Corps de l’article

1. Introduction

En reconnaissant la place de l’école dans la promotion des sociétés futures, la réforme des systèmes éducatifs est devenue une priorité pour la plupart des pays en développement. Occuper les premiers rangs dans les tests internationaux est devenu l’objectif prioritaire de tout système qui se veut performant. D’ailleurs, « [l]es parents d’élèves […] convergent sur un point : ce qui compte avant tout, c’est la réussite de leurs enfants » (Maulini, 1998, p. 11). Un système performant fait réussir les enfants et les adolescents. Mais qu’entend-on par performance ?

Pour Sénéchal (2004), les éléments constitutifs de la performance dans le domaine du pilotage des systèmes de production gravitent autour de trois pôles : les objectifs, les moyens et les résultats. Nous présenterons la transposition et l’exploitation de cette modélisation dans le domaine de l’enseignement dans un prochain paragraphe.

Barber et Mourshed (2007), dans leur analyse des systèmes scolaires les plus performants, soulignent que les stratégies de changement touchant la périphérie de l’action directe de l’enseignant avec ses élèves, comme la diminution du nombre d’élèves par classe, la mise à niveau des programmes scolaires et le renforcement de l’inspection et de l’évaluation, n’ont pas eu les effets escomptés pour améliorer la performance de ces systèmes. Cette amélioration passe obligatoirement par l’augmentation de la qualité des enseignants. En effet, des études quantitatives mettent en avant que « toutes les données disponibles convergent et indiquent que la qualité des enseignants est le premier facteur d’explication des différences de niveaux entre les élèves » (Barber et Mourshed, 2007, p. 15).

À ce propos, Hattie (2012) a pu montrer que le facteur enseignant est primordial. Chetty, Friedman et Rockoff (2011) ont fait ressortir que les élèves ayant eu des enseignants de qualité ont eu plus de chance d’atteindre les études supérieures. Haynie (2010) a montré que les élèves dont les enseignants ont des pratiques performantes atteignent un niveau supérieur à celui nécessaire pour réussir.

En faisant la synthèse de cinq recherches sur les pratiques enseignantes en Caroline du Nord, Haynie (2010) identifie quatre indicateurs clés des meilleures pratiques enseignantes : des objectifs ambitieux pour tous les élèves, une gestion réfléchie du temps et des matériaux, des classes centrées sur l’apprentissage et une planification proactive. Au même moment, le Sutton Trust (2011) s’est aussi intéressé aux pratiques enseignantes. Le professeur Robert Coe de l’Université de Durham, l’auteur du rapport, énumère plusieurs critères de pratiques performantes dont la plus importante est la connaissance approfondie du savoir en jeu (savoir à enseigner) qui renvoie à une forme d’expertise – notion que nous développerons dans un prochain paragraphe. Pour Hattie (2012), l’enseignant performant est clair dans ses interventions et prend du recul pour pouvoir analyser et réguler quand c’est nécessaire. Enfin dans le domaine de l’éducation physique et sportive, Graham (2008) se réfère aux recherches qui se sont intéressées au processus-produit pour évaluer l’efficacité des enseignants en même temps que son expérience d’enseignant. Dans son ouvrage, il propose des moyens qui aident les enseignants débutants à devenir des maitres enseignants dont maximaliser l’apprentissage en optimisant le temps d’engagement moteur, développer le contenu de la leçon, observer, analyser et fournir des commentaires aux élèves.

Dans le domaine de l’éducation physique et sportive, Cloes et Roy (2010) font la synthèse des recherches qui se sont intéressées au processus d’enseignement/apprentissage et qui ont utilisé une approche globale combinant l’observation quantitative et l’approche qualitative. Les résultats montrent que trois facteurs influencent l’efficacité de l’enseignement : le temps que les apprenants consacrent effectivement à des tâches cohérentes au regard de leurs niveaux et directement en rapport avec l’objet de l’apprentissage (temps moteur effectif), une rétroaction précise en rapport avec leurs prestations et enfin une motivation entretenue pour apprendre mieux et davantage.

En résumé, il ressort de l’ensemble de ces travaux un certain consensus sur différents indicateurs de performance de l’enseignement : une centration sur l’apprentissage, un rapport positif aux savoirs en jeu et une connaissance approfondie du savoir enseigné, des objectifs ambitieux, une planification proactive pertinente avec une gestion réfléchie du temps (avec en éducation physique et sportive un temps de pratique suffisant pour transformer les comportements moteurs) (Delignières, 2006) et des matériaux à disposition. Par ailleurs, le savoir en éducation physique et sportive est un savoir à dominante motrice transposé de pratiques sociales de référence : les activités physiques, sportives et artistiques. C’est un savoir incorporé (Carnus et Terrisse, 2013) qui se construit à travers une pratique corporelle importante. S’ajoutent ainsi à ces nombreux critères des situations didactiques pertinentes au regard de la logique interne des activités physiques, sportives et artistiques, supports de l’enseignement de l’éducation physique et sportive, ainsi qu’une prise de recul pour observer et analyser les comportements des élèves afin d’émettre des commentaires significatifs auprès des élèves (rétroactions).

Ainsi, la maitrise des savoirs à enseigner apparait comme un des organisateurs majeurs de la pratique enseignante (Waltz, 2007). Néanmoins, l’enseignant d’éducation physique et sportive, comme tout autre enseignant, est un « Sujet Supposé Savoir » (Lacan, 1968, cité dans Carnus et Terrisse, 2013) et est parfois amené à enseigner une activité physique, sportive et artistique qu’il ne maitrise pas du fait notamment qu’il l’a plus ou moins pratiquée pendant sa formation et durant sa vie antérieure dans le sport civil et/ou scolaire. Quels outils théoriques, conceptuels et notionnels permettent d’éclairer l’effet de la maitrise des savoirs moteurs à enseigner sur la capacité de formaliser à bon escient et de réaliser les intentions didactiques déclarées des enseignants ?

2. Options théoriques, conceptuelles et notionnelles

2.1 Les écarts entre le prévu et le réalisé

Entre le savoir que l’enseignant a planifié et le savoir réellement enseigné, les écarts sont inéluctables (Carnus, 2001). Ces écarts ne sont pas nécessairement révélateurs d’un enseignement non performant, mais peuvent être considérés comme un des indicateurs de l’efficacité de l’enseignement en éducation physique et sportive entendue ici comme l’adéquation entre les objectifs de comportements moteurs attendus et les comportements constatés à la fin de la séquence d’apprentissage.

Plusieurs études ont mis l’accent sur la question des écarts entre le prévu et le réalisé. Elles portent à la fois sur les enjeux de savoirs, les conditions et les stratégies d’enseignement. Charlier (1989) cherche à expliquer les causes de ces écarts en amont de l’action d’enseignement. Avant la leçon, l’enseignant fixe l’objectif en lien avec ses intentions didactiques, choisit les contenus d’enseignement, construit les situations d’enseignement/apprentissage et anticipe les difficultés que peuvent rencontrer les élèves ainsi que les moyens de remédiation. Mais malgré ces efforts de planification, l’activité des élèves n’est pas toujours en adéquation avec les attentes de l’enseignant. Pour Altet (2005), la cohérence du processus d’enseignement/apprentissage dépend en grande partie de la gestion par l’enseignant des écarts entre sa planification et son activité en classe dans le but d’accompagner ses élèves vers l’objectif fixé. Dans sa thèse portant sur l’analyse didactique du processus décisionnel de l’enseignant en gymnastique, Carnus (2001) repère, à travers l’analyse qualitative des pratiques effectives de quatre enseignants experts observées pendant six semaines, des écarts entre les intentions relatives aux contenus à enseigner et les décisions prises dans l’interaction qui révèlent le savoir effectivement enseigné. Ces écarts sont étudiés en termes de remaniements qui s’opèrent en partie à l’insu des enseignants.

En définitive, l’écart entre le planifié et le réalisé est considéré différemment selon les approches (Amigues, 2003). L’approche ergonomique de l’activité enseignante le considère comme étant la règle et non l’exception. Il est irréductible et se trouve à l’origine du développement de l’expérience professionnelle. Il en est de même en didactique clinique. Ces écarts sont à la fois inéluctables et contingents (Carnus, 2009a).

2.2 L’éclairage de la didactique clinique

En didactique clinique, le déjà-là décisionnel influence de manière latente et constante les décisions de l’enseignant à qui il fournit, en des moments donnés, des motifs et mobiles possibles dans le cadre de son activité professionnelle (Carnus, 2001). Selon Carnus (2001), le déjà-là est constitué de trois « instances majeures à l’origine de toute décision » : le déjà-là expérientiel, le déjà-là conceptuel et le déjà-là intentionnel. Ceux-ci agissent comme des « filtres de l’action didactique » (Loizon, 2004, p. 306). Ce concept est étroitement lié à celui d’expertise.

Selon Ben Jomâa (2013), l’expertise de l’enseignant d’éducation physique et sportive alimente sa compétence comme spécialiste d’une discipline sportive. Carnus (2001) définit l’expert en éducation physique et sportive comme étant un spécialiste sportif qui pratique et entraine en milieu civil sportif. Ben Jomâa et Terrisse (2011) parlent d’un enseignant expert lorsqu’il possède une expérience prolongée et multiple comme pratiquant et entraineur de dix ans et plus, une connaissance approfondie de l’activité et une pratique sportive antérieure de haut niveau. De ce fait, ces enseignants possèdent des savoirs d’experts ou encore sont considérés comme référence experte du savoir social de référence (Joshua, 1996). Heuser (2013) met en place une méthodologie d’ingénierie didactique empruntée à la didactique des mathématiques pour étudier comment ces savoirs d’experts influencent l’enseignement dispensé par quatre professeurs en karaté et ce que les élèves en retiennent réellement. Il constate que l’écart entre savoir à enseigner, savoir réellement enseigné et savoir appris est plus faible dans les classes des enseignants experts.

Cependant, il convient de différencier l’expertise sportive et l’expérience professionnelle. L’expérience est en relation avec le parcours professionnel et l’ancienneté dans la profession. L’expertise (expérience corporelle dans l’activité physique, sportive et artistique) et l’expérience professionnelle sont deux facettes distinctes, interdépendantes et complémentaires de la compétence professionnelle (Carnus, 2008).

L’expertise sportive apparait donc comme un savoir expert construit au carrefour de savoirs théoriques dans la spécialité sportive et d’une pratique physique intense forgée par l’expérience corporelle.

2.3 Intentions de recherche et opérationnalisation

Dans une perspective euristique de la professionnalité enseignante qui vise la compréhension et l’optimisation des pratiques des enseignants d’éducation physique et sportive, cette étude cherche à identifier le poids de l’expertise sportive de l’enseignant sur la performance de son enseignement envisagée sous les angles de la pertinence, de l’efficience et de l’efficacité (Sénéchal, 2004). Pour opérationnaliser cette modélisation dans le champ de l’enseignement/apprentissage, nous mettrons la focale sur les écarts entre les intentions didactiques déclarées, les intentions didactiques formalisées dans la planification et leur concrétisation lors de la mise en oeuvre des situations d’enseignement/apprentissage. Ainsi, dans cette étude (figure 1) :

  • la pertinence renverra à l’adéquation des situations d’enseignement/apprentissage mises en oeuvre effectivement au regard des intentions didactiques déclarées et/ou formalisées dans la planification ;

  • l’efficacité sera mesurée par l’écart entre ce qui est prévu (les objectifs) et les apprentissages constatés chez les élèves en termes de temps d’engagement moteur. De manière plus inductive, nous repérerons certaines consignes de réalisation formulées par l’enseignant lors de la séance portant sur des aspects techniques ou stratégiques et mentionnés sur la fiche de préparation. Il s’agit de « comment faire pour réussir » dans une situation d’enseignement/apprentissage (par exemple, « lève le coude pour faire ta passe bras cassé ») ;

  • l’efficience rendra compte du rapprochement entre les situations mises en oeuvre et les résultats constatés en matière de critères de réalisation et de temps d’engagement moteur.

Les indicateurs de performance retenus pour l’étude (d’après la modélisation de Sénéchal, 2004)

Les indicateurs de performance retenus pour l’étude (d’après la modélisation de Sénéchal, 2004)

-> Voir la liste des figures

3. Méthodologie

3.1 Contexte de l’observation

En Tunisie, les étudiants ayant choisi de devenir enseignants d’éducation physique et sportive reçoivent une double formation à l’institut supérieur du sport et d’éducation physique. La première vise l’acquisition des compétences requises pour exercer le métier d’enseignant, la deuxième l’obtention du diplôme d’entraineur fédéral. De ce fait, la majorité des enseignants sont aussi entraineurs et, par conséquent, ils sont spécialistes et donc experts dans au moins une activité physique, sportive et artistique. Avec un maximum de cinq ans d’ancienneté, le public enseignant que nous observons est débutant. Certains sont experts en handball et d’autres ne le sont pas.

3.2 Déroulement et contrat de recherche

En collaboration avec les différentes institutions qui ont financé ce projet, nous avons observé des séances de handball dans des collèges bénéficiant d’une infrastructure et de conditions matérielles favorables à l’enseignement de cette activité (installations sportives, ballons, dossards, petit matériel). Pour faciliter les rapprochements, nous avons observé des élèves de la même tranche d’âge, entre 12 et 14 ans, ayant un rapport positif au handball, puisqu’il s’agit d’une région où le handball est le sport le plus populaire et que la majorité des jeunes passe par le club civil.

À cet effet, une visite au Commissariat régional a été effectuée pour obtenir l’accord préalable des responsables. Aussi, nous avons eu la liste des enseignants d’éducation physique et sportive de tout le Gouvernorat de Nabeul (région de la Tunisie), ayant une ancienneté entre trois et six ans.

L’étude de cette liste, selon les critères de choix déjà cités, a abouti à un repérage de six enseignants experts en handball et de huit enseignants non experts. Le contact des enseignants a été assuré par leur inspecteur.

Une réunion avec ces enseignants, leur inspecteur et les coordinateurs des collèges choisis a eu lieu pour établir le calendrier des entretiens et des observations. Nous avons expliqué aussi aux participants la procédure et les étapes de la recherche ainsi que les critères de confidentialité pour les assurer sur la protection des données.

Pendant cette réunion, cinq enseignants experts et cinq non experts ont été retenus essentiellement pour des raisons de disponibilité (neuf hommes et une femme). Chaque enseignant avait la liberté de choisir la classe dans laquelle il allait enseigner lors de l’observation didactique ainsi que le contenu des apprentissages qu’il proposerait à ses élèves et dans le cadre des programmes d’enseignement de la discipline.

À la suite de cette réunion, nous avons effectué des visites dans les établissements scolaires concernés pour avoir l’accord de leurs directeurs.

Après les visites des établissements, une nouvelle réunion avec les enseignants concernés a eu lieu. Nous avons présenté l’objectif de notre étude qui ne visait pas de juger de leurs compétences, mais de tenter de décrire et comprendre avec eux ce qui se passait dans leurs classes, et comment ils agissaient pendant leurs séances. Nous les avons assurés aussi de l’anonymat des résultats qui seraient investis uniquement dans le domaine de la recherche scientifique. Les enseignants devaient par ailleurs mettre au courant les élèves du fait qu’ils seraient filmés pour obtenir leurs approbations ainsi que celles de leurs parents.

Pour des considérations éthiques et pragmatiques, et après avoir terminé notre travail, nous avons organisé une dernière réunion pour communiquer les résultats aux enseignants qui ont participé à la présente recherche. Pour qu’elle soit riche de renseignements et pour éviter toute réaction affective des participants, nous avons choisi de communiquer les résultats sans interprétations.

3.3 Les sujets observés

L’étude porte donc sur dix enseignants d’éducation physique et sportive débutants ayant une expérience professionnelle de trois à cinq ans (tableau 1). Deux groupes ont été constitués. Le premier regroupe cinq enseignants spécialistes en handball ayant une expérience corporelle d’environ dix ans en matière de pratique sportive de haut niveau en tant que joueurs. Ils sont aussi entraineurs de jeunes dans un club. Ils sont donc, selon notre cadre conceptuel, des enseignants experts en handball. Le deuxième regroupe quatre enseignants et une enseignante dont les savoirs techniques et pédagogiques liés à l’activité handball émanent seulement des acquisitions qu’ils ont développées au sein des institutions de formation. Ils sont donc, selon notre cadre conceptuel, des enseignants non experts en handball.

Caractéristiques des enseignants

Caractéristiques des enseignants

-> Voir la liste des tableaux

3.4 Instrumentation

Pour déterminer et comparer les écarts existants entre la phase intentionnelle, celle de planification et celle de concrétisation des situations d’enseignement/apprentissage, nous avons mené des recueils de données identiques pour les deux groupes d’enseignants experts et non experts. Nous avons filmé l’ensemble du cycle de handball et pour des raisons de faisabilité de l’étude nous avons choisi de n’analyser que la troisième séance faisant suite aux différentes évaluations diagnostiques collectives et individuelles. Le protocole de recueil de données est inspiré du travail de Brousseau (1978) transposé et adapté au cas de l’éducation physique et sportive par Amade-Escot (1991), ainsi que du travail de Carnus (2009b) dans le champ de la didactique clinique de l’éducation physique et sportive. Ce protocole comprend trois moments.

Le premier est l’entretien préalable ou d’accès au déjà-là selon Carnus (2009b). Il est semi-dirigé et se passe avant la leçon. Pour chaque enseignant collaborateur, cet entretien s’est déroulé dans une salle isolée que l’administration du collège nous a réservée pour mettre l’enseignant à l’aise et garantir sa pleine concentration. Sa durée moyenne est de 30 minutes et varie selon les capacités des enseignants à développer leurs idées et à s’exprimer. Ces entretiens ont été enregistrés et retranscrits pour les traiter.

Lors de cet entretien préalable, nous cherchons à amener l’enseignant à préciser ses intentions didactiques et à resituer sa leçon dans l’histoire de sa classe. L’entretien nous permet en même temps d’identifier la succession des différentes situations qu’il prévoit de proposer à ses élèves et de spécifier chacune d’elles.

Le deuxième temps est l’analyse du contenu des situations d’enseignement/apprentissage présentées dans la fiche de planification de l’enseignant. Par cette analyse, nous avons classé, avec l’aide d’un expert en handball, les situations selon leur pertinence avec l’objectif de la leçon en lien ou pas avec les programmes scolaires. Nous rappelons que dans cette étude l’adéquation des intentions au regard des programmes scolaires ne fait pas l’objet d’un quelconque jugement.

Le rapprochement des intentions déclarées des enseignants lors de l’entretien préalable avec celles mises en relief à partir du contenu des situations d’enseignement/apprentissage inscrites sur les fiches de planification nous a permis d’identifier des écarts existants entre la phase intentionnelle et la phase de planification.

Le dernier moment renvoie à l’observation de l’intervention qui se définit en didactique clinique comme une épreuve où se joue un ensemble d’interactions entre l'enseignant et les élèves. Cette observation nous a permis de suivre la mise en oeuvre des situations d’enseignement/apprentissage en vue de repérer l’écart existant entre la phase de planification et celle de concrétisation.

Le corpus d’observation, identique pour les deux groupes d’enseignants, est constitué par dix séances d’enseignement de handball, à raison d’une séance par enseignant, chaque enseignant ayant un cycle de handball de neuf séances d’une heure chacune. Nous avons filmé la deuxième séance du cycle pour familiariser l’enseignant et les élèves à la présence du chercheur et de la caméra afin de réduire les biais liés à l’effet Hawthorne, qui correspond aux modifications des comportements dues à la présence d’un observateur (Adair, Sharpe et Huynh, 1989). L’enregistrement des données a porté sur la troisième séance. Notre choix était basé sur le fait qu’à partir de cette séance, l’enseignant commence à aborder des contenus spécifiques au handball. Pour observer la leçon, nous avons placé sur un trépied une caméra qui pouvait prendre toutes les situations d’enseignement/apprentissage d’une façon lisible. Nous avons aussi équipé l’enseignant d’un microcravate pour enregistrer toutes ses interventions verbales. L’ensemble du corpus audio a été retranscrit et le corpus vidéo a été visionné à plusieurs reprises afin de repérer les différents indicateurs retenus et en particulier le temps d’engagement moteur des élèves dans les différentes situations mises en place et, le cas échéant, les circonstances des régulations de l’enseignant.

3.5 Méthodes d’analyse des résultats : démarches relatives aux analyses des écarts

Après avoir recueilli l’ensemble des données, nous avons procédé à leur analyse afin de déterminer les écarts existants entre les phases d’intention, de planification et de concrétisation des situations d’enseignement/apprentissage chez les enseignants experts et non experts en handball (figure 2).

Les démarches relatives aux analyses des écarts

Les démarches relatives aux analyses des écarts

-> Voir la liste des figures

3.5.1 Détermination de l’écart entre le temps 1 et le temps 2

L’entretien préalable nous a permis de dégager pour chaque enseignant les intentions didactiques en termes d’objectifs à propos du savoir à enseigner, le nombre et l’enchainement des situations d’enseignement/apprentissage que les enseignants souhaitaient proposer à leurs élèves.

Notre tâche a consisté alors à analyser le contenu de chaque situation présente sur la planification en termes de pertinence avec l’objectif de la leçon énoncé lors de l’entretien. Cette analyse a été faite par une commission composée du chercheur lui-même, comme étant un expert en handball et ayant le diplôme fédéral d’entraineur, et d’un expert en handball qui a accepté volontairement de participer à ce travail de recherche et qui a, lui aussi, le diplôme fédéral d’entraineur de handball. Le jugement de la pertinence ou de la non-pertinence nécessitait l’accord des deux membres de la commission. Pour vérifier, nous avons eu recours au calcul du coefficient Kappa de Cohen qui est un outil de mesure de l’accord interjuges sur des caractères qualitatifs (accord entre deux variables qualitatives ayant les mêmes modalités).

Cette analyse nous a permis d’identifier, pour les enseignants experts et leurs homologues non experts, l’écart, en termes de pertinence, entre leurs intentions didactiques et le contenu d’enseignement qu’ils allaient proposer à leurs élèves. Pour cela, nous avons calculé, pour chaque groupe, le nombre de situations pertinentes par rapport à l’objectif de la séance.

3.5.2 Détermination des écarts entre le temps 2 et le temps 3

Nous allons d’abord présenter la détermination de l’écart entre le temps alloué aux situations inscrit sur les fiches de préparation et celui observé pendant la leçon. Nous avons identifié, pour chaque enseignant, le temps alloué à chaque situation sur la fiche de préparation. La comparaison, pour chaque groupe d’enseignants, de ce temps avec celui observé pendant la leçon nous a permis de déterminer des écarts. Concernant le temps alloué aux situations pendant la concrétisation, et pour approfondir encore notre étude, nous avons identifié un temps de mise en place des situations d’enseignement/apprentissage et un temps de pratique effective des élèves (le temps d’engagement moteur).

Nous avons fait, pour les deux groupes d’enseignants, le total en secondes du temps relatif à la mise en place de toutes les situations concrétisées ainsi que celui consacré à la pratique effective des élèves. Nous avons converti, par la suite, ces totaux en pourcentage par rapport au temps total consacré à ces situations. Puis, nous avons comparé les pourcentages obtenus chez les enseignants experts à ceux calculés chez leurs homologues non experts. Nous avons eu recours au test de Student pour estimer si la différence entre les deux groupes était significative.

Nous avons déterminé les écarts entre les critères de réalisation inscrits sur les fiches de préparation et ceux évoqués au cours de la leçon. Tout d’abord, nous avons repéré, sur les fiches de préparation de nos deux groupes d’enseignants, les critères de réalisation inscrits pour chaque situation d’enseignement/apprentissage. Ensuite, nous avons procédé à une analyse thématique du verbatim interactif pendant la concrétisation de ces situations en quête de ces critères.

Pour approfondir notre analyse, nous avons réparti les critères de réalisation évoqués par les deux groupes d’enseignants en deux catégories : (1) les critères de réalisation d’ordre général non liés directement au contenu de la leçon et en relation avec tout ce qui concerne l’organisation, la discipline et la gestion de la classe (par exemple, « Écoutez-moi, rapprochez-vous, l’un derrière l’autre, par deux, silence ») ; (2) les critères de réalisation de nature technique ou stratégique en lien avec les contenus, inscrits sur la fiche et qui sont les actions utiles pour réussir (par exemple, « Passe courte et vers l’avant, passe la balle et écarte-toi, saute bien pour le tir en suspension »).

Ces deux catégories ciblent des compétences de nature différente : méthodologique ou sociale pour la première, motrice pour la seconde. Les écarts étudiés étant essentiellement de nature motrice, cette distinction pourra enrichir l’analyse compréhensive de certains de nos résultats.

Nous avons fait, ensuite, le comptage des unités de sens correspondant à chaque catégorie. Enfin, nous avons converti ces chiffres en pourcentage par rapport à la totalité des consignes données en séance. Le rapprochement de ces pourcentages nous a permis de repérer d’éventuels écarts entre le prévu (sur la fiche de préparation) et le réalisé (lors de la séance) afin d’extraire des traces de certains effets de l’expertise en handball sur les pratiques enseignantes.

4. Résultats

4.1 Analyse de l’écart entre la phase intentionnelle et la phase de planification : la pertinence entre les situations d’enseignement/apprentissage et l’objectif de la séance

Comme le montre le tableau 2 pour les 15 situations proposées par les enseignants experts, les deux juges s’accordent pour juger 12 situations comme pertinentes et deux comme non pertinentes. Ils ne sont pas d’accord sur une situation que l’un a jugée pertinente et l’autre non. Pour les 19 situations proposées par les enseignants non experts, 13 situations sont estimées non pertinentes selon les deux juges et cinq pertinentes. Ils ne sont pas d’accord sur une situation.

Pertinence des situations d’enseignement/apprentissage par rapport l’objectif de la séance

Pertinence des situations d’enseignement/apprentissage par rapport l’objectif de la séance

-> Voir la liste des tableaux

Afin de nous assurer de l’accord interjuges à propos de l’attribution de la pertinence ou de la non-pertinence, nous avons eu recours au test Kappa de Cohen. Pour les enseignants experts, le coefficient Kappa est de 0,77 et de 0,78 pour les non experts, ce qui renvoie à un fort accord entre les deux juges. Ce résultat valide cette mesure de la pertinence des situations proposées. Les deux situations ayant fait l’objet d’un désaccord entre les juges n’ont pas été prises en compte dans nos analyses.

Pertinence des situations avec l’objectif de la séance selon les juges

Pertinence des situations avec l’objectif de la séance selon les juges

-> Voir la liste des tableaux

Comme le montre le tableau 3, 12 situations (80 %) parmi les 15 proposées par les enseignants experts en handball sont pertinentes par rapport à l’objectif de la séance. Cependant, seulement cinq situations (26,32 %) parmi 19 situations proposées par les enseignants non experts sont jugées pertinentes. Comme on pouvait s’y attendre, l’expertise des enseignants en handball semble influencer d’une façon importante leurs choix des situations d’enseignement/apprentissage en termes de pertinence avec l’objectif de la leçon.

4.2 Analyse de l’écart entre la phase de planification et la phase de concrétisation

4.2.1 Détermination de l’écart entre le temps inscrit sur les fiches de préparation et celui mesuré pendant la leçon

Écart entre temps inscrit sur les fiches de préparation et temps observé pendant la leçon en minutes (min) et en secondes (s)

Écart entre temps inscrit sur les fiches de préparation et temps observé pendant la leçon en minutes (min) et en secondes (s)

-> Voir la liste des tableaux

Le tableau 4 montre qu’en moyenne, les enseignants non experts ont prévu sur leurs fiches 3,8 situations d’enseignement/apprentissage d’une durée moyenne de 38 minutes, alors qu’à la phase de concrétisation, le temps moyen des situations mises en oeuvre est d’environ 29 minutes. Chez les enseignants experts, les situations ont effectivement duré en moyenne 29 minutes et 49 secondes pour 30 minutes planifiées sur les fiches de préparation avec une moyenne de trois situations.

Comme nous l’avons signalé ci-dessus et pour approfondir encore notre étude, nous avons identifié un temps de mise en place des situations d’enseignement/apprentissage et un temps de pratique effective des élèves.

Pour près de 30 minutes allouées à la concrétisation de chaque situation d’enseignement/apprentissage, les enseignants experts ont consacré en moyenne plus de temps à la pratique des élèves soit 70 % du temps disponible. Le temps d’engagement effectif des élèves proposé par ces enseignants varie de 18 minutes et 50 secondes jusqu’à 26 minutes et 28 secondes. Les enseignants non experts, quant à eux, ont consacré 16 minutes et 29 secondes à la pratique effective des élèves, soit 56 % du temps disponible. Le temps d’engagement effectif proposé par ces enseignants oscille entre 13 minutes et 6 secondes et 18 minutes et 50 secondes. Le résultat du test de Student nous donne une valeur de p = 0,02 < 0,05. Nous pouvons donc rejeter l’hypothèse nulle et conclure qu’il y a une différence significative entre nos deux groupes.

4.2.2 Détermination des écarts entre les critères de réalisation inscrits sur les fiches de préparation et ceux évoqués au cours de la leçon

Typologie de verbatim des enseignants experts et non experts lors de déroulement des situations d’enseignement/apprentissage

Typologie de verbatim des enseignants experts et non experts lors de déroulement des situations d’enseignement/apprentissage

-> Voir la liste des figures

Là encore, nous avons eu recours au test de Student pour nous assurer que la différence entre les deux groupes n’est pas due au hasard. Avec un degré de signification de p = 0,00 < 0,05, la valeur du test t est très significative. Ainsi, on peut affirmer que la différence entre les deux groupes d’enseignants est due à la variable expertise.

D’après la figure 3, 84,62 % des critères évoqués pendant l’interaction par les enseignants non experts portent sur des critères de réalisation d’ordre général. Pour rappel, ces critères tournent autour des aspects d’organisation et de gestion de classe et ne touchent pas l’objectif et le contenu de la leçon. De plus, ces critères ne sont pas inscrits sur les fiches et arrivent lors de l’interaction.

Par contre, comme l’indique la même figure, les enseignants experts énoncent lors de l’interaction davantage de critères en relation avec le contenu de la leçon et un petit nombre de critères touchent à l’organisation et aux aspects disciplinaires. En effet, 85,48 % des critères de réalisation évoqués par les enseignants experts sont en relation avec l’objectif de la séance et sont déjà inscrits sur la fiche de planification.

5. Discussion de résultats

Les résultats obtenus dans cette étude révèlent l’existence d’écarts entre la phase intentionnelle, celle de planification et celle de concrétisation. La nature et l’ampleur de ces écarts semblent dépendantes de l’expertise sportive des enseignants en handball.

En transposant les travaux de Sénéchal (2004), les situations d’enseignement/apprentissage qui présentent les moyens pour atteindre les objectifs fixés sont pertinentes et contribuent à la performance de la pratique enseignante. Autrement dit, un enseignant performant construit et met en oeuvre des situations d’enseignement/apprentissage pertinentes par rapport aux objectifs afin de faire construire à ses élèves des apprentissages attendus significatifs et durables (Haynie, 2010).

En lien avec ce constat, Perrenoud (1997) pense qu’un professionnel de l’enseignement dispose d’un grand répertoire de situations didactiques et choisit, ou encore construit, celles qui mobilisent les apprenants et assurent leur appropriation des apprentissages visés.

Les données de la présente recherche nous montrent également que les enseignants experts programment sur leurs fiches de préparation des situations d’enseignement/apprentissage en majorité pertinentes avec l’objectif de la leçon. Cette pertinence apparait moindre chez les enseignants non experts dans cette étude.

Par ailleurs, pendant la phase de concrétisation et partant du principe qu’on ne peut apprendre en éducation physique et sportive que prioritairement par l’action, comme le montre Christian (1983) et Haynie (2010), la préoccupation principale de l’enseignant consiste à mettre ses élèves en activité en leur donnant assez de temps pour qu’ils puissent apprendre. Des moyens efficients nous permettent d’approcher les résultats prévus et contribuent à la performance (Sénéchal, 2004) de l’enseignement. Ceci va dans le sens des travaux de Cloes et Roy (2010) qui pensent que le temps de pratique effective des élèves dans des situations pertinentes favorise d’une manière significative les apprentissages. Les résultats obtenus dans cette étude montrent que les experts ont consacré plus de temps à la pratique effective de leurs élèves que les enseignants non experts. En éducation physique et sportive, la relation entre le temps de pratique effective des élèves et en particulier le temps d’engagement moteur adéquat et l’apprentissage des tâches complexes a été mise en évidence par plusieurs chercheurs (Desbiens, Spallanzani, Turcotte, Roy, Lanoue et Tourigny, 2014). En effet, Delignières et Garsault (2004) font la comparaison entre divers cycles de durées différentes en éducation physique et sportive et concluent qu’une courte durée de pratique ne peut pas garantir les apprentissages visés par les programmes. Delignières (2006) ajoute aussi qu’une augmentation de la durée des cycles est nécessaire si on veut permettre aux élèves d’apprendre et de surmonter leurs difficultés.

On ne peut s’empêcher de remarquer que dans l’hypothèse où ces résultats observés sur une seule leçon pourraient se reproduire sur toute la durée d’un cycle de neuf séances, le différentiel serait très important entre experts et non-experts pour les temps de pratiques effectives. En effet, si on multiplie par neuf les résultats obtenus chez les enseignants experts, le temps cumulé pour la pratique effective des élèves serait de 15 heures et 42 minutes avec un temps de mise en place de 6 heures et 39 minutes. Pour les enseignants non experts, le temps cumulé de la mise en place serait de 9 heures et 26 minutes avec un temps de pratique effective de 12 heures et 22 minutes. Ce différentiel important de plus de trois heures sur la durée d’un cycle est de nature à interroger la formation des enseignants.

Si augmenter la durée des cycles est nécessaire pour permettre de réels apprentissages, ce n’est cependant pas suffisant. En effet, nos résultats indiquent que pour le même temps alloué aux situations d’enseignement/apprentissage, les enseignants experts consacrent beaucoup plus de temps à la pratique effective de leurs élèves que leurs homologues non experts.

De manière générale, pour apprendre en éducation physique et sportive, les élèves ont besoin de temps pour la pratique, mais aussi d’un enseignant qui se préoccupe d’abord de leurs productions corporelles (Hattie, 2012). Cette préoccupation focalisée sur une motricité conforme aux attentes a été soulignée par Trottin et Cogérino (2009) en étudiant le comportement verbal de l’enseignant. Ces auteurs confirment que l’un des objectifs qui guident les interventions verbales de l’enseignant est l’acquisition des savoirs et des connaissances qui permettent l’apprentissage et l’amélioration des performances des élèves. Les résultats de l’analyse thématique du verbatim des enseignants, pendant la concrétisation des situations, montrent que les non-experts portent peu d’intérêt aux réactions motrices des élèves, puisqu’ils n’évoquent que très partiellement les critères de réalisation inscrits sur les fiches de préparation. Sur cet aspect, ils se comportent comme la plupart les débutants (Morine-Dershimer, 1978). À l’inverse, les experts accordent beaucoup plus d’intérêt aux réactions motrices adaptatives des élèves et leur adéquation avec les comportements moteurs attendus. Cet indice de professionnalisme est repris par Graham (2008) qui pense qu’un enseignant professionnel doit ajuster son discours en classe en fonction des réactions des élèves.

L’étude qualitative et quantitative du discours des enseignants, portant sur l’écart entre la prévision et la réalisation au cours de la leçon, a mis en relief une très importante différence entre nos deux groupes d’enseignants. Les interventions et régulations des enseignants experts sont plus abondantes et davantage pertinentes que celles des enseignants non experts.

De plus, les données de la présente recherche nous révèlent que les critères évoqués par les enseignants experts lors du déroulement des situations d’enseignement/apprentissage, en relation avec l’objectif de la leçon, sont plus nombreux que ceux évoqués par leurs homologues non experts. Ce constat pourrait être lié à un « impossible à supporter » (Lacan, 1977, p. 10) chez les enseignants experts. Cet autre concept emprunté à la psychanalyse renvoie sous des formes diverses à ce que l’enseignant ne peut s’empêcher de faire ou de dire alors qu’il sait ce qu’il doit faire. Dans cette étude les enseignants experts maitrisant les savoirs qu’ils enseignent ne pourraient s’empêcher de le donner à voir en donnant les critères de réalisation aux élèves pour se conforter dans leur statut de « Sujets Supposés Savoir » (Lacan, 1968, cité dans Carnus et Terrisse, 2013).

Nous pouvons donc émettre l’hypothèse qu’en éducation physique et sportive, les enseignants experts portent beaucoup plus d’intérêt à l’apprentissage moteur des élèves que les enseignants non experts qui restent davantage soucieux de l’organisation de leur travail. Cette focalisation sur l’apprentissage optimise la relation entre les objectifs et les résultats obtenus, ce qui, selon la modélisation de Sénéchal (2004), renvoie à l’efficacité. Ce constat va dans le même sens que les conclusions de Waltz (2007) et de The Sutton Trust (2011) qui affirment que le niveau d’expertise atteint par un enseignant dans une activité physique, sportive et artistique particulière contribue à enrichir son champ d’intervention, dans le cadre de la construction de compétences spécifiques et optimise son efficacité. Il a « l’oeil du maquignon » et peut porter un jugement sur la production d’un élève sans nécessairement s’appuyer sur des éléments tangibles, tels qu’une grille d’évaluation (Gouju, 2006).

Par conséquent, et en adéquation avec nos résultats, l’enseignant débutant peut être performant lorsqu’il enseigne une activité physique, sportive et artistique dont il est expert.

Or, pour qu’un enseignement soit performant, Amigues (2003) préconise que l’écart entre ce que l’enseignant pense devoir enseigner et ce qu’il enseigne réellement soit minimisé. Selon Loizon (2013), cet écart passe par le filtre du rapport au savoir de l’enseignant, dont l’expertise sportive est un élément important. L’influence de l’expertise de l’enseignant, de sa connaissance de la pratique sociale de référence et de son déjà-là a été aussi identifiée par Carnus (2004).

Le déjà-là expérientiel, constitué dans notre recherche de l’expertise sportive et faisant partie du déjà-là décisionnel, influence d’une façon directe la transposition didactique interne et, par conséquent, les savoirs à enseigner, les savoirs effectivement enseignés et toutes les décisions prises par l’enseignant au cours du processus d’enseignement/apprentissage. Dans cet ordre d’idées, notre étude fait la preuve que l’expertise de l’enseignant dans une activité physique, sportive et artistique influence ses choix didactiques et ses décisions professionnelles.

Enfin, les échanges qui ont suivi la communication des résultats aux enseignants a fait émerger l’idée qu’une formation continue focalisée sur le traitement didactique des sports programmés serait pertinente. De ce fait, et dans la continuité de la présente étude, l’identification de l’effet de la formation continue des enseignants sur la performance de leur enseignement, quand ils enseignent un sport dont ils ne sont pas experts, pourrait être une nouvelle voie d’investigation. Pour cela, le groupe d’enseignants non experts recevrait une formation continue focalisée sur le traitement didactique du handball. Nous pourrions garder la même démarche méthodologique suivie dans la présente recherche pour chercher à identifier l’effet de la formation continue sur la performance du ce groupe non expert. Nous procéderions à une comparaison de leur performance avant et après la formation continue.

Cette comparaison nous permettrait de mesurer l’effet de la formation continue des enseignants non experts sur la performance de leur enseignement. En d’autres termes, elle nous aiderait à vérifier l’hypothèse qu’une formation continue nourrie par des apports didactiques – autrement dit, des savoirs d’experts – pourrait optimiser la performance des enseignants non experts dans les activités physiques, sportives et artistiques en support à l’enseignement de l’éducation physique et sportive.

6. Conclusions et perspectives

Dans notre étude, nous avons essayé d’identifier l’effet de l’expertise des enseignants d’éducation physique et sportive en handball sur la performance de leur enseignement dans cette activité. L’identification de cette performance se traduit par l’analyse des écarts entre la phase intentionnelle, la planification et la concrétisation.

Pour cela, dix enseignants d’éducation physique et sportive, dont cinq experts en handball et cinq non experts, ont participé volontairement à notre étude. Nous avons mené avec eux des entretiens préalables, des observations et une analyse du contenu de leurs fiches pédagogiques.

Nous avons également constaté l’existence d’écarts entre ce que les enseignants pensent devoir enseigner et ce qu’ils prescrivent sur leurs fiches de préparation. Ces écarts apparaissent plus importants chez les enseignants non experts que chez les experts. En effet, les enseignants experts inscrivent sur leurs fiches de préparation des situations d’enseignement/apprentissage en majorité pertinentes au regard des objectifs à atteindre. À l’inverse, cette pertinence s’avère moindre chez les enseignants non experts. De plus, la comparaison des savoirs à enseigner inscrits sur les fiches pédagogiques avec les savoirs réellement enseignés a mis également en lumière des écarts pour les deux groupes d’enseignants. Ces écarts sont plus importants chez les enseignants non experts que chez leurs homologues experts. De plus, les enseignants experts consacrent un temps conséquent à la pratique des élèves et focalisent leur attention sur leurs réactions afin de mobiliser des moyens efficients. De manière assez contrastée, les enseignants non experts consacrent moins de temps à la pratique des élèves et accordent beaucoup d’intérêt à l’organisation de leur travail. En effet, alors que les experts se centrent sur l’apprentissage de leurs élèves, l’activité des non-experts est essentiellement pilotée par l’organisation de leur travail. Enfin, les critères de réalisation évoqués par les enseignants experts lors de la concrétisation des situations d’enseignement/apprentissage, en relation avec les objectifs des séances, sont plus nombreux que ceux évoqués par leurs homologues non experts. Ceci corrobore l’importance que donnent les experts à l’apprentissage de leurs élèves, contrairement à celle manifestée par les non-experts préoccupés prioritairement et en grande partie à leur insu par la gestion de leur classe. Pour en finir avec cette synthèse de nos résultats, les enseignants experts proposent à leurs élèves des situations d’enseignement/apprentissage généralement pertinentes par rapport aux objectifs des leçons. Ils leur donnent suffisamment de temps pour qu’ils apprennent par l’action et portent beaucoup d’intérêt à leurs réactions, contrairement à leurs homologues non experts. Plus efficients, plus pertinents et plus efficaces dans cette étude, les enseignants experts se sont montrés plus performants que leurs homologues non experts (Sénéchal, 2004).

Parmi les nombreuses limites de cette étude, on retiendra le faible nombre d’enseignants d’éducation physique et sportive ainsi que de séances observées pour identifier et mesurer l’effet de l’expertise sportive de l’enseignant sur la performance de son enseignement. De plus, chaque enseignant avait la liberté de choisir la classe avec laquelle il allait enseigner. Il conviendrait d’élargir le corpus à davantage de sujets et de leçons filmées. Par ailleurs et en guise d’ouverture, il nous parait intéressant d’explorer, dans l’avenir, d’autres pistes de recherche et notamment une qui viserait à mesurer dans l’environnement naturel de la classe l’effet de la formation continue sur la performance de la profession enseignante.