Corps de l’article

1. Introduction

L’objectif de cet article est d’exposer la variété des moteurs qui entraînent les pratiques de l’écrit ou agissent sur ces pratiques dans le processus d’insertion sociale et professionnelle de jeunes mères de retour aux études à Ma place au soleil. L’article met en relief les moteurs des pratiques de l’écrit et l’effet combiné des moteurs sur le processus d’insertion sociale et professionnelle.

L’article est issu d’une étude inspirée du courant des New Literacy Studies (NLS). Pour les NLS, lire et écrire relève de pratiques sociales pouvant être saisies en fonction du contexte où elles se concrétisent. Les NLS s’intéressent, entre autres, à ce que les personnes font avec l’écrit, même lorsqu’elles font appel à l’écrit sans que celui‑ci soit objet de lecture ou d’écriture (Papen, 2005; Street, 2003). Par exemple, l’écrit sur un dépliant portant sur un programme de formation professionnelle peut structurer ce que deux personnes se disent, même si le texte du dépliant n’est que très partiellement lu, voire pas du tout. Dans cet article, les pratiques de l’écrit sont considérées comme à la fois contraintes et rendues possibles par des éléments internes aux individus (leurs habitudes, attitudes, dispositions) et par des éléments qui leur sont externes (le contexte, la situation, un programme) (Mercier et Bélisle, 2015). Lorsque le terme «écrit» est utilisé dans le présent article, il désigne tout système langagier de code graphique sur support (Bélisle et Bourdon, 2006). L’écrit réfère aussi à un outil ou un instrument, au sens où l’entend Vygotski (1997), qui soutient l’activité orientée vers un but. Ainsi, l’écrit sur un support peut correspondre à une composition de code alphabétique, de pictogrammes, de graphiques, d’images statiques ou en mouvement et soutenir l’activité d’une personne ou d’un groupe, orientée vers un but ou un ensemble de buts.

Plus spécifiquement, cet article adopte une posture critique par rapport aux travaux de Barton et Hamilton (1998) et au schème interprétatif des pratiques de l’écrit introduit par ces personnes autrices à partir de leur enquête ethnographique, conduite à Lancaster en Angleterre au début des années 1990. Cette posture est aussi adoptée par rapport à mes propres travaux (Mercier, 2015) qui ont emprunté ce schème, lequel désigne les pratiques de l’écrit par leur but.

Après avoir exposé la problématique et le cadre d’analyse, puis les éléments de méthode, cet article présente les résultats et, en guise de conclusion, une discussion. Mais d’abord, la section suivante expose la situation des jeunes mères et le contexte de retour aux études en formation générale des adultes (FGA) grâce à la mesure Ma place au soleil (MPAS).

2. Situation de précarité des jeunes mères de retour aux études

L’étude source (Mercier, 2015)[1] dont cet article est issu a été conduite auprès de jeunes mères non diplômées[2] de retour aux études dans le cadre de MPAS. Au Québec, la situation de ces femmes préoccupe le gouvernement, comme en fait foi la mise en oeuvre de MPAS depuis plus de 20 ans (Gouvernement du Québec, 2002). Leurs conditions de vie sont difficiles et précarisent leur insertion sociale et professionnelle. Elles sont souvent cheffes de famille monoparentale et le sont plus fréquemment que les hommes (Conseil du statut de la femme, 2004, 2019). Cette tendance se maintient depuis des décennies. Au Québec, en 2016, une famille sur quatre était monoparentale et trois quarts de celles‑ci étaient dirigés par une femme (Conseil du statut de la femme, 2019). Les mères‑cheffes de famille monoparentale ont très souvent un faible revenu (Conseil du statut de la femme, 2004, 2019; Williams, 2010). En 2012, 30 % des familles monoparentales vivaient sous le seuil de faible revenu et celui des mères seules était inférieur à celui des pères dans la même situation (Conseil du statut de la femme, 2019). De plus, les mères‑cheffes de famille monoparentale ayant des enfants de moins de 12 ans et occupant un emploi sont proportionnellement moins nombreuses (78 %) que les pères seuls (88 %) et que les mères vivant en couple (84 %). Mais les mères seules qui sont en emploi sont plus nombreuses à l’occuper à temps plein que celles en couple (Conseil du statut de la femme, 2019), ce qui contraint spécifiquement leurs possibilités de concilier vie familiale et vie professionnelle. En même temps, les mères seules sont aussi significativement plus nombreuses (14,4 %) que les pères seuls (5,5 %) à recourir aux programmes d’aide sociale (Conseil du statut de la femme, 2019). À ces précarités, c’est-à-dire à l’incertitude et à l’insécurité (Barbier, 2005), sur le plan de la famille, du revenu et de l’emploi, s’en ajoutent d’autres, comme les déménagements et les ruptures de couple qui surviennent pendant la grossesse ou après la naissance de l’enfant (Charbonneau, 2003) et les obstacles à la participation à la formation découlant de la complexe conciliation études-famille-emploi (Lavoie, Lévesque et Aubin-Horth, 2008). Aussi, MPAS est vue par le gouvernement comme un moyen de lutter contre ces précarités.

Déployée à l’échelle provinciale par le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale en collaboration avec le ministère de l’Éducation, cette mesure intersectorielle soutient les jeunes parents non diplômés souhaitant retourner aux études en FGA et intégrer durablement le marché du travail. MPAS peut être vue comme faisant partie du vaste éventail des programmes ou des activités d’insertion sociale et professionnelle. De tels programmes ou activités visent la préemployabilité, c’est-à-dire la mise en mouvement des personnes vers l’emploi ou le travail rémunéré, et vers la prise de décision et la participation sociale grâce à une activité professionnelle[3].

C’est dans ce contexte de MPAS que les jeunes mères ont participé à l’étude source. En plus du cours d’intégration socioprofessionnelle, celui intitulé Choix d’un métier (Ministère de l’Éducation du Loisir et du Sport, 2011), elles suivaient des cours de français, de mathématiques, d’anglais et d’informatique pour obtenir leur diplôme d’études secondaires ou les préalables propres à un programme de formation professionnelle. Dans cet article, il est question du cours d’intégration socioprofessionnelle et des activités portant spécifiquement sur son volet d’insertion sociale et professionnelle parce que les données empiriques s’y rapportant sont particulièrement intéressantes au regard des buts qui étaient poursuivis lorsque les jeunes mères faisaient appel à l’écrit dans ces activités. Dans ce cours, donné à raison de deux séances de deux heures par semaine, les jeunes mères participaient à des activités lors desquelles l’écrit était omniprésent. La participation à ce cours est ici considérée comme représentant une partie du processus d’insertion sociale et professionnelle amorcé avant le retour aux études des femmes, de même qu’il se poursuit bien au-delà.

3. Problématique

L’étude source d’où est tiré cet article portait sur les pratiques de l’écrit de jeunes mères de retour en formation à Ma place au soleil. Dans cette étude, j’ai recouru au schème interprétatif des pratiques vernaculaires de l’écrit proposé par Barton et Hamilton, soit «les pratiques ayant pour origine la vie courante des personnes, sans être encadrées par des règles et des procédures formelles des institutions dominantes» (1998, p. 247[4]). Au cours de mon enquête de terrain, j’ai commencé à utiliser ce schème pour analyser les données ethnographiques que j’étais en train de produire. Dans leur enquête ethnographique conduite auprès d’une douzaine de ménages d’un quartier de Lancaster, Barton et Hamilton (1998) ont documenté des pratiques vernaculaires de l’écrit orientées vers des buts différents. Ce schème a été repris et modifié dans certains travaux ultérieurs des NLS (par exemple, Barton, Ivanic, Appleby, Hodge et Tusting, 2007; Ivanic, Edwards, Barton, Martin-Jones, Fowler, Hugues, … Smith, 2009). Il a été l’objet de débat. Brant et Clinton (2002) ont critiqué les limites du caractère local des pratiques documentées par Barton et Hamilton (1998) et par d’autres personnes chercheuses des NLS, de même que le risque d’omettre les influences externes ou «originant de décisions distantes» (Brant et Clinton, 2002, p. 338) qui agissent sur les pratiques de l’écrit. Street (2003) a répondu à cette critique en montrant que les NLS tiennent compte des influences à la fois locales et distantes qui conduisent à une sorte d’hybridation des pratiques de l’écrit (Street, 2003, p. 80). Aussi, il m’est apparu pertinent de continuer à travailler avec le schème des pratiques vernaculaires étant donné que l’enquête de terrain m’amenait à observer des pratiques de l’écrit en appui à la vie courante des jeunes mères dans le centre d’éducation des adultes où je conduisais mon travail de terrain.

Ce schème désigne les catégories de pratiques de l’écrit par leur but (par exemple, literacy for life purposes, for learning, for getting things done, for personal communication), mais sans faire du but un point central du travail d’analyse. En fait, les catégories de pratiques de l’écrit retenues par Barton et Hamilton (1998) et par les travaux ultérieurs ne sont définies nulle part. Le but global qui leur est associé semble être considéré comme allant de soi. Il peut donner l’impression d’une représentation téléologique du but d’une catégorie de pratiques, représentation qui peut dès lors laisser supposer une lecture déterminée et causale des pratiques: lire et écrire pour telle raison. Rétrospectivement, je me suis rendu compte que j’ai continué à utiliser le schème des pratiques vernaculaires malgré ses défauts. Même si le schème de Barton et Hamilton (1998) m’a permis de proposer des catégories prototypiques (Tesch, 1990) et des définitions empiriquement fondées des pratiques de l’écrit, il m’a amené à maintenir une désignation des pratiques par leur but (par exemple, pratiques de l’écrit pour le travail par module, pour le travail domestique, pour le choix d’un métier). Il est toutefois possible de critiquer ce schème en lui associant deux importantes insatisfactions.

La première, c’est que le travail d’analyse des données empiriques révèle de nombreux buts dans une même pratique de l’écrit ou à un même ensemble de pratiques. Toutefois, boucler l’analyse en désignant les pratiques par un but revient à n’exposer qu’un but unique et à invisibiliser un grand nombre d’autres buts qui déclenchent l’activité d’écriture ou de lecture ou qui sont présents dans cette activité. Par exemple, derrière les pratiques de l’écrit que j’ai repérées dans le cours d’intégration socioprofessionnelle et que j’ai désignées comme des «pratiques de l’écrit pour le choix d’un métier» (Mercier, 2015, p. 137), de nombreux buts autres que celui de choisir un métier sont présents et tout aussi déclencheurs d’activités de lecture et d’écriture dans le processus global d’insertion sociale et professionnelle des participantes.

La deuxième insatisfaction, c’est que cette désignation reconstitue un but stable dans le temps, alors que les pratiques de l’écrit correspondent à un phénomène dynamique. Selon cette désignation, chaque pratique aurait son but qui demeurerait inchangé dans le temps. Or, les données produites lors d’une enquête ethnographique, qui demande de passer beaucoup de temps auprès des personnes interlocutrices, sont susceptibles de révéler plusieurs buts dans leur activité d’écriture et de lecture et des buts changeants au fil du temps, comme c’est le cas pour le corpus que j’ai pu constituer.

Pour la présente étude, le cadre et la méthode retenus pour analyser les buts dans les pratiques de l’écrit permettent de remédier à ces deux insatisfactions.

4. Cadre d’analyse

Cette étude emprunte le cadre de l’analyse des processus, développée par Mendez et ses collègues (Mendez, Bidard, Brochier, Correia, Garnier, Gilson, … Tchobanian, 2010). Ce cadre a été mis au profit de l’analyse secondaire des données qui révèle les moteurs agissant sur les pratiques de l’écrit dans le processus d’insertion sociale et professionnelle des participantes à l’étude source. Il distingue quatre concepts rendant intelligibles les processus: les ingrédients, les séquences, les bifurcations et les moteurs.

Premièrement, selon ce cadre, tout processus est analysé à partir de ses ingrédients, dont certains sont jugés spécifiquement pertinents pour le saisir (Mercier et Oiry, 2010). Ici, les ingrédients analysés dans le processus d’insertion sociale et professionnelle sont les pratiques de l’écrit, parce qu’elles sont présentes et jouent un rôle dans ce processus. Tout au long de l’année scolaire où j’ai suivi les jeunes mères de Ma place au soleil, ces femmes faisaient appel à l’écrit, lisaient et écrivaient, d’une manière ou d’une autre dans les activités du cours d’intégration socioprofessionnelle auquel elles participaient: lire les questionnaires des tests de personnalité et écrire leurs réponses, participer aux activités d’exploration professionnelle, lire des documents et avoir des conversations autour de textes portant sur leur situation personnelle et familiale ou sur les formations, les métiers et les professions.

Épistémologiquement, en plus de constituer les ingrédients analysés du processus, les pratiques de l’écrit, que l’étude source a permis de documenter (Mercier, 2015), sont considérées comme pouvant révéler les quatre composantes du processus. Parce que les pratiques de l’écrit montrent ce que les personnes font et ce qu’elles évoquent à propos de ce qu’elles font, elles peuvent être regroupées selon les similitudes qu’elles entretiennent, d’une part, avec les usages que les personnes font de l’écrit et, d’autre part, avec les buts ou moteurs que les personnes évoquent au sujet de ces usages. Ainsi, analyser les pratiques sociales de l’écrit a permis de repérer les indices des séquences du processus, d’une bifurcation chez une jeune mère, ainsi que ceux afférents aux moteurs qui mettent en mouvement les pratiques, comme ingrédients du processus.

Deuxièmement, la combinaison des ingrédients, ici la combinaison des pratiques de l’écrit, permet de repérer et de reconstituer a posteriori chaque séquence du processus. Des changements dans les ingrédients et leur cohérence entraînent un changement de séquence (Longo, 2010). Les séquences du processus ont été dégagées à partir de pratiques de l’écrit semblables et entretenant une cohérence avec un ou plusieurs moteurs.

Troisièmement, si elle montre un changement marqué, une séquence peut révéler une bifurcation du processus, soit un changement radical de l’orientation du processus (Bidard et Brochier, 2010). Au regard des séquences des pratiques de l’écrit, j’ai pu repérer les indices d’une bifurcation du processus d’insertion chez l’une des participantes, c’est‑à‑dire un changement dans les moteurs de ses pratiques de l’écrit.

Quatrièmement, les moteurs sont les éléments qui agissent sur les ingrédients, qui les mettent en mouvement. Le concept de moteur permet de reconnaître les principes générateurs du processus (Pérocheau et Correia, 2010). Pour la présente étude, j’ai considéré ces moteurs comme les déclencheurs des pratiques de l’écrit. Ce concept de moteurs va de pair avec la notion de but, que j’ai définie dans l’étude source. Face aux données que j’analysais pour dégager le but des pratiques de l’écrit, j’étais absolument incapable de les rapporter comme un «résultat» visé, au sens où Charlot (1997, p. 62) entend la notion de but, soit comme quelque chose de stable et de déterminé. Les données exposaient des buts nombreux et changeants au fil du temps. Pour cette raison, j’ai défini la notion de but comme le mouvement, externe ou interne à l’individu, qui entraîne ou déclenche l’usage de l’écrit (Mercier, 2015). Pour la présente étude, le terme «moteurs», au pluriel, remplace la notion de but, au singulier, tout en référent aux éléments qui entraînent ou déclenchent les pratiques de l’écrit.

L’angle d’analyse des moteurs permet de remédier aux deux insatisfactions précédemment évoquées au sujet de la désignation des catégories de pratiques de l’écrit par leur but. D’une part, cet angle permet de différencier des moteurs de nature différente jouant sur les pratiques de l’écrit. Il aide à contrer une représentation qui aplanit la variété des buts déclencheurs des pratiques, sous le rouleau compresseur d’un seul but censé les régir. D’autre part, cet angle fait voir les changements s’opèrant non pas dans un moteur, mais dans une combinaison de moteurs qui agissent sur les ingrédients et le processus. Autrement dit, il s’agit d’analyser des combinaisons de moteurs et ce que ces combinaisons entraînent dans la mise en mouvement du processus et de ses ingrédients. Comme le montrent Pérocheau et Correia (2010), c’est l’analyse de l’assemblage combiné des moteurs qui rend son intelligibilité au processus. Ces auteurs distinguent trois assemblages de moteurs qui, combinés, influencent le processus et le rendent imprévisible: assemblage par enchâssement (un moteur principal combiné avec un ou plusieurs autres moteurs), par opposition (deux moteurs jouant l’un contre l’autre) et par cumul (deux moteurs poussant dans le même sens). Pour ces auteurs, l’association d’un moteur unique aux ingrédients, ici les pratiques de l’écrit, peut suggérer une représentation simpliste du processus et de son orientation. Un processus et ses ingrédients peuvent être influencés par plusieurs moteurs et c’est plutôt l’analyse de leurs effets combinés qui permet de rendre compte de la complexité du processus et de l’orientation qu’il prend à travers différentes séquences. En ce sens, l’analyse des combinaisons des moteurs contribue aussi, au même titre que l’analyse des changements dans les ingrédients, à repérer un changement de séquence dans le processus.

Pérocheau et Correia (2010) distinguent quatre archétypes de moteurs: moteurs programmatiques, évolutionnistes, dialectiques et téléologiques. Les moteurs programmatiques, comme leur nom l’indique, suivent un programme. Ils sont repérables par une «trace stabilisée, écrite» (Pérocheau et Correia, 2010, p. 129). Les observables de ces moteurs peuvent se trouver dans un programme, un règlement, un projet.

Les moteurs évolutionnistes évoquent la métaphore de l’évolution, empruntée aux sciences de la vie. Ils rendent compte des «mécanismes de changement» (Pérocheau et Correia, 2010, p. 130): sélection et rétention des variations contribuant à la reproduction des pratiques ou à leur changement. Ces évolutions deviennent les évolutions du processus. Ces moteurs n’ont pas été repérés dans les données de cette étude.

Les moteurs dialectiques renvoient à une tension entre divers ingrédients. Cette tension met les ingrédients en mouvement (Pérocheau et Correia, 2010). Elle est repérable dans les liens que les ingrédients entretiennent. Par exemple, une pratique de l’écrit en suit une autre ou se trouve au sein d’une autre et révèle un conflit entre les deux ingrédients.

Les moteurs téléologiques sont générés par un objectif commun et par la tentative de l’atteindre (Pérocheau et Correia, 2010). La poursuite de cet objectif, accompagnée par le passage à l’action, rend intelligible ce type de moteur et son influence sur le processus. «Un processus influencé par un moteur téléologique est un processus dans lequel des finalités fortes existent et courbent les décisions et les passages à l’acte (on pourrait dire qu’il est tiré, ou tracté par une ou des finalités)» (Pérocheau et Correia, 2010, p. 134).

5. Éléments de méthode

L’étude source est une étude de cas ethnographique. Elle a été approuvée par le comité d’éthique de la recherche en éducation et sciences sociales de l’Université de Sherbrooke. L’enquête de terrain a été conduite au Québec, dans un centre d’éducation des adultes francophone, en milieu urbain, où les jeunes mères participaient aux différents cours en groupe (n = 31). Les sources d’information (S) ont été produites par: photographie des lieux (S1); observation participante (S2) et entretiens informels (S3) décrits dans le journal de terrain; collecte de documents par choix raisonné parmi ceux utilisés par les jeunes mères ou présents dans les interactions, par exemple les tests de personnalité ou d’autopositionnement, les dépliants et documents d’information sur des programmes de formation, ainsi que dix textes d’intégration des apprentissages (S4); et collecte de documents institutionnels (S5), par exemple les programmes d’études et les encadrements de la mesure Ma place au soleil; verbatim de l’entretien semi-dirigé avec 13 jeunes mères (S6) et cinq personnes intervenantes (S7). Le groupe des jeunes mères était multiniveaux et le niveau de scolarité atteint par chaque femme était très hétérogène : présecondaire à 5e secondaire. Les participantes sollicitées pour l’entretien semi-dirigé ont été sélectionnées à partir de leur niveau de scolarité atteint au moment du recrutement afin de représenter proportionnellement les niveaux de scolarité présents dans le groupe. L’échantillon des 13 participantes à cet entretien se répartit comme suit: 2 participantes de présecondaire, 3 du 1er cycle du secondaire et 8 du 2e cycle. Les cinq personnes intervenantes ayant participé à l’entretien semi-dirigé sont l’enseignant de mathématique, l’enseignante de français, celle d’anglais, ainsi que celle du cours d’intégration socioprofessionnelle et la conseillère d’orientation. Dans le présent article, seuls les verbatim de l’entretien avec ces deux dernières font partie du corpus analysé pour le volet des personnes intervenantes. Les deux guides d’entretien semi-dirigé comportaient des questions sur les pratiques de l’écrit associées au cours d’intégration socioprofessionnelle. L’enquête de terrain s’est terminée par deux rencontres de restitution euristique (Bergier, 2000), c’est‑à‑dire une restitution mise au service de la production des connaissances. La première rencontre a eu lieu avec les jeunes mères (S8), la seconde, avec les personnes intervenantes (S9). Ces rencontres ont été enregistrées. Le verbatim de chacune a été intégré au corpus des sources d’information. Ces méthodes ont été déployées pendant l’enquête de terrain, d’octobre 2012 à mai 2013: 49 séances de terrain de 3 h 30 en moyenne, réparties en six vagues. Le tableau 1 présente les méthodes par vague.

Pour la présente étude, l’analyse des moteurs des pratiques de l’écrit s’est faite selon les séquences du processus d’insertion sociale et professionnelle, dans les limites de la durée du cours d’intégration socioprofessionnelle, soit du début octobre 2012 à la fin mai 2013. Ces séquences ont été repérées et reconstituées à partir des pratiques de l’écrit présentant des similitudes. En observant les sources d’information, la tentation est grande de découper les séquences selon un temps strictement chronologique. Ce découpage ferait voir un processus linéaire. Cependant, des changements observés dans les pratiques de l’écrit (les ingrédients) du cours d’intégration socioprofessionnelle permettent de reconstituer trois séquences du processus et les moteurs déclencheurs des pratiques. Ces trois séquences se succèdent selon une certaine chronologie tout en incluant des itérations entre les séquences. Elles regroupent les pratiques qui différencient les séquences entre elles, tout en impliquant des allers-retours entre elles. En ce sens, les séquences se superposent en partie et sont partiellement dépendantes les unes des autres.

Tableau 1

Méthode de production des sources d’information déployées par vague de l’enquête de terrain.

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Les trois séquences du processus ont été reconstituées à partir des sources d’information produites synchroniquement, c’est‑à‑dire que le temps de production des sources d’information correspond globalement au temps présent où les pratiques de l’écrit se sont concrétisées. Les ponctions des sources d’information sélectionnées pour reconstituer les trois séquences concernent les séances de terrain ayant servi à couvrir le cours d’intégration socioprofessionnelle pendant les vagues 1 à 4. Le tableau 2 indique la date et le contenu de ce cours lors des séances.

Une pratique de l’écrit de la séquence 3 a été l’objet d’une attention particulière. Il s’agit d’une pratique d’écriture d’un texte d’intégration des apprentissages. Cette pratique est intéressante parce que le contenu du texte que les jeunes mères rédigent est doublement révélateur. Il révèle des moteurs de leur processus d’insertion sociale et professionnelle en amont et en aval de leur retour aux études et des moteurs agissant sur les pratiques des séquences 1 et 2.

Dans cette étude, les observables des moteurs programmatiques se trouvent dans le programme d’études Intégration socioprofessionnelle (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2011), soit la version provisoire en implantation en 2012‑2013 dans le centre d’éducation des adultes enquêté, ainsi que dans les documents d’encadrement de la mesure MPAS. Des éléments du propos des personnes intervenantes, soit l’enseignante du cours d’intégration socioprofessionnelle et la conseillère d’orientation responsable de MPAS, révèlent aussi les moteurs programmatiques. Ce qu’elles disent au sujet de la lecture et de l’écriture et des textes utilisés dans le cours d’intégration socioprofessionnelle fait écho au programme d’études qu’elles contribuent à mettre en oeuvre. Les observables des moteurs dialectiques sont repérables dans les tensions entre les demandes institutionnelles, celles du cours et celles de MPAS en matière de lecture et d’écriture, et le propos des jeunes mères révélateur de leurs attitudes par rapport à ces demandes. Les observables des moteurs téléologiques sont repérables dans le propos des jeunes mères qui révèle leurs objectifs ou leur adhésion à un objectif institutionnel et un passage à l’action, lorsqu’elles font appel à l’écrit dans le processus d’insertion.

Tableau 2

Séances, dates et contenu de cours observé.

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6. Résultats

Les résultats exposent les trois séquences du processus d’insertion sociale et professionnelle des jeunes mères de MPAS: apprendre sur soi, apprendre sur les formations et les métiers et synthétiser les apprentissages. Chaque séquence est présentée avec les pratiques de l’écrit qui constituent les ingrédients du processus. Les moteurs et les combinaisons de moteurs qui déclenchent ou agissent sur les pratiques de l’écrit des jeunes mères et leur processus d’insertion sociale et professionnelle sont ensuite présentés à la fin de chaque séquence.

Séquence 1: apprendre sur soi

Dans la séquence 1, on trouve les grilles d’autopositionnement et les tests associés à la personnalité ou aux intérêts. Plusieurs des premières séances du cours d’intégration socioprofessionnelle (ISP) sont réservées à ces grilles et tests: Profil de perception sensoriel, True Colors, Test Holland, test GROP (Guide de recherche d’une orientation professionnelle)[5]. Ils permettent aux apprenantes de cibler leur façon d’apprendre ou types de comportements ou de personnalité par rapport au marché du travail.

Au fur et à mesure, les apprenantes rapportent leurs résultats obtenus à un test sur un tableau bilan. Ces résultats serviront plus tard aux activités d’exploration professionnelle, en séquence 2, pour orienter la recherche de formations professionnelles ou techniques, ou de métiers à l’aide du site Repères, un site Web d’information scolaire et professionnelle. Ces résultats serviront aussi l’écriture du texte d’intégration des apprentissages, en séquence 3.

Un premier moteur programmatique est à l’oeuvre dans les pratiques de l’écrit de la séquence 1. L’usage des tests vise à apprendre sur soi en vue de faire un choix professionnel approprié. Pour Louise, la conseillère d’orientation responsable de Ma place au soleil, et Isabelle, l’enseignante du cours d’intégration socioprofessionnelle, ces tests amènent les apprenantes à «se connaître» (S7, Louise) à «faire une réflexion sur elles-mêmes pour qu’elles commencent à se connaître davantage, voir leurs forces, leurs limites, puis où est‑ce que ça peut les mener dans leur vie professionnelle» (S7, Isabelle).

Dans ces pratiques, l’écrit devient un instrument qui soutient la «détermination des facteurs à considérer pour le choix d’un métier» (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2011, p. 71). Les grilles d’autopositionnement permettent aux apprenantes de cibler, par exemple, leurs valeurs, leurs intérêts personnels, leurs réactions au stress, leur habileté à relaxer, leur confiance en soi, leur profil entrepreneurial, leur motivation au travail ou leurs facteurs de réalité sur plusieurs plans: famille, santé, situation financière, logement, âge, moyens de transport, horaire, études complétées, expériences de travail.

Selon la conseillère d’orientation, les résultats à ces tests servent ultérieurement à «faire de l’exploration professionnelle» (S7, Louise) sur le site Repères. Les informations recueillies à l’aide de ces tests aident les apprenantes à raffiner la recherche de formations. Pour cette conseillère d’orientation, il est important d’outiller les apprenantes avant de commencer les activités d’exploration professionnelle, «car Emploi-Québec va financer des formations ayant de bonnes perspectives d’emploi» (S1, journal de terrain, 21 novembre 2012).

La séquence 1 révèle aussi des tensions dans les pratiques de l’écrit, c’est‑à‑dire un moteur dialectique. Si quelques apprenantes manifestent un intérêt marqué pour les grilles et tests, plusieurs remettent ouvertement en question leur pertinence, soit parce qu’elles ont déjà fait des tests similaires dans d’autres contextes, soit parce qu’elles considèrent ces outils comme semblables. «C’est tous les mêmes tests» (S6, Amélia, 19 ans, présec.). Plusieurs relèvent les résultats contradictoires obtenus d’un test à l’autre, disent qu’elles ne se reconnaissent pas et remettent en question leur utilité. La personne intervenante doit alors argumenter la pertinence de les faire. Annabelle (19 ans, sec. 5) dit: «À quoi ça nous sert dans vie?» Louise, la conseillère d’orientation, répond: «Le processus d’orientation vise à vous amener à mieux vous connaître. Les tests donnent une idée, mais disent pas LA vérité» (S1, journal de terrain, 21 novembre).

En même temps que ces tensions, les sources d’information montrent un moteur téléologique à l’oeuvre dans ces pratiques. Ce moteur va dans le même sens que celui du moteur programmatique: apprendre sur soi. L’effet des deux moteurs est cumulatif. La majorité des apprenantes semblent adhérer aux objectifs du cours et reconnaître que ces pratiques de l’écrit les aident à se connaître. Pour Alexia (21 ans, sec. 4), les tests, «c’est vraiment pour se connaître nous‑mêmes, faire ressortir nos caractéristiques personnelles, pis nos points forts, nos points faibles» (S6, Alexia). Plusieurs évoquent aussi ces tests dans leur texte d’intégration des apprentissages et les caractéristiques individuelles que ces outils aident à reconnaître.

J’ai enfin mieux compris qui j’étais, grâce à toutes les activités que j’ai effectuées dans mon cours d’ISP, d’où me vient ma personnalité complexe. Je suis une femme artistique, entreprenante, conventionnelle et sociale.

S4, Ariane, 25 ans, sec. 4

Les trois moteurs de la séquence 1 se combinent assez harmonieusement, malgré quelques tensions au début de la séquence. Si les moteurs programmatiques et dialectiques s’opposent avec plus ou moins de force au moment où les apprenantes remplissent les grilles d’autopositionnement et les tests d’intérêts ou de personnalité, les sources d’information montrent une adhésion plutôt forte de ces femmes aux moteurs qui entraînent globalement les pratiques de l’écrit de la séquence afin d’apprendre sur soi. Ces pratiques sont alignées avec l’un des objectifs du programme d’études Intégration socioprofessionnelle et des intervenantes qui le mettent en oeuvre. De plus, le moteur téléologique pousse les pratiques de l’écrit et le processus d’insertion sociale et professionnelle dans le même sens. Les apprenantes adhèrent aux moteurs qui les amènent à apprendre sur elles‑mêmes par les pratiques de l’écrit.

Séquence 2: apprendre sur les formations et les métiers

Dans la deuxième séquence, on rencontre les activités d’exploration professionnelle. Le groupe de MPAS visite le salon Carrières, un événement annuel dans la ville. Les apprenantes y recueillent des dépliants et d’autres documents concernant les formations ou les métiers qui les intéressent, posent leurs questions aux personnes représentantes des organismes de formation.

De la même manière, lors de la Matinée des cégeps, qui se déroule dans le centre d’éducation des adultes, les apprenantes participent aux présentations, se déplacent d’un kiosque à l’autre et recueillent des dépliants. À un autre moment, le groupe de MPAS fait la visite guidée d’un centre de formation professionnelle. Cette visite est l’occasion de voir des apprenantes et des apprenants en formation à l’oeuvre sur des plateaux de travail. À la fin de cette visite, les apprenantes partent avec le dépliant de l’offre de formation et un signet pour l’inscription à l’activité Élève d’un jour[6].

Les apprenantes parlent aussi du site Repères et des dépliants qu’elles lisent. Pour trouver des formations ou des métiers correspondant à leurs caractéristiques personnelles, elles utilisent leurs résultats au test GROP, réalisé en séquence 1. Au besoin, elles nuancent leurs requêtes à l’aide des résultats obtenus aux autres tests. Toujours dans le cadre des activités d’exploration professionnelle, chaque apprenante doit préparer deux entretiens, l’un pour une rencontre avec une personne dans un milieu de travail visé, l’autre pour une rencontre lors de l’activité Élève d’un jour. À la demande d’Isabelle, l’enseignante du cours Intégration socioprofessionnelle, les apprenantes écrivent et accumulent les informations sur les formations qui les intéressent dans une grille prévue à cet effet.

Dans cette séquence, un premier moteur programmatique agit sur les pratiques de l’écrit des apprenantes. Les activités d’exploration professionnelle ont globalement pour moteurs d’amener ces femmes à en apprendre davantage sur les conditions des formations professionnelles ou techniques et des métiers qui les intéressent. Les usages de l’écrit de cette séquence accompagnent les activités d’exploration professionnelle et aident ces femmes à confirmer ou à infirmer, petit à petit, un choix professionnel à travers les diverses expériences qu’elles vivent. Pour la conseillère d’orientation, les activités d’exploration professionnelle aident les femmes à «se positionner, à avoir de meilleures connaissances des différentes professions qu’elles peuvent faire sur le marché, en lien avec elles-mêmes, ce qu’elles sont capables de faire» (S7, Louise).

Dans les pratiques de l’écrit de la séquence 2, l’écrit favorise l’«exploration des métiers» (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2011, p. 71), visée par le programme d’études Intégration socioprofessionnelle. Les conversations et les documents recueillis ou lus lors des activités d’exploration professionnelle permettent aux apprenantes d’accumuler les informations sur des formations ou des métiers selon leurs caractéristiques personnelles.

En même temps, les moteurs programmatiques et téléologiques qui s’expriment en séquence 1 semblent aussi avoir des effets sur les moteurs de la séquence 2. Sans que les sources d’information permettent d’affirmer avec force la présence de ces effets, on peut penser que l’exposition aux activités d’exploration professionnelle en séquence 2 est anticipée au moins partiellement en fonction de ce que les pratiques de l’écrit de la séquence 1 ont permis aux jeunes mères d’apprendre sur elles-mêmes.

Néanmoins, des tensions sont présentes dans les pratiques de l’écrit de cette séquence. Pour les apprenantes, il semble assez ardu de faire correspondre les informations obtenues en remplissant les grilles et tests de la séquence 1 avec les informations recueillies à la séquence 2. L’enseignante du cours d’intégration socioprofessionnelle et la conseillère d’orientation souhaitent que les apprenantes utilisent leurs résultats obtenus aux grilles et tests en séquence 1 pour explorer les formations et métiers appropriés à leurs intérêts et à leur situation. Pour ce faire, elles doivent aussi traiter les informations recueillies lors des activités d’exploration professionnelle en séquence 2. Mais plusieurs apprenantes se disent confuses du fait de devoir démêler toutes ces informations ou ne pas être en mesure d’arrêter un choix. Il peut aussi arriver que la conseillère d’orientation ou l’enseignante relève une contradiction entre le résultat à un test et un intérêt professionnel d’une apprenante et mette son choix de formation ou de métier en doute.

Quelques apprenantes ne sont pas non plus à l’aise de participer à la rencontre avec une personne dans son milieu de travail, notamment les femmes qui n’ont pas de contact qu’elles connaissent dans ce milieu. Ces apprenantes demandent de rencontrer une personne qu’elles connaissent ou qui leur est présentée par l’enseignante du cours d’intégration socioprofessionnelle, quitte à ce que le milieu de travail ne corresponde pas tout à fait, voire pas du tout avec celui qu’elles visent.

Notamment, ce semble être au moment des activités d’exploration professionnelle que le processus d’insertion socioprofessionnelle d’une apprenante montre des signes de précarité. Parce que Gaëlle (21 ans, sec. 4) a commencé sa participation à MPAS plus tard que les autres apprenantes, elle n’a pas participé aux premières visites que le groupe a réalisées. Faire l’une de ces visites par elle-même, comme le lui a demandé l’enseignante, «[ç]a devenait trop gros pour moi en ce moment», comme elle le mentionne (S6, Gaëlle). De plus, cette femme vit plusieurs moments particulièrement difficiles pendant l’année de son retour aux études: mort inattendue de sa mère, problèmes avec la garde légale de son enfant. Elle n’est pas prête à participer à toutes les activités d’exploration professionnelle, quitte à mettre en jeu sa réussite du cours d’intégration socioprofessionnelle.

Suite à tous nos tests, nous devions faire une exploration sur un métier que nous aimions. Le projet [rencontre avec une personne dans son milieu de travail] ne me plaisait pas vu que j’étais très indécise et que je vivais une période difficile suite au décès inattendu de ma mère (S4, Gaëlle). J’ai mis le projet sur la glace, pis j’ai dit à Isabelle: quitte à couler mon cours (S6, Gaëlle).

En même temps, la majorité des femmes du groupe participent aux activités d’exploration professionnelle. Pour elles, un moteur téléologique agit sur les pratiques de l’écrit associées à ces activités. Elles y participent de bon gré et recueillent les informations qui guident, progressivement, leurs décisions relativement aux formations et aux métiers qu’elles se voient faire. L’écrit accompagne les décisions amenant à confirmer ou à infirmer le choix professionnel.

Pendant la présentation du programme de Techniques d’intervention en délinquance, Annabelle se montre intéressée et pose plusieurs questions, une question sur les dates d’inscription au programme, une question sur les prérequis pour cette formation et une question sur une possible spécialisation d’intervention en toxicomanie. Pendant la présentation, Annabelle (19 ans, sec. 5) consulte, tourne ou parfois lit attentivement des pages du document remis au début de la présentation.

S1, journal de terrain, 29 janvier

Comme dans la séquence 1, la combinaison des moteurs de la séquence 2 va globalement dans un même sens, celui d’amener les apprenantes à connaître les formations et les métiers qui les intéressent. Certes un moteur dialectique introduit quelques tensions dans la séquence, notamment lorsqu’il s’agit de préparer une rencontre avec une personne dans son milieu de travail et que cette personne est inconnue des apprenantes. Mais le mouvement introduit par ce moteur ne suffit pas à empêcher le mouvement cumulatif des moteurs programmatique et téléologique, sauf pour Gaëlle (21 ans, sec. 4), semble‑t‑il. Comme dans la séquence 1, les moteurs des pratiques de l’écrit sont alignés avec les objectifs du programme d’études Intégration socioprofessionnelle et la majorité des apprenantes y adhèrent.

Séquence 3: synthétiser les apprentissages

Dans la séquence 3, les jeunes mères rédigent un texte dans lequel elles font la synthèse des apprentissages réalisés dans le cours d’intégration socioprofessionnelle. Elles y évoquent explicitement ce qu’elles ont appris sur le plan de leurs valeurs, de leurs intérêts, de leurs types de personnalité dominants, de leurs compétences et de leurs facteurs de réalité par rapport à la vie domestique, la formation, l’emploi. Elles mentionnent aussi ce qu’elles ont appris à travers les activités d’exploration professionnelle ayant conduit à préciser le choix d’une formation ou d’un métier. Dans ce texte, elles mentionnent l’objectif professionnel qu’elles se fixent avant d’évoquer des étapes à franchir pour atteindre cet objectif.

Dans l’écriture de ce texte, l’écrit est un instrument permettant aux jeunes mères de «prendre un temps de réflexion» (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2011, p. 70) et de rejoindre ainsi l’un des moteurs du programme d’études Intégration socioprofessionnelle. Il favorise la «compréhension de soi» (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2011, p. 22), alors que dans ce texte chaque apprenante «met de l’ordre dans ce qu’elle est et dans les multiples données qu’elle possède sur elle-même et sur son environnement» (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2011, p. 22). On est ici en présence d’un moteur programmatique des pratiques de l’écrit de la séquence 3.

Mais ce texte révèle plus que des moteurs programmatiques. Son contenu expose les moteurs influençant le processus d’insertion sociale et professionnelle des apprenantes avant et au‑delà de leur participation à MPAS. On est ici en présence des moteurs téléologiques de leur participation à MPAS, repérés dans leur texte d’intégration des apprentissages.

Les opérations de recrutement des agents d’Emploi-Québec pour former un groupe de MPAS dans le centre d’éducation des adultes (appel téléphonique, lettre et rencontre d’information sur MPAS) ravivent l’envie des jeunes mères d’améliorer leurs conditions de vie et celles de leur enfant. Comme l’évoquent Alice (20 ans, sec. 5), Patricia (21 ans, sec. 2) et Stéphanie (20 ans, sec. 5):

Je me suis dit qu’il était temps de me prendre en main et d’aller de l’avant pour finir mes études pour moi et pour ma fille, afin d’avoir une meilleure qualité de vie (S4, Alice). Je me suis mis en tête que je pourrais réussir et avoir un meilleur avenir pour ma fille et moi (S4, Patricia). Alors, j’ai sauté sur l’occasion tout de suite. C’était le bon moment pour moi de me remettre sur pied. J’avais une grande motivation! Et je l’ai encore! [...] J’allais pouvoir enfin offrir à ma fille et à moi un meilleur avenir (S4, Stéphanie).

Les conditions de retour aux études de la mesure MPAS instiguent aussi du mouvement dans la participation des femmes à la formation: bonification de la subvention de retour aux études, remboursement des frais de garderie, de transport et de fourniture scolaire, notamment. La participation de ces femmes à MPAS leur donne envie d’être fières de donner l’exemple à leur enfant.

Dans la séquence 3, le texte d’intégration des apprentissages montre aussi les traces d’un processus d’insertion sociale et professionnelle qui se poursuit après la première année de retour aux études de ces femmes. Elles y signifient le choix d’une formation et d’un métier. Elles évoquent aussi, dans ce texte, une certaine confiance en l’avenir, en leur réussite de la formation en cours, comme un indice de leur réussite à venir, même si elles entrevoient les embûches.

Mais pour Gaëlle (21 ans, sec. 4), ce processus se précarise par une interruption des études au terme de la séquence 3. La récente mort de sa mère fait partie aussi de ce qui l’amène à arrêter sa participation à MPAS. Il serait toutefois gênant d’évoquer une bifurcation dans son processus d’insertion sociale et professionnelle, étant donné qu’il semblait déjà précaire dès son retour aux études, comme le montre la séquence 2. Même si ce processus demeure incertain chez cette femme au terme de la séquence 3, son texte révèle sa résilience: elle pourra miser sur les apprentissages qu’elle a réalisés et sur ce qu’elle a appris sur elle-même, les formations et les métiers pendant sa participation à MPAS.

Au bout du compte, mon retour aux études aura été très différent de ce à quoi je m’attendais. En quelques mois, j’ai vécu beaucoup de choses qui m’ont fait cheminer. J’ai pu voir une autre voie pour atteindre mes objectifs. Faire un choix de carrière n’est pas toujours évident et souvent décourageant et peu rentable. J’ai été heureuse de pouvoir trouver quelque chose qui me plaît et qui peut être un métier qui va m’assurer une qualité de vie. Je me suis découvert des forces que je ne connaissais pas et je suis fière de savoir tout ce que je suis capable d’accomplir. Le cours d’I.S.P. aura été une bonne aide pour moi même si le moment a un peu été mal choisi pour moi.

S4, Gaëlle

À la séquence 3, les moteurs programmatiques et téléologiques qui agissent sur l’écriture du texte d’intégration des apprentissages sont cumulatifs et transmettent de la continuité au processus d’insertion sociale et professionnelle des apprenantes. Le retour réflexif que les jeunes mères posent à l’écrit sur leurs apprentissages s’inscrit dans ce mouvement de continuité. Alors que les pratiques de l’écrit ne sont qu’une partie de ce processus, elles en font néanmoins partie intégrante. Elles le soutiennent et laissent les traces de ce processus et des apprentissages qu’il contient. Il en est de même pour Gaëlle qui, même si elle interrompt ses études, laisse les traces de son processus dans le texte qu’elle produit en séquence 3.

7. Discussion et conclusion

Le cadre et la méthode d’analyse processuelle de la présente étude donnent de l’intelligibilité au processus d’insertion sociale et professionnelle et aux pratiques de l’écrit qui en sont les ingrédients. Au regard des moteurs qui mettent les pratiques de l’écrit en mouvement dans chaque séquence, il est possible de contrer l’idée d’un but unique qui déclenche ces pratiques ou agit sur elles. Aussi, l’analyse des pratiques de l’écrit donne à voir les changements qui s’opèrent dans les moteurs des pratiques d’une séquence à l’autre au cours de la période où le processus d’insertion sociale et professionnelle de jeunes mères de Ma place au soleil a été analysé: apprendre sur soi, apprendre sur les formations et métiers et synthétiser les apprentissages. Bien que les séquences suivent une certaine chronologie, les résultats montrent de l’itération entre les séquences, les pratiques de l’écrit qui en constituent les ingrédients et les moteurs qui les mettent en mouvement. Les pratiques de l’écrit dans la séquence apprendre sur soi (séquence 1) semblent permettre aux apprenantes d’anticiper la séquence 2 et d’investir les activités d’exploration professionnelle, ainsi que les pratiques de l’écrit de cette séquence. Dans le même ordre d’idées, la synthèse des apprentissages que les apprenantes font à l’aide de l’écrit en séquence 3 est possible parce qu’elles ont appris sur elles-mêmes, sur les formations et les métiers dans les séquences 1 et 2.

De plus, l’analyse des moteurs des pratiques de l’écrit dans ce processus révèle des précarités qui, à des degrés divers, persistent au moment du retour aux études de ces femmes. La perspective critique appliquée à l’étude source révèle des précarités que l’analyse des pratiques de l’écrit aide à saisir. En effet, dans les trois séquences analysées, les moteurs dialectiques révèlent, chez les jeunes mères, une précarité dans leur processus d’insertion sociale et professionnelle. Dans la séquence 1, plusieurs apprenantes relèvent les incohérences des tests auxquels elles répondent. Leur questionnement de ces instruments laisse place au doute de leur pertinence aux yeux des apprenantes. Dans la séquence 2, répondre à la demande de rencontre d’une personne dans son milieu de travail instigue un mouvement de résistance qui atténue leur adhésion à l’activité demandée et pose un obstacle au processus d’insertion sociale et professionnelle. Néanmoins, dans la séquence 3, les textes d’intégration des apprentissages produits par les jeunes mères fournissent les indices d’une stabilisation du processus d’insertion sociale et professionnelle, sauf pour une apprenante, Gaëlle, dont le processus demeure précaire étant donné la complexité de sa situation familiale. En même temps, pour les jeunes mères, ce texte les aide à prendre conscience de leurs apprentissages avant et depuis leur retour aux études, ainsi que du chemin à parcourir dans la formation qu’elles choisissent. Ainsi, l’écrit aide les apprenantes à rendre imaginables leur insertion dans la vie professionnelle et l’amélioration de leurs conditions de vie. Au bout du compte, les précarités que les moteurs dialectiques des pratiques de l’écrit instiguent dans le processus ne suffisent pas à prendre le dessus sur les mouvements combinés des moteurs programmatiques et téléologiques favorables au processus d’insertion sociale et professionnelle de la majorité des participantes à MPAS dans les trois séquences analysées. La cohérence de ces moteurs, c’est‑à‑dire l’adhésion relativement forte des apprenantes aux objectifs du programme d’études d’intégration socioprofessionnelle, laisse penser qu’elles ont intériorisé le sens des moteurs programmatiques au fur et à mesure de leur participation aux activités.

Par ailleurs, on constate que l’enjeu de l’analyse des pratiques de l’écrit par leur but est aussi d’ordre éthique. Le choix d’un schème interprétatif des pratiques est effectivement plus qu’un problème terminologique, conceptuel ou méthodologique. Ce choix a des incidences pour les populations étudiées, la recherche et les milieux de pratique. Pour une population en situation de précarité, l’analyse du processus d’insertion sociale et professionnelle, des pratiques de l’écrit qui en sont les ingrédients et des moteurs qui les entraînent fait voir que ce processus demande du temps et qu’il est ponctué d’incertitude et d’insécurité. Désigner les pratiques de l’écrit par un but, par exemple celui de choisir un métier, sans égard au processus dans lequel elles s’insèrent peut laisser penser qu’il se déroule sans embûche. Certes, le processus d’insertion sociale et professionnelle des jeunes mères comporte de nombreuses difficultés qui sont sans lien avec les pratiques sociales de l’écrit. Les conditions de vie précaires de ces femmes et les raisons d’être de la mesure Ma place au soleil montrent bien que les embûches font partie intégrante de ce processus. Cependant, l’analyse des pratiques de l’écrit et des moteurs qui les mettent en mouvement aide à rendre visibles des facettes du processus où des difficultés sont présentes.