Corps de l’article

Introduction

Travailler au café ? À Montréal, pour certains travailleurs, le café est devenu un lieu de travail habituel (Bourrel, 2018). Les cafés offrent en effet très souvent une connexion Internet permettant à chaque client de travailler selon ses besoins. Parallèlement à cette pratique, sont apparus des cafés adaptés à une activité de travail, que Fabbri (2017) appelle « cafés coworking », et où l’on sert des boissons. La différence entre les deux, en théorie du moins, repose sur le fait que le premier met l’accent sur le service de boissons, et l’autre, sur le travail. Ces deux phénomènes sont intéressants, car ils nous interpellent tant sur notre rapport au café que sur notre rapport au travail. Plus encore, ils remettent en question la vocation de tels lieux et leur éventuelle distinction.

Au sein des écrits, deux angles d’approche ont souvent été utilisés pour analyser les cafés « traditionnels », c’est-à-dire ceux axés sur le service de boissons. D’une part, les cafés ont souvent été abordés au regard de leur vocation sociale et qualifiés de tiers-lieux (Oldenburg, 1999). Le tiers-lieu est un lieu entre la maison et le travail. C’est un lieu gratuit ou presque, proposant des boissons et de la nourriture, accessible, hospitalier, confortable, et accueillant un public d’habitués (Oldenburg et Brissett, 1982 ; Oldenburg, 1996). Alors qu’Oldenburg précisait que les cafés où l’on trouve majoritairement des travailleurs ne sont pas des tiers-lieux, d’autres soulignent que des personnes travaillant dans les cafés ne constituent pas forcément un frein aux interactions sociales et à la constitution d’une communauté (Waxman, 2006). D’autre part, pour certains, le café est un objet géographique, et son analyse « [permet] un diagnostic de l’état de la société locale car [il est] un lieu de convergence des identités […] représentatif des valeurs locales et des pratiques spatiales/sociales » (Gajewski, 2004 : 8). D’autres nuancent ce point de vue en soulignant une forme de standardisation du café, notamment en milieu urbain, permettant moins l’expression d’identités et d’attachements territoriaux spécifiques (Saey et Foss, 2016).

Cette ambivalence sur la vocation sociale et géographique des cafés se retrouve également au sein des cafés de cotravail, c’est-à-dire au sein des cafés axés sur le travail. Les cafés de cotravail appartiennent à la catégorie des espaces de travail collaboratif (Fabbri, 2017), définis comme des « espaces de travail flexibles que des travailleurs utilisent au mois ou à la journée sans engagement, avec des places dans un espace ouvert partagé par un groupe de travailleurs qui ne font pas partie d’une même organisation » (Blein, 2016 : 149). Pour certains, ces espaces de travail collaboratif sont des tiers-lieux, car ils ont notamment pour vocation de répondre à la solitude des travailleurs en créant de nouveaux liens entre les personnes (Boboc et al., 2014 ; Gerdenitsch et al., 2016). Toutefois, pour d’autres, ces espaces ne peuvent pas être qualifiés ainsi (Fabbri, 2017) : la socialisation n’émerge pas nécessairement de la coprésence dans un même lieu (Merkel, 2015) et les relations sociales qui en découlent peuvent être sujettes à l’instrumentalisation (Blein, 2016). Si ces lieux sont généralement issus de l’économie collaborative et visent le développement durable du territoire, leur reprise et leur multiplication, souvent facilitées par les politiques publiques, peuvent parfois aller à l’encontre de leur vocation territoriale initiale (Merkel, 2015).

Les frontières entre le café traditionnel et le café de cotravail demeurent donc assez floues, ce que confirme Fabbri lorsqu’elle souligne que les espaces de travail collaboratif présentent des points communs avec des endroits déjà existants. Plus encore, l’auteure n’hésite pas à qualifier le café de cotravail de « bistrot lambda » (2017 : 16). Ces différents constats suscitent un questionnement : alors même que l’origine des deux types de cafés est différente, l’un s’inscrit dans une histoire longue, tandis que l’autre doit sa naissance aux technologies de l’information et de la communication. En quoi ces deux types d’établissements se distinguent-ils ? Peut-on penser, plus encore, que le café de cotravail est l’aboutissement du café « traditionnel » (c’est-à-dire du café dont la fonction première est de servir des boissons) ? Poser une telle question est pertinent, car très peu de chercheurs s’intéressent aujourd’hui, notamment en géographie, au rôle du café en tant que lieu social et marqueur géographique. Les lieux contemporains tendent par ailleurs à ne plus être monofonctionnels et les fonctions qui leur sont attribuées sont souvent modifiées par les pratiques (Kaufman, 2017), remettant en question la vocation d’établissements ancrés de longue date dans la société, comme peut l’être le café. De même, alors que les travaux sur les espaces de travail collaboratif foisonnent, rares sont ceux qui les comparent à des espaces plus anciens aux fonctions semblables. Certains prônent même une clarification du vocabulaire pour qualifier de tels lieux (Burret, 2013).

Notre objectif, dans cet article, est de comparer la vocation socioterritoriale du café et de l’une de ses déclinaisons contemporaines, le café de cotravail. Pour ce faire, dans un premier temps, nous reviendrons sur l’évolution du café et de ses vocations socioterritoriales, avant de réaliser un exercice semblable pour l’espace de travail collaboratif, en focalisant notre attention notamment sur le café de cotravail. Dans un deuxième temps, nous détaillerons la démarche méthodologique mise en place pour répondre à notre question. Puis, à partir des résultats de notre enquête de terrain dans trois cafés montréalais (deux traditionnels et un de cotravail), nous montrerons la façon dont ces deux types d’établissements se distinguent. Plus encore, cette comparaison nous permettra de montrer la façon dont le café traditionnel demeure un « haut lieu social » multifonctionnel (Gajewski, 2004), tandis que, le café de cotravail s’apparente davantage à un bureau, monofonctionnel. Ces différences remettent en question les limites de la notion de tiers-lieu et mettent en évidence la dimension géographique du café traditionnel, faisant de celui-ci un tiers-lieu distinct des autres espaces qu’on tend à qualifier ainsi aujourd’hui.

Du café traditionel au café de cotravail

Le café, lieu de sociabilité et marqueur géographique

De Voltaire, au Procope, à Sartre et Beauvoir, au Café de Flore, la littérature et la culture politique ont été imprégnées par la vie des cafés (Bihl-Willette, 1997). Néanmoins, le café « reste un lieu social peu connu et mal exploité par les chercheurs » (Gajewski, 2004 : 1). La diversité des termes employés pour désigner ce lieu est un élément susceptible de contribuer à expliquer une telle méconnaissance ; que ce soit en français ou en anglais, on parle tantôt de coffeehouse, de café ou de coffeeshop, tantôt de bar, de troquet, etc. Outre ces distinctions terminologiques, deux perspectives, l’une sociale, l’autre territoriale, semblent se dégager des regards portés sur le café en tant qu’établissement.

Le café est ainsi analysé à l’aune des sociabilités qu’il concourt à créer. Il est, en ce sens, un lieu de vie où les habitués se sentent chez eux (Gajewski, 2004). Le café donnerait ainsi la possibilité aux habitants de se rencontrer, d’échanger, en somme de développer des liens sociaux, et procurerait un sentiment d’appartenance à ce lieu. Cet attachement peut résulter de plusieurs facteurs, qui sont en lien avec ce que les personnes cherchent dans ce lieu : un endroit de discussion, une atmosphère, une routine (Waxman, 2006). Ces constats prennent toutefois une coloration différente selon le contexte, rural ou urbain, dans lequel s’inscrit le café [1]. Saey et Floss ont montré, dans leur comparaison entre des cafés ruraux et urbains, que la sociabilité qui s’exprime dans ces cafés diffère en fonction du contexte : « Rural participants were more likely to identify the third place coffee shop as a place for social and emotional support, whereas urban participants were more likely to select the coffee shop for practical reasons » (2016 : 75).

Certaines analyses mettent également en évidence l’évolution des formes et des usages des cafés urbains contemporains : « Concomittant with urbanization processes, the coffee shop today epitomizes a society with less time for long lunches, on the lookout for a place to socialize, multitask, catch up on work or do other related tasks » (Ferreira et Beuster, 2019 : 66). Dans son enquête au sein de différents cafés, Waxman souligne d’ailleurs que « one of the fascinating aspects of this study included the number of people who were content to sit alone yet, despite the lack of verbal interaction, felt they had had a social outing » (2006 : 50), s’interrogeant ainsi sur la nature des sociabilités désirées. De plus, la révolution numérique et la croissance du nombre de travailleurs présents dans les cafés remettent en question la vocation sociale de tels lieux : la plupart des clients sont davantage rivés à un écran qu’engagés dans des conversations avec des personnes présentes (Broadway et al., 2018). Le café ne serait donc plus tant un lieu de rencontre qu’un endroit où l’on travaillerait de manière solitaire (Lukito et Xenia, 2018). Il s’ajouterait de la sorte aux nombreux autres lieux devenus lieux de travail.

Plus encore, Jeffres et al., (2009) affirment que la qualité de la vie urbaine perçue par les habitants est très étroitement liée à la présence de lieux de sociabilité comme le café. La présence de cafés aurait également un effet sur le développement urbain : « Consumption spaces, such as coffee shops, have a powerful influence on attracting new residents while also leading to a subtle gentrification of inner city social spaces » (Ferreira et Beuster, 2019 : 67). Pour d’autres, la diffusion des grandes enseignes amenuise les possibilités d’identification au lieu du café. Le développement mondial des grandes chaînes de café a contribué à renforcer l’idée de diffusion d’un modèle de café dans le monde, homogénéisant sa forme (Bookman, 2014 ; Saey et Floss, 2016). Saey et Foss (2016) remarquent à ce titre que, en milieu urbain, le café est un lieu interchangeable, pratique et non recherché ; il ne serait plus un lieu singulier suscitant un attachement spécifique. Le café se réduirait davantage à un comptoir, au regard du nombre de personnes prenant leur boisson pour la consommer à l’extérieur (Broadway et al., 2018).

Ainsi, l’évolution du café est révélatrice des mutations que connaît le monde contemporain, tantôt vu comme un produit de la mondialisation et de l’individualisme, tantôt regardé comme une réponse aux maux de la société urbaine, si bien que l’émergence du café de cotravail, au regard de l’évolution du travail, n’est en rien surprenante.

Le café de cotravail, un renouveau de la sociabilité au travail

Les lieux se définissant comme « espaces de cotravail » se multiplient dans le monde, en lien avec l’évolution des formes de travail (Jeffres et al., 2009). Les espaces de travail collaboratif émergent dès les années 1990 dans les milieux high-tech étasuniens, mais prennent véritablement leur essor depuis une dizaine d’années (Desbois, 2014). Spinuzzi et al. soulignent la croissance exponentielle de ces espaces à travers le monde : « The first coworking spaces were started in 2005 ; the number of these spaces grew from 600 in 2010 to 15,500 in 2017 » (2019 : 113). Définir le travail collaboratif est cependant délicat, car il recouvre des réalités multiples. À l’origine, comme le souligne Brown, il était moins question d’espaces que de valeurs de « collaboration, d’ouverture, de communauté, d’accessibilité et de durabilité ». (Brown, 2017 : notre traduction).

L’approche collaborative distingue ces espaces des autres. En effet, l’espace de travail collaboratif représente une « opportunité » tant professionnelle que personnelle, qui peut engendrer des rapports marchands entre différentes personnes. Il peut même y avoir la création d’une « communauté de pratiques et [d’]apprentissage collectif » (Burret, 2013). Les formes de ces espaces de travail collaboratif sont tellement diverses qu’une généralisation et une comparaison demeurent toutefois difficiles (Ivaldi et al., 2018 ; Akavan et al., 2019), d’autant plus que leur définition ne fait pas consensus (Michel, 2019). Si, pour Brown (2017), il existe une multitude de critères de distinction, d’autres ont construit des typologies. Liefooghe (2016), par exemple, classe les espaces de cotravail selon qu’ils relèvent d’une logique associative ou communautaire ou d’une logique davantage économique, proche d’un « centre des affaires ». Pour Michel (2019), il convient également de se doter de moyens pour établir la dimension sociale et la dimension géographique de ces espaces afin de mieux les caractériser. Dans sa typologie, l’auteur propose ainsi d’appréhender la « présence d’un système de sélection des entrées » au sein de ces espaces et l’ouverture de ceux-ci sur le territoire (2019 : 297).

Ces espaces répondent en effet à un besoin de socialisation des travailleurs indépendants : ce type d’espace permettrait de faire des rencontres, d’avoir « sinon d’authentiques “collègues de bureau”, du moins des “présences familières” » (Fabbri et Charue-Duboc, 2013 : 87). Spinuzzi et al. résument ainsi la formule de ces espaces : « working alone, together » (2019 : 113). Au sein des écrits, ces types d’espaces, parce qu’ils favorisent la « sérendipité et les rencontres imprévues », sont souvent considérés comme des tiers-lieux (Michel, 2019). Cependant, la coprésence est parfois insuffisante (Boboc et al., 2014) et une animation est bien souvent nécessaire pour qu’il y ait interaction sociale (Merkel, 2015). D’autres soulignent aussi la limite de ces interactions en affirmant que celles-ci sont très liées au domaine et à la spécialité de chaque métier (Pierre et Burret, 2014), généralement le fait de travailleurs indépendants membres de la classe créative. Weijs-Perrée et al. (2019) montrent également que les usagers préfèrent que l’espace de cotravail accueille une diversité modérée de « types » d’usagers. De même, dans leur volonté de définir le type de communauté qui se crée au sein de ces espaces, Spinuzzi et al. (2019) concluent, à partir d’une étude de cas multiples, que les communautés qui se dessinent sont largement guidées par une logique de marché et que, souvent, les différents qualificatifs qu’on trouve dans la littérature scientifique au sujet de ces espaces et de leurs communautés, ne se retrouvent pas dans la réalité.

L’espace de cotravail participe également à une forme de renouveau territorial. À l’origine, la notion de cotravail n’était pas sans lien avec le « do-it-yourself urbanism » et on prête souvent à ces espaces des fonctions de revitalisation locale (Moriset, 2014). Néanmoins, une telle fonction n’est pas sans présenter quelques limites : « But given current urban restructuring processes and the growing pace of gentrification in cities, coworking spaces also need to face their ambivalent role of being pioneers raising the symbolic value of a particular area and becoming victims of gentrification processes at the same time » (Merkel, 2015 :  134). De même, le rapport d’affection qui se tisse entre les cotravailleurs et l’espace physique, les valeurs communes que les travailleurs partagent permettent un attachement au lieu (Scaillerez et Tremblay, 2016). Le lieu de travail n’est plus un lieu subi, mais un lieu choisi. Une telle relation au lieu ne rend toutefois pas impossible une forme de standardisation de ces espaces. En effet, de plus en plus d’espaces de ce type sont produits par des grands groupes économiques (Desbois, 2014) et s’installent dans toutes les grandes métropoles mondiales. Les politiques publiques urbaines s’emparent également de plus en plus du concept en l’utilisant comme facteur d’attraction pour leur territoire (Blein, 2016).

Enfin, la prise en compte de la grande diversité des espaces de cotravail est nécessaire pour saisir la réalité de ces espaces et leurs éventuelles ressemblances avec des espaces existants de plus longue date. Par exemple, pour Fabbri, le café de cotravail constitue une variante de ce type d’espace qu’elle définit ainsi : « [l]e café coworking est un café adapté à une activité de travail en mode coworking ouvert. Il permet des périodes prolongées de travail (nombreuses prises électriques, wifi puissant), comme des conversations en petits groupes, et ce, sans engagement ni réservation. Les adeptes du café y trouveront en plus des boissons de qualité à volonté, préparées par des baristas et accompagnées d’encas » (2017 : 14). Les espaces de travail collaboratif sont aussi nés du fait qu’ils étaient plus appropriés que les cafés pour travailler (Ibid.). Pour Fabbri, un exemple type du café de cotravail est l’anticafé.

Encore peu étudié, l’anticafé renouvelle le modèle économique du café « classique » (Fabbri, 2017 : 14). En effet, la contrepartie monétaire ne se fait pas en rapport avec un produit consommé, mais selon le temps passé dans cet espace, se rapprochant ainsi du concept de l’espace travail collaboratif. Ferreira précise l’origine des anticafés : « One example is a new independent international café chain that recently enterered the UK, Ziferblat, originating from Russia which operates on a pay-as-you go concept. Here customers pay for the time they spend in the café, not what they consume » (2017 : 73). Pendant le temps passé dans le lieu, les consommations de boisson et de nourriture sont offertes (dans une quantité raisonnable, bien sûr).

Ainsi, les études sur l’espace de travail collaboratif soulignent tantôt le renouvellement d’une sociabilité au travail, tantôt un nouveau rapport au lieu de travail. Ces caractéristiques ne sont pas sans lien avec la vocation des cafés plus traditionnels et invitent donc à saisir les éventuelles différences entre ces deux types d’établissements, notamment au Québec, où – à notre connaissance – les recherches sur le café sont rares.

Démarche méthodologique

Notre recherche est de nature exploratoire. En d’autres termes, il s’agit d’examiner une réalité encore peu documentée. Pour ce faire, nous préciserons d’abord les dimensions à l’étude que nous avons retenues, puis nous détaillerons la composition de notre échantillon. Nous terminerons par l’exposition des outils de collecte d’information choisis.

Dimensions à l’étude

Notre enquête s’est organisée autour de deux questions principales : que fait-on au café ? Quelle est la place du café dans le territoire ? Plus précisément, en nous inspirant des travaux de Waxman (2006) et Broadway et al. (2018), nous avons examiné les dimensions suivantes :

  1. Les caractéristiques du lieu : les qualités physiques extérieures (devanture et présentation du lieu, accessibilité, présence d’une terrasse, de végétation, etc.) et les qualités physiques intérieures (organisation de la salle et nombre de places, couleurs, hauteur du plafond, matériaux, types de table, accès à une lumière naturelle ou artificielle, accès à des prises électriques, possibilité de bouger le mobilier, climatisation, musique, services mis à disposition [carafe d’eau, wifi, etc. ]).

  2. La clientèle et les interactions sociales visibles : le nombre de clients présents, s’ils étaient seuls ou accompagnés, la durée de leur visite, leurs activités durant cette visite ; le nombre d’interactions sociales entre clients, entre clients et baristas, entre clients et propriétaires, la présence d’habitués, le positionnement des clients dans l’espace. Ces différents éléments permettent de saisir la vocation sociale de l’établissement, sa nature, sa diversité et son amplitude.

  3. L’intégration du café dans le quartier : 1) la présence d’informations sur les activités du quartier. Cet élément peut en effet être un des révélateurs potentiels de l’ancrage de l’établissement dans le territoire (Bookman, 2014) ; 2) le nombre de cafés à emporter. Cette dimension est en lien avec l’observation de Broadway et al. (2018) soulignant l’interchangeabilité aujourd’hui des cafés au regard du nombre de cafés non consommés sur place. Par ce critère, il s’agissait tant de comprendre la place du café dans le quotidien des clients que l’ancrage dans le territoire ; 3) l’histoire du café, le choix du quartier d’implantation, la place de l’établissement dans le quartier selon le propriétaire et le personnel, le sentiment que l’établissement participe à la création d’une communauté. Ces éléments visent à définir la relation au territoire.

L’échantillon retenu

Afin de comprendre la vocation socioterritoriale du café traditionnel et du café de cotravail, nous avons ciblé quatre établissements montréalais. Le choix s’est réalisé en trois temps. Dans un premier temps, le critère retenu a été celui de la proximité géographique. L’étude de Ananian et al. (2018) montre que les espaces de cotravail sont principalement situés dans les arrondissements centraux ou péricentraux (Le Plateau-Mont-Royal, Ville-Marie, Rosemont — La Petite-Patrie). Cette information a grandement orienté notre choix du territoire à l’étude.

Dans un deuxième temps, nous avons choisi des établissements dont la présentation sur les sites Web et pages de médias sociaux présentait des similitudes, tant dans leur offre de services que dans leur âge. Les établissements liés à des chaînes (du type Starbucks ou Second Cup) ou disposant de succursales ont été exclus. Cela s’explique par le fait que nous serions entrés, selon Manzo, dans l’ère du café de « troisième vague ». Pour le dire rapidement, la première vague correspondrait au café qui était préparé dans un percolateur et servi ainsi. La deuxième vague référerait aux chaînes de café Starbucks, tandis que la troisième serait constituée de cafés indépendants ou de petites chaînes, « including a collection of field-to-cup actors: fair and direct-trade growers, to small-batch “boutique” roasters, to the shops themselves, to well-trained baristas, to connoisseurs who cherish the label of “coffee geeks” » (2014 : 3).

Ce critère établi, nous avons par la suite choisi des cafés qui présentaient une offre semblable à un coût relativement similaire. Finalement, les quatre établissements sont situés à 15 minutes de marche de la station de métro Mont-Royal et, au maximum, à 15 minutes de marche les uns des autres. Ils ont entre 18 mois et 4 années d’existence. Parmi ces quatre établissements, figurent deux cafés traditionnels (que nous appellerons ici café A et café B), un café de cotravail s’affichant comme un « café » (café C), un café de cotravail revendiquant l’appellation « anticafé » (café D).

Dans un troisième temps, une visite sur le terrain nous a amenés à réviser notre échantillon : un café de cotravail, le café D, bien que disposant d’un site Web et d’une page sur les médias sociaux, était fermé. Nous avons finalement appris, grâce à sa page Facebook, qu’il venait d’être vendu. Nous l’avons donc éliminé de notre échantillon et avons conservé les trois autres [2]. Nous n’avons pas ajouté un autre « anticafé » à notre échantillon, car il n’en existe que quatre à Montréal et les autres sont situés dans un autre quartier, principalement le Vieux-Montréal. Notre échantillon final est donc composé de deux cafés traditionnels (A et B) et d’un café de cotravail (C) (tableau 1).

TABLEAU 1

Description des cas retenus à l’étude

Description des cas retenus à l’étude
Conception : Giard et Breux, 2019

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Ces trois cafés sont situés dans l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal. Une demande d’accès à l’information pour connaître le nombre d’établissements entrant sous la catégorie « café » a été faite à l’arrondissement. Cette demande nous a appris que la catégorie d’usage « café » n’existait pas et que les cafés étaient regroupés sous les catégories suivantes : « épicerie », « restaurant », « traiteur ». La liste obtenue présentait 1 320 commerces. Nous avons fait une recherche sur chacun d’eux sur Internet pour en vérifier l’existence et la vocation : au total, nous avons dénombré 218 établissements où il était possible de prendre un café. Puis, nous avons réalisé des visites de terrain dans l’ensemble des rues de cet arrondissement pour distinguer les établissements où servir du café était la vocation principale : nous en avons recensé 90 (dont 17 appartenant à des chaînes) [3]. Les cafés A et B figurent parmi les 73 cafés « indépendants » recensés. Quant aux cafés de cotravail, l’étude d’Ananian et al. (2018) en a dénombré 35 à Montréal. Le café C est l’un de ces endroits.

Collecte de l’information

Pour saisir les différentes dimensions à l’étude, nous avons utilisé deux modes de collecte de l’information : l’observation de la clientèle des cafés, ainsi que des entretiens semi-dirigés avec les propriétaires et les membres du personnel.

Par nos séances d’observation, nous voulions d’abord saisir la nature de la clientèle, sa fréquence et les activités réalisées dans l’établissement. Quelque 25 heures d’observation ont été réalisées dans chacun des cafés, pour un total de 75 heures. L’observation a été réalisée durant les deux dernières semaines du mois de juillet 2018. Dans chacun des cafés, jours de semaine et jours de fin de semaine ont été observés, et ce, sur des plages horaires variées, permettant de couvrir toutes les heures d’ouverture. L’observation visait la saisie des trois dimensions énoncées plus haut.

Puis, des entretiens ont été menés avec les propriétaires et les baristas, dans chacun des cafés, pour un total de 12 entrevues. Avec les propriétaires, nous voulions apprendre l’histoire du café, qualifier sa clientèle et saisir la place de l’établissement tant dans la société en général que dans le quartier. Aux serveurs et serveuses, nous demandions de décrire leur travail, en plus de définir la clientèle et de qualifier la place du café dans la société et dans le quartier [4]. Bien entendu, une telle enquête ne peut nullement prétendre à une quelconque exhaustivité et permettre une généralisation : nous avons capté un instantané de l’activité des établissements sélectionnés.

Les cafés contemporains : des bureaux temporaires ?

Notre enquête de terrain a permis de mettre au jour trois éléments principaux. Premièrement, les cafés, quelle que soit leur nature, sont des lieux massivement investis par les travailleurs. Ce sont donc des bureaux temporaires. Deuxièmement, la vocation sociale du café traditionnel et celle du café de cotravail ne sont pas les mêmes, bien que la nature des interactions sociales présente quelques similitudes. Enfin, ces espaces se distinguent par leur vocation territoriale respective. Dans les paragraphes suivants, nous revenons en détail sur les différentes dimensions présentées dans la section précédente.

Les caractéristiques des lieux

Le café A se situe à côté d’une grande artère très passante ; la devanture du lieu peut se voir depuis cette artère. Une enseigne se détachant du mur présente le café. Il s’agit d’un café dit traditionnel et si la prise de commande se fait au comptoir, le service se fait à la table. Les clients peuvent facilement se partager de très grandes tables ; au total, le café compte 40 places. Les couleurs et la décoration très personnelle donnent une atmosphère chaleureuse au lieu. La présence aussi d’un canapé renforce l’ambiance décontractée du lieu. Livres et jeux de société, ainsi qu’un piano sont mis à la disposition des clients. Des prospectus sont aussi présentés avec la possibilité d’afficher sa propre annonce, soit dans les toilettes soit sur le comptoir (figure 1). Un accès wifi est également disponible, de même que quelques prises électriques pour brancher les ordinateurs. Dans le sous-sol, il y a un service de réparation de vélo, indépendant du café, mais qui peut y attirer des clients.

FIGURE 1

Plan du café A

Plan du café A
Conception : Giard et Breux, 2019

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Le café B se situe dans une rue peu passante, mais proche d’une grande artère. Il n’y a pas d’enseigne présentant le café, mais de larges fenêtres permettent de bien distinguer l’activité à l’intérieur. Il s’agit d’un café traditionnel. Cependant, il n’y a pas de service aux tables (seulement pour la nourriture). Le café compte 15 places assises, et un comptoir permet de prendre sa boisson debout. Ce faible nombre de places incite les clients à partager les tables. L’ambiance est assez calme et les couleurs claires ainsi que les luminaires donnent une atmosphère paisible au lieu. Un canapé renforce ce caractère. Quelques livres et magazines sont à la disposition des clients (figure 2). En outre, le café offre le wifi et quelques prises électriques.Enfin, le café C est le café du cotravail (figure 3). Il ne s’affiche pas comme un anticafé, mais bel et bien comme un « café coworking ». Une enseigne avec le nom du café se détache du mur et un panneau dépliant posé dans la rue invite les passants à entrer. Cet espace se situe sur une grande artère. Comme dans les anticafés, il faut payer selon le temps ; plusieurs formules sont proposées : à la journée ou au mois. Cependant, il se distingue des anticafés en ce que les boissons proposées sont aussi payantes. Le café a une capacité d’accueil de 26 places sur des bureaux, et de 8 dans un espace plus décontracté avec des canapés. Il faut, là aussi, partager les grandes tables avec d’autres travailleurs. Le décor se compose de matériaux bruts, ampoules apparentes, dénotant une influence industrielle. Il s’agit d’un espace fait pour travailler avec tous les équipements que cela exige, comme une imprimante et un numériseur. Des boissons sont aussi proposées, ainsi que des activités en lien avec le travail comme des afterworks professionnels. Le café de cotravail ne présente pas de babillards ou de prospectus faisant la promotion des activités du quartier.

FIGURE 2

Plan du café B

Plan du café B
Conception : Giard et Breux, 2019

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FIGURE 3

Plan du café C

Plan du café C
Conception : Giard et Breux, 2019

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Ces trois plans soulignent une certaine ressemblance entre les cafés A et B, puisque seule la présence de la bibliothèque, des jeux et de la cuisine les distingue. En réalité c’est probablement davantage la petite taille du café B qui restreint davantage les fonctions offertes. Le café de cotravail se différencie par le matériel de bureau spécifique (imprimante et numériseur) et la présence de casiers ainsi que d’un four à micro-ondes. L’organisation intérieure des cafés constitue donc déjà un premier élément de distinction entre les deux types à l’étude.

La clientèle et les interactions sociales visibles

Au sein de notre échantillon, les trois cafés sont de véritables espaces de travail. L’observation a révélé que les clients qui viennent sont majoritairement seuls, avec leur ordinateur portable (tableau 2). Dans les cafés observés, il n’y a pas de contrainte de consommation ; il est donc possible de rester aussi longtemps que désiré en ne commandant qu’un seul café – ou en ne commandant rien, dans le café de cotravail. L’accès au wifi et à des prises électriques facilite ce type d’activité. L’observation a également montré une plus forte présence des femmes dans ces lieux.

Les propriétaires des cafés et les baristas ont confirmé l’importance du nombre de travailleurs dans leurs établissements : c’est la première activité des clients qu’ils notent. Néanmoins, des divergences apparaissent. Les deux cafés traditionnels distinguent les travailleurs indépendants des étudiants et, surtout, la nature de leur clientèle selon l’heure et la journée de la semaine. La grandeur du café ainsi que le contexte géographique influencent également la nature de la clientèle. Ainsi, les entrevues au café A soulignent que cet établissement reçoit beaucoup d’élèves durant l’année scolaire et surtout lors des fins de session, en raison de la présence d’une école à proximité. Au café B, l’exiguïté du lieu explique, selon la propriétaire, le fait qu’il n’y ait pas d’élèves ou d’étudiants. Elle précise également la présence de familles en fin de semaine.

TABLEAU 2

Caractéristiques de la clientèle observée

Caractéristiques de la clientèle observée
Conception : Giard et Breux, 2019

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Sans surprise, le café de cotravail est fréquenté uniquement par les travailleurs : tous les clients travaillent sur leur ordinateur. Lorsqu’on demande aux propriétaires et aux baristas de qualifier la clientèle, ils soulignent régulièrement qu’il s’agit de pigistes, notamment dans les métiers du numérique. Les baristas notent par ailleurs que leur activité est tranquille, car tous les clients « sont très engagés dans leur travail ». Le propriétaire précise que la clientèle « est difficile à définir. Je dirais que c’est vraiment, genre, des graphistes, des programmeurs, tous les métiers des travailleurs autonomes ; on a des traducteurs, des rédacteurs, des illustratrices… Je ne serais pas capable de cerner réellement un type, et puis il y a des étudiants qui viennent » (café C).

Comme nous l’avons mentionné auparavant, la majorité des clients fréquentant nos trois cafés sont des personnes seules qui travaillent sur leur ordinateur. La très grande partie du temps, il n’y a pas d’interaction entre les clients. Lorsqu’il y a interaction, c’est par de brèves phrases, soit pour demander la possibilité de s’asseoir à la même table, soit pour avoir accès à une prise électrique soit pour surveiller ses affaires le temps d’un passage aux toilettes. Nous avons observé que des couples venaient travailler au café, chacun sur son ordinateur, mais ensemble tout de même. Dans ces situations, il y a certes des interactions sociales, mais qui se font à l’intérieur d’un cercle déjà construit plutôt qu’avec des personnes extérieures.

Des interactions sociales sont toutefois différentes pour les personnes qui, au sein des deux cafés traditionnels, n’y viennent pas pour travailler. D’abord, pour les clients seuls, bien souvent, les interactions ne se font pas avec des personnes physiques, mais dans la sphère virtuelle. En effet, la plupart des personnes qui viennent au café seules sont connectées à leur téléphone portable ; il est très rare qu’elles s’adonnent à une lecture autre que sur leur téléphone. Pour ce qui est des groupes, de véritables interactions se font au sein de leur cercle déjà constitué. Dans l’établissement proposant des jeux de société, nous avons observé l’utilisation de ces jeux par les groupes. Le café est un lieu de rencontre dans le sens où les personnes ne venant pas pour travailler ont des interactions sociales au sein d’un cercle déjà construit. De même, la présence de clients habituels a été soulignée dans les deux cafés. Lors de nos entretiens avec les baristas, la présence de liens d’amitié avec les clients a été mise en évidence, notamment avec quelques habitués. Lors des séances d’observation, de tels liens ont certes pu être observés, mais de façon marginale au regard du nombre de clients qui fréquentent le lieu.

Dans le café de cotravail, l’existence de lien social entre les clients se trouve aux fondements de la création de l’établissement. Cependant, comme dans les cafés traditionnels, l’observation a révélé qu’il n’y a pas d’interactions entre les travailleurs ou qu’il y en a très rarement. Les seules discussions sont entre les personnes qui travaillent sur un même projet, ou qui viennent ensemble. La plupart du temps, les personnes planchent sur leurs « projets personnels » et, de ce fait, interagissent très rarement avec d’autres personnes à l’intérieur. Une distinction très claire avec les cafés traditionnels a toutefois été notée : lorsque les personnes interagissent, les discussions sont souvent courtes et se font à voix basse. Une restriction s’exerce, consciente ou non. Il en va de même pour les appels téléphoniques. Alors que les cafés traditionnels permettent de recevoir et de faire des appels, au sein du café de cotravail, les activités téléphoniques se font à l’extérieur du lieu. Il y a donc une nette différence d’ambiance sonore entre les deux types de cafés.

En termes de position dans l’espace, les trois plans suivants des cafés à l’étude (figure 4) montrent l’occupation observée durant trois heures en matinée, un jour de semaine. La légende permet de comprendre que, plus le rose est vif, plus le nombre de clients occupant cette place a été élevé. Lorsque le rose est très pâle, une seule personne s’est installée à cette place durant la période de trois heures.

FIGURE 4

Occupation des trois cafés

Occupation des trois cafés
Conception : Giard et Breux, 2019

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Les plans d’occupation des différents cafés mettent en évidence des similitudes dans la façon dont les personnes se positionnent dans l’espace. Premièrement, certaines places sont populaires (place 20 pour le café A, place 12 pour le café B, places 20 et 21 pour le café C). Deuxièmement, lorsqu’il y a peu de monde, les clients ont tendance à s’installer très loin les uns des autres : au café A, le premier client s’est installé à la place 25, le deuxième, à la place 20. Au café B, la première personne s’est installée à la place 12, la deuxième, à la place 13, tandis qu’au café de cotravail, le premier client s’est installé à la place 26, et le second, à la place 15. Lorsque l’affluence est plus grande, les clients sont, sans surprise, plus près les uns des autres, bien qu’il y ait souvent au moins une place d’écart entre eux. Enfin, les personnes qui s’installent côte-à-côte ou face à face sont des personnes qui se connaissent (exemple du café A pour les places 7 et 10, tandis qu’au café de cotravail, une personne, assise à la place 21 est venue rejoindre la personne assise à la place 20, par exemple).

Au café de cotravail, nous avons observé que certains membres s’installent sans dire un mot. Durant cette séance d’observation, trois personnes sont entrées pour se renseigner sur la formule de cet espace et sont ensuite parties. Trois personnes se sont installées sans parler. Une personne assise à la place 21 est venue rejoindre la personne assise à la place 20.

L’intégration du café dans le quartier

Alors qu’au sein de notre échantillon, chacun des cafés présente une spécificité, celle-ci est bien souvent ignorée par les nouveaux clients : c’est le cas pour le café de cotravail, où le barista doit expliquer le fonctionnement du café et le paiement qui s’ajoute aux boissons, ou dans le café A, où la nourriture est végétalienne. Dans le café le plus traditionnel, cela n’a pas été observé. L’histoire racontée par les propriétaires, révèle qu’à l’origine, leurs cafés répondaient à un manque. Pour le café A, il s’agissait d’avoir un café offrant « de la nourriture simple, saine, végétalienne » alors que, pour le café B, « je voulais justement un petit café de quartier, où les gens se retrouvaient, où il y avait de la discussion ». Quant au propriétaire du café de cotravail, il raconte: « C’est le premier café pour travailler, à Montréal. C’est une place qui, quoique ça [ait] l’air d’un café, c’est réellement un bureau, déguisé en café ». La spécificité de chacun des établissements est mise de l’avant dans l’ensemble des entretiens de l’échantillon.

Cette spécificité est renforcée par le nombre de boissons à emporter servies lors des 25 heures d’observation dans chaque café. Le faible nombre de cafés emportés (8) du café C montre qu’il ne s’agit pas tant d’un café que d’un espace de travail. Au café A, 25 boissons ont été emportées, comparativement à 142 au café B. Le grand nombre de boissons emportées de ce café semble témoigner de l’exiguïté de l’endroit (toujours plein) et de son succès dans le quartier davantage que de sa transformation en un quelconque comptoir.

L’ancrage de ces cafés dans le quartier diverge quelque peu d’un établissement à l’autre, ayant de trois à cinq ans d’existence. Le café A a ouvert en 2014, le café B en 2013, et le café de cotravail en 2015 [5] (tableau 1). Pour ce qui est du choix d’implantation des cafés, les réponses oscillent entre la mise en évidence d’un besoin local et un opportunisme économique, c’est-à-dire le fait qu’il y avait un local libre. Deux des trois propriétaires (café A et café C) soulignent également la présence chez eux d’un attachement au quartier, si bien qu’ils voulaient être situés dans ce quartier. La propriétaire du café A affirme : « Ce local, ça fai[sait] plusieurs années qu’il ne vivait plus ; les commerces rentraient, sortaient, rentraient donc. Moi j’habite… j’ai une maison qui est tout près, j’habite là depuis que j’ai deux ans et demi, donc j’en ai vu passer beaucoup [des commerces]. Ça m’attristait parce que c’est un local qui est intéressant […] Après, il se trouve qu’effectivement le Plateau est un bon endroit pour avoir un café végétalien, parce qu’il y a une communauté végane assez importante dans le Plateau, le Mile end, Rosemont ». La propriétaire souligne ensuite que le fait de se situer sur le chemin de l’Université et du Cégep et à proximité du métro lui permettait de penser que c’était également un choix économique intéressant. Le propriétaire du café de cotravail souligne pour sa part : « C’est mon quartier préféré, et puis c’est [l’endroit] où il y a le plus de travailleurs autonomes ». La propriétaire du café B n’évoque pas de tels sentiments, mais insiste sur l’idée qu’elle voulait un petit café de quartier et qu’une amie lui avait parlé de ce local : « iI n’y avait pas encore de café de quartier, et c’est pour ça que je suis venue m’installer ici ».

Enfin, les propriétaires et les baristas des cafés traditionnels ont le sentiment de créer une communauté spécifique à l’échelle du quartier, mais également à l’échelle de la société. Plusieurs éléments selon eux confirment cet aspect : la présence d’habitués, de discussions avec certains clients, le fait que l’établissement participe à la vie de quartier : « Ah ouais, je pense que c’est un des points centraux dans la vie de quartier ! » (café B), et le fait qu’en venant dans l’établissement, les clients partagent la même musique, parfois les mêmes valeurs (notamment au café végétalien [café A]). De plus, les cafés traditionnels présentent des babillards informant la clientèle des activités et événements du quartier. Le café B est également un relais pour la livraison de paniers de légumes.

Les propriétaires des cafés traditionnels soulignent également que leurs établissements suscitent des liens et échanges amicaux avec les clients et entre les clients. La propriétaire du café A souligne qu’elle reçoit régulièrement des encouragements de la part des clients et qu’elle a vu des clients essayer de s’entraider : « J’ai vu à maintes, maintes reprises des clients se parler entre eux, développer des projets entre eux, euh, essayer de s’entraider pour certaines choses, même moi, si je suis là, des fois, je vais m’impliquer dans un projet ou un autre. Donc, c’est vraiment un espace de vie de communauté ». La propriétaire du café B indique, quant à elle : « Il y a des liens qui se créent assez fort avec les clients ; ils racontent leur vie, on raconte la nôtre et il y a quand même un côté social. En tout cas, pour moi, c’est ce qui est la base du café en tant que tel. C’est là qu’on échange, qu’on sociabilise, c’est là qu’on rencontre des gens qu’on n’aurait peut-être jamais rencontrés ailleurs… Oui, comme c’est souvent les mêmes gens qui viennent aux mêmes heures, effectivement, ils se disent bonjour, ils discutent. Même si, en dehors, ils n’ont aucun point commun ou ils ne se croiseraient jamais ailleurs, mais oui, là, ça favorise les échanges ; ça c’est sûr. Et c’est cool ! ».

Du côté du café de cotravail, les constats sont plus nuancés : certes, il y a la présence des habitués, contribuant à faire de cet endroit un lieu spécifique, mais le lien avec le quartier reste absent. Le désir de créer une communauté à partir de ce lieu semble davantage constituer une aspiration qu’une réalité, tant de l’aveu du propriétaire que des baristas : « Ça, c’est le défi […], créer une communauté, […] parce que sinon les gens viennent ici et ne se parlent pas […] Mais, sinon, je suis […] ouvert aux idées, si t’as une idée de comment faire pour accélérer la création d’une communauté ». Leur objectif, à court terme, est de mettre leurs clients en contact.

Du haut lieu « social » à l’espace de travail : le café aujourd’hui

En introduction de cet article, nous nous demandions quelles étaient les différences entre des cafés traditionnels et des cafés de cotravail. Selon l’enquête de terrain réalisée, les deux types d’établissements partagent de nombreux points communs, mais la vocation sociale et la vocation territoriale contribuent à les distinguer. Nous nous demandions également si le café de cotravail était l’aboutissement du café traditionnel. Bien entendu, la faible taille de notre échantillon ainsi que le caractère exploratoire de notre démarche ne nous permettent pas de tirer des conclusions généralisables. Ils invitent cependant à questionner certains aspects. Ainsi, la comparaison entre les deux types de cafés met en évidence que, dans sa forme traditionnelle, le café demeure un « haut lieu social » (Gajewski, 2004) tandis que le café de cotravail s’apparente davantage à un bureau, un espace de travail.

Plus précisément, en dépit d’une appellation et d’une présentation quasi semblables, les cafés traditionnels et le café de cotravail ne peuvent être définis de la même façon. En effet, notre enquête de terrain a clairement montré que les deux types de lieux explorés se distinguaient l’un par sa vocation multifonctionnelle, l’autre par sa vocation monofonctionelle. Le café traditionnel demeure un lieu multifonctionnel qui s’adapte à l’évolution de la société. La forte présence des travailleurs s’inscrit dans cette logique : travailler est donc une fonction – parmi d’autres – qu’on peut exercer dans ce lieu. A contrario et peut-être de façon plus contrastée, le café de cotravail s’affiche comme un lieu monofonctionnel, centré sur le travail. Le propriétaire même affirme que son établissement est un « bureau déguisé en café ». On pourrait même penser que l’appellation « café », dans un tel contexte, relève davantage d’une stratégie de marketing, d’une volonté de récupérer l’aspect social des tiers-lieux, comme ont tendance à le faire certains espaces de travail collaboratif (Fabbri, 2017).

Le propriétaire du café de cotravail soulignait d’ailleurs qu’il s’agissait pour lui de reproduire l’ambiance d’un café contemporain – qu’il exprimait en se référant à l’esthétique des lieux et au paysage sonore – avec la permission de rester autant de temps que possible. Cette volonté de ressembler à un café est assez ironique dans le cadre de notre comparaison : si l’ambiance et l’esthétisme des lieux peuvent présenter des similitudes, leurs usages divergent. Le café traditionnel peut se transformer en un espace de travail collaboratif pour quelque temps, comme le confirme une propriétaire d’un de ces cafés : « J’ai vu à maintes, maintes reprises des clients se parler entre eux, développer des projets entre eux » (café A). L’inverse n’est toutefois pas vrai : le café de cotravail ne se transforme pas en un café traditionnel, il n’est pas un « bistrot lambda », comme le proposait Fabbri. Cela peut s’expliquer notamment par la présence de normes, plus ou moins conscientes, qui conditionnent les usages du lieu, ce qui est moins présent dans les cafés traditionnels, habitués à héberger plusieurs fonctions.

Plus encore, la référence d’une barista du café de cotravail à un club de tricot qu’elle connaissait permet d’affiner notre compréhension de ce lieu : « [Les membres du club] se réunissaient dans un café pour faire leur tricot et prendre un café. Elles profitaient juste de l’espace, parce qu’à la maison, il n’y a peut-être pas assez de place pour recevoir tout le monde […] du coup, bah, c’est cool : tu vois des gens qui tricotent et tu dis “ah bah tiens, qu’est-ce que tu fais ?” et ça permet d’interagir avec les gens, faire des groupes de travail et plein de trucs ». Cette référence reflète assez clairement la nature du café de cotravail et invite à creuser l’idée exposée par Gandini (2016) et résumé simplement par Spinuzzi et al. : « Coworking […] reproduces a perception of communitarian relations by creating a common ethos but actually reproduces a fictitious institutionalism that permits the marketing of coworkers to increase their reputation and networks » (2019 : 118).

Au sein du café cotravail, il y a effectivement partage d’un local ainsi que d’une imprimante et d’un numériseur. Il n’y a certes pas de critères explicites de sélection, notamment sur le type de travail (bien qu’il faille tout de même disposer d’un emploi pouvant s’exercer à distance), mais il y a une sélection économique plus grande que dans les cafés traditionnels (12 $ + les boissons éventuelles). Dans les écrits sur les espaces de cotravail, on mentionne souvent le prix « abordable » de ces espaces, comparé à la location d’un bureau (Weijs-Perée et al., 2019). Si c’est vrai, cela tend à rapprocher le café de cotravail de la formule adoptée par les anticafés. Toutefois, contrairement aux anticafés, les cafés de cotravail exercent, pourrait-on dire, une sélection par l’occupation : il n’y a aucune raison d’entrer dans ce café si l’on n’a pas de travail à effectuer. Au cours de nos séances d’observation, plusieurs personnes ont quitté le lieu après avoir appris la nature du « café » en question, où ils avaient probablement été attirés par l’enseigne. Nous sommes bel et bien en présence d’un bureau. De plus, contrairement à ce qu’on voit dans les anticafés, au sein du café de cotravail, les consommations sont à payer en sus. Le café de cotravail semble donc jouer sur plusieurs éléments pour étayer son « image », tout en restant un bureau.

Par ailleurs, le spectre de la vocation sociale des établissements de notre échantillon est très variable, allant d’une sociabilité a minima à une sociabilité plus visible, bien que tournée vers un cercle déjà constitué. Le café de cotravail se distingue toutefois grandement : l’ambiance y est plus studieuse, moins propice à la conversation, notamment à voix haute. De fait, le caractère monofonctionnel du lieu limite grandement cette vocation sociale et en fait un lieu fermé sur lui-même. L’absence de critères de sélection à l’entrée, qui tend en théorie à en faire un lieu ouvert (Michel, 2019), ne le transforme pas en un lieu d’échanges pour autant. Et ce, même s’il est situé au rez-de-chaussée, élément susceptible d’attirer de nouvelles personnes et de susciter des rencontres, selon les travaux de Michel (2019).

L’ouverture vers l’extérieur est l’élément qui distingue la vocation territoriale de ces deux types d’espaces. Le café B a été conçu, dès le départ, comme un café de quartier, c’est-à-dire comme un café au sein d’un territoire spécifique. Il constitue également un endroit où il est possible de venir chercher un panier de légumes. Les entrevues au café A mettent en évidence l’ancrage de l’établissement au sein, notamment, du quartier et donc d’un territoire spécifique. Ces affirmations sont confirmées par la possibilité d’y laisser annonces, prospectus et affiches sur des événements ou activités qui ont lieu dans certains lieux du quartier. Les deux cafés participent, à leur manière, à la dynamique et à l’animation du quartier, et peuvent être à la base de liens sociaux, comme le soulignent les entrevues avec les propriétaires. Ces caractéristiques, absentes du café de cotravail en font un lieu qui répond aux caractéristiques de Michel [6] lorsqu’il catégorise les espaces de cotravail en modèles fermés ou intermédiaires : « La logique qui prédomine est donc d’ordre économique. La vocation de ces espaces, décidée par les fondateurs, est de partager un bureau entre entrepreneurs dans le but de limiter les frais et de développer leurs réseaux au sein d’une communauté stable dans le temps. Dans ce contexte, l’ouverture au plus grand nombre et au territoire n’est pas identifiée comme une priorité » (2019 : 312). L’ensemble de ces caractéristiques invite à revenir sur la notion de tiers-lieu, fréquemment employée pour désigner tant les cafés traditionnels que les espaces de cotravail.

Si le numérique permet aujourd’hui à certains travailleurs de changer leur rapport au lieu de travail, et si la socialisation peut s’effectuer via un écran ou résulte d’une interaction minime, est-il encore aujourd’hui pertinent de parler de tiers-lieu ? Bien qu’Oldenburg ait largement démontré les différentes caractéristiques du tiers-lieu, cette notion est d’abord et avant tout d’ordre sociologique, centrée sur les rapports sociaux. L’auteur s’attarde cependant à des aspects plus géographiques en soulignant l’ancrage du tiers-lieu dans le voisinage : « Third places help unify neighborhoods. […] Third places help care for the neighborhood » (Oldenburg, 1996 : 7-8). De plus, en faisant du café l’archétype du tiers-lieu, il renforce l’importance de la relation du tiers-lieu au territoire dans lequel il s’inscrit, puisque que le café est souvent décrit comme un miroir de la société locale.

Cette ouverture au territoire dans lequel un tiers-lieu s’ancre est toutefois souvent évacuée aujourd’hui, notamment au sein des travaux sur les espaces de cotravail. Burret fait ainsi du tiers-lieu un lieu agéographique, « conçu de toute pièce, artificiellement » (2018 : 51). Notre enquête nous montre au contraire que c’est l’ancrage au sein du territoire et les liens entretenus avec celui-ci qui permettent aussi (mais pas uniquement) la concrétisation du tiers-lieu. En ce sens, le café traditionnel est un « haut lieu social » et ce haut lieu « connote un sens au lieu, le matérialise et l’ancre littéralement, le haut lieu qualifie aussi une manière d’être, une manière d’être là, de là, d’y appartenir, de s’y appartenir, une manière d’être territorialisée et territorialisante » (Bédard, 2002 : 52). Et si d’aucuns affirment que la notion de tiers-lieu doit aujourd’hui évoluer (Lukito et Xénia, 2018), notamment parce qu’elle tend à être moins rigide (Leifooghe, 2016), il nous semble que cette relation du tiers-lieu au territoire plus large constitue un élément indispensable à prendre en considération. L’ensemble de ces éléments souligne la nécessité de poursuivre les recherches sur les cafés et leurs différentes déclinaisons afin de saisir la réalité de ce phénomène contemporain.