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L’histoire des médias et des techniques foisonne de « médias imaginaires » (Parikka, 2017). Certains d’entre eux sont restés à l’état de maquettes et n’ont jamais vu le jour, alors que d’autres, bien qu’existant sous la forme de prototypes plus ou moins fonctionnels, n’ont jamais été diffusés ni adoptés. Les inventeurs de ces formes virtuelles, qu’ils soient auteurs de science-fiction, artistes ou designers d’objets tangibles, s’inspirent généralement d’un état de la culture technique qu’ils extrapolent.

La technologie Eternime (2014-2020) constitue à ce titre un exemple d’invention n’ayant pas trouvé d’existence en dehors du laboratoire et du récit de son créateur. Imaginé en 2014 par Marius Ursache, un entrepreneur roumain, Eternime prend la forme d’une spéculation technomédiatique : le projet présente l’ambition de simuler les morts par le biais d’agents conversationnels intelligents[1]. Ursache[2] souhaite en effet collecter les « pensées, les histoires et les souvenirs » des individus avant leur mort, en vue de créer, post mortem, des versions numériques ressemblantes. Eternime promet ainsi à ses futurs clients d’être numériquement « immortels », de posséder une « existence virtuelle » après la mort de manière à ce que leurs proches puissent clavarder avec un robot conversationnel. Ursache résume son projet ainsi : il souhaite inventer une manière de « Skyper avec les morts ».

Malgré l’engouement qu’il a suscité auprès d’un grand nombre de personnes[3], Eternime est sur pause depuis 2020. Suivant le destin prévisible d’un bon nombre d’entreprises en démarrage, le projet est un échec. En effet, l’entreprise ne semble plus vraiment exister, sinon sous la forme de traces et de bribes de discours, laissées par son inventeur, dans différents journaux en ligne ou plus largement dans les archives du Web. On peut alors examiner Eternime comme une sorte de média imaginaire, ou de proto-média symptomatique d’un état de l’industrie du numérique, dont l’ontologie repose prioritairement, du moins pour l’instant, sur un ensemble de discours et métadiscours (vidéos promotionnelles, textes et images publicitaires, discours de presse, archives de sites Web).

L’idée de convertir les personnes sous un format numérique a bien entendu fait l’objet de nombreuses spéculations dans la science-fiction[4]. Or, bien qu’existant sous une forme principalement discursive, Eternime forme une occurrence relativement singulière. Pensé et développé en dehors des mondes fictionnels, le projet visait à être réellement utilisé au quotidien par un ensemble d’usagers. On l’envisage donc ici comme un exemple paradigmatique et l’on se questionne sur l’émergence d’un tel projet, sur son statut technique et sur sa part d’inédit en regard du contexte sociotechnique. Dans cette optique, le présent article poursuit deux objectifs principaux : situer Eternime dans la sphère technomédiatique du point de vue du sens et des discours mobilisés, d’une part, et, d’autre part, problématiser la portion d’inédit d’un tel technomédia. La réflexion menée ici propose des considérations proprement sémiotiques et médiatiques; elle questionne Eternime du point de vue des études sémiotiques en communication, plus particulièrement de la sémiotique des médias, des technologies et de la culture. La perspective retenue pour étudier cet objet combine diverses approches complémentaires, à savoir la sémiotique pragmatique (incluant la rhétorique[5]), les études intermédiales (Müller, 2007, 2006, 2000; Gaudreault et Marion, 2006) et l’archéologie des médias (Huhtamo, 2019; Parikka, 2017). Cet ensemble théorique et méthodologique permet, dans un premier temps, d’appréhender l’objet lui-même, comme système quasi clos, ainsi que les discours qui l’entourent. Il s’agit de considérer les signes mobilisés par l’objet médiatique lui-même (par exemple l’interface utilisateur) et les « discours d’escorte » (Jeanneret et Souchier, 2001). Ces derniers renvoient aux discours d’accompagnement, le plus souvent favorables, dont la presse se fait généreusement le relais. Comme l’écrivent Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier (2001, p. 33) à propos des technologies de l’information et de la communication :

Les objets ne valent pas en soi et pour soi, ils ont besoin d’être chargés de valeur. […] Ces objets, réels ou fantomatiques, sont escortés par tout un discours valorisant qui annonce une nouvelle ère médiatique ; discours et objets sont ainsi relayés par les circuits les plus classiques de la communication. À bien des égards, toutes ces merveilles numériques ne sont que des « êtres de papier » […] Mais puisqu'il s'agit précisément des supports et langages de la culture, les discours ne se contentent pas d'accompagner, de l’extérieur, les objets concernés. Ils les configurent.

Ce cadre théorique permet, dans un second temps, de questionner ces « êtres de papier » à un autre niveau : le média est vu comme un système technique ou système de signes inscrit dans une sémiosphère plus large. De ce point de vue, un média est perçu comme étant pétri de traces du passé ou inscrit dans une sémiose particulière. Cette perspective épistémologique saisit les médias à partir des relations qu’ils entretiennent avec les médias anciens et actuels. Ces approches invitent à se demander : qu’est-ce qu’un « nouveau média »? Quelle est la place d’un type de média dans le système ou sémiosphère technique? Quels paramètres sémiotiques partage-t-il avec les autres? Quels paramètres antérieurs remobilise-t-il? Et quelle est sa sémiose? Ce cadre théorique permet ainsi de concevoir les différents types de médias numériques comme des dispositifs qui resémiotisent potentiellement des formes technomédiatiques plus anciennes (matérialités, paramètres, usages) et qui réinvestissent des problématiques propres aux formes culturelles qui les précèdent, ce que Bolter et Grusin (2000) appellent la « remédiation[6] ».

En somme, l’objet étudié est considéré comme un ensemble sémiotique (constitué de signes verbaux, visuels, etc.) traversé par des thèmes discursifs et divers lieux communs (des topoï) dans un système technologique particulier.

Sur ces fondements, l’enquête menée sur Eternime part d’un ensemble de questions : d’un point de vue synchronique, dans la sémiosphère technomédiatique, qu’est-ce que cet objet sémiotique? Quels discours et topoï rhétoriques mobilise-t-il? En tant qu’occurrence, où le classer et comment le catégoriser? D’un point de vue diachronique, qu’est-ce que ce projet technomédiatique resémiotise? Quels imaginaires techniques réinvestit-il?

Afin de formuler des pistes de réponses à cette série de questions, mon article est structuré en deux parties. Je présente d’abord le projet Eternime en synchronie en faisant ressortir les thèmes et les topoï des discours sur lesquels se fonde le projet. Je m’appuie ainsi sur un corpus composé de discours de presse dans lesquels Ursache est interviewé, de discours promotionnels issus des réseaux socionumériques (Facebook et Twitter) ainsi que d’archives Web. À la lumière de ces thèmes rhétoriques, il m’est plus facile de situer Eternime dans son présent technomédiatique, c’est-à-dire d’identifier le carrefour de domaines technologiques où il se situe d’un point de vue du sens (sa place dans le système). Enfin, d’un point de vue diachronique, il s’agit de présenter des pistes heuristiques afin de comprendre dans quelles séries technoculturelles historiques le projet s’insère.

Cette étude – qui plus est d’un média imaginaire – est certes ambitieuse; l’objectif n’est pas de présenter un travail clos ni d’épuiser les enjeux soulevés par l’objet, mais plutôt de formuler des pistes de réflexion sur Eternime du point de vue des études sémiotiques et médiatiques.

Approche synchronique : catégorisation d’Eternime au prisme de sa rhétorique

À l’origine, et l’on peut noter toute l’ironie de son « média mort-né », Ursache souhaite créer une application qui permettrait de nous rendre immortels et de « Skyper avec les morts ». L’entrepreneur roumain raconte que son projet a pris forme en quelques jours au sein d’un programme de développement entrepreneurial au Massachusetts Institute of Technology (MIT) en janvier 2014[7]. Lors de ce séjour intensif, son idée de « parler aux morts » et d’accéder aux souvenirs d’une personne au moyen d’un programme d’intelligence artificielle est choisie parmi les nombreuses propositions des participants au programme. Ce projet constitue d’abord et avant tout un défi technique, mais surtout une sorte de jeu entrepreneurial dont les résultats n’ont pas forcément vocation à être largement diffusés. Les membres de l’équipe, composée d’un seul ingénieur et de plusieurs entrepreneurs, viennent tout juste de se rencontrer et l’entreprise en démarrage Eternime naît quelques jours plus tard à la fin de janvier 2014.

Un site Web promotionnel est rapidement mis en ligne et quelques médias couvrent la nouvelle. Selon le récit d’Ursache, un emballement médiatique s’ensuit; des curieux et des personnes en fin de vie souhaitent en savoir plus et, selon l’inventeur, sont même prêts à payer pour avoir accès aux services offerts[8].

Avant que le projet ne s’arrête, trois versions prototypiques très différentes sont imaginées entre 2014 et 2020 et sont présentées publiquement dans de courtes vidéos publicitaires : Eternime Alpha One, Eternime Alpha Two et Eternime Alpha Three. La première version se présente sous la forme d’une base de données de vidéos sur le Web dans lesquelles les individus peuvent raconter des souvenirs. Testée par une trentaine de personnes, cette première version est un échec et Ursache poursuit alors son travail en imaginant encore deux autres versions – une plateforme mettant en scène un robot conversationnel avec lequel il est possible de clavarder et une application mobile d’enregistrement des activités quotidiennes – sur lesquelles je reviens ci-dessous. Aucune de ces versions n’a été mise en marché et n’a pu être testée en dehors du laboratoire d’Ursache (espace auquel je n’ai jamais eu accès). Gardons ainsi à l’esprit que, de mon point de vue, l’ontologie première de ces versions d’Eternime repose sur une grande part d’imaginaire publicitaire. D’un point de vue sémiotique, Eternime existe en effet avant tout par le biais d’un ensemble de signes et de discours verbaux et visuels énoncés dans un contexte sociotechnique. On se demande alors quels sont les signes visuels et linguistiques, les thèmes rhétoriques, les topoï, les images et les figures mobilisés par ce média imaginaire de manière à convaincre du bienfondé du projet (Plantin, 2016; Adam et Bonhomme, 1997). Dans cette première partie, il m’importe moins de savoir comment la technologie fonctionne réellement que de saisir les manières par lesquelles elle est (re)présentée, envisagée et « parlée » par Ursache et comment ce dernier relie technologie, mort et mémoire. Je me concentre donc sur deux thèmes discursifs centraux : la préservation de la mémoire et le renouvellement du rapport aux morts et à la mort.

Thème discursif de la préservation mnésique

« Parler aux morts », tel qu’Eternime le conçoit, repose dans un premier temps sur un projet de collection de « souvenirs » numériques. La préservation de la mémoire des individus par le biais de la technologie constitue en effet l’un des thèmes discursifs primordiaux du projet.

Figure 1

Eternime Alpha One : une plateforme Web de dépôt de souvenirs racontés en format vidéo.

https://vimeo.com/143376663

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À l’origine, Eternime est présenté comme une plateforme de souvenirs. Il est question d’une base de données personnelle dans laquelle l’individu vivant (le futur défunt) est invité à produire des « souvenirs » sous la forme de courtes vidéos ou de textes écrits (voir figure 1). L’individu peut se filmer en train de raconter un souvenir ou de répondre à une question précise[9]. Selon les explications fournies, il est ainsi possible de laisser à la disposition des proches une sorte de legs audiovisuel et textuel.

Sur la page d’accueil de sa plateforme, Ursache tâche de mettre en avant l’argument de la préservation et de la transmission de la mémoire personnelle et familiale qu’assumerait son dispositif : le projet mobilise les affects (pathos) et les images associées, à l’exemple d’une photographie joyeuse d’un couple avancé en âge ou d’un père avec son jeune enfant (voir figure 2).

Figure 2

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Nouvelle forme de « lieu de mémoire » individualisé, Eternime se présente comme une technique en apparence neutre ayant une fonction de médiateur de souvenirs et de mémoire, mais aussi de témoin – le minimalisme de l’interface blanche et épurée fait d’ailleurs écho aux idées de neutralité et de simplicité que traduit ce discours. La plateforme assurerait une fonction de commémoration des individus à long terme : « Ainsi, vos enfants, vos amis, ou même des étrangers appartenant à un avenir lointain se souviendront de vous même après des centaines d’années. » (figure 2, traduction libre).

Il est évident que cet argument de cadrage détourne fondamentalement des enjeux posés par ce type de dispositifs voués à conquérir de nouveaux marchés, et ce, au profit d’un discours teinté d’affects sur la mémoire, la transmission et la commémoration suscitant des sentiments nostalgiques. L’argument camoufle par exemple les enjeux reliés à la collecte de données sensibles, à la vie privée, à la surveillance et à la marchandisation des données. Même si cette manière de concevoir la mémoire individuelle rappelle, ne serait-ce qu’un peu, les journaux intimes et leur évolution en ligne (voir Cauquelin, 2003), il faut noter que les individus sont guidés par la rhétorique de l’interface, par des questions prédéterminées par un tiers sur une plateforme privée. Que penser dès lors du fait qu’un grand nombre d’usagers répondra aux mêmes questions? Et que penser du fait que ces individus fournissent, de leur plein gré, des réponses pouvant servir à mieux cibler leurs goûts, leurs habitudes, etc.? Tel qu’il nous est présenté, ce type de dispositifs concourt non seulement à conformer les souvenirs (ce dont il faut se rappeler), à orienter les productions mnésiques individuelles et à informer les subjectivités, mais également à fournir de nouvelles manières détournées d’engranger des données personnelles.

Bien que la sociologue Eva Illouz (2019) n’aborde pas la mémoire et les souvenirs dans son travail sur la marchandisation des émotions, il m’apparaît que des technologies comme Eternime concourent à la marchandisation des émotions rattachées aux souvenirs personnels et à la commémoration des individus. Suivant la thèse d’Illouz, les marchandises émotionnelles ou emodities forment l’« un des vecteurs les plus forts et les plus constants du développement du capitalisme » (2019, p. 20). Ainsi aurions-nous affaire à ce que l’on pourrait appeler des « mnémodités » ou marchandises mnésiques numériques. Cette forme de projet ajoute une strate aux modes d’industrialisation de la mémoire (Stiegler, 1996); ici, sur un plan individuel et familial, la technologie trouve de nouveaux moyens d’intégrer les souvenirs aux circuits du capitalisme.

Figure 3

Capture d’écran du site Web d’Eternime présentant en fond des photographies en noir et blanc.

https://web.archive.org/web/20191228141103/http://eterni.me/

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Eternime convoque un autre argument de cadrage, celui de l’évolution ou du progrès technique quant à la médiation et la préservation de la mémoire personnelle. Par son discours à visée persuasive, Ursache positionne le projet de manière assez consciente comme une nouvelle forme technique de médiation de la mémoire, qui serait selon l’inventeur plus efficace, plus « vivante » que les anciennes techniques d’externalisation mnésique. Ursache[10] évoque le fait qu’Eternime est une « interface d’accès aux souvenirs » (« an interface for accessing memories »), une bibliothèque de souvenirs humains (« a library of human memories »), mieux que des photographies ou des films de famille (voir figure 3), qu’un journal intime (« The avatar will replace diaries ») ou que le travail d’un biographe (« Eternime avatars will behave as a personal biographer »). Par les signes qu’il mobilise, Eternime s’inscrit dans le prolongement des techniques de mémoire personnelle. Ce discours articule un topos élémentaire, celui du « lieu commun de la qualité » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008), selon lequel un élément vaut mieux qu’un autre sur le plan qualitatif. Or, le fait de convoquer ces techniques plus anciennes dans le discours visuel et verbal, comme si les nouvelles techniques en étaient un prolongement normal, dissimule justement les enjeux techniques et politiques d’un tel dispositif dans le contexte économique qui est le nôtre.

L’évolution du projet, d’une forme de journal plus ou moins personnel en passant par un agent conversationnel jusqu’à une application mobile, traduit également une vision particulière de la mémoire personnelle. Il est en effet fort intéressant d’observer comment le projet se modifie au fil des différentes itérations techniques et les changements d’approches opérés : dans la deuxième version d’Eternime, Ursache s’emploie à créer un agent conversationnel d’une personne défunte (voir figure 4), ce que la chercheuse Debra Basset (2018) nomme un « thanabot[11] ».

Figure 4

Eternime Alpha Two : plateforme Web connectée à Facebook et « thanabot ».

https://vimeo.com/142260863

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Dans cette version, la rhétorique de l’interface semble inciter les individus, de leur vivant, à nourrir l’algorithme en discutant par écrit (selon les principes de l’apprentissage machine), en prévision de leur mort future. Le principe consiste à alimenter la base de données dans laquelle un avatar virtuel ira puiser. Pour fonctionner, cette version d’Eternime requiert aussi d’avoir accès à un grand nombre de données numériques. La plateforme se connecte à Facebook et intègre des informations sur les activités de l’individu. On pouvait également lire dans les Conditions générales d’utilisation d’Eternime, lorsque le site Web était encore en ligne, que la plateforme pourrait éventuellement utiliser toutes les données des médias socionumériques pour lesquels l’individu a un compte, ses messageries courriel, ses divers historiques de navigation, ses sites Web personnels[12], etc. Cette version prototypique permet aussi à un tiers de converser avec l’avatar en constitution : il est possible pour quelqu’un d’autre que soi-même de « dialoguer » de façon très minimale avec un avatar qui, en fait, récite du texte tiré d’une base de données.

On voit déjà ici un glissement sémantique de la notion de « mémoire » : ce ne sont plus les souvenirs racontés ou rédigés par les individus et que d’autres pourront écouter, lire et interpréter qui forment la « mémoire » externalisée d’une personne (à la manière d’aide-mémoire personnels ou de journaux intimes), mais une quantité de traces numériques arbitraires[13], laissées ça-et-là sur Internet et sur les médias socionumériques, destinées à alimenter une entité robotique dont la fonction se résume à la stricte répétition. Sur le plan rhétorique, on peut dire que l’avatar virtuel d’Eternime est présenté comme la synecdoque particularisante d’un individu, une partie que l’on fait passer comme le tout. Cette figure m’apparaît centrale dans la rhétorique du projet et camoufle l’arbitraire des données collectées, le passage à une autre acception de la mémoire et l’idéologie économique constitutive de ce type de technologies.

Cette rhétorique s’accompagne d’un paradoxe : le discours d’Ursache emploie les termes d’une rhétorique naturalisante avec l’idée de réplique numérique et de clone numérique (le but étant « de préserver les pensées, les histoires et les souvenirs pour l’éternité dans des clones numériques qui peuvent avoir des conversations naturelles avec d’autres personnes[14] », traduction libre). Par ailleurs, cette formulation semble entrer en conflit avec la dimension réifiante ou objectifiante du projet, élément qui n’échappe pas à Ursache puisqu’il mentionne également que l’avatar sera l’équivalent d’un tamagotchi. Dans le but de convaincre du bienfondé de son projet, le discours d’Ursache mise justement sur la force de la figure synecdotique employée.

Pour appuyer ce discours, il n’est pas surprenant qu’Ursache se réfère également à la science-fiction et convoque le topos hypothétique « Et si c’est possible? ». L’entrepreneur fait par exemple référence[15] à l’épisode « Be Right Back », de la fameuse série Black Mirror, diffusé en 2013, un an avant le début du projet. Dans cet épisode, un homme tout juste décédé est « ramené à la vie » en étant transformé en avatar virtuel à partir des informations laissées sur les réseaux socionumériques. Ce recours aux mondes science-fictionnels est un véritable lieu commun dans le domaine de l’innovation technologique (Leaver, 2019; Michaud, 2010; Flichy, 1995). Il n’est pas non plus étonnant que sa référence relève du genre post-cyberpunk. Ce genre met en scène des technologies très poussées dans des sociétés fictionnelles qui ressemblent étrangement aux nôtres. Le post-cyberpunk joue justement sur la frontière possible/impossible du futur technologique. Ce procédé argumentatif, usant du lieu commun possible/impossible (voir Barthes, 1985), suscite potentiellement l’intrigue auprès des interlocuteurs et participe éventuellement à accroître l’acceptabilité à l’égard du projet (suivant l’idée selon laquelle pour savoir si c’est possible, il faut au moins essayer et se prêter un tant soit peu au jeu proposé).

Quant à la dernière version du projet, telle qu’elle nous est présentée dans une vidéo, elle va encore plus loin en termes d’automatisation de production de traces à potentiel mnésique : Ursache imagine une application mobile collectant, heure par heure, les traces des activités de l’individu : déplacements géographiques, activités, nouveaux amis sur les réseaux socionumériques, etc. (voir figure 5).

Figure 5

Eternime Alpha Three : application mobile d’hyperdiarisation (lifelogging).

https://vimeo.com/213774083

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Cette troisième version centrée mobile rassemble ainsi des données quantifiées et des données qualitatives. Il ne s’agit plus seulement de collecter des données transmises par d’autres applications, comme dans la version précédente, mais bien de fonctionner à la manière d’un logiciel centralisant. Eternime poursuit l’idéal d’auto-archivage de l’hyperdiarisation[16] (lifelogging) popularisée par le projet MyLifeBits des ingénieurs de Microsoft, Gordon Bell et Jim Gemmel (2009). Eternime en reprend les prémisses réductrices voulant qu’un individu – ou du moins sa mémoire – ne soit que la somme des traces de ses activités quotidiennes[17]. La mémoire est conçue suivant la métaphore d’une base de données[18]. Sans compter que les éléments collectés reposent sur le choix d’un tiers à propos de ce qui est digne d’être collecté ou non. Enfin, si Eternime vise à accumuler des traces mnésiques, il ne l’envisage pas toutefois de façon entièrement automatisée. La technologie nécessite une participation active des vivants : il est attendu que les individus répondent, de temps en temps, aux questions posées par le programme informatique et qu’ils entraînent l’algorithme (en somme, qu’ils travaillent).

Thème d’un renouvellement du rapport aux morts et à la mort

D’un point de vue rhétorique, le projet convoque en outre le thème d’un renouvellement du rapport aux morts et à la mort. Avec son « thanabot », le projet mise ainsi sur l’argument de l’« immortalité numérique[19] » – sans d’ailleurs en définir entièrement les paramètres.

Par sa rhétorique, et son appellation même, Eternime mobilise le thème de la durée, de la stabilité et de l’éternité individuelle (Eterni + me, moi éternel). Ceci n’est pas sans ironie en regard de la courte durée de vie de ce type de technique[20] et l’obsolescence technologique adossée à l’évolution rapide du marché. Sans compter que les données personnelles sont centralisées sur des serveurs privés, ainsi soumises aux aléas de la durée de vie d’une entreprise.

Cette idée du renouvellement du rapport à la mort et aux morts est portée par un dernier argument que l’on peut qualifier de quasi spirite. En effet, bien qu’il ne puisse être catégorisé à proprement dit comme technologie spirite, Eternime se présente comme une nouvelle manière de « parler avec les morts ». Pour Ursache, Eternime permettrait de « Skyper avec les morts », d’entrer en interaction avec des fantômes dans la machine. Il faut imaginer Eternime, nous dit-il, comme une sorte de clavardage venu du passé[21]. À la lumière de ce discours, et bien qu’Ursache n’aborde pas clairement le modèle économique de son projet, on peut dire qu’Eternime s’inscrit dans le domaine de l’industrie de l’après-vie numérique. Comme le rappellent Carl Öhman et Luciano Floridi, qui forgent le concept de Digital Afterlife Industry (D.A.I.), la présence des morts en ligne est généralement médiée par des plateformes commerciales. La D.A.I. est définie par ces auteurs comme un terme qui englobe les entreprises développant un bien ou un service, affairées à commercialiser ou monétiser les traces ou restes numériques (digital remains) (2017, p. 643). Ils proposent une typologie des services qui utilisent ces restes numériques humains : (1) les services spécialisés dans la gestion de données numériques après la mort; (2) les services d’envoi de messages posthumes; (3) les services de mémoriaux en ligne et (4) les services de « re-création » d’individus (2017, p. 651) à l’exemple d’Eternime.

Il est de surcroît intéressant de noter qu’Ursache entrevoit Eternime comme le premier réseau social de défunts virtuels intelligents[22]. Il se rattache, par ce discours, au domaine des réseaux socionumériques. Ce dernier forme un vaste domaine plutôt flou – il n’y a qu’à voir le nombre de définitions proposées dans les recherches universitaires (McCay-Peet et Quan-Haase, 2016). Néanmoins, avec la théoricienne des médias José van Dijck (2013), on peut s’entendre sur le fait que les réseaux socionumériques commerciaux brouillent les frontières entre deux formes de mise en rapport des individus : d’un côté, ils connectent les individus, les mettent en relation sociale par le biais d’une médiation numérique; c’est ce que van Dijck appelle la connectivness. De l’autre côté, ces relations sociales sont monétisées et revendues à des tiers, les usagères et les usagers étant exploités pour leurs données, ce que l’auteure appelle la connectivity. Les individus sont mis dans un rapport productif au sens marchand. Selon l’étude rhétorique de ces dispositifs menée par van Dijck, c’est bien parce qu’il y a de la connectivness que les individus acceptent tacitement (ou ignorent) la connectivity intrinsèque aux réseaux socionumériques hégémoniques à l’exemple de Facebook. Eternime propose à son tour une mise en rapport des individus, mais avec une part d’inédit : on ne met plus les vivants en rapport avec des vivants, mais on met intentionnellement en rapport les vivants avec des « morts », ou répliques partielles, par le biais du numérique.

Cette approche traduit une vision du social bien particulière où les « morts », ou plutôt des traces arbitraires, continuent de produire de la valeur monétaire. En ce sens, il n’est pas saugrenu de relier Eternime au domaine de l’employabilité numérique après la mort, comme le fait l’agence créative japonaise Whatever, à laquelle je reprends l’expression du Digital Employment After Death (D.E.A.D.). Yusuke Tominaga et Masashi Kawamuraa ont eu l’idée de créer une plateforme fantaisiste (https://dead.work/), mais non moins sérieuse, présentant un formulaire à signer. Les vivants peuvent y indiquer s’ils donnent leur accord ou non pour être « mis au travail » après leur mort. Les créateurs font en particulier le lien avec les hypertrucages (deepfake) et les hologrammes qui redonnent « vie » aux morts[23], et mentionnent au passage Eternime. Dès le début, Ursache indique sur son site Web qu’Eternime « génère un VOUS virtuel, un avatar qui imite votre personnalité, avec lequel on peut interagir, qui offre des informations et des conseils à votre famille et à vos amis après votre décès[24] » (traduction libre). Il n’y a ainsi qu’un pas entre la prétendue mise en rapport des vivants avec les morts (connectivness) et la mise au travail des morts (connectivity qui génère de la valeur). Des technologies connexes à Eternime se fondent précisément sur cette idée : la technologie Augmented Eternity[25], par exemple, repose sur un projet de création d’avatars qui « remplaceraient » possiblement les travailleurs. Ce projet imagine qu’un agent conversationnel pourrait remplacer un employé qui vient de mourir (ou de se faire mettre à la porte!). De son côté, un projet comme Eternime serait susceptible d’exploiter les défunts virtuels pour, par exemple, collecter des données sur les vivants qui clavarderaient avec les agents virtuels. Pour reprendre le concept de Cardon et Casilli (2015), nous aurions ici affaire à un projet de digital labour, mais post mortem.

À la lumière de ces éléments de discours, des représentations véhiculées et des fonctions techniques imaginées, ce média imaginaire semble minimalement se situer à cheval entre quatre domaines technomédiatiques actuels interconnectés, à savoir le domaine de l’hyperdiarisation, le domaine de l’industrie de l’après-vie numérique, le domaine des réseaux socionumériques et le domaine de l’employabilité numérique après la mort. En dehors des mondes fictionnels, rares sont les occurrences techniques de ce type. À ma connaissance, rares sont aussi les technomédias qui, dans notre réalité, font directement ce pont entre hyperdiarisation et « re-création » d’individus.

D’aucuns pourraient par ailleurs suggérer de classer Eternime dans le domaine du spiritisme en ligne. Or, bien qu’il convoque des éléments quasi spirites dans sa rhétorique, ce média imaginaire diffère de la transcommunication instrumentale (TCI) par ordinateur tel que Fanny Georges (2013) en a proposé une définition. Selon elle, la TCI par ordinateur désigne l’ensemble des pratiques de communication avec les esprits par un biais informatisé. Il s’agit d’un ensemble de pratiques culturelles présentant un usage détourné des technologies du quotidien (vidéo numérique, webcam écrans, etc.) pour communiquer avec les morts ou percevoir les signes soi-disant envoyés par des esprits. L’expérience ou l’expérimentation technique, par exemple zoomer sur des vidéos ou réécouter des sons enregistrés, permettrait de découvrir une trace qui serait cachée, déjà là, et qu’il faudrait faire émerger (Georges, 2013, p. 228). Or un média comme Eternime ne correspond pas du tout à ce type de pratique de recherche de traces cachées. Néanmoins, comme nous le voyons dans la prochaine partie, le fait de dire qu’Eternime se rattache à l’histoire des machines spirites n’est pas totalement dénué de sens.

Approche diachronique : séries technoculturelles et topoï technomédiatiques

D’un point de vue médiarchéologique (Huhtamo, 2019; Parikka, 2017) et intermédial (Müller, 2007, 2006, 2000; Gaudreault et Marion, 2006), on peut formuler quelques pistes heuristiques, en diachronie, dans le but de mieux saisir le degré d’originalité du média imaginaire à l’étude. Comme l’intermédialité, l’archéologie des médias et ses courants de recherches menées sur les médias imaginaires permettent de problématiser l’émergence des médias et la notion de nouveauté médiatique[26]. On peut émettre l’hypothèse qu’Eternime resémiotise minimalement les formes plus anciennes 1) de la communication technicisée avec les morts et 2) des techniques de conservation et de médiation de mémoire à visée totalisante. De ce point de vue théorique, le projet d’Ursache me semble s’inscrire plus particulièrement dans deux grandes séries technoculturelles : 1) la série technoculturelle des techniques occultes et 2) la série technoculturelle des techniques de « mémoire totale » (Caccamo, 2018, 2017). Le concept de « série technoculturelle », que j’emprunte à Müller et à Gaudreault et Marion, permet de rassembler des technologies ou des médias qui présentent des paramètres sémiotiques et techniques communs pour en constituer un ensemble signifiant particulier. Ainsi conçus, les nouveaux médias ou technomédias prolongent des séries technoculturelles, revisitent certains paramètres, dans de nouveaux contextes.

Série technoculturelle occulte

Eternime m’apparaît entretenir une certaine filiation avec les machines occultes et spirites. S’il n’est pas une technique spirite à proprement parler, ce dernier semble en effet resémiotiser certains paramètres reliés aux formes de médiation par le biais desquelles on « parle aux morts » et l’on virtualise les défunts sous des formats analogiques, comme le font par exemple la photographie ou le cinéma spirites (voir Gleizes et Reynaud, 2017; Chéroux et al., 2004).

Eternime renoue en fait avec les origines premières des médias d’enregistrement mécanisés devenus électriques. En effet, selon certains archéologues des médias à l’exemple de Friedrich Kittler (2018), l’apparition du phonographe et du cinématographe serait intimement liée à une recherche effrénée de moyens permettant de communiquer avec les morts. Comme le suggèrent par ailleurs Philippe Baudouin et Mireille Berton : « À défaut de parvenir à créer un outil permettant de communiquer avec l’au-delà – un rêve longtemps caressé par Thomas A. Edison – on inventa le phonographe et le cinématographe » (2015, p. 68). Le phonographe et le cinématographe étaient conçus à l’origine comme des machines à fantômes, comme des machines d’immortalité ou encore comme une extension du royaume des morts : « S’ils appartiennent à la série culturelle des outils scientifiques assignés à répertorier l’audible et le visible, le phonographe et le cinématographe s’enracinent également dans une longue tradition de “machines occultes” qui cristallisent l’obsession de l’humain pour la spectralité », écrivent encore Baudouin et Berton (2015, p. 68).

Plus avant, Eternime remédie d’une certaine façon le média occulte rêvé par Edison, technique qui a finalement donné lieu au phonographe. Initialement, Edison imaginait ce que Baudouin (2015) nomme le « nécrophone » (alliage de la mort et de la voix), soit un « appareil qui permettrait aux esprits de communiquer avec les vivants » (Baudouin et Berton, 2015, p. 72). Selon ces auteurs, Edison n’a jamais réellement cru dans les capacités de médiums spirites de parler ou d’entrer en relation directe avec les morts. Il s’est alors affairé à créer une technique qui permettrait aux morts de parler d’eux-mêmes aux vivants d’une manière plus « scientifique ». En inventant le phonographe, Edison pouvait enregistrer la voix des mourants de manière à ce que ces voix puissent être réentendues. Capturée dans les sillons de l’appareil, la voix des morts vient « hanter la machine ». Le phonographe est alors perçu en premier lieu comme une machine à fabriquer des morts-vivants. « Dès l’origine, l’histoire de la reproduction technique de la voix semble donc être intimement liée au deuil » (Baudouin et Berton, 2015, p. 85).

Il est ici possible de faire quelques parallèles avec Eternime, notamment sur cette question de la voix des futurs défunts. Le projet d’Ursache resémiotise d’une certaine manière le paramètre de l’enregistrement de la voix des morts. Il le fait cependant avec une différence marquée : la voix enregistrée par le phonographe est indiciaire, au sens peircien du terme, c’est-à-dire en rapport logique de contiguïté physique (Peirce, 1978), tandis que la voix des défunts virtuels, prévue par un projet comme Eternime, est en grande partie symbolique, c’est-à-dire fondée sur une pure logique arbitraire. Eternime, en collectant les données numériques et les traces issues des médias socionumériques en vue de reconstituer une personne et la faire parler, mobilise plus particulièrement des « hypersymboles » (Crémier, Bonenfant et Lafrance St-Martin, 2019), c’est-à-dire des symboles (conventions et normes sociales) naturalisés. Les hypersymboles forment des signes que masque précisément leur logique conventionnelle. Or, il ne faudrait pas confondre les traces indiciaires avec le type de traces numériques en question : comme nous le rappelle le philosophe Tyler Reigeluth (2015), « […] une trace algorithmique n’est pas quelque chose qu’on “laisse derrière nous” ou que l’on abandonne, il s’agit au contraire d’une construction sociotechnique, d’un processus interprétatif et d’une mise en relation d’éléments disparates dans un milieu déterminé ». En somme, si le nécrophone dotait la voix et le corps des futurs défunts d’une dimension électrique, comme le suggère Baudouin (2015), Eternime dote la voix des futurs défunts d’une dimension électrique et algorithmique (hypersymbolique), dans un contexte économique et social bien différent de celui d’Edison.

Edison imaginait aussi que les âmes et la mémoire des individus étaient composées d’un ensemble d’« unités de vie » (Baudouin, 2015, p. 51 et sq.) que le nécrophone avait la capacité de capter avant qu’elles ne se dispersent au moment de la mort. Il y a un siècle, Edison écrivait :

Après la mort, si les unités de vie qui composent la mémoire subsistent, il n’est pas impossible de dire que ces « essaims » de mémoire peuvent garder les pouvoirs qu’ils possédaient et retenir après la dissolution du corps ce que nous convenons de dénommer la personnalité.

Si ma théorie est juste, la mémoire de l’individu devrait agir après la mort comme pendant la vie. J’espère donc, qu’en arrivant à posséder l’instrument idéal que cette personnalité pourrait employer, nous, habitants de ce monde, pourrions recevoir d’elle des messages provenant des demeures ou des milieux nouveaux dans lesquels elle se trouve.

2015 [1921], p. 164

Ces unités de vie édisoniennes trouvent leur pendant algorithmique avec les « unités de bits » qui visent à reconstituer la mémoire et la personnalité des individus.

D’autres pistes pourraient être encore explorées, en particulier en examinant les études médiarchéalogiques dans le domaine artistique. On peut penser, par exemple, au travail de Jeff Guess et de Gwenola Wagon intitulé Haunted by Algorithms (2017). Reprenant à leur compte les recherches de Jeffrey Sconce (2000) sur les médias hantés (haunted media), ils formulent l’hypothèse que la croyance envers les phénomènes occultes et spirites s’effrite à mesure que la croyance selon laquelle les machines peuvent être « intelligentes » prend de l’ampleur, la dernière venant remplacer la première ou, plutôt, la prolonger sous d’autres formes.

Série technoculturelle de la mémoire totale

On peut enfin concevoir le projet d’Eternime comme un technomédia qui à la fois rejoue le topos que j’ai nommé « mémoire totale » (Caccamo, 2017) et s’inscrit au sein de la série technoculturelle du même nom. Par topos, je reprends ici l’acception offerte par Erkki Huhtamo. Ce dernier propose une définition particulière de l’archéologie des médias : il s’agit pour lui de l’étude des topoï dans le temps, appliqués aux formes médiatiques. Pour le chercheur, qui s’inspire d’Ernst Robert Curtius et d’Abby Warburg, un topos en étude médiatique :

[…] désigne un élément culturel récurrent voyageant dans et à travers les traditions culturelles sur des centaines voire des milliers d’années […] Les topoï peuvent être comparés à des vases vides ou à des moules qui se trouvent remplis par de nouveaux contenus selon les contextes culturels changeant au sein desquels ils réapparaissent. Ils représentent des continuités, mais peuvent aussi marquer des ruptures et des transitions. Les interprétations et les significations des topoï se modifient au cours de leurs migrations.

Huhtamo, 2019, p. 124-125

Eternime convoque ainsi l’idée d’une mémoire personnelle à visée totalisante : cette expression oxymorique désigne un topos qui parcourt l’histoire occidentale depuis l’Antiquité grecque (Caccamo, 2017), et qui est rejoué différemment par les époques, notamment sous des formes technicisées (de là, la série technoculturelle identifiée). L’idée renvoie à une quête d’absolu, à un désir de parvenir à une mémoire parfaite, non oublieuse, à une totalité transparente de la mémoire – autant de caractéristiques qui jurent avec le dynamisme, la sélectivité et l’écologie de la mémoire (Neisser, 1997). Le vocable « mémoire totale » désigne en somme le rêve contradictoire d’une mémoire « parfaite » qui prétend tout enregistrer, mais qui est particulièrement dépouillée des caractéristiques fondamentales de la mémoire organique.

Dès la fin du 20e siècle, dans un contexte où l’idéologie transhumaniste prend de l’ampleur, ce topos trouve une concrétisation imaginaire particulière, notamment dans la science-fiction et les discours futurologistes : la prouesse de pouvoir copier en totalité la mémoire d’un individu serait la condition d’accès à une immortalité machinique (Caccamo, 2017). La mémoire – et non l’esprit ou l’âme, comme certaines études sur la science-fiction les mettent de l’avant – tient une place particulière puisqu’elle constituerait la clé de l’encodage de l’individu humain, ou plutôt de sa personnalité, dans la machine. Selon cette idéologie, il faut copier la totalité de la mémoire d’une personne dans le but de pouvoir la simuler, voire de l’émuler.

Eternime ne prétend évidemment pas pouvoir copier stricto sensu les pensées et les souvenirs biologiques des individus comme l’ambitionnent certains transhumanistes. Ursache écrit par exemple : « Si vous voulez téléverser vos pensées, votre personnalité et (peut-être dans le futur) votre conscience, il n’existe pas encore de câble pour ça. Vous devrez le faire un peu chaque jour, pour le restant de votre vie. Dix minutes chaque jour finiront par constituer des milliers d’heures qui racontent votre histoire. Bribe par bribe[27] » (traduction libre). Néanmoins, du point de vue des signes et des paramètres médiatiques qu’il mobilise, Eternime s’inscrit dans une trajectoire imaginaire particulière – non déterministe et fataliste, je le précise – au sein de la série technoculturelle de la « mémoire totale » : celle menant de l’hyperdiarisation à la cyberconversion. Pour rappel, l’hyperdiarisation renvoie à cette obsession cybernétique (cybernétique de premier ordre), hypermoderne, néolibérale et hyperindividualiste d’un auto-archivage immédiat des activités du quotidien des individus, à une accumulation illimitée de données personnelles numériques. Quant à ce que j’appelle la cyberconversion (aussi appelée mind uploading ou téléversement de l’esprit dans une machine), elle correspond au rêve de certains transhumanistes de convertir l’humain et les personnes sous un format numérique. Si l’humain s’avère être une entité entièrement modélisable sous la forme de données et de calculs informatiques, il serait alors possible de créer des fantômes dans une machine ou de créer des répliques immortelles conscientes d’elles-mêmes. Bien que la technologie ne soit pas fonctionnelle, Eternime peut être considérée comme une étape ou un moment dans cette trajectoire imaginaire.

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L’objet technologique que constitue Eternime, de ses débuts à son déclin, présente un intérêt certain, non pas pour la technique réelle telle qu’elle fonctionne en laboratoire, mais pour ce qu’il convoque en termes d’imaginaire technique, de discours et d’images dans le cadre plus large de l’histoire des médias. Dans cet article, je tente de rendre compte de ce projet, que je juge paradigmatique d’un état de l’industrie du numérique, en identifiant des pistes concernant les thèmes discursifs qu’il mobilise, sa position au sein du système technologique et quelques-unes de ses filiations techniques. En regard des discours et des thèmes rhétoriques qui lui confèrent une existence, Eternime s’inscrit dans au moins deux grandes séries technoculturelles – occultisme et mémoire totale – et les resémiotise d’une certaine façon au prisme du contexte économique de l’exploitation numérique des données personnelles. En tant que média potentiellement utilisable par les individus, Eternime traduit aussi une perspective particulière sur la mémoire, la subjectivité, la transmission et la mort, à commencer par le fait qu’une entreprise privée se fasse le guide ubiquitaire de nos productions mnésiques et figure comme lieu de mémoire individualisé. Eternime exprime la convergence de différents domaines technomédiatiques relativement émergents au sein desquels les souvenirs et la mort sont intégrés et conformés dans/par les circuits marchands – hyperdiarisation, D.A.I., réseaux socionumériques, employabilité numérique après la mort. Ces domaines ne sont pas forcément mis en correspondance par les chercheurs, alors qu’ils m’apparaissent fortement reliés. Eternime tisse enfin un lien direct entre l’hyperdiarisation et la cyberconversion, cette trajectoire technique qui n’existe que dans les mondes inventés de la science-fiction.