Corps de l’article

1. Introduction et problématique

Alors que les chercheur⋅se⋅s s’accordent à dire que l’histoire orale et le récit qui en découle peuvent initier les élèves aux modes de pensée de l’histoire (Fink, 2014b ; Heimberg, 2004 ; Jadoulle, 2015 ; Moisan, 2014), le Programme de formation de l’école québécoise pour le primaire (Québec, 2001) ne semble pas prioriser les enquêtes de terrain menées par des élèves. Ainsi, bien que l’histoire orale commence à solliciter l’attention des chercheur⋅se⋅s (Foisy et High, 2015), elle demeure très peu utilisée dans l’enseignement de l’univers social au Québec.

Nous avons donc entrepris de créer un dispositif didactique, destiné à des élèves de quatrième, cinquième et sixième année du primaire, qui les amène à pratiquer l’histoire orale, puis à mettre les informations collectées en récit. Nos objectifs ont consisté à documenter la mise en oeuvre de ce dispositif ainsi que certains apprentissages réalisés par les élèves, tout comme leur motivation dans le projet et leur intérêt pour l’histoire étudiée à travers leur histoire familiale.

Dans cette section introductive, nous présentons notre problématique qui concerne la place des ressources du milieu dans l’enseignement de l’univers social au primaire, puis nous évoquons succinctement la manière d’enseigner l’univers social dans la perspective de la pédagogie Montessori, ayant en vue que l’expérience qui fait l’objet de cet article s’est déroulée dans une école alternative de ce type. Nous poursuivons, classiquement, en présentant notre cadre théorique ainsi que le déroulement du projet « Partageons l’histoire ». Nous terminerons en présentant et discutant les résultats préliminaires qui peuvent être dégagés de cette expérience.

1.1 L’enseignement de l’univers social au primaire

Depuis la réforme de 2001, l’histoire, la géographie et l’éducation à la citoyenneté sont regroupés dans le domaine dit de l’univers social.

Au premier cycle, la compétence « construire sa représentation de l’espace, du temps et de la société » permet aux élèves de se situer dans leur milieu. Cependant, l’univers social ne bénéficiant pas d’une plage horaire au premier cycle, cette compétence est davantage travaillée dans le cadre de l’enseignement du français.

Au deuxième cycle comme au troisième, le programme d’univers social s’étend sur plus de 500 ans d’histoire, étudiés sous l’angle de huit réalités sociales (la société iroquoienne, la société algonquienne, la société des Incas, la société canadienne-française, la société anglo-américaine, la société canadienne des Prairies et de l’Ouest, la société québécoise et la société inuitienne, auxquelles réalités s’ajoute une société dite non démocratique), et par l’entremise de trois compétences disciplinaires. La première compétence, « lire l’organisation d’une société sur son territoire », permet de comprendre l’organisation d’une société à un moment donné de l’histoire : il s’agit de faire le portrait de cette société, de la caractériser, d’établir des éléments de continuité avec le présent, etc. La deuxième compétence demande à l’élève d’« interpréter le changement dans une société et sur son territoire », ce qui implique la comparaison d’une même société à deux moments différents, afin de saisir les changements et les continuités et de les expliquer en termes de cause et conséquence. Enfin, la troisième compétence, « s’ouvrir à la diversité des sociétés et de leur territoire », consiste à comparer deux sociétés à une même époque, afin de relever les similitudes et les différences.

Pour développer ces compétences, le programme prescrit, entre autres, l’analyse de « documents écrits, visuels ou médiatiques variés » (Québec, 2001, p. 172, 174, 176). Abondamment utilisées en classe d’univers social principalement à partir du matériel pédagogique (manuels, cahiers d’apprentissage), ces sources premières ou secondes ne contribuent, le plus souvent, qu’à valider des savoirs historiques (Lefrançois et Éthier, 2010 ; Meunier et Bélanger, 2014), à les légitimer (Moisan, 2011) ou, plus rarement, à développer les principales facettes de la pensée historienne (Seixas et Morton, 2013). Il en résulte le plus souvent des activités où l’élève est mis⋅e en posture de récepteur⋅rice, voire de découvreur⋅se actif⋅ive, d’un sens qui « émane des documents » et qui peut être saisi par la lecture (Martineau, 2010, p. 206), en faisant abstraction du fait que le sens est produit par le travail intellectuel de la·du lecteur·rice (Adorno, 1989). À notre connaissance, peu de recherches (Bishop, 2007 ; Daunay, 2007 ; Delcambre, 2007) prennent en considération cette contribution de la⋅du lecteur⋅rice à la production du sens, y compris lorsque certains documents, particulièrement les artefacts ou documents iconographiques, interpellent les élèves sur le plan affectif. Pour certains auteur⋅e⋅s (Chabanne, 2017 ; Larouche, 2014 ; Stan, Zarié et Vallée-Longpré, 2019), cette dimension affective est pourtant le gage d’une maitrise à plus long terme des connaissances par les élèves, et ce, par le fait des émotions qu’elles⋅ils auront ressenties en contact direct avec ces types de traces du passé.

Si l’usage de documents est prescrit par le programme, les enquêtes sur le terrain, qu’elles soient de nature géographique (par exemple, observer des éléments d’un paysage) ou historique (particulièrement le recours à l’histoire orale), ne sont évoquées que très rapidement par les auteur⋅e⋅s du programme qui mentionnent la possibilité pour l’enseignant⋅e de recourir à des « ressources du milieu » (Québec, 2001, p. 172, 174, 176). Celles-ci comprennent la visite d’un musée, d’un site historique, d’un monument, d’un lieu de mémoire ou d’un centre d’archives ; l’exploration du milieu urbain ou rural, la rencontre avec un⋅e expert⋅e ou une personne-ressource comme un⋅e historien⋅ne et la récolte de témoignages oraux (Moisan, 2014). Et, par leur nature même, les manuels, qui exercent un effet important sur les pratiques d’enseignement (Lebrun, 2014), offrent principalement des ressources de nature documentaire. De ce fait, les enseignant⋅e⋅s et les chercheur⋅se⋅s qui s’aventurent sur le terrain avec des élèves du primaire (Larouche, 2014 ; Poyet, 2016) sortent encore souvent des sentiers battus. Pourtant, dans d’autres programmes canadiens, comme dans celui de l’Ontario, les études sur le terrain sont davantage mises de l’avant (Ontario, 2013, p. 69). Ainsi, dès la première année, le curriculum de l’Ontario recommande d’« utiliser le processus d’enquête pour explorer des traditions dans sa famille et sa communauté, aujourd’hui et autrefois » (p. 80), afin d’expliquer « pourquoi il est important de comprendre l’histoire de sa famille » (p. 80).

À la lumière de ces constats, il se dégage le fait qu’au Québec, le travail de documentation des élèves se réduit à l’étude de sources premières ou, plus fréquemment, secondes de nature écrite ou visuelle, analysées généralement en classe. Les élèves ont peu d’occasions de faire elles⋅eux-mêmes une collecte de données sur le terrain, notamment à travers des enquêtes orales qui les sollicitent également sur le plan affectif. Or, de même que la dimension affective qui est suscitée par la rencontre avec des artefacts et des documents iconographiques peut être le vecteur d’une maitrise plus pérenne et plus assurée des connaissances (Chabanne, 2017 ; Larouche, 2014 ; Stan, Zarié et Vallée-Longpré, 2019), nous pouvons nous interroger dans quelle mesure la pratique de l’histoire orale et l’engagement affectif, qui vont de pair, ne seraient pas aussi le gage d’apprentissages plus robustes et/ou d’un intérêt plus vif des élèves pour l’histoire scolaire.

1.2 L’enseignement de l’univers social et la pédagogie Montessori

Même si toutes les écoles de type Montessori sont tenues de parcourir et d’enseigner selon le Programme de formation de l’école québécoise (Québec, 2001), elles privilégient d’autres façons d’explorer l’histoire, la géographie et l’éducation à la citoyenneté que ce qui est prescrit par le ministère de l’Éducation. Cela est dû au fait que la pédagogie Montessori est basée sur ce que Maria Montessori appelait une « éducation cosmique » (Poussin, 2017), en référence au mot grec kosmos, qui signifie monde. Il s’agit, dès neuf ans, d’offrir à l’enfant une éducation dite universelle au sens où elle entend l’inclure dans sa société, dans l’histoire de sa planète, de son pays, de sa langue et des chiffres qu’il utilise. Ce projet est supposé répondre à un besoin intellectuel de l’enfant (Aucoin et Berger, 2021). Concrètement, l’enseignement repose sur cinq grandes leçons qui sont données en début d’année. Ces grandes histoires ont comme objectif de susciter la curiosité, l’intérêt et l’émerveillement (Poussin, 2017) :

  1. L’histoire de l’univers : introduction aux notions d’astronomie, de météorologie, de chimie, de physique, de géologie et de géographie ;

  2. L’histoire de l’évolution de la vie : introduction à la biologie, aux habitats, aux animaux, à la vie avant l’humanité (fossiles, évolution, extinction, etc.). Cette leçon donne lieu à l’utilisation d’une ligne du temps sur l’évolution des microorganismes ;

  3. L’histoire de l’évolution des humains : cette leçon donne lieu à l’utilisation d’une ligne du temps sur l’histoire de l’humanité et de certains outils confectionnés par des humains ;

  4. L’histoire de l’écriture ;

  5. L’histoire des nombres.

Ces deux dernières leçons ont pour but d’expliquer aux élèves les besoins auxquels l’écriture et le calcul ont répondu au fil du temps.

Ces grandes histoires sont censées permettre à l’enfant de prendre conscience qu’il fait partie d’un univers plus vaste et plus ancien, où chaque être vivant a un rôle à jouer et dont il doit en préserver l’harmonie et en assurer la durabilité. Elles renvoient donc à l’ambition cosmique qui sous-tend la pédagogie Montessori.

Par ailleurs, dans les écoles Montessori, la pratique des classes multiâges est particulièrement développée dans l’intention d’inculquer aux élèves des attitudes et des valeurs comme l’entraide et le partage (Huard, 2018). Dans le même esprit, les parents et la famille élargie sont appelés à jouer un rôle de premier plan dans l’éducation et l’instruction des élèves. En effet, les parents peuvent s’impliquer de près dans les projets et les devoirs que font leurs enfants, venir régulièrement à l’école et participer aux projets intégrateurs (des projets de longue haleine et interdisciplinaires), aux activités parascolaires, etc. Les liens école-famille-communauté, tellement souhaités dans le système public, sont donc très présents dans ce type d’école.

Comme l’approche Montessori préconise une pédagogie dite active (Vanpee, Godin et Lebrun, 2008), les disciplines ne sont pas abordées l’une à la suite de l’autre, mais plutôt simultanément à partir de projets, comme l’indique le ministère de l’Éducation dans un rapport qui compare le programme des écoles Montessori avec le programme public (Québec, 2004). Ainsi, pour l’année 2020, le projet de fin d’année de l’école Montessori avec laquelle nous avons collaboré fut d’écrire et de jouer une pièce de théâtre à partir de la légende Chasse-galerie. Le projet de l’année 2021 a consisté à écrire l’histoire de son grand-père ou de sa grand-mère.

Dans le cadre de cette expérience, nos objectifs étaient les suivants :

  1. concevoir et mettre en place un dispositif didactique destiné aux élèves de quatrième, cinquième et sixième années du primaire, dans l’intention de les initier à la pratique de l’histoire orale et écrite par l’entretien ;

  2. documenter certains apprentissages que les élèves auront réalisés en univers social et en français par la pratique de la mise en récit, et ce, au regard des compétences et des connaissances déclaratives et procédurales qui figurent au programme ;

  3. documenter leurs motivations et leur implication tout au long du projet, ainsi que l’intérêt des élèves pour l’histoire de leur famille et, plus largement, de la vie à l’époque de leurs grands-parents.

2. Cadre théorique

L’expérience que nous avons conduite repose sur des assises théoriques empruntées à la didactique et à l’épistémologie de l’histoire. Dans les lignes qui suivent, nous évoquons successivement les apports et les modalités de l’histoire orale dans l’étude des réalités sociales et la distinction entre le récit de vie et le récit historien. Ce cadrage théorique nous a permis d’identifier les types d’apprentissages que nous souhaitions documenter, grâce aux diverses traces que nous avons conservées de la recherche exploratoire conduite en classe.

2.1 Les apports et les modalités de l’histoire orale dans l’étude des réalités sociales

L’histoire orale se caractérise par le fait que l’enquêteur⋅rice, que ce soit une historien⋅ne ou un⋅e élève, génère un témoignage oral, qu’elle⋅il traite, c’est-à-dire qu’elle⋅il analyse et confronte à d’autres sources. Sur le plan épistémologique, l’histoire orale présente de nombreux apports. Elle permet d’abord à l’historien⋅ne de combler la rareté des documents existants dans l’attente que des archives soient accessibles, en vertu des règles existantes en matière de politique d’accessibilité. Ensuite, ces témoignages oraux permettent souvent d’accéder à des informations que les autres sources ne livrent pas ou à des acteurs du passé auxquels ces sources ne donnent pas la parole (Heimberg, 2004). Ils sont souvent très utiles pour cerner certains aspects, peu documentés, de l’histoire sociale ou culturelle. Sur le plan scolaire, l’histoire orale permet de rejoindre des thématiques « comme par exemple les conséquences de l’évolution technologique sur les conditions de vie et de travail, les modifications dans l’organisation de la cellule familiale, les rapports entre les hommes et les femmes, les évolutions en matière de religion, d’éducation, de sexualité, de loisirs, de transport, d’habitat » (Fink, 2014a, p. 3).

Les chercheur⋅se⋅s s’accordent aussi pour dire que, en classe, les témoignages oraux permettent de donner voix au chapitre en classe, à des personnes de catégories sociales peu enclines à prendre la parole (Fink, 2014b ; Heimberg, 2004 ; Jadoulle, 2015). Le fait de donner la parole à des gens n’ayant pas eu une position de pouvoir à l’époque permet de rapprocher les élèves du passé étudié :

Le rapport de proximité est pensé comme contribuant à la mise en relation entre le passé et le présent. Les élèves mettent d’autant plus en lien le passé relaté avec le présent qu’ils peuvent s’identifier aux acteurs qui en témoignent, voire se projettent à leur tour en tant qu’acteurs historiques.

Fink, 2014b, p. 197

La pratique de l’histoire orale constitue aussi un « levier cognitif » (Fink, 2014b, p. 198) : elle permet de développer de nombreuses habiletés intellectuelles, en particulier sur le plan de la critique des témoignages (Fink, 2014c ; Jadoulle, 2015) et de l’apprentissage du temps ou de la temporalité historienne (Jadoulle, 2015).

D’une part, sur le plan critique, l’utilisation de sources orales invite à s’interroger quant au rapport entre les témoignages et les faits historiques qu’ils relatent, ainsi qu’entre la⋅le témoin et l’historien⋅ne (Moisan, 2014). En effet, le témoignage a ceci de particulier « qu’il se situe à la fois dans le passé (le temps de l’expérience vécue) et dans le présent (le temps de l’expérience relatée) et qu’il mêle faits et représentations » (Fink, 2014b, p. 199). Pour apprécier la valeur testimoniale de la source orale, comme de toute autre source, l’élève devra prendre en compte les éléments d’identité de l’auteur⋅e, ses intentions, la destination de son témoignage, son exactitude, mais aussi confronter son témoignage à ses connaissances et à d’autres documents (Jadoulle, 2015). Ce travail d’appréciation critique étant réalisé, l’élève pourra ensuite être amenée à procéder « à la mise en récit du passé » (Fink, 2014b, p. 199) et, ainsi, à prendre conscience de « la nature subjective, construite et incomplète de toute connaissance du passé » (Fink, 2014b, p. 199).

D’autre part, analyser ce type de témoignage serait très bénéfique pour les élèves sur le plan de l’apprentissage de la temporalité historienne (Jadoulle, 2015). Cette analyse permettrait en particulier de développer la maitrise du concept de durée (Fink, 2014b ; Heimberg, 2004) à travers les récits de plusieurs témoins. Les élèves qui liront ces récits de vie auront alors le défi de composer avec ces multiples passés. L’exploitation des sources orales permet aussi de manier les concepts de changement-permanence et de s’exercer à la pratique de la périodisation (Fink, 2014b).

Enfin, plusieurs auteur⋅e⋅s (Heimberg, 2004 ; Moisan, 2014) s’accordent sur le fait que l’exploitation de sources orales amène une dimension affective ou émotionnelle « qui nous fait véritablement entrer dans la dimension humaine de l’histoire » (Heimberg, 2004, p. 13) et qui permet aux élèves d’apprendre également sur le passé vécu et ressenti (Levstik, 2008 ; Levstik et Barton, 2011). Cela est d’autant plus prégnant quand les élèves interrogent un⋅e membre de leur famille et prennent connaissance, par le fait même, de leur mémoire familiale (Fink, 2014b).

Par ailleurs, notons que l’histoire orale peut être mise en oeuvre dans une approche par problème, et ce, de deux manières : en phase de préparation, où la collecte de témoignages peut servir à construire une ou plusieurs questions de recherche, et en phase de réalisation, où elle permettra de se documenter et de nourrir une enquête.

Dans la première voie, l’histoire orale est envisagée comme une porte d’entrée vers l’étude de l’histoire scolaire, et ce, par le recours à l’entrevue. En effet, à moins qu’il ne soit possible d’exploiter des sources enregistrées, les témoignages oraux doivent être récoltés par le biais d’une ou de plusieurs entrevues. C’est la voie qu’emprunte la chercheuse Dallou (2004). Celle-ci utilise l’entrevue comme instrument de connaissance initiale, « comme une première approche d’un contexte social et d’un thème historique » (p. 57). Dans ce modèle donc, l’entrevue initiale n’est pas préparée par des études préliminaires, comme nous le verrons dans un deuxième modèle proposé par Fink (2014b). En menant l’entrevue, les élèves accèdent à des informations sur le passé sans connaitre ni le contexte historique ni les motivations des acteur⋅rice⋅s historiques. Dans ce cas, c’est l’enseignant⋅e qui prépare un questionnaire pour réaliser les entrevues, sans l’apport des élèves. Ensuite, les résultats sont mis en commun et interprétés.

D’autres auteures, comme Moisan (2014) et Fink (2014b), privilégient la deuxième voie. Fink (2014b) la balise en trois grandes phases : la construction d’une problématique ; la critique et l’interprétation des sources, particulièrement les sources orales ; la mise en forme des résultats (p. 190). Ces trois phases peuvent se modéliser en sept étapes présentées dans le tableau 1.

Tableau 1

Modélisation de la démarche d’enquête orale selon Fink (2014b)

Modélisation de la démarche d’enquête orale selon Fink (2014b)

-> Voir la liste des tableaux

2.2 Récit de vie et récit historien

Au carrefour de nombreuses sciences humaines (anthropologie, sociologie, psychologie, histoire, pédagogie, littérature…), la production de récits de vie peut poursuivre différentes finalités. Elle peut être orientée par des objectifs de nature psychologique ou socioclinique (Lainé, 2007) qui relèvent de la formation ou de la thérapie. La pratique des récits de vie peut aussi nourrir un projet de compréhension de nature sociologique ou historique (Bertaux, 2016). Elle peut enfin répondre à des finalités de nature familiale ou culturelle : perpétuer des souvenirs, une mémoire individuelle ou collective, etc. (Pineau et Le Grand, 2002). Quelles que soient ces finalités, la pratique des récits de vie peut donc donner lieu à des activités orientées tantôt dans le sens de l’intervention (par exemple, en psychologie clinique ou en formation d’adultes), tantôt dans le sens de la recherche (le récit de vie devenant une technique de collecte de données), tantôt dans le sens de la préservation d’une mémoire.

Ainsi finalisés, les récits de vie constituent donc des productions narratives, orales ou écrites qui sont la résultante d’une activité cognitive de type biographique (Burrick, 2010). Celle-ci s’inscrit dans une démarche plus large, parfois désignée sous l’appellation « histoires de vie » (Lainé, 2007), et qui consiste, pour le sujet, à prendre conscience de son parcours de vie, de la part d’intentionnalité dont ce parcours porte la trace et de la part de déterminisme qu’il subit. Dans cette optique, le récit de vie constitue le produit d’une activité de mise en forme de la vie par le récit, cette activité cognitive s’inscrivant dans le cadre d’un processus plus ample d’élucidation par le sujet de sa propre existence.

Cette activité biographique dont le récit résulte est d’ordre herméneutique au sens où elle opère par reconstruction et non par reconstitution de l’histoire vécue. Ce travail d’interprétation qui est au coeur de l’épistémologie des récits de vie (Burrick, 2010) procède par la mise en intrigue temporelle (Ricoeur, 1983) des éléments conservés en mémoire et, éventuellement, des traces qui en sont les supports ou les éléments déclencheurs. En effet :

l’acte de mise en intrigue combine […] deux dimensions temporelles […]. La première constitue la dimension épisodique du récit : elle caractérise l’histoire en tant que faite d’événements. La seconde est la dimension configurante […] grâce à laquelle l’intrigue transforme les événements en histoire. […] D’un côté la dimension épisodique du récit tire le narratif du côté de la représentation linéaire. […] La dimension configurante […] transforme la succession des événements en une totalité signifiante […].

Ricoeur, 1983, p. 102-105

Au coeur du récit de vie, se situe donc le sujet, à la fois sujet de sa vie et narrateur de son récit, une narration qui est la résultante d’un processus de mise en intrigue temporelle de nature herméneutique. Il en est partiellement de même du récit historien : comme le récit de vie, il procède par la mise en intrigue et mobilise une catégorie intellectuelle qui lui est spécifique à savoir le temps historique (Pucelle, 1955). Ce temps historique ou cette temporalité historienne (Jadoulle, 2015) qui est le vecteur d’intelligibilité spécifique au regard de l’historien⋅ne peut être décomposé en un certain nombre de dimensions : la chronologie ou mettre en ordre les faits ; la ou les durée⋅s ou percevoir l’épaisseur du temps ; la succession ou établir la diachronie ; les synchronies ou mettre en évidence des simultanéités ; les causes et les conséquences ou identifier les liens de causalité ; les changements et les continuités ou identifier les effets du temps ; les ruptures ou périodiser le temps (Jadoulle, 2015).

Mais le récit de vie se distingue du récit historien par un élément fondamental : si ce dernier relève aussi de la narration, son auteur⋅e n’est pas le sujet de l’histoire de vie qui y est racontée, mais l’historie⋅ne. Comme le récit de vie, le récit historien propose une reconstruction du passé ; comme le récit de vie, le récit historien utilise le temps ou la temporalité historienne comme vecteur d’intelligibilité. Mais, à la différence du récit de vie, cette intelligibilité est produite non pas par le sujet de l’histoire qui est mise en intrigue, mais par un tiers. Celui-ci n’est pas mu par une quête de sens personnelle, comme l’est l’auteur⋅e du récit de vie, mais par la quête d’un « récit véridique » (Veyne, 1971, p. 13).

Produits par les grands-parents qui les ont confiés à leurs petits-enfants, élèves à l’école Montessori de Québec, les récits qui ont été récoltés dans le cadre de cette expérience constituent donc non pas des récits de vie, mais des récits d’historien⋅ne⋅s… en herbe. La place centrale jouée par le temps, défini comme le vecteur d’intelligibilité spécifique à la discipline historienne, nous amènera à examiner la manière dont il est mis en oeuvre dans quelques-unes de ces dimensions constitutives.

3. Méthodologie

Cette recherche, de type exploratoire, s’appuie sur une démarche qualitative menée auprès d’élèves du primaire et de leur enseignant. L’étude s’est déroulée de septembre 2020 à juin 2021 dans une classe d’une école primaire alternative de type Montessori, située à Québec.

3.1 Les caractéristiques des participant⋅e⋅s

L’échantillon est composé de 26 élèves de trois niveaux d’enseignement, de la quatrième à la sixième année du primaire. L’échantillon est composé de 12 élèves (sept filles et cinq garçons) de quatrième année, de six élèves (cinq filles et un garçon) de cinquième année et de huit élèves (quatre filles et quatre garçons) de sixième année. L’enseignant titulaire de la classe multiâge a 50 ans et 28 ans de carrière en enseignement.

Il a été invité à accueillir, au sein de sa classe, une assistante de recherche, enseignante au primaire et étudiante à la maitrise, et à planifier les moments propices pour la participation des élèves aux étapes de la préparation et de la réalisation du projet « Partageons l’histoire ». Cette assistante de recherche a assuré la mise en oeuvre de l’expérience avec les élèves. De son côté, l’enseignant a accompagné l’assistante de recherche lors de toutes les séances consacrées au projet et a collaboré à l’organisation de la rencontre virtuelle entre les enfants et leurs parents et grands-parents. Le projet « Partageons l’histoire » avait en effet comme objectif annoncé aux élèves le partage de l’histoire entre les générations, entre les enfants et leurs grands-parents.

3.2 Outils de recueil de données

Pour la réalisation de cette recherche, plusieurs outils ont été mobilisés : des ateliers, des groupes de discussion, un questionnaire et des entrevues. Les ateliers avec les élèves avaient pour objectif de les préparer à mener une entrevue auprès de leurs grands-parents et à écrire le récit de leur vie. Les étapes et la description de chaque atelier sont précisées dans le tableau 2. Le deuxième outil consiste en deux groupes de discussion organisés avec l’ensemble de la classe afin de recueillir des informations à propos de leur motivation, des stratégies utilisées lors de l’entrevue avec les grands-parents, puis durant le travail d’écriture, ainsi que sur leurs apprentissages durant le projet. Les deux discussions sont enregistrées et les contenus sont transcrits pour faciliter l’analyse des données. Le troisième outil est un questionnaire qualitatif destiné aux élèves. Le questionnaire avait pour objectif de connaitre l’appréciation des élèves à la suite de l’entrevue réalisée avec leurs grands-parents. Le questionnaire contient cinq items qui mesurent la perception par l’élève du déroulement de l’entrevue, ses forces et ses faiblesses pendant l’entrevue, ce qu’elle⋅il a aimé lors de l’entrevue et le désir de renouveler cette expérience. Pour compléter les données issues du questionnaire, deux entrevues semi-dirigées ont été menées, l’une auprès d’un élève volontaire et l’autre auprès de l’enseignant. L’entrevue avec l’élève avait pour but d’identifier les éventuelles stratégies de documentation et d’écriture mises en oeuvre par les élèves, ainsi que de recueillir des informations par rapport à leur motivation tout au long du projet. L’entrevue avec l’enseignant avait pour objectif de nous renseigner sur le travail de recherche d’informations réalisé en classe par les élèves, afin de mieux comprendre les évènements auxquels ont fait référence les grands-parents lors des entrevues.

Dans la suite de cet article, nous présentons nos résultats conjointement avec des éléments de discussion à propos de nos trois objectifs, à savoir (1) concevoir et mettre en place un dispositif de pratique de l’histoire orale et écrite ; (2) documenter des apprentissages en univers social et en français ; (3) documenter la motivation des élèves, leur intérêt pour l’histoire de leur famille et, plus largement, de la vie à l’époque de leurs grands-parents et leur implication tout au long du projet.

4. Présentation des résultats et éléments de discussion

4.1 Le dispositif didactique

Afin de favoriser la cueillette et l’utilisation des témoignages oraux, nous avons conçu un dispositif didactique (tableau 2) qui articule des éléments empruntés aux modèles de Fink (2014a, 2014b) et de Dallou (2004).

Tableau 2

Structure du dispositif didactique

Structure du dispositif didactique

-> Voir la liste des tableaux

En revanche, puisque nous avons privilégié l’utilisation de l’entrevue comme porte d’entrée disciplinaire, à la manière de Dallou (2004), il en résulte que les étapes ne suivent pas entièrement l’ordre conçu par Fink (2014a). Ainsi, contrairement au modèle de Fink (2014b) dont la première étape débute par une étude préliminaire de l’époque étudiée et se termine par la formulation d’une question de recherche ayant le rôle d’orienter l’entrevue, nous avons commencé par l’étape trois de Fink (2014b), qui consiste à initier les élèves aux différentes étapes de l’entrevue. Ce choix se justifie par le contexte particulier de l’école et, plus précisément, de la pédagogie Montessori qui y est de mise et qui favorise en début d’apprentissage un questionnement large et ouvert des élèves, plutôt qu’une proposition par l’enseignant d’une question de recherche prédéterminée.

Au total, depuis septembre 2020, ce sont donc 20 ateliers qui ont été conçus, dont 19 ont été effectués sous la supervision de l’assistante de recherche, au moment de l’écriture de cet article. Nous détaillons ensuite ce dispositif.

4.1.1 Préparation des entretiens

Les 5 premiers ateliers (correspondant à l’étape 3 de Fink (2014b), dédiée à la préparation de l’entretien) avaient pour objectif d’initier les élèves de quatrième année à différentes composantes de l’entrevue et de les préparer à faire une entrevue avec leur grand-père ou leur grand-mère ; pendant ce temps, les élèves de cinquième et sixième année n’étaient pas impliqué⋅e⋅s dans le projet, car elles⋅ils avaient déjà été initié⋅e⋅s à la pratique de l’entrevue dans le cadre d’une autre activité. À l’aide de jeux et de mises en situation, les élèves ont pu exercer leur capacité d’écoute, se familiariser avec la rédaction de questions ouvertes et déterminer les caractéristiques d’une bonne entrevue.

Durant cette étape, les élèves pouvaient améliorer des questions d’un⋅e autre élève en lui faisant des suggestions, ou comparer des questions dans une liste pour choisir la meilleure. Au fil des ateliers, l’assistante a dressé une liste des questions composées par les élèves et les a réutilisées à de nombreuses reprises, afin que les élèves les peaufinent.

Voici quelques exemples de questions : « Avez-vous eu une belle enfance ? Pourquoi ? » (élève 4) ; « Quel est votre plus beau souvenir de jeunesse ? » (élève 8) ; « Combien de fois avez-vous déménagé ? Pourquoi ? » (élève 23) ; « Avez-vous eu un animal de compagnie ? En avez-vous un maintenant ? » (élève 11) ; « Qu’est-ce que vous aimiez le plus dans votre maison d’enfance ? » (élève 2) ; « Combien d’enfants avez-vous eus ? Que font-ils aujourd’hui ? » (élève 13) ; « Quels étaient les jeux de votre enfance ? Et les traditions du temps de Fêtes ? » (élève 25) ; « Quel était le métier de vos parents ? » (élève 26) ; « Quel a été votre emploi préféré et pourquoi ? » (élève 22).

4.1.2 Réalisation d’entrevues

Les habiletés développées par les élèves ont pu être mises en pratique dès le sixième atelier (correspondant à l’étape 2 de Fink (2014b), dédiée à la préparation de l’entrevue). En effet, à partir de cet atelier, les élèves furent invité⋅e⋅s à réaliser une entrevue individuelle avec un⋅e de leurs camarades de classe et une entrevue d’équipe avec une invitée, une étudiante ayant récemment immigré au Québec. à l’issue des entretiens, les élèves, rejoint⋅e⋅s par ceux de cinquième et sixième année, ont collectivement fait le point sur les étapes de réalisation d’une entrevue. Sur la base des apports des élèves, l’assistante a complété un schéma méthodologique commencé lors de l’atelier 1.

À la suite de ces entrevues préparatoires, les élèves ont conclu cette série d’ateliers par la rédaction individuelle d’une dizaine de questions d’entrevue à adresser à un de leurs grands-parents. Certaines de ces questions étaient communes à plusieurs élèves ou se ressemblaient, alors que d’autres étaient des questions uniques, un seul élève souhaitant la poser, comme la question : « Aviez-vous des allergies quand vous étiez jeune ? » (élève 14).

Ensuite, les élèves ont réalisé les entrevues, d’une durée moyenne de 15 minutes, avec un de leurs grands-parents. L’équipe de recherche a alors pris possession des enregistrements de ces entrevues et a produit le verbatim intégral de chacune d’elles, afin de les remettre plus tard aux élèves.

Lors de l’atelier qui a suivi (atelier 14), l’assistante a demandé aux élèves de faire un retour réflexif individuel, sous forme d’un court questionnaire, et un autre, en équipe, sous forme d’une discussion que l’assistante a dirigée.

Le questionnaire individuel nous a donné quelques indications sur la manière dont les entrevues se sont déroulées. Ainsi, à la question « pendant l’entrevue, quelles ont été tes forces ? », onze élèves (48 %) ont marqué comme point fort le fait d’improviser ou de rebondir sur les propos de l’interlocuteur ; enfin, deux élèves (8 %) ont précisé qu’ils étaient « confiant », et « pas gêné ». À la question concernant les points à améliorer (15 réponses), les éléments les plus fréquents étaient « je devrais improviser davantage/rebondir » (11 réponses, soit 74 %) ; les aspects langagiers (« mon articulation » et « parler plus fort ») représentaient deux réponses sur 15, soit 8 %.

4.1.3 Écriture des récits historiens

Avant d’entrer dans l’écriture de la vie des grands-parents que les élèves ont interrogés, l’assistante a travaillé la chronologie, ce qui correspond à l’étape 5 de Fink (2014b), dédiée à explorer les données recueillies). Les élèves ont dû créer une ligne du temps à partir des données issues d’une entrevue que l’assistante de recherche a réalisée auprès de sa grand-mère. Pour ce faire, l’assistante a montré aux élèves comment lire un verbatim, comment sélectionner les éléments importants de celui-ci et comment placer les éléments sélectionnés sur une ligne du temps.

Les élèves ont effectué ensuite un exercice d’écriture d’un court récit qui était censé relater un moment de la vie d’une même personne sur la base d’un même verbatim : ce récit a été ensuite lu à haute voix en classe. L’objectif de cet exercice était de permettre aux élèves d’envisager le fait que le passé puisse être raconté de plusieurs façons, et qu’il n’y a pas une seule bonne façon de le faire. En effet, des détails apparaissaient ou disparaissaient des récits, sans pouvoir parler toutefois d’une action qui dénaturait le passé (Doussot, 2017) :

Marie Paquet avait 10 ans. Elle faisait des courses de chien de traineau. Son père était champion mondial ! Un jour, elle a fait une course avec un chien leader qui s’appelait Marquise. Et ce jour, elle a gagné la cinquième place ! Elle a eu un petit trophée. Elle aimait beaucoup ça !

élève 1

Le père de Marie faisait des courses de chiens. Il n’achetait pas les chiens. Non, ils étaient errants. Il s’occupait très bien des chiens. Le père de Marie était très bon. Il avait beaucoup de médailles et c’était un concours international. Un jour, Marie a fait un concours. Elle a vraiment beaucoup aimé ça. Le premier chien, le leader, courait très vite. Tous les chiens ont bien couru. Marie a gagné la 5e place. Elle a adoré.

élève 2

Quand Marie Paquet, qui, avant d’être mariée, se nommait Marie Martel, avait environ dix-onze ans, elle avait participé à une course de chien de traineaux. Le chien en tête de l’attelage de chiens se nommait Marquise. C’était une femelle. Marie est arrivée en cinquième place dans la course et elle a gagné un petit trophée ! Encore aujourd’hui, elle [se] souvient de ce beau moment.

élève 3

L’assistante a profité de l’occasion pour montrer qu’on peut aussi recourir à l’analepse ou à la prolepse (insertion des informations qui sont arrivées plus tôt ou plus tard que le moment raconté), comme c’était le cas dans la troisième histoire, où l’élève 3 a spontanément fait une prolepse en précisant que le personnage se mariera.

Ensuite, les élèves ont pu réinvestir leurs apprentissages à propos de la construction d’une ligne du temps en réalisant celle qui correspond à la vie du grand-parent qu’elles⋅ils ont interrogé, et ce, à partir du verbatim qu’elles⋅ils avaient récoltés et que l’équipe de recherche a mis à leur disposition (figure 1).

Figure 1

Une ligne du temps construite par une élève

Une ligne du temps construite par une élève

-> Voir la liste des figures

Plusieurs élèves ont raconté à l’assistante de recherche qu’elles⋅ils ont eu besoin de rappeler leur grand-parent pour avoir plus d’informations, par exemple, à propos des dates ou des précisions sur l’ordre de certains évènements. L’assistante de recherche a également constaté que les élèves ont dû relire leur verbatim à de nombreuses reprises pour compléter leur ligne du temps.

Avant que les élèves n’écrivent leur récit, l’assistante leur a demandé de faire un plan de leur texte. Pour faire ce plan, elles⋅ils ont pu consulter de nouveau leur ligne du temps et leur transcription. Les éléments présents sur la ligne du temps ont permis aux élèves de structurer leur récit en trois temps : l’enfance, la vie adulte et la retraite (figure 1 : les deux longues lignes verticales jaunes séparent la ligne du temps en trois zones). Les anecdotes contenues dans la transcription, mais qui ne pouvaient être placées précisément dans le temps ont aussi été identifiées en les surlignant dans la transcription, et ce, afin d’ajouter des détails au récit.

Questionné⋅e⋅s avec toute la classe sur cette partie du projet (la structuration de l’information pour réaliser un récit), la plupart des élèves l’ont décrite comme « dure », « ardue », « stressante », surtout qu’elles⋅ils ont eu seulement deux semaines pour peaufiner leur écriture.

L’atelier 18 était entièrement consacré à l’écriture du récit, ce qui correspond à l’étape 6 de Fink (2014b), dédiée à la présentation de données. Au moment de commencer à écrire, une bonne partie des élèves étaient inspiré⋅e⋅s, mais quelques-un⋅e⋅s ont eu besoin d’aide afin de se lancer dans leur récit. Certaines élèves avaient réalisé des entrevues très courtes ; d’autres ne savaient pas par où commencer, par crainte de laisser des informations ou des détails de côté. L’assistante les a donc dirigé⋅e⋅s vers leur ligne du temps et leur plan pour qu’elles⋅ils puissent déterminer quels évènements elles⋅ils voulaient aborder et dans quel ordre. D’autres élèves éprouvaient le problème inverse : leur entrevue était très longue et elles⋅ils voyaient leur verbatim « comme une énorme montagne » (élève 17). Les élèves ont dû réfléchir à ce qu’elles⋅ils désiraient aborder le plus et ont surligné ces informations. Puis, en choisissant ce qui était « le plus important » selon elles⋅eux, elles⋅ils ont commencé à écrire.

De ce dispositif, seul l’atelier 20 n’a pas été mis en oeuvre à cause des périodes de confinement liées à la pandémie qui ont réduit le temps scolaire. Lors de cet atelier, les élèves auraient dû lire les autres histoires, écrites par leurs collègues, puis identifier, en groupes, des changements qui ont eu lieu à l’époque de leurs grands-parents. Par la suite, une période de discussion aurait dû être organisée afin de faire ressortir des évènements récurrents, évoqués dans plusieurs récits, comme la Deuxième Guerre mondiale. L’objectif de cette étape était d’énoncer, par équipe, une question de recherche liée à un évènement, par exemple : pourquoi l’Allemagne a-t-elle envahi la France en 1940 et comment le Canada a-t-il été amené à s’impliquer dans cette guerre ? Cette phase correspond à l’étape 1 de Fink (2014b) : énoncer une question de recherche. Elle aurait permis aux élèves de faire un deuxième usage de leurs écrits et de leur transcription et, en engageant une enquête documentaire à l’aide d’autres types de sources, premières et secondes, de compléter leurs connaissances.

4.2 Réaliser une entrevue et écrire l’histoire d’un grand-parent : des sources d’apprentissage

Notre deuxième objectif visait à documenter les principaux apprentissages des élèves. Nous présentons d’abord les apprentissages réalisés en univers social et nous poursuivrons avec les apprentissages en français.

4.2.1 Des apprentissages en univers social

L’écriture fut pour plusieurs élèves le moment fort du projet. Que ce soit pour conserver un souvenir de leur grand-parent, pour raconter son histoire aux autres ou pour lui rendre hommage, chaque élève avait sa propre intention d’écriture. Certain⋅e⋅s élèves se disaient « honoré⋅e⋅s » d’écrire leur histoire et d’autres se sentaient guidé⋅e⋅s au moment d’écrire : « Je me sentais comme si elle [ma grand-mère] était à côté de moi et qu’elle me disait tout ce qu’il fallait faire, tous les détails qu’il faut. […] Moi j’écrivais tout ce qu’elle m’avait dit » (élève 21). Des élèves ont même affirmé qu’elles⋅ils s’étaient davantage appliqué⋅e⋅s pour faire plaisir à leur grand-parent, en se forçant à prendre le temps de se relire et de se corriger.

Bien que les élèves ne fussent pas mobilisé⋅e⋅s par une question de recherche portant sur une réalité sociale clairement définie en amont de l’entrevue, selon l’enseignant qui les a observé⋅e⋅s, elles⋅ils ont développé des apprentissages directement liés à l’univers social. Les récits des enfants dont nous disposons indiquent qu’elles⋅ils ont notamment perçu des évolutions en lien avec le droit de vote des femmes, les mouvements de grève et la consolidation des syndicats, la planification familiale, etc.

Pour mieux comprendre les propos de leurs grands-parents, certain⋅e⋅s élèves ont fait une ou plusieurs recherches additionnelles, notamment dans des livres d’histoire présents dans la bibliothèque de la classe :

J’ai vu plusieurs amis aller voir ce qui s’est passé il y a 30-40 dernières années, par exemple un élève dont son père a été député pour le Bloc Québécois, donc il est allé s’informer c’est quoi le Bloc Québécois.

enseignant

Il y a eu une grève sur la Côte-Nord, ce n’est pas une grève majeure, mais il est allé faire une recherche pour voir dans des livres d’histoire s’il trouve des détails.

enseignant

On a une élève, sa grand-mère est Allemande, alors dans son entrevue elle a dit qu’elle est allée voir le restant du mur du Berlin avant qu’il ne soit tout éliminé ; bien, elle s’est interrogée, c’était quoi le mur du Berlin et pourquoi il y avait un mur là, alors on a regardé dans des livres d’histoire pour connaitre davantage sur l’effondrement [des régimes politiquement affiliés à l’URSS].

enseignant

Pour un élève, ces découvertes ont permis de lier l’histoire familiale et l’histoire générale : « je ne savais pas que quand elle était petite, il y avait la guerre […]. Les Américains sont venus libérer la ville française où elle vivait » (élève 11).

Au-delà de ces apprentissages relatifs à des connaissances historiques ponctuelles, les élèves ont aussi développé des stratégies de collecte et de structuration de l’information (Martineau, 2010). Ces stratégies relèvent des compétences transversales (Québec, 2001), mais aussi de la pratique de l’histoire comme mode de pensée (Heimberg, 2002). En effet, non seulement ces stratégies de collecte ont été développées sur des objets à caractère historique – des témoignages sur le passé –, mais l’usage majeur de la frise chronologique a fait de la temporalité historienne (Jadoulle, 2015) un outil d’intelligibilité dans le traitement des données.

En effet, comme décrit plus tôt, les élèves ont dû créer une ligne du temps, à partir d’une ligne vierge et d’un modèle de l’assistante, et sélectionner les informations devant y figurer à partir du verbatim des entretiens menés avec leurs grands-parents. Aussi, elles⋅ils ont dû décider où s’achève l’enfance de leur grand-parent, où commence sa vie d’adulte et depuis quand il est possible de parler de « retraite » ou de « aujourd’hui », pour reprendre les termes utilisés par certain⋅e⋅s élèves pour nommer cette dernière partie de la ligne du temps. Cette série de décisions relèvent de la situation dans le temps et de la périodisation et donc du travail que l’historien·ne réalise au moyen de la catégorie intellectuelle qu’est le temps (Heimberg, 2002 ; Jadoulle, 2015). Cette catégorie a donc été utilisée par les élèves comme un outil d’ordonnancement des données. Sept sur 26 en témoignent explicitement :

« j’allais par date et par moments différents »

élève 11

« quand j’ai appris la méthode de comment faire la ligne du temps, ça a été facile de placer [les faits] par rapport aux autres »

élève 19

« j’ai fait des calculs pour mettre des dates, avant et après d’autres dates »

élève 3

« j’ai calculé les dates selon sa date de naissance »

élève 12

« j’ai écrit des dates par-dessus du texte et j’ai souligné pour me repérer »

élève 17

« j’ai tout le temps utilisé le verbatim et pour les dates, je les avais sur la ligne du temps »

élève 19

« je savais qu’elle [grand-maman] s’était séparée quand maman avait 12 ans ; j’ai pu calculer, avec la date de naissance [de ma mère], quand s’est produite sa séparation »

élève 21

Le développement des habiletés liées au temps est également manifeste à travers quelques parties du verbatim qui indiquent le souci de certaines élèves de se rendre au plus proche de leur témoin, d’adopter leur perspective et de faire ainsi preuve d’empathie historique :

« faire l’entrevue et écrire l’histoire c’était comme si j’étais avec elle tout au long de sa vie quand j’écrivais »

élève 2

« je me sentais proche de ma grand-mère »

élève 6

« c’est comme si tu prends la place de tes grands-parents et que tu vivais tout ce qu’ils vivent »

élève 12

Plus fondamentalement encore, cette expérience fut l’occasion pour les élèves de développer leur conscience historique définie comme la conscience d’être soi-même un sujet acteur de l’histoire et situé dans un continuum passé-présent-avenir (Levstik et Barton, 2011). Selon l’enseignant, « pour certains, il y eu le constat que grand-papa a déjà été jeune et a vécu des choses que moi je vis présentement » ; « ils sont en train de faire le lien entre le passé et le présent » ; « ils ont développé une meilleure représentation du temps : il y a eu le passé, le maintenant, le futur et une fin ». Cette fin n’est pas sans susciter parfois des émotions, comme en témoigne l’enseignant : « ça a été émotif lors de l’écriture » ; « pour trois élèves, il y a eu la prise de conscience que la vie est fragile et que grand-papa ou grand-maman ne sera pas là encore pour longtemps ».

En organisant le plan de leur récit, les élèves ont aussi réalisé que le verbatim n’était pas toujours suffisant pour pouvoir présenter par écrit certains aspects de la vie de leurs grands-parents :

« plus ça avançait dans le temps, moins j’avais de l’information »

élève 13

« j’ai commencé trois fois, j’ai [dû] ramasser plus d’infos et je n’avais pas assez de détails »

élève 26

Certain⋅e⋅s élèves ont alors pris l’initiative de recontacter leurs grands-parents (« au début je n’avais pas assez d’infos, ni sur le verbatim, alors j’ai appelé grand-mère » [élève 15]), tout en tentant parfois elles⋅eux-mêmes de faire des hypothèses, par exemple en ce qui concerne certaines dates manquantes : « j’ai calculé les dates selon sa date de mariage » (élève 23). Ce processus itératif documentation-écriture s’apparente au travail historien et à son incessant va-et-vient entre l’heuristique et l’écriture.

L’analyse de la transcription a également été l’occasion pour les élèves de développer leur esprit critique. Ainsi, certain⋅e⋅s se sont montré⋅e⋅s conscient⋅e⋅s du fait que leur grand-parent n’a pas répondu complètement à leurs questions : « je pense qu’elle a gardé pour elle la relation avec mon grand-père » (élève 16).

À la lumière de ces constats, il semble que les élèves ont fait preuve d’une conception de leur travail d’historien⋅ne en herbe comme nécessitant une grande exactitude chronologique, en cherchant à attribuer à chaque évènement ou anecdote raconté une date, un moment précis de déroulement dans le temps, alors que les grands-parents n’accordaient pas une grande importance à la situation dans le temps lors de l’entrevue, mais davantage au ressenti, à l’émotion associée à leur vécu.

Si nous examinons à présent leurs écrits, nous pouvons aussi remarquer le souci de certain⋅e⋅s élèves de mettre en contexte leurs propos ou de définir certains mots. Ces éléments de contextualisation ou de définition peuvent être le reflet de leurs connaissances antérieures ou bien de recherches complémentaires qu’elles⋅ils ont réalisées, sans que nous ne puissions cependant affirmer que ce soit l’un et/ou l’autre. Ces types d’informations apparaissent dans quelques récits :

« à l’époque, il se donnait des coups de règles où les professeurs les faisaient assoir dans des coins de la classe pour les punir »

élève 4

« il se sont rencontré à un enterrement de jeunesse, c’est quand il y a un mariage »

élève 6

« Mashteuiatsh est une communauté Innu au Lac St-Jean […] ; amishk veut dire castor en nelhuen, c’est-à-dire dans notre langue »

élève 7

« mon père était illettré, cela veut dire qu’il ne savait pas lire »

élève 12

« le référendum est un vote de la population pour que Québec devienne un pays »

élève 13

Catherine avait encore des études et elle ne voulait pas les arrêter. Le contrôle des naissances était interdit. Dans les années du mariage de Catherine, c’est-à-dire dans les années 1960, c’est là qu’a débuté le planning. Les femmes avaient le droit d’attendre avant d’avoir des enfants.

élève 14

4.2.2 Des apprentissages en français

En ce qui concerne l’écriture, d’après l’enseignant et l’assistante qui ont relu les textes des élèves, il semble que ces dernier⋅ère⋅s ont fait moins de fautes de français dans la production finale que lors des écrits intermédiaires. Cela est confirmé par cet extrait de la discussion : « tu veux impressionner [ton grand-parent], tu t’appliques comme il faut, tu te forces à bien écrire, donc il faut relire, corriger » (élève 13). Si certain⋅e⋅s élèves semblent avoir accordé une plus grande attention au français écrit, c’est peut-être parce que l’écriture avait un sens pour elles⋅eux : « on ne faisait pas juste écrire et corriger nos erreurs, on faisait aussi une activité intéressante » (élève 23). La dimension affective inhérente à ce projet apparait ainsi comme un élément qui interfère dans le rapport à l’écrit des élèves (Chartrand et Blaser, 2008 ; Chartrand et Prince, 2009) et constitue un vecteur d’engagement dans la littératie (Guthrie, 2004).

Par ailleurs, les élèves ont accordé une grande attention à la forme. Ainsi, 21 des 26 élèves ont voulu « rendre ça plus comme une histoire », en écrivant à la manière du discours indirect, alors que deux élèves ont préféré intégrer des moments de dialogue : « Lisa, viens, on va aller à la cabane à sucre » (élève 2). Deux élèves ont écrit à la première personne du singulier : « je suis née le 24 novembre 1952 […]; j’ai eu une vie assez difficile » (élève 3), en expliquant en entrevue : « je voulais faire comme si c’était elle qui écrivait son histoire » (élève 3). Certain⋅e⋅s élèves ont fait un glissement de la troisième personne du singulier à la première personne, quand elles⋅ils ont raconté le moment de leur naissance : « en 2011, il y a la naissance du narrateur de ce texte, moi ! » (élève 2).

Selon l’enseignant, l’écriture leur a permis de s’exprimer davantage, d’une manière qui reflète leur propre personnalité : « ils ont fait preuve de créativité pour écrire leur vision ou leur perception de l’histoire de leurs grands-parents. On a vu la personnalité des élèves ressortir : il y a un élève qui est plus rigolo, alors il a mis de l’humour dans le texte, alors que souvent, dans des textes informatifs, on ne la voit pas ».

Enfin, de façon générale, selon l’enseignant, cette expérience « a rendu l’histoire des grands-parents plus concrète » et les a fait écrire un texte « qu’ils savaient qu’il sera lu par leur famille ». Il est possible que la pérennité de leur texte, le fait qu’il n’est pas seulement un exercice scolaire, mais qu’il devient un référent pour leur famille, chargé de significations, a fait en sorte que les élèves se sont appliqué⋅e⋅s avec autant d’effort et se sont documenté⋅e⋅s, ont écrit et réécrit certains aspects de la vie de leurs grands-parents.

4.3 Réaliser une entrevue et écrire l’histoire d’un grand-parent : des sources de motivation

Notre troisième objectif visait à documenter la motivation et l’intérêt des élèves pour l’écriture d’un récit historien au départ d’une entrevue.

De tout le projet, qui cumule une dizaine d’activités en aval et en amont de l’entrevue, la quasi-totalité des élèves dit que, ce qu’elles⋅ils ont le plus aimé, c’est de réaliser l’entrevue et d’écrire l’histoire de leur grand-parent. Alors que certain⋅e⋅s élèves ont apprécié le côté relationnel et humain de l’entrevue (« je pouvais lui poser des questions, seul à seul avec grand-maman » ; « c’était un moment pour la revoir » [élève 23]), pour d’autres élèves, l’entrevue a suscité leur intérêt, car cette démarche leur permettait de découvrir l’histoire familiale : « ça m’a donné le gout d’interviewer chaque personne de ma famille et d’écrire leur histoire dans un même livre » (élève 15). L’entrevue semble même devenue, aux yeux d’un élève au moins, un instrument de connaissance du monde : « j’ai le gout d’interviewer les parents, les amis et les professeurs ». Une autre le rejoint en confiant avoir été animée par un but de connaissance : « je voulais voir c’était quoi l’enfance à cette époque-là » (élève 9).

Pour certain⋅e⋅s, la motivation semble avoir été de nature extrinsèque (Vallerand et Grouzet, 2001), par exemple, le fait de vouloir faire plaisir à la personne interrogée  : « je m’intéresse à elle et je voulais qu’elle le sache » (élève 24). En ce qui concerne l’écriture, la motivation extrinsèque est plus fréquemment mise de l’avant :

« [j’ai écrit] pour ma famille »

élève 8

« [je voulais] lui amener [mon récit] en cadeau »

élève 18

« pour la grand-mère, j’étais contente de faire une surprise pour elle, pour son anniversaire, en lui donnant un livre avec son histoire »

élève 20

« pour mon grand-père »

élève 22

« j’ai écrit surtout pour ma grand-mère, elle a un cancer, elle a commencé la radiothérapie, [pour lui faire] une petite surprise ; j’ai écrit pour moi aussi, quand elle nous aura quitté, j’aurai encore un souvenir »

élève 24

« pour son souvenir, pour mon souvenir, pour mon plaisir d’écrire »

élève 26

D’autres élèves ont investi leur travail d’écriture d’une valeur intrinsèque. L’une d’entre elles⋅eux a fait part de son souhait de donner la parole à des groupes sociaux qui s’expriment rarement dans l’espace public : « je l’ai écrit pour tout le monde. Car je veux que tout le monde sache qu’il y a des personnes, de vieilles personnes, qui sont plus discrètes, mais qui ont vécu une belle vie » (élève 10). Quelques élèves ont témoigné du plaisir que leur a procuré l’écriture (« je me sentais libre, je pouvais écrire ce que je veux » [élève 5]), surtout dans un contexte peu contraignant sur le plan de l’écriture : « on n’était pas obligé d’être tout le monde pareil, cela mettait plus d’intérêt [à écrire] » (élève 6).

Globalement, les élèves ont souligné l’apport du projet à la connaissance de l’autre et de soi : « un élève de Montréal qui participe à ce projet, puis son livre arrive jusqu’ici et on lit l’histoire de son grand-père, il pourrait nous transporter dans son univers, découvrir la réalité de quelqu’un qu’on ne connait pas » (élève 2) ; « [durant le projet], on se découvre nous-mêmes » (élève 14). Un élève a souligné le fait que le projet l’a rapproché des réalités différentes de la sienne : « je les connais tellement bien les autres histoires, j’ai l’impression de connaitre ces grands-parents, alors que je ne les ai jamais vus, comme si c’était mes grands-pères ou mes grands amis » (élève 7).

Ces propos sont confortés par les données obtenues grâce au questionnaire écrit. Ainsi, trois élèves (sur un total de 23 réponses, soit 14 %) ont mentionné que « la force » de leur entrevue réside dans le fait qu’elles⋅ils étaient « intéressé⋅e⋅s » et sept élèves se sont dit⋅e⋅s « à l’écoute » (30 %).

à la question « qu’as-tu aimé le plus de ton entrevue ? », pour laquelle 26 réponses ont été collectées, 14 élèves (54 %) ont indiqué qu’elles⋅ils ont aimé entendre les réponses de leurs grands-parents/apprendre davantage sur eux. Certain⋅e⋅s ont mentionné des apprentissages, mais sans les nommer (cinq réponses, soit 19 % : « le fait que j’ai appris des nouvelles choses »), alors que d’autres ont choisi un moment précis de la vie de leurs grands-parents qui les a marqué⋅e⋅s (trois réponses, soit 11,5 %) :

« j’ai plus aimé quand il m’a dit comment il a rencontré grand-maman »

élève 6

« j’ai aimé savoir comment ça se passait au séminaire »

élève 11

« j’ai aimé la fois où elle est allée en charrette pendant la guerre avec des patates chaudes dans les poches »

élève 16

Enfin, quelques élèves ont apprécié le côté relationnel des entrevues (trois réponses, soit 11,5 %) : « pouvoir voir ma grand-mère en temps de COVID » ; « retisser des liens avec ma grand-mère » ; « discuter avec elle ». Un seul élève a indiqué le plaisir personnel que cela lui a procuré (4 %) : « c’était nouveau et amusant ».

Ces résultats rejoignent un certain nombre de constats présents dans les écrits, en particulier en ce qui a trait au potentiel des sources orales en matière de développement de la pensée critique et de la temporalité historienne (Fink, 2014b, 2014c ; Heimberg, 2004 ; Jadoulle, 2015 ; Moisan, 2014), ainsi que de la possibilité qu’elles offrent à l’élève d’entrer de façon empathique dans l’histoire, de mettre en relation présent et passé (Fink, 2014b). Enfin, de même que l’histoire orale permet de donner voix aux sans-voix (Fink, 2014b ; Heimberg, 2004 ; Jadoulle, 2015), sa pratique en classe permet de mettre en lien la grande histoire et celle des femmes et des hommes que furent les grands-parents des élèves.

Les données que nous avons récoltées indiquent aussi que, sur le plan de la motivation ou de l’intérêt pour l’histoire, l’expérience qui a été conduite recèle un réel potentiel, notamment en lien avec la dimension affective (Heimberg, 2004 ; Moisan, 2014) qui marque fortement les rencontres des élèves avec leurs grands-parents. Nos observations confirment aussi que cette dimension affective favorise également la qualité des productions écrites des élèves (Chartrand et Blaser, 2008 ; Chartrand et Prince, 2009 ; Guthrie, 2004).

Ces rencontres et l’écriture des récits, éventuellement enrichis par quelques recherches additionnelles, constituent aussi des occasions d’apprendre un certain nombre de contenus historiques relatifs à l’Histoire avec un grand « H » ainsi que de développer des compétences transversales en matière de collecte, de structuration de l’information et d’écriture.

5. Conclusions

Alors que, dans les classes d’univers social au primaire, le recours aux documents – principalement de nature textuelle ou iconographique – se fait généralement dans la perspective de valider un savoir historique prédéterminé, nous avons voulu expérimenter un autre mode d’apprentissage de l’histoire, centré sur les témoignages oraux. Cet article documente donc les effets d’un dispositif didactique de collecte de témoignages oraux et d’écriture de récits historiens en univers social au primaire sur les apprentissages et la motivation des élèves.

La mise en place du dispositif didactique a permis de familiariser les élèves du primaire avec la pratique de l’histoire orale et écrite et de développer des compétences et des savoirs en univers social en ayant recours à des outils intermédiaires tels que l’entrevue avec les grands-parents, la ligne du temps et le plan de texte. Outre le fait que le projet a permis de rapprocher ou de renforcer les relations entre les enfants et les grands-parents, cette dimension affective semble avoir été un levier de motivation qui les a soutenu⋅e⋅s dans leur apprentissage de l’univers social et des stratégies pour composer un récit.

Les limites liées au caractère exploratoire de cette expérience invitent néanmoins à la prudence. Le dispositif a été mis en oeuvre dans une seule classe, multiâge, et dans une école Montessori, soit un contexte pédagogique très spécifique et non représentatif de la réalité de l’enseignement de l’univers social au primaire au Québec. L’absence de prise de données en amont du dispositif empêche évidemment d’attribuer à celui-ci la source des effets dont nous avons trouvé la trace. Ainsi, l’intérêt que les élèves ont manifesté pour l’histoire était peut-être déjà bien réel, pour la plupart, avant que nous ne les ayons invité⋅e⋅s à « partager l’histoire » avec leurs grands-parents. De même, nous ne connaissons pas le niveau de maitrise par les élèves de la temporalité historienne ou leur conscience historique, à l’entrée dans le dispositif. Enfin, compte tenu du calendrier du projet, nous n’avons pas pu mettre en oeuvre une analyse de contenus, en bonne et due forme.

Néanmoins, les traces que nous avons récoltées nous semblent suffisamment convergentes pour nous donner à penser que la pratique combinée de l’histoire orale et du récit historien est source de motivation pour les élèves. Cette pratique combinée est également source d’apprentissage, tant sur le plan des connaissances historiques que de la maitrise de la temporalité historienne (situation dans le temps, périodisation, empathie), de la conscience historique, de la recherche documentaire, de la méthode critique, de la contextualisation, des stratégies de traitement et de structuration de l’information, en général, et en histoire en particulier, ainsi que, globalement, de l’écriture.

Il conviendrait donc de mettre en oeuvre un dispositif mieux contrôlé au plan méthodologique : les élèves pourraient être soumis⋅es à un ou plusieurs prétests ; certaines variables secondaires, comme, classiquement, l’indice de défavorisation de l’école, la langue parlée à la maison, la scolarité des parents, etc., mais aussi le rapport des élèves à leur histoire familiale devraient être documentées. Mis en oeuvre de façon plus contrôlée et dans des classes qui reflètent mieux la diversité socioculturelle des classes de l’enseignement primaire au Québec, ce dispositif permettrait de confirmer ou non les résultats préliminaires dont nous avons fait état. Un cadre théorique davantage nourri serait souhaité, notamment en ce qui a trait à la motivation et l’intérêt des élèves pour l’histoire ainsi qu’à la dimension affective dans l’apprentissage. Soulignons enfin que, pour être mis en oeuvre dans un plus grand nombre de classes et favoriser sa transférabilité, le dispositif ainsi expérimenté devrait être réduit de telle sorte qu’il puisse se déployer sur un nombre plus limité de semaines et s’inscrire dans le cadre de l’étude d’une des réalités sociales au programme d’univers social, à savoir la société québécoise vers 1980, une période qui demeure à portée des témoignages oraux des grands-parents des élèves.

Ce type de projet offre la possibilité aux élèves de participer à la construction d’une culture commune. À un âge très jeune, les élèves peuvent construire ainsi leur conscience historique et devenir de véritables médiateur⋅rice⋅s culturel⋅le⋅s.