Corps de l’article

Introduction

Au cours des dernières décennies, l’approche narrative s’est à ce point développée qu’il est maintenant difficile de la définir (Hyvärinen, 2016). Elle s’est diversifiée en fonction des matériaux d’enquête étudiés et des manières d’aborder l’analyse des mises en récit. En raison de ce foisonnement, il devient plus que jamais pertinent en recherche qualitative de situer les traditions méthodologique, théorique et épistémologique dans lesquelles les enquêtes s’inscrivent.

Dans cet article, nous abordons une approche spécifique du courant narratif, celle de la démarche narrative biographique (Delory-Momberger, 2019). Tout comme l’approche narrative, l’approche biographique fait l’objet de nombreuses interprétations théoriques et méthodologiques dans différents domaines des sciences sociales. Nous situons notre perspective aux confins de la tradition de la sociologie de l’École de Chicago et de la sociologie compréhensive franco-allemande. L’une des contributions de cet article est de documenter l’approche québécoise, qui se situe notamment en porte à faux entre l’approche états-unienne et continentale, mais également d’analyser comment elle contribue aux analyses de processus sociaux et de parcours de vie.

L’approche narrative biographique consiste à produire des données sur les faits historiques et leurs interprétations par les personnes enquêtées à l’aide d’entrevues et de calendriers de vie. L’objectif de cet article consiste à réfléchir à l’apport du calendrier dans les enquêtes sur les récits de vie. Nous soutenons que l’utilisation du calendrier de vie enrichit leur production, puisqu’il représente un outil d’élicitation qui facilite la coconstruction et l’analyse de données riches autant sur les événements du parcours biographique que sur le récit qui en est fait.

Pour le montrer, nous prenons appui sur trois enquêtes qualitatives qui portent sur des objets de recherche différents, mais qui s’inscrivent toutes les trois dans l’approche des parcours de vie et dans l’utilisation d’un protocole de recherche narrative biographique. Ces trois enquêtes ont pour objet les thèmes suivants : les parcours de transition vers l’âge adulte; les trajectoires de participation sociale des jeunes; et les trajectoires professionnelles de professeures d’université en relation avec leur santé. Nous les utilisons comme des cas d’étude pour comprendre comment l’utilisation du calendrier contribue, différemment pour chacune de ces enquêtes, à la richesse de la production et de l’analyse des matériaux, à la transparence de la relation d’enquête et à la réflexivité des personnes enquêtées.

Nous concluons en discutant de la perspective épistémologique réaliste critique sous-jacente à cette approche qui nous permet de mieux analyser le rapport des individus aux forces sociales, mais aussi à leur réflexivité sur celles-ci, un objet d’analyse incontournable des sociétés contemporaines occidentales.

Mise en contexte de l’approche narrative biographique

Quand Thomas et Znaniecki publient, entre 1918 et 1920, une série d’ouvrages analysant les parcours de migrants polonais à partir de divers matériaux, ils révolutionnent l’approche ethnographique jusque-là dominée par Malinowski qui s’intéresse à l’analyse culturelle localisée (Burawoy et al., 2000). En effet, ils introduisent l’analyse de la temporalité, c’est-à-dire des processus sociaux, que les sociologues de la deuxième génération de l’École de Chicago comme Hughes (1958), Glaser (1980) ou Becker (1973) mettent à profit avec l’étude des carrières, des processus sociaux du deuil ou des parcours de marginalisation. Leurs analyses portent ainsi sur « comment » les processus subjectifs vécus par les individus s’inscrivent dans les contextes sociaux et sur « comment » cette subjectivation participe à la construction des mondes sociaux.

Les travaux des sociologues de Chicago sur les parcours biographiques sont dépréciés et mis aux oubliettes par les sociologues états-uniens fonctionnalistes et positivistes des années 1960 et 1970, mais ils conservent toutefois l’intérêt des milieux interdisciplinaires s’intéressant à la santé, au vieillissement ou au développement humain. Les programmes interdisciplinaires redonnent un second souffle aux analyses biographiques qui se rallient désormais sous le vocable de l’approche des parcours de vie, une perspective aux diverses avenues méthodologiques (Elder et al., 2003; Spini et al., 2007). Pour la résumer brièvement, elle porte sur l’analyse des tensions entre les forces de certains déterminants sociaux et l’agentivité, entendue comme l’activité des individus sur leur récit et leur cheminement (Gaudet, 2013). Tout dépendant des perspectives épistémologiques des recherches, les outils méthodologiques qui y sont développés produisent des données plutôt objectivantes sur la périodisation de « faits » – comme les enquêtes de panels longitudinales –, ou des données plutôt subjectivantes sur le récit des individus, soit des données qui ont trait à leur perception de la temporalisation de leur vie.

Au Québec, les travaux de Nicole Gagnon (1980), qui s’inscrivent dans la continuité des travaux de Hughes et de son influence sur les sociologues de Laval, contribuent à l’avancement des méthodes biographiques pour comprendre la culture (Gagnon, 1984). Les travaux de Gagnon résonnent avec ceux de Bertaux; les deux sociologues contribuent d’ailleurs à redonner de la légitimité aux récits biographiques en sociologie francophone (Bertaux, 2020).

Bertaux travaille au développement d’une approche continentale des récits de vie développée de concert avec des sociologues allemands (Bertaux & Kohli, 1984). Ces travaux font écho aux préoccupations des philosophes de l’époque sur la perception humaine du temps, de l’herméneutique et des limites des sciences positivistes (Gadamer, 1976). Au même moment, Ricoeur publie les trois tomes de Temps et Récit (1983, 1984, 1985), ouvrage qui représente le socle théorique sur lequel foisonne l’approche narrative contemporaine dans le milieu anglo-saxon.

Nous distinguons les deux approches – les approches narratives et biographiques – depuis la parution des travaux de Ricoeur. L’approche narrative dépasse la simple étude des récits biographiques. Elle se diversifie en fonction des données produites et des perspectives d’analyse retenues, nommons, entre autres, les narrative studies qui portent sur les processus de construction narrative qu’ils soient fictifs ou non; les narrative inquiries qui s’inscrivent dans une approche ethnographique semblable à celle développée par Thomas et Znaniecki; et le storytelling qui porte sur la performativité des récits individuels ou sur la performativité du récit produit au coeur de l’interaction entre le chercheur ou la chercheure et les personnes participant à l’enquête, comme c’est le cas dans l’autoethnographie (Brannen, 2020; Hyvärinen, 2016).

Les trois enquêtes de parcours de vie que nous étudions dans cet article s’inspirent de la méthodologie de l’approche narrative biographique qui met à profit l’utilisation conjointe de trois types de matériaux : le récit, les données biographiques temporalisées et les données sur le contexte spatiotemporel (Delory-Momberger, 2019; Fischer-Rosenthal, 1989; Rosenthal, 2006). La production conjointe de ces données dans l’enquête se justifie par la nécessité de comprendre les relations entre l’histoire d’une personne, les actions et les pratiques de cette personne et le contexte de celles-ci.

Dans le cadre de cette approche, les « faits » et leur validation sont tout aussi importants que leur mise en récit (Adriansen, 2012). Cette méthodologie utilisée dans l’approche continentale de l’analyse biographique privilégie l’étude conjointe du temps cosmique (temps objectif), tel que le nomme Ricoeur, et du temps subjectif révélé par les récits. Le temps humain, selon Ricoeur, serait celui du récit (Desmeules, 2014), puisqu’il constitue une médiation entre la diversité des expériences vécues dans le temps objectif et leur mise en intelligibilité par les individus (Dubied, 2000). Le récit est une mise en parole toujours changeante, puisque maintes fois construite et réinterprétée, qui permet à l’individu d’être le lecteur, mais aussi le scripteur de sa vie, puisqu’elle prend part au processus d’identité narrative (Ricoeur, 1990).

Ainsi, l’approche narrative biographique ne se réduit pas à l’étude du récit, elle propose un projet plus vaste : celui de l’intelligibilité du social qui conjugue différentes temporalités vécues et racontées par les individus (de Coninck & Godard, 1990). Elle s’inscrit nécessairement dans la compréhension d’une causalité temporelle, d’un flux, qui dépasse les informations idiosyncrasiques afin d’en comprendre leur temporalisation sociale (Passeron, 1989). Pour Abbott (2016), il s’agirait même de comprendre l’historicité individuelle afin de mieux comprendre les forces sociales, puisque les individus auraient davantage de continuité temporelle qu’en ont les structures sociales :

Les individus ont une continuité dans le temps à un point tel que les structures sociales n’en ont pas. [...] Dans un monde où l’on peut dire que le changement social se produit de plus en plus rapidement, c’est la continuité historique des individus qui fournit le nouveau lien entre le passé et le changement social[1] [traduction libre]

p. 5

L’accent est donc mis sur la compréhension des séquences chronologiques, de la datation, des événements, des bifurcations ou des points tournants (Mendez, 2010). Ceci permet de relier les récits aux événements biographiques et aux contextes sociohistoriques vécus de manière à reconnaître la pluralité des temporalités.

L’entretien narratif et ses pratiques

Au coeur de l’approche narrative biographique réside l’entretien narratif ou entretien biographique, une méthode de production de données qui laisse une grande latitude aux personnes rencontrées afin qu’elles puissent se raconter et produire un récit. Traditionnellement, l’approche narrative biographique porte sur l’histoire de vie (Rosenthal, 2006), c’est-à-dire l’ensemble de la biographie. Nous travaillons plutôt avec le récit, qui se distingue de l’histoire de vie puisqu’il porte sur un thème transversal d’une biographie. Dans ce type d’entretien, le récit est coproduit de façon diachronique et débute généralement par une question ouverte qui laisse toute la place aux personnes interrogées pour se raconter.

La particularité de la perspective développée par Bertaux, et qui n’est pas nécessairement mise de l’avant dans le paradigme du parcours de vie ou dans l’approche narrative biographique, est qu’elle met l’accent sur les pratiques, et de là, sur les contextes sociaux et culturels dans lesquels elles s’inscrivent :

la perspective ethnosociologique conduit à orienter les récits de vie vers la forme de récits de pratiques en situation, l’idée centrale étant qu’à travers les pratiques, on peut commencer à comprendre les contextes sociaux au sein desquels elles se sont inscrites et qu’elles contribuent à reproduire ou à transformer

1997, p. 8

Ainsi, orienter les récits sur la description des pratiques donne des informations précieuses sur les cultures et les normes sociales dans un contexte spatiotemporel précis, de là leur teneur ethnosociologique. Cela permet également de dégager des indications sur les interactions sociales (Demazière, 2011), les identités et les pratiques culturelles (Truong & Gaudet, 2020), de même que les mécanismes et phénomènes sociaux susceptibles d’infléchir les parcours et de marquer les expériences de vie.

Le calendrier de vie

Différentes appellations anglaises désignent des outils de collecte de données qui s’apparentent au calendrier de vie tel que nous le concevons : life grid (Parry et al., 1999), life history calendar (Freedman et al., 1988), event history calendar (Belli, 1998), etc. Il s’agit d’un outil de production de données qui permet de structurer et de dater chronologiquement les événements des trajectoires d’un parcours de vie en les arrimant, dans un tableau constitué de colonnes et de rangées, avec l’année et/ou l’âge chronologique de la personne interrogée.

Dans ses premiers usages, le calendrier de vie a été créé pour faciliter la production de données quantitatives longitudinales. Il permet de reconstruire des données sur les contextes sociaux, les pratiques, les séquences, les transitions et les événements structurants du temps objectif des différentes trajectoires des parcours de vie. Dans un contexte de recherche où la préoccupation première est d’accroître la validité des données produites rétrospectivement, le calendrier représente un outil efficace pour raffiner, enrichir et compléter les informations sur des événements datés (Freedman et al., 1988). Il constitue une méthode de production de données qui reflète la manière dont la mémoire autobiographique est stockée et structurée, ce qui explique pourquoi il favorise la remémoration des événements les uns à partir des autres et leurs mises en interrelation (Belli, 1998). Le calendrier représente un repère visuel, il contribue à préciser la datation, l’ordonnancement et l’enregistrement de séquences complexes d’événements, de même qu’à faciliter l’identification et la correction des lacunes et des incohérences qui peuvent se manifester dans un récit événementiel (Axinn et al., 1999).

L’apport du calendrier est également reconnu dans le contexte de recherches biographiques qualitatives. Il facilite notamment la relation entre le chercheur ou la chercheure et la personne rencontrée, car le travail de reconstruction du calendrier résulte d’un exercice de collaboration (Parry et al., 1999). Cet exercice assure une transparence dans le contrat d’enquête, puisque l’individu interrogé est témoin et acteur de la construction des données. La collaboration transparente qui s’installe autour de la reconstruction du calendrier contribue à diminuer la distance sociale et à encourager la conversation (Belli et al., 2004; Sutton, 2010).

La combinaison du calendrier et de l’entretien retient désormais l’attention des méthodologues. Cette combinaison améliore l’étendue et la profondeur des données rétrospectives et longitudinales collectées sur les parcours de vie (Kang et al., 2017; Nelson, 2010), tout en permettant d’incorporer les événements dans un cadre narratif autobiographique (Harris & Parisi, 2007). En effet, le calendrier soutient l’élicitation et la représentation des récits biographiques en raison du repère visuel qui encourage la narration et renforce les récits (Wilson et al., 2007). Il permet de collecter des données sur les significations, les interprétations et les explications formulées par les individus interrogés sur les transitions et événements structurants de leur parcours (Nelson, 2010). Il constitue non seulement un support du point de vue de la remémoration, mais aussi de la réflexivité, puisqu’il stimule des réflexions nouvelles sur les relations entre les événements passés et présents offrant ainsi un soutien à la production des récits (Lalanda Nico, 2016). De ce point de vue, le calendrier de vie constitue un apport significatif pour l’analyse qualitative des parcours de vie, puisqu’il distingue les temps objectifs et subjectifs tout en les interreliant. Par la même occasion, il met en relief l’importance des significations qu’attribuent les personnes enquêtées au temps objectif en regard de leur trajectoire de vie.

Présentation de la démarche méthodologique à partir de trois cas d’enquêtes

Nous situons notre utilisation du calendrier de vie dans la continuité des travaux de l’équipe du CERCOM[2] (Godard & De Coninck, 1989) et soulignons que le calendrier de vie a été introduit au Québec par Charbonneau (2003). Nous avons dirigé plusieurs recherches, au cours des dernières années, intégrant le calendrier à l’entretien biographique en fonction d’un protocole de recherche narrative biographique où celui-ci était utilisé en préparation de l’entretien (Charbonneau et al., 1998; Gaudet, 2012). Au fil du temps, nous avons constaté que le calendrier représentait un potentiel d’élicitation plus grand s’il était employé pendant tout l’entretien. Nous avons alors exploré un second protocole où le calendrier se transformait en canevas d’entretien. Nous montrons ici comment notre utilisation du calendrier de vie a évolué pour se transformer, dans le cadre de l’entretien narratif, en outil d’élicitation et de coconstruction de données d’une grande richesse.

Afin d’illustrer le processus ayant mené à cette transformation de l’usage du calendrier, nous présentons les dispositifs méthodologiques de trois enquêtes qualitatives de parcours de vie faisant ici office d’études de cas. La première, portant sur l’entrée dans l’âge adulte, représente le protocole de recherche le plus conforme à l’approche narrative biographique (Gaudet, 2005, 2007, 2009). Le calendrier y est utilisé comme un instrument de production de données en préparation de l’entretien. La deuxième, ayant pour objet les parcours de participation sociale et politique des jeunes, illustre le potentiel d’élicitation narrative du calendrier (Frigon, 2018; Gaudet, 2020). C’est au cours de ce projet que le calendrier s’est transformé en canevas d’entretien. La troisième, analysant les parcours de professeures d’université relativement à leur santé, poursuit l’exploration de la coconstruction du calendrier avant et pendant l’entretien (Gaudet et al., 2020). À partir de ces trois enquêtes, nous montrons les apports de l’utilisation du calendrier de vie afin de produire des récits de vie ethnosociologiques, c’est-à-dire des récits de pratiques situées spatiotemporellement. Toutes les données utilisées ont été anonymisées selon les normes de l’éthique de la recherche.

Enquête sur la transition vers l’âge adulte

L’enquête sur l’entrée dans l’âge adulte avait pour objectif de comprendre et de définir cet âge du point de vue des acteurs et des actrices, tout en le contextualisant dans l’approche des parcours de vie. Les outils de production de données ont été appliqués dans cet ordre : le calendrier de vie – mobilisé en préparation de la réalisation de l’entretien –, l’entretien et l’indice signalétique.

La sociologie de la jeunesse des années 1990 et 2000 problématise les changements dans cette transition de vie en relation avec les marqueurs démographiques tels que l’âge au moment du départ de la maison familiale, de la mise en couple et de l’obtention d’un premier emploi à temps plein. Le calendrier permet ainsi d’amorcer le contact avec les personnes rencontrées autour des grands « champs décisionnels » de leurs parcours : l’école, le travail, le couple, le logement. Au coeur de la question de recherche réside une interrogation sur les interrelations entre le temps objectif, celui de la datation des seuils biographiques, et le temps subjectif, celui perçu et raconté par les individus interrogés, de leur entrée dans l’âge adulte.

Au moment de la prise de contact, nous expliquons aux individus rencontrés que nous sommes intéressées par leur expérience d’entrée dans l’âge adulte. Le thème de la recherche est l’expérience éthique de responsabilité lors de l’entrée dans l’âge adulte et toutes les personnes enquêtées comprennent que nous ne cherchons pas à reconstruire la chronologie exhaustive des événements, mais bien à comprendre leur point de vue. Le calendrier permet d’identifier des événements et des lieux clés, de même que de préciser, avec eux, les pratiques et les relations sociales autour de ceux-ci. Dans cette recherche, les trajectoires résidentielles et scolaires attirent davantage notre attention. Elles favorisent l’identification de points d’ancrage temporels autour desquels les jeunes peuvent élaborer leurs récits scolaire, familial et professionnel. Elles révèlent également des données riches sur la vie conjugale de ces jeunes sans avoir à nécessairement les questionner sur l’ensemble de leur vie amoureuse. De plus, commencer par ces trajectoires conduit d’entrée de jeu à installer une dynamique dans la relation d’enquête où les personnes rencontrées se sentent qualifiées en tant qu’expertes de leur propre vie.

Le fait de remplir le calendrier avec chaque individu interrogé permet de corriger et d’ajouter des informations, ce qui assure la validité et la richesse des informations fournies. Il s’agit d’une situation qui conduit la plupart du temps à une alliance avec la chercheure, puisque tous deux travaillent à reconstruire un objet commun.

Après avoir rempli le calendrier, l’entrevue débute par un énoncé assez vaste pour laisser toute la latitude aux personnes rencontrées de communiquer leur perception du temps : « Raconte-moi le moment où tu t’es senti adulte pour la première fois. » Cette formulation, qui sollicite la narration par l’emploi du verbe raconter et implique l’action de faire le récit de quelque chose, les invite à mettre en perspective les informations identifiées sur le temps objectif dans le calendrier. Ainsi, des événements, comme leur premier voyage d’aventure, l’arrivée d’un enfant ou une dépression, émergent comme événement fondateur de leur entrée dans l’âge adulte :

Chercheure : Raconte-moi le moment où tu t’es sentie adulte pour la première fois.

Gabrielle : [...] je me rends compte que ce n’est pas tant la fin de mon bac ou mon premier travail... mais plutôt la première fois que je suis partie en voyage de « packsac ». Là je me sentais vraiment adulte, je devais me débrouiller seule et j’avais de la liberté. J’ai laissé mon appartement et j’ai entreposé mes choses chez mes parents.

Cet extrait d’entretien montre comment le moment du calendrier a permis à la participante de faire l’inventaire des événements marquants de sa vie – le temps objectif – et de poser un regard sur leurs significations. En visualisant les différentes trajectoires, la participante développe sa réflexivité, ce qui enrichit d’autant plus l’analyse des données par la suite. Cette participante, comme plusieurs autres, remet en question les marqueurs démographiques traditionnels de l’entrée dans l’âge adulte et introduit l’importance des normes culturelles et des rituels contemporains pour mieux comprendre cette transition de la vie. D’ailleurs, son récit, comme celui de plusieurs autres, respecte peu l’ordre chronologique évoqué par la coconstruction du calendrier, ce qui met en relief l’importance du temps subjectif pour comprendre une période de la vie où les identités sont en forte construction.

Comme le montre l’exemple de l’Encadré 1, le contexte spatial est indissociable de la temporalité, à savoir des diverses temporalités. Comme nous l’avons mentionné, le calendrier permet de visualiser les trajectoires spatiales des individus. Nous identifions, avec les personnes interrogées, des points d’ancrage temporels pour comprendre les contextes géographiques, mais aussi les espaces sociaux dans lesquels les individus évoluent. Dans le cas des trajectoires résidentielles des jeunes adultes, le calendrier facilite la compréhension des différentes transitions entre la maison familiale, le déplacement pour les études ou encore les cohabitations amoureuses. Ainsi, la coconstruction de la trajectoire résidentielle amène à comprendre les séquences événementielles et les grandes transitions vécues par les jeunes, tout en facilitant la réminiscence, à partir des lieux ou des espaces spatiotemporels, de pratiques et de relations sociales. Ces informations produites et réfléchies par les jeunes permettent une analyse plus approfondie des récits.

Il n’est pas rare, lorsque l’on remplit les calendriers, que les personnes rencontrées nous indiquent des points de repère de l’histoire sociale. En cours d’entretien, nous avons par exemple demandé aux jeunes de comparer leur entrée dans l’âge adulte avec celle de leurs parents en les questionnant ainsi : « Selon vous, quels sont les événements ou les moments qui ont marqué l’entrée dans l’âge adulte de votre père ou de votre mère? » Le fait d’amener les individus interrogés à réfléchir au calendrier de vie de leurs parents encourage alors le récit du contexte historique dans lequel leur propre trajectoire biographique s’inscrit et nous permet également d’ajouter des informations dans le calendrier.

Pour la plupart, surtout les jeunes femmes, le mariage est nommé comme le moment de la vie déterminant l’entrée dans l’âge adulte de leurs parents. Cette discussion ouvre la voie à une réflexion sur l’institutionnalisation sociale de leur propre calendrier de vie. Les individus interrogés réfléchissent subséquemment aux changements sociaux qui sont survenus au Québec durant les vingt-cinq années qui séparent, en moyenne, leur entrée dans l’âge adulte de celle de leurs parents. Cette réflexivité leur permet, comme à la chercheure, de comprendre comment les contraintes sociales marquent les récits individuels et d’analyser comment les institutions scolaires, religieuses et familiales influencent les parcours de vie en fonction de certaines époques.

Cette enquête, où nous avons appliqué le protocole de l’approche narrative biographique, illustre la manière par laquelle le calendrier représente un outil de médiation entre la chercheure et les personnes rencontrées. Il facilite la fluidité et la proximité dans les échanges tout en enrichissant la validité des données sur le temps objectif. Comme ce cas représente une enquête plutôt conventionnelle sur un moment du parcours de vie, il illustre l’apport du calendrier en tant qu’outil pour déconstruire et reconstruire le récit du temps objectif tout en mettant en relief l’importance du temps subjectif, soit celui de la narration des événements temporels. La combinaison des deux outils de production de données accroît ainsi la richesse des données, mais aussi leur analyse sociologique en mettant en perspective les contextes et contraintes sociales.

Enquête sur le parcours de participation sociale et politique des jeunes

La deuxième enquête a pour question générale de recherche : comment se construisent les trajectoires de participation sociale et politique des jeunes adultes? Au cours des premiers entretiens, nous appliquions le protocole de l’approche narrative biographique et commencions la coconstruction du calendrier en établissant les moments importants de la trajectoire des pratiques participatives, par exemple les événements de bénévolat, de participation politique, de mobilisation sociale, etc. À la suite de quelques entretiens, nous avons réalisé qu’il était difficile de séparer le moment de la coconstruction du calendrier du moment de l’entretien. Le guide d’entretien abordait alors la socialisation familiale, les motivations, les pratiques, les relations et les contextes liés aux différents engagements dans des organisations.

Probablement en raison du sujet de l’enquête – l’engagement social – et des individus interrogés représentant souvent des virtuoses de l’engagement, il était difficile de remplir le calendrier sans freiner ni interrompre le travail de narration que ces jeunes entamaient spontanément. Chaque mention d’un espace spatiotemporel d’engagement identifié et daté sur le calendrier évoquait chez les individus interrogés un récit de pratiques riches et complexes.

Jusqu’à ce moment, nous avions déjà remarqué le pouvoir d’élicitation du calendrier, mais c’est dans cette recherche bien précise que nous avons changé le protocole de recherche afin de faire usage du calendrier de vie comme outil d’entretien. Comme nous avions recruté des jeunes qui participent aux activités d’une organisation, l’Institut du Nouveau Monde (INM), nous commencions par explorer cette expérience qui est souvent la plus récente dans leur mémoire afin de remonter le cours de leur trajectoire d’engagement social et politique, et ce, sans nécessairement respecter l’ordre chronologique des événements.

L’Encadré 2 montre comment le calendrier devient un outil d’élicitation, déployant une force évocatrice importante dans cette recherche sur les parcours de vie. En tentant d’identifier des événements clés et de les dater sur le calendrier, des expériences spatiotemporelles sont automatiquement évoquées. Les personnes rencontrées nous racontent les lieux fréquentés de même que les pratiques et les interactions vécues. Dans le cas spécifique de cette recherche, le calendrier est suffisant pour entamer la discussion sur les thèmes du guide d’entretien. Les personnes enquêtées voient les données se construire et peuvent décider de compléter une trajectoire ou l’autre en fonction de leurs préférences ou des souvenirs qui émergent. La trajectoire scolaire représente la seconde trajectoire d’intérêt, puisque les jeunes s’y réfèrent couramment pour dater des événements, se remémorer des activités parascolaires ou des réseaux d’amis à certaines époques. Le travail de la chercheure consiste alors à relancer la discussion afin d’explorer minutieusement chaque expérience spatiotemporelle.

Le support visuel facilite la réminiscence d’événements et les individus interrogés révèlent davantage d’informations que dans un contexte conventionnel d’entretien. En effet, évoquer une situation, la voir sur une ligne du temps, en rappelle une autre et stimule la mémoire. Des événements et des dates s’inscrivent ainsi sur le calendrier de façon à compléter la ou les trajectoires selon les ellipses narratives du récit. Contrairement à l’entretien de type récit de vie habituel qui prend souvent une forme linéaire, l’outil visuel du calendrier permet de faire des bonds dans le temps sansque la personne qui raconte ne perde son fil narratif. Cette dernière prend le contrôle de l’entretien et le calendrier devient un outil qui l’engage davantage dans la relation d’enquête. En procédant de cette façon, nous reconstituons, par exemple, l’ensemble des groupes et des organisations que fréquentent les jeunes pour mieux comprendre l’écosystème des organisations jeunesse au Québec. Il s’agit de données qui émergent au cours de l’entretien grâce au calendrier, car nous n’avons pas alors pensé explorer en détail ce contenu.

L’Encadré 3 suggère spécifiquement deux apports du calendrier : le renversement de pouvoir dans la relation d’enquête et le pouvoir évocateur de l’outil. De façon très naturelle, les personnes rencontrées peuvent diriger la conversation dans la relation d’enquête : elles deviennent les expertes de la narration de leur vie. En participant à la coconstruction du calendrier, elles se sentent compétentes et comprennent facilement l’objectif de compléter la trajectoire de participation du calendrier. Le rôle de la chercheure consiste alors à les assister dans sa construction, à faire des relances pour compléter l’information et à remettre en question certaines informations ou certains liens de causalité évoqués. Le travail commun de révision et de reconstruction du calendrier s’entame et, ensemble, il s’agit de chercher le « morceau manquant du casse-tête ». Ainsi, le calendrier facilite la relation horizontale entre la chercheure et les personnes enquêtées, un rapport déjà existant dans l’entretien de type récit de vie, mais facilité par le calendrier.

En bref, cet exemple montre à quel point le calendrier a une force d’évocation, puisqu’il se transforme en guide d’entretien. Les personnes rencontrées « voient » les données se construire au fil de la narration du récit et peuvent décider de compléter une trajectoire ou l’autre en fonction de leurs interprétations et des éléments qui émergent lors de la remémoration. Cette richesse de la construction des données facilite l’analyse verticale – la première analyse de contextualisation du matériau créé – et l’analyse horizontale – le travail d’analyse comparative et de codification transversale.

Enquête sur les trajectoires professionnelles des professeures d’université

Le cas de l’enquête sur les trajectoires professionnelles des professeures d’université est présenté pour montrer comment l’outil du calendrier permet de mettre en perspective le temps subjectif et la réflexivité des personnes enquêtées. Nous soutenons que cette réflexivité leur donne du pouvoir, voire les aide à guérir certains aspects douloureux de leur parcours de vie. Au moment de réaliser cette recherche, nous souhaitions comprendre les enjeux de santé que ces professeures expérimentent tout au cours de leur trajectoire professionnelle, et ce, dans une perspective d’analyse de genre. Nous portions une attention particulière aux interrelations entre les trajectoires professionnelles et les trajectoires de soins (soins aux enfants et soins aux proches vulnérables), de même qu’au sens que leur donnent les personnes rencontrées (Gaudet et al., 2021).

Pour la première fois, nous avons tenté l’expérience d’envoyer le calendrier avant l’entretien en suggérant aux personnes enquêtées de le remplir en préparation de la rencontre. Nous les avions informées du fait qu’elles n’étaient pas obligées d’entreprendre cette démarche, puisque nous pouvions le faire ensemble pendant l’entretien. Plusieurs ont choisi d’entamer le processus de construction du calendrier avant la rencontre. Il est fascinant de constater le niveau d’implication de certaines d’entre elles. Il s’agit d’une première, pour elles, de reconstruire leur cheminement académique et d’y réfléchir de cette façon. Au moment de l’entretien, la conversation commence tout naturellement en discutant du calendrier et de l’expérience vécue en le complétant. La construction du calendrier leur permet de reconnaître leurs accomplissements et leur évolution comme individu tout en constatant les épreuves et les contraintes vécues tant dans leur vie personnelle que professionnelle.

Avec celles qui avaient complété le calendrier avant l’entretien, le récit se développe facilement, puisqu’elles ont déjà fait l’exercice de la reconstitution des différentes séquences de leur parcours et ont réfléchi à la temporalité des événements. Leur mise en récit est d’autant plus riche et, en contexte d’entretien, elles peuvent ainsi s’exprimer davantage sur leurs interprétations et partager leurs prises de conscience sur l’impact de certains événements sur leur carrière. Par exemple, une chercheure en sciences de la nature constate visuellement des liens entre son rythme de publication et la création de certains réseaux liés à sa promotion au sein de l’administration universitaire. Dans son cas, l’augmentation de la tâche administrative n’a pas autant d’impacts négatifs sur la carrière telle que notée dans la littérature scientifique ou par les autres femmes rencontrées. Elle produit certes moins d’articles, mais ils sont plus facilement publiés :

J’ai beaucoup aimé faire cet exercice [faire le calendrier], j’étais impressionnée de voir tout ce que j’avais fait, surtout à quel point j’ai dû accomplir des tâches administratives très tôt dans ma carrière... Il y en a tellement. J’ai ajouté une ligne pour les publications, car je me rends compte que le nombre varie en fonction de ma position dans l’institution [...] je pense que c’est important de comprendre ça, puisque la permanence en dépend[4] [traduction libre].

Témoignage de Joan

Dans le cas de celles avec qui nous construisions le calendrier pendant l’entretien, nous constatons comment le calendrier les aide à se représenter dans le temps et à mettre en relation visuellement des événements structurants de leurs parcours. Le prochain encadré suggère comment la visualisation des différentes trajectoires et leurs mises en interrelation incitent à la compréhension des causalités historiques pour la personne sollicitée et la chercheure. Le calendrier simplifie ainsi un passage entre le temps objectif et le temps subjectif et ouvre la voie à l’analyse au moment de l’entretien. Dans l’Encadré 4, la personne qui se raconte interprète son récit en visualisant parallèlement ses trajectoires familiale et professionnelle, et présente sa première analyse.

Nous constatons que le calendrier conduit la personne interrogée à réfléchir sur des événements très personnels et à les partager sans que nous ayons à poser des questions, puisqu’elle-même dirige la discussion en racontant, à son rythme, des événements, des pratiques ou des situations qu’elle juge importantes à comprendre pour le cours de l’enquête. Ainsi, la chercheure évite une situation où elle contourne des questions qu’elle croit délicates, mais qui ne le sont pas aux yeux de la répondante ou qui le deviendrait si elles étaient amenées par la chercheure.

La réflexivité déployée par les professeures en entretien les amène à comprendre comment des événements et des pressions sociales indépendantes de leur volonté influencent leur parcours et leur état de santé. Même si, en raison de leur scolarisation, elles ont une réflexivité développée, l’entretien représente une première analyse sociologique de leur trajectoire professionnelle. Le calendrier contribue tout spécialement à désindividualiser leurs expériences personnelles : quand elles inscrivent les nombreuses responsabilités administratives qu’elles exercent sur le calendrier, elles réalisent à quel point on leur met de la pression pour accepter des tâches au début leur carrière et, pour certaines, au début de leur vie de mère, ce qui retarde l’accès à leur permanence et les fragilise dans certains cas. Elles se rendent bien compte, tout au long de l’entretien, qu’elles ont fourni des efforts surhumains et que leurs problèmes de santé ne sont pas une faiblesse individuelle. Elles sont alors nombreuses à dire à quel point l’exercice leur permet de comprendre comment les effets structurants de l’institution, notamment les rapports de genre, influencent leur parcours. La construction de l’exercice du calendrier leur donne un certain pouvoir, une certaine dignité à propos de leurs accomplissements, alors qu’elles sont nombreuses à partager un sentiment d’imposteur.

Discussion

À partir de trois cas de dispositifs d’enquête inscrits dans l’enquête narrative biographique, nous avons analysé les différents apports de l’utilisation combinée du récit et du calendrier de vie. Dans la prochaine section, nous discuterons de l’importance de la médiation entre les temps subjectifs et objectifs afin de reconnaitre à la fois l’agentivité et les forces sociales qui les structurent dans une perspective d’épistémologie réaliste critique. Nous terminons en discutant des apports d’un tel dispositif pour les personnes enquêtées tant du point de vue de leur réflexivité personnelle que du point de vue de leurs pouvoir au sein de la relation d’enquête.

Le calendrier comme médiation entre les temps subjectifs et objectifs

En contexte d’entretien narratif biographique, le calendrier devient un outil de médiation entre les temps objectifs et les temps subjectifs de manière à enrichir la production et l’analyse de données qualitatives.

Le cas de l’enquête sur l’entrée dans l’âge adulte montre comment l’approche narrative biographique permet d’aller au-delà des « chercheurs d’événements en quête d’objectivité [et] des chercheurs d’interprétation uniquement intéressés à reconstruire l’intériorité du sujet » (Delory-Momberger, 2019, p. 349). Dans la perspective sociologique, le récit des parcours biographiques idiosyncrasiques des jeunes adultes prend sa valeur tant dans la compréhension de la singularisation réflexive des événements et des rituels que dans la compréhension des phénomènes sociaux.

Ainsi, lorsque l’objectif d’une recherche porte sur les liens entre une personne, ses actions et ses pratiques à travers le récit qu’il fait, les « faits » deviennent importants :

Ce n’est pas seulement la façon dont l’histoire est racontée qui est pertinente, c’est aussi la façon dont l’histoire est liée à ce qui s’est passé dans la vie de la personne interrogée et comment elle a réagi à cela. Ainsi, l’histoire et la vie vécue deviennent toutes deux importantes[5] [traduction libre]

Adriansen, 2012, p. 42

Dans les trois cas présentés, les événements datés et les pratiques étaient tout aussi importants que leur mise en récit.

La combinaison d’un dispositif d’enquête qui produit à la fois des données sur le récit et le contexte historique accroît non seulement la qualité des données, mais aussi la validité et la profondeur de l’analyse. D’une part, le calendrier, à lui seul, dit peu sur la réalité sociale et il peut être associé à différents récits. D’autre part, le récit sans mise en contexte du temps objectif peut perdre de sa qualité analytique. Le chercheur ou la chercheure peut succomber, comme le soulignait Bourdieu (1986), à l’illusion qu’ont les personnes enquêtées d’échapper aux contraintes sociales. Les trois enquêtes présentées illustrent comment la mise en récit nous informe sur le sens des événements et leur temporalisation et permettent même aux personnes interrogées de visualiser les contraintes à l’aide du calendrier et de les interpréter.

La perspective épistémologique sous-jacente à l’utilisation combinée du calendrier et du récit

Notre analyse mène vers une réflexion sur les fondements épistémologiques et ontologiques de notre mise en application des dispositifs d’enquête associés à l’approche narrative biographique. En effet, la reconnaissance de l’importance du temps objectif – c’est-à-dire du temps perçu et partagé comme une convention sociale – s’inscrit dans une ontologisation du temps. Le temps structure nos vies personnelles et sociales et agit comme une force sociale – une contrainte, mais il est aussi une construction sociale. Il s’agit d’une réalité perçue et réinterprétée par les sociétés et les individus, de là l’importance de comprendre le récit.

Cette perspective se rapproche de la théorie réaliste critique d’Archer (2012) qui propose de comprendre la réalité sociale dans ses interactions entre l’agentivité individuelle et les contraintes structurelles. Elle révèle à quel point il devient non seulement important d’analyser cette interaction, mais aussi la réflexivité des acteurs qui participent à cette construction de la réalité. Ainsi, accéder à la voix intérieure des personnes enquêtées permet de comprendre leur agentivité, c’est-à-dire comment elles participent, résistent et reconstruisent les discours dominants. L’enquête sur la santé des professeures d’université en représente un bel exemple. Leur réflexivité sur l’institution universitaire et les rapports sociaux de sexe nous amène à comprendre comme elles ont à la fois subi la culture organisationnelle tout en y résistant à travers certaines pratiques. De la même façon, l’enquête sur la transition vers l’âge adulte nous permet de comprendre les nouveaux rituels et les nouveaux marqueurs de l’âge adulte pensés par les acteurs et les actrices.

Les apports du dispositif sur la relation d’enquête

Dans le cadre de nos recherches, le calendrier et l’entretien ne sont pas utilisés à des fins thérapeutiques. Nous observons, néanmoins, les impacts positifs de cette expérience sur les personnes rencontrées. Sans prétendre à la guérison, l’expérience de l’entretien auprès des professeures leur permet de s’identifier à la réalité vécue par d’autres femmes dans le même contexte professionnel, un contexte institutionnel historiquement dominé par des hommes. De la même façon, les enquêtes auprès des jeunes leur permettent de prendre un recul sur leur trajectoire dans une période où les engagements se multiplient. Les jeunes adultes mentionnent avoir apprécié l’expérience de l’entretien et le recrutement par la technique « boule de neige » est facilité. La propriété thérapeutique de l’enquête narrative biographique est reconnue, la mise en récit permet effectivement aux individus de s’identifier à une histoire collective et de développer un sentiment d’appartenance à des groupes (Rosenthal, 2003). Ce niveau de réflexivité peut être atteint autant auprès de personnes très scolarisées que de personnes peu scolarisées, notamment les jeunes en situation de désafilliation (Wilson et al., 2007).

La méthode de production de données développée dans les trois dispositifs de recherche implique une relation d’enquête ouverte où le degré de directivité lors de l’entretien est faible. Nous avons d’ailleurs montré, à partir du cas sur les parcours de participation sociale et politique des jeunes, comment le calendrier présente un important pouvoir d’évocation lorsqu’il remplace le guide d’entretien. Il offre ainsi la possibilité aux personnes rencontrées de prendre une part active dans la structuration de l’entretien de manière à établir une relation d’horizontalité. Ce type de rapport accroît à notre avis la richesse des données produites, comme le remarquent d’autres chercheurs et chercheures, dans la mesure où la personne qui raconte le récit a en main la problématisation de celui-ci (Nelson, 2010). La personne enquêtée devient rapidement l’experte de la relation d’enquête, ce qui lui donne la confiance pour diriger la discussion et corriger les informations évoquées au cours du récit et de la construction du calendrier.

Comme nous l’avons souligné dans notre exploration de l’utilisation du calendrier, il s’agit d’un instrument flexible qu’il faut adapter aux différentes personnes rencontrées. L’utilisation du calendrier nécessite également, de la personne qui enquête, une grande maîtrise du guide d’entretien afin d’insérer les questions du guide dans des relances qui suivent le récit de la personne rencontrée. Il est plus difficile d’adopter une telle perspective dans une recherche où plusieurs personnes se chargent des entretiens. Néanmoins, l’utilisation combinée du calendrier et du récit permet d’approfondir la compréhension du singulier et des phénomènes sociaux.