison pour espionner les activités de sa mère. Il tombe sur une scène qui nuance sa perception cachée et sa vision diffractive : un groupe de femmes nues se tortillant dans les eaux peu profondes où la mer rencontre le rivage. La bande-son rejoue le bruit de gargouillis visqueux, précédemment entendu quand Nicolas tripotait le corps d’un crustacé décomposé (Fig. 7), avec une cascade sonore faite de soupirs et de gémissements sensuels.

Les femmes forment un corps commun et mutable, qui ressemble aux visions fantasmagoriques d’orgies collectives de sorcières (Fig. 8), et finalement on s’aperçoit qu’elles serrent contre elles des petits corps humanoïdes. La mise au point des images va et vient dans une vision haptique qui dérange leur forme et leur sens. Sur le seuil que représentent les eaux peu profondes, les caresses se répandent entre care et excès sensuel. La mise au point changeante lie explicitement cette image à la vision médiatique pour laquelle les conditions de perception sont ouvertes. La lubricité et le plaisir sont confondus, faisant le lien avec la scène suivante où Nicolas espionne sa mère dans la douche – un autre remix de l’écologie du slasher et, en particulier, de la confusion des regards sexualisés et genrés de Psycho (Fig. 9). Sa position, en tant que victime vulnérable qui cherche des réponses, glisse trop facilement vers le cliché binaire du male gaze, même quand on remarque les mutations monstrueuses de ce qui apparaît comme des ventouses le long de son dos. L’identification est contrecarrée de manière queer par ces changements affectifs qui constituent les formes relationnelles de l’horreur. Que peut bien offrir Évolution comme alternative dans ce monde où l’axe normatif est déplacé ?

Figure 7

Évolution (Lucile Hadžihalilović, 2015).

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Figure 8

Évolution (Lucile Hadžihalilović, 2015).

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Figure 9

Évolution (Lucile Hadžihalilović, 2015).

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La lecture des images transbiologiques du film m’amène à avoir recours à l’étude de l’évaluation de la plasticité des enfants trans de Gill-Peterson comme moyen pour traverser la politique complexe et troublante du film, lequel met en scène l’horreur violente des interventions médicales et la perversion du besoin d’autonomie corporelle des femmes, aux côtés d’une sensualité écologique et d’une sensibilité qui refuse de simplement caractériser l’autonomie comme une forme corporelle fixe et fermée sur elle-même. De manière répétée, le film nous offre des images de modifications technologiques du corps, par hormones et par opérations. Ici, l’horreur provient du fait qu’elles soient imposées, ce qui limite le potentiel du care, plutôt que de la mutabilité, ou technicité originelle, de la chair même. Le film d’Hadžihalilović se termine en nous renvoyant sur les rives de notre monde actuel, et s’il ne va pas jusqu’à proposer une alternative viable, il revendique le terrain visuel et affectif de la critique. Dans les reproductions queers du film se trouve l’écho de la déclaration de Lewis : « Il ne peut y avoir de pensée utopique sur la reproduction qui n’implique de découpler la gestation de la binarité de genre » (2019, 22, notre traduction).

L’écologie aquatique d’Évolution fait de la mutabilité corporelle une catégorie principale d’expérience et d’analyse, mais en rendant les cadres environnementaux palpables, il l’associe aux relations plutôt que de l’isoler dans l’identité. Dans son travail sur l’histoire des enfants trans, Gill-Peterson évalue une forme de mutabilité, de plasticité, pour son potentiel politique et comme le moteur, ou ce qu’elle nomme une « force biologique abstraite », de nombreuses expérimentations sur et avec la notion de trans embodiment. La valorisation de la plasticité est inséparable de la racisation hiérarchisée, laquelle codifie la blanchité comme étant autant plastique qu’orientée vers le futur et méritant des soins, alors que les corps non blancs sont perçus comme immuables et même, comme ne nécessitant pas de soins. « Les enfants sont devenu·e·s l’incarnation et l’étiologie de la plasticité du sexe comme une forme abstraite de la blanchité, la capacité à prendre de nouvelles formes et d’être transformé·e par des opérations médicales scientifiques tôt dans la vie » (2018, 5, notre traduction). La plasticité devient le site pour le travail de contrôle dans lequel les adultes échouent absolument à collaborer. Gill-Peterson rejette finalement l’efficacité politique de la plasticité comme une force émancipatrice pour les enfants trans, en concluant :

Plutôt que de réclamer une politique affirmative de la plasticité de l’enfance qui soit alignée avec l’autodétermination de genre, ce qui est honnêtement difficile à imaginer, j’appelle plutôt à confronter les limites de la plasticité dans sa tendance disruptive à refuser et désobéir à la fois à la médecine et aux auspices de la subjectivité rationnelle, car cela devrait nous amener à questionner pourquoi on continue à focaliser notre questionnement du genre sur les enfants trans plutôt que sur le système de genre binaire et d’incarnation cisgenre. La plasticité est un bon exemple de la manière dont, dans ce que Rebekah Sheldon nomme « le capitalisme somatique », l’extraction de la valeur dans la biologie des enfants rencontre sa propre limite face à la menace du « retrait de la vie », un animisme fugitif activé au point où le trop-plein de vie bascule en une force rebelle et inhumaine.

Gill-Peterson 2018, 202, notre traduction

Je veux être claire, en mobilisant ce travail, qu’Évolution n’est pas un récit d’enfance trans ou intersexe. Toutefois, sa diffraction des coordonnées binaires de genre se déroulant tout au long des transformations de gestation pose la question de la manière dont nous pourrions étendre les perspectives de la théorie transgenre vers des rejets révolutionnaires de la violente imposition de la bicatégorisation de genre elle-même, tout en faisant attention aux sensibles transformations des corps dans le temps.

Un document de l’organisation gouvernementale canadienne Horizons de politiques Canada (2018) identifie une « préparation à un vaste continuum des genres » comme un des « défis de demain », suggérant que :

Tandis que les modifications biologiques et la biologie synthétique seront perfectionnées, les gens réussiront à effectuer une transition rapide, peu invasive, et relativement indolore vers le genre auquel ils jugent appartenir. Sans les restrictions des normes de genre binaires, il serait possible de connaître un avenir où les créations de genres non binaires seront accompagnées d’une physiologie augmentée, et où les personnes qui le choisissent pourront prendre des « congés sabbatiques de genre » afin de découvrir de nouvelles perspectives grâce aux expériences immédiates[6].

Une telle proposition reflète le langage de la plasticité comme une commodité moderne avec peu de conséquences, mais aussi comme une rupture avec le véritable travail d’être un corps (le langage du « sabbatique »). L’étrange cadre de ce récit consumériste du genre, accompagné de physiologie augmentée, révèle l’imbrication critique entre la normativité de la bicatégorisation de genre et le travail. Il reflète également une négligence qui marque, pour Gill-Peterson, les limites de la plasticité comme système intrinsèquement libérateur pour les vies trans, même si

cadrer les enfants trans dans un discours de la plasticité était un pari risqué pour la science médicale étant donné que la plasticité incarnée elle-même, malgré son ostensible domestication au travers de sa racialisation en tant que blanchité, maintenait une autonomie certaine, menaçant encore aujourd’hui les modèles normatifs de la binarité de sexe et de genre, ainsi que la technique médicale […] La plasticité, force invisible dans le corps de l’enfant trans, semblait toujours maintenir pour elle-même une certaine agentivité matérielle, partiellement indifférente ou insensible à la rationalité scientifique.

Gill-Peterson 2018, 4-5, notre traduction

La plasticité à l’oeuvre peut stimuler ce pouvoir autonome, relatif à ce que Gill-Peterson décrit comme une technicité trans de « la vie se touchant elle-même » (2014, 406, notre traduction). Évolution met en scène une écologie haptique de façon sensationnelle, dans laquelle le corps menacé se détache dans un rythme différent et selon des forces d’altération émergentes qui suggèrent tant la violence de la plasticité forcée et médicalisée que l’horizon de la technicité originaire du corps. Le film exploite le tournant de l’adolescence et ses liens avec la reproduction gestationnelle, attribuée de manière normative aux filles, mais ici littéralement rattachée aux garçons, pour mettre en scène l’« horreur » génératrice de la technicité originaire du corps. La technicité en tant que « l’intermédiaire entre la forme et la matière » exprime

la capacité d’un corps vivant à aller au-delà de soi et à revenir au travers de la technique. Ce devenir matériel implique aussi la possibilité de l’échec créatif : s’excéder lui-même et dévier de manière inattendue. Le corps sous thérapie hormonale ne peut être séparé dans sa nature des autres êtres vivants et dévalués comme étant impure, puisqu’il ne s’agit pas d’un autre type de technicité qu’un corps cisgenre, même si leurs devenirs respectifs sont radicalement distincts.

Gill-Peterson 2014, 409, notre traduction

Les théoricien·ne·s queers, transgenres et féministes spécialisé·e·s en théories critiques de la race ont lutté contre une analyse biopolitique qui, méthodologiquement, réplique l’exclusion entre les corps qui prospèrent et ceux condamnés à mort, sans réussir à voir la force « capacitante » de la survie elle-même, une persistance et insistance de la chair qui dépasse toute incarnation singulière et fermée pour se loger dans l’espace de « la vie qui se touche elle-même » (life touching itself). En tant que féministe, ce que je lis dans le travail d’Hadžihalilović n’est pas le fantasme séparatiste, ni un joyeux renversement de la violence de la bicatégorisation de genre, mais plutôt une nouvelle vision sur le potentiel du geste de solidarité à travers l’incertitude, l’incarnation ambigüe et le manque de maîtrise de soi.

Évolution se termine avec l’enfant exclu de l’île dans une scène finale qui hésite entre rejet et salut. Cette fin, qui renvoie le garçon modifié dans la société normative, évoque de manière explicite un sentiment de durabilité à cause des incarnations intensives que le film a présentées comme terrifiantes, exaltantes, épuisantes et violentes : la créativité vertigineuse de la vie elle-même. L’utopie séparatiste ratée du film résonne dans l’ouverture de ce « et maintenant ? ». À la fin, l’horreur de l’incarnation autonome masculine repliée sur elle-même peut être aussi épouvantable et invivable que les violentes expérimentations des femmes. En tant que film de révolution féministe, Évolution ne nous offre pas de vision alternative, utopique, mais souligne radicalement l’impossible durabilité de la force normative du garçon blanc, comme une impasse pour l’avenir et le maintien d’un séparatisme binaire qui s’appuie sur la violence. La redistribution de la gestation et le travail de reproduction sont des moyens par lesquels Évolution, comme film de genre corporel, anime notre horreur envers la pauvreté relationnelle de l’exploitation, la suprématie blanche, la misogynie et la bicatégorisation de genre. Lewis écrit que la demande pour « la maternité de substitution complète est animée par la haine de l’incitation capitaliste en faveur de modalités propriétaristes et dyadiques de “faire famille”, qui s’accompagne d’une privation intentionnelle envers des modalités plus queers et empreintes de camaraderie » (2019, 22, notre traduction). Les techniques étendues de maternité de substitution d’Évolution, sa déhiérarchisation queer du lien « naturel » entre l’enfant et la mère à travers une froideur radicale qui se change en sensualité perverse et en mutabilité corporelle, mobilisent les affects de l’horreur comme un mouvement queer de seuillage amniotechnique.