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Ce numéro de Frontières interroge la façon dont le numérique fait émerger de nouveaux enjeux dans le domaine de la mort et redéfinit les frontières entre présence et absence, oubli et éternité, sphère publique et privée, puis liberté et normativité (Walter, 2015). Les technologies numériques et leurs usages contribuent en effet à renouveler les temporalités dans la façon d’annoncer la mort, de la marquer, d’effectuer le travail de deuil, d’exprimer des émotions, d’échanger avec des défunts et des défuntes, de les célébrer et de continuer à les faire vivre en leur assignant une existence socionumérique dans une durée. Au-delà, le numérique brouille les frontières du vivant en perpétuant l’idée d’une existence socionumérique éternelle transcendant la mort biologique. Les notifications envoyées par un réseau, par exemple Facebook, au travers de ses algorithmes qui ignorent la mort du titulaire d’un compte ou les publications (posts) « intempestives » de la part d’« amis Facebook » qui insinuent la mort ou l’annoncent, troublent les cadres spatio-temporels qui, traditionnellement, scandaient le processus de deuil (Bourdeloie, 2018). L’emprise du numérique renouvelle aussi la question du sens de la mort, en particulier sur le Web avec la survivance numérique face à la mort physique (Cavallari, 2013), tout comme celle des ritualités funéraires (Quinche, 2017; Dilmaç, 2016; Kaleem, 2012) qui changent dans leurs modalités en proposant de nouvelles expressions (mémoriaux numériques, portraits nécrologiques, façons de « dire » la mort) (Florea, 2018). Plus encore, cette emprise ébranle le rapport au souvenir, à l’héritage, au patrimoine, au processus de deuil ou à l’organisation des obsèques (Bourdeloie et al., 2016).

Dans ces mondes numériques, des profils d’internautes morts sont abandonnés par leurs « propriétaires » (Cavallari, 2013), des cimetières virtuels prolifèrent (Gamba, 2016; Bourdeloie, 2015), la quête d’immortalité est fantasmée (Gamba, 2016, 2007). Des réseaux sociaux sont investis pour rendre hommage et communiquer avec des défunts et des défuntes (Brubaker, Hayes et Dourish, 2012), des sites font office de faire-part (Pène, 2011), des cérémonies funéraires sont retransmises (Pitsillides, Katsikides et Conreen, 2009) via des sites Web de partage de fichiers. De fausses rumeurs de décès s’amplifient, des morts symboliques et sociales (cyber-harcèlement et cyber-humiliation) se font jour (Dilmaç, 2014), des informations liées au suicide sont recherchées (Neyrand, 2018) et des contenus d’exécution de plans d’attaque meurtriers (attentats, tueries de masse, etc.) s’organisent, circulent et laissent des traces qui peuvent inspirer des actes de criminalité.

Les questions qui sont soulevées par ces stratégies médiatiques sont ainsi d’ordre anthropologique, psychologique, social ou éthique. Quelle est la signification du mourir sur le Web (Cavallari, 2013)? Comment investir des espaces numériques où les traces de personnes disparues persistent tandis que des proches endeuillés voudraient les voir disparaître à jamais? Les objets connectés interrogent les formes et le fonctionnement qu’un portrait numérique du défunt ou de la défunte pourrait avoir : fragmentaire, public, ouvert? Les sites Web mémoriels et mausolées virtuels favorisent-ils l’apprivoisement de la perte par l’entremise d’une reconnaissance sociale à travers un partage d’informations dans des lieux numériques ou, au contraire, agissent-ils comme des espaces de « répétition traumatique » (Missonnier, 2015)? Comment les pratiques numériques relatives à la mort, à la mémoire et au deuil reconfigurent-elles les « cadres informationnels et énonciatifs » enchevêtrés aux technologies numériques (Pène, 2011)? Dans quelle mesure ces pratiques participent-elles d’un « processus de désinstitutionnalisation du deuil collectif » (Wrona, 2011)?

Si le sujet de la « mort » sous l’angle du numérique est encore relativement peu abordé dans le monde francophone – contrairement au monde anglo-saxon où les études sur la mort font l’objet d’un champ consolidé sous la terminologie des Death Studies –, il suscite une attention de plus en plus accrue des sciences sociales (sciences de la communication et de l’information, de l’anthropologie, de la sociologie, des sciences du langage, de la philosophie et du droit). Les années 2010 semblent assurément marquer un tournant dans la réflexion sur la mort à l’ère du numérique et du transhumanisme. De plus en plus de numéros thématiques francophones paraissent. En 2011, la revue Questions de communication proposa un double dossier intitulé « Annoncer la mort » (no 19) et « Évoquer la mort » (no 20). Ces numéros portent un regard pluridisciplinaire sur les représentations contemporaines de la mort et des morts dans les médias d’information, et en dégagent certains enjeux en lien avec les plans discursifs et sémiotiques. En 2018, la revue Réseaux publia un dossier intitulé « Garder les morts vivants ». À rebours de recherches socio-anthropologiques sur le deuil et la perte, ce numéro se proposait « de penser les pratiques médiatiques, numériques et juridiques qui, tout en actant des décès de personnes, les gardent en vie, en produisant, actualisant, déplaçant en permanence leur image et leur lien avec le monde des vivants » (Julliard et Quemener, 2018, p. 11). Afin de rendre compte de la place centrale des vivants et des vivantes dans la fabrique des morts, une approche par les enjeux de sémiotisation, d’écriture et de représentation y était privilégiée. Le numéro 45 de Semen (2018), revue de sémio-linguistique des textes et des discours, fut quant à lui l’occasion de réunir des articles sous la thématique du « deuil en ligne et des discours funéraires à l’ère du numérique ». Il portait sur les « formes de ces discours digitalisés sur la mort et les morts, leurs fonctions, leur place dans l’espace discursif du deuil, ainsi que leur éventuelle influence sur les discours de deuil traditionnels » (Wrona et Florea, 2018).

Ainsi la mort à l’aune du numérique et du transhumanisme, où certaines interactions se caractérisent par une forme d’hyperorientation du moi vers autrui, interroge-t-elle tout autant nos mises en scène de soi en lien avec la mort que nos modes d’expression, de communication, de recherche/production de l’information au travers de médias numériques. La question de la mort et du deuil à l’heure des techniques numériques de captation automatique des traces de transactions entre les humains et les machines informationnelles recouvre des problématiques liées à la survivance numérique face à la mort physique (Cavallari, 2013), au « fantasme de perdurance des soi » (Des Aulniers, 2016, p. 173), au faire mémoire (Carroll et Landry, 2010) ou à « l’activation, l’expansion et la diversification de la mémoire » (Gamba, 2007, p. 118). C’est dans la continuité de ces travaux scientifiques que ce numéro de Frontières entend examiner les diverses manières dont la question de la mort à l’aune du numérique et du transhumanisme a pu être interrogée d’un point de vue des sciences sociales.

Les thématiques de ce numéro

Ce numéro explore quatre thématiques liées aux technologies numériques et à la mort.

Du renouveau des rites funéraires à l’ère du numérique

Une première thématique soulevée dans ce numéro concerne le renouvellement des rites funéraires à l’aune du numérique et les liaisons sui generis entre les proches défunts, les morts et les mortes. Force est de reconnaître une perte de l’attachement aux valeurs et rituels traditionnels (disparition du faste funéraire, des longs cortèges, du port du deuil, etc.) et une montée du rôle de l’immatériel dans les pratiques funéraires (Siounandan, 2014). Pour autant, le processus de ritualisation persiste car ces actes donnent « du sens à la séparation d’avec l’être cher, en codifiant le temps et en ouvrant sur l’au-delà » (Hardy, 2011, p. 63) et ils réduisent l’ambiguïté inhérente à la situation du deuil (Clavandier, 2009). Toutefois, dans une société marquée par la sécularisation et la marchandisation des pratiques sociales (Dziedziczak, 2016; Thomas, 1975), plusieurs facteurs concourent à accroître la dimension immatérielle des pratiques funéraires : baisse de la pratique religieuse, individualisation de la société, évolutions techniques et spatiales, morcellement familial (Berger, 2007) et entrée en scène de nouveaux acteurs dans le domaine du funéraire (Hardy, 2011; Pène, 2011). C’est à partir de ces évolutions que des pratiques funéraires en ligne ont pu émerger.

Les propriétés du numérique affectent les spatialités, les temporalités et les rapports aux traces des défunts et des défuntes, invariants anthropologiques dans le domaine mortuaire. Les traces peuvent être partout. Les morts et les mortes, multi-localisés dans ce post-Internet World, quelle que soit la temporalité (Graham, Gibbs et Aceti, 2013), sont partout avec soi dès que l’individu est connecté. C’est ce que rappelle Martin Julier-Costes au sujet de pratiques adolescentes funéraires en ligne : « Comme les veuves qui traditionnellement portaient symboliquement le mort sur elles par des bijoux et des habits, les adolescents d’aujourd’hui se baladent avec des traces de leur ami défunt dans leur smartphone » (2015, p. 36). Les traces échappent aussi désormais à leur temporalité traditionnelle (visites des sépultures à l’occasion de la Toussaint, le 1er novembre, ou de la journée de commémoration des défunts, le 2 novembre, etc.). Ainsi, si plusieurs travaux montrent que les comptes sociaux des personnes disparues sont particulièrement « actifs » à l’occasion d’événements commémorant la naissance ou le décès, la distribution de messages s’atténuant d’ailleurs avec le temps (Brubaker et Hayes, 2011), une enquête récente (Bourdeloie et Brun, 2018) montre que 46,3 % des récipiendaires déclarent se connecter sur des pages d’hommages ou sites Web commémoratifs sans qu’il y ait de « moment particulier » (terme de l’enquête), contre 21,4 % pour l’anniversaire de la mort d’un défunt ou d’une défunte. Tout laisse ainsi à penser que le numérique concourt à développer des rites échappant à une assignation temporelle (Bourdeloie, 2015).

Re-liaisons entre les personnes survivantes, les morts et les mortes

Déplaçant les lieux d’hommages et de recueillement (Clavandier, 2009), le numérique contribue à maintenir les morts et les mortes au sein de la quotidienneté sociale (Wrona, 2011; Urbain, 1989), à mettre en activité les vivants en donnant la parole aux morts (Despret, 2015) et à créer de nouvelles liaisons. Car bien que les défunts et les défuntes ne parlent pas, les dispositifs numériques et algorithmiques les font agir, comme l’illustrent les situations où Facebook cherche à interagir avec les personnes survivantes par le biais de notifications (rappels d’anniversaire, suggestions d’insertion de photographies, etc.) transmises sur la base de comptes actifs, lorsque la mort n’est pas signalée à la plateforme. Ainsi le numérique reconfigure-t-il le rapport entre personnes vivantes et mortes et entre proches endeuillés, et favorise la communication (Walter et al., 2012; Brubaker et Hayes, 2011; Odom et al., 2010). Ces dispositifs bousculent ces relations dans la mesure où les propriétés du numérique quant à la mobilité et la convergence (téléphonie, photographie, vidéo, ordinateur, etc.) offrent de nouvelles potentialités et ouvrent de nouvelles interrogations en matière d’eschatologie. Leurs spécificités peuvent favoriser la communication avec Dieu (Douyère, 2011) et les esprits (Georges, 2013) ou simplement la poursuite de pratiques religieuses (Pew Research Center, 2014). Ces spécificités numériques encouragent de nouvelles formes d’interactions « avec ses propres morts, et aussi avec les autres vivants à l’égard des morts » (Gamba, 2007, p. 109) lors d’expériences de deuil médiatisées (Lachance et Julier-Costes, 2017). En mobilisant d’autres registres (ludique, mémoriel, affectif, symbolique, etc.), elles renouvellent les rituels (Gamba, 2007) qui, se plaçant à la fois sous le signe de l’intimité et du partage (Bourdeloie et Julier-Costes, 2016), s’exposent dans des espaces numériques semi-partagés, en clair-obscur (Cardon, 2008). Entre proches endeuillés, des liens se tissent, se défont et se refont dans des espaces numériques dédiés à la mémoire et au souvenir (Papi, 2017).

Mort mise en scène et données massives : troubles des frontières entre le réel et le virtuel

Les technologies numériques peuvent être mobilisées pour planifier sa propre mort (suicide) ou celle d’autres individus (tuerie de masse, assassinat), la mettre en scène, passer à l’acte. Via les réseaux sociaux en ligne, le numérique permet de nouvelles modalités collectives et singulières du mourir-ensemble où se donnent à voir la mise en scène et le partage de sa mort. Selon les contextes, ces pratiques mobilisent différents registres de justification morale qui méritent des approches comparées. Ainsi en 2004, au Japon, sept jeunes se sont rencontrés via Internet pour se tuer ensemble, et en France, en 2016, une jeune adulte s’est suicidée en direct via l’application Periscope. Le site Web WatchPeopleDie[1], récemment fermé, reposait quant à lui sur le partage et la mise en ligne de vidéos d’exécutions, d’accidents (domestiques, de la route, etc.) et de faits divers axés sur la mort. C’est aussi pour préparer des tueries de masse que le Web est utilisé et que des internautes se documentent et effectuent leurs démarches par des manifestes écrits ou vidéo, lettres, blogues ou journaux intimes, etc., quand ils ou elles ne postent pas une vidéo de leur passage à l’acte sur les réseaux socionumériques. Ainsi en va-t-il d’un tueur australien qui, le 15 mars 2019, diffusa en direct sur Facebook, pendant 17 minutes, son assassinat de 51 personnes dans deux mosquées de Christchurch en Nouvelle-Zélande. Permises par les technologies numériques, ces nouvelles pratiques invitent à s’interroger sur la manière dont se créent et se transforment les contenus en ligne et leurs significations.

Des enjeux transhumanistes : vivre en ligne et tuer la mort biologique

Le numérique interroge le statut, l’identité et le devenir des morts et des mortes. Il questionne ainsi le rapport à la mort biologique et la continuité d’une vie en ligne coproduite par les endeuillés et les endeuillées qui contribuent à façonner l’identité post mortem des défunts et des défuntes (Georges et Julliard, 2014; Bourdeloie et Julier-Costes, 2016). Le numérique pose aussi à nouveau frais la question de l’héritage des données (post mortem), et en particulier de leurs usages par des personnes endeuillées. De la même façon, ses caractéristique techniques, qui permettent de produire des données ante mortem à dessein pour les transmettre à des proches après sa mort, suscitent des questions sur leurs usages. Il en va ainsi des coffres-forts numériques qui, créés pour gérer les données dispersées dans le Web profond après le décès de leurs propriétaires, offrent la possibilité aux vivants et aux vivantes d’assumer, avant leur mort, leur propre commémoration et leur désir d’immortalité (Gamba, 2016). En ligne, les personnes décédées demeurent quant à elles des individus sociaux qui continuent à se manifester grâce à une identité socionumérique mouvante (Georges et Julliard, 2014; Pène, 2011; Walter et al., 2012), dont l’une des caractéristiques est la « sur-visibilité » qui leur confère une sorte d’immortalité virtuelle (Dilmaç, 2016; Gamba, 2016). Dès lors, les existences numériques persistantes soulèvent des questions juridiques et éthiques complexes qu’il faut considérer à l’aune de politiques de gestion des données des entreprises du Web et des cadres législatifs nationaux :

Quels sont les moyens dont disposent les proches des défunts pour gérer leurs données post-mortem? Comment les internautes peuvent-ils manifester leurs volontés concernant le devenir de leurs données? […] Comment concilier les aspirations de chacun de son vivant avec celles des héritiers, dès lors que des instructions n’ont pas été explicitement formulées s’agissant d’un désir de mortalité ou d’immortalité dans les mondes numériques?

Bourdeloie et Chevret-Castellani, 2019, p. 68

Le 4 février 2019, une émission intitulée « Se libérer de la mort, objectif ultime du transhumanisme » diffusée sur Radio-Canada s’enquérait de ce sujet avec le sociologue Nicolas Le Dévédec. Dans la lignée des réflexions sur cette quête de dépassement de la mort qui répondent à un projet transhumaniste, ce numéro se propose, dans une perspective critique, d’identifier les façons dont la technologie produit un rapport nouveau à la mort.

Les articles de ce numéro[2]

L’idée que le numérique recompose le rapport à la mort est présente dans tous les articles de ce numéro : normes entourant la mort, rapport aux hommages funéraires, rituels, brouillage des frontières entre mort physique ou biologique et mort virtuelle, dissémination et transformation des traces des défunts et des défuntes à l’ère numérique.

Dans leur article intitulé « Les supports numériques comme amplificateur des normes dans le processus de reconnaissance des décès périnataux », Gaëlle Clavandier et Philippe Charrier s’intéressent à la place que prend le numérique lors de décès périnataux. S’appuyant sur des recherches qualitatives conduites en France et qui portent respectivement sur le devenir des corps des enfants sans vie et sur les dispositifs mis en oeuvre par les acteurs institutionnels et professionnels, ainsi que sur les processus d’identification et de reconnaissance éventuels des enfants sans vie, cet article montre que le numérique contribue à déplacer, voire à renforcer, les normes sociales entourant la mise au monde. De par leur dimension communautaire, les dispositifs numériques jouent ici un rôle central pour ceux et celles qui veulent échanger sur l’expérience d’un décès périnatal et trouver un soutien. Les récits recueillis, majoritairement féminins, donnent aussi « corps à l’enfant » dont la destinée funéraire est « précaire », laissant des traces qui marquent la perte et permettent d’atténuer la douleur. S’exposer en ligne rend l’expérience tangible, le numérique étant « tout à la fois support, passeur, facilitateur, mais aussi témoin et gardien d’une mémoire ». L’expérience est ainsi matérialisée par les personnes endeuillées qui, par leurs récits, font perdurer la relation. Du côté des institutions (comme les mairies ou les cimetières), le numérique est non pas mobilisé pour le travail de deuil, mais pour dématérialiser des démarches administratives et proposer des modalités alternatives de recueillement. Il peut aussi s’agir de perpétuer des traces mémorielles quand une concession ou une sépulture en terrain commun ont une durée de vie limitée. Ainsi, le numérique contribue à re-matérialiser l’événement, notamment par l’enjeu que représente la trace, et participe par là même à un « système normatif ». La matérialité est renforcée par le numérique, qui contribue lui-même à consolider les normes existantes en lien avec la promotion du deuil périnatal.

Cette réflexion se poursuit avec l’article d’Hélène Bourdeloie et de Victoria Brun qui aborde la question de la matérialisation à travers l’expression des hommages funéraires en ligne. D’après une enquête quali-quantitative et l’étude d’une plateforme mémorielle, elles montrent que les rapports au deuil et aux affects qui circulent en ligne, co-construits par les plateformes numériques (en l’occurrence par la plateforme ici étudiée, Paradis Banc / Dans nos coeurs), sont significativement marqués par le genre et la classe sociale. Dans la façon de porter le deuil, d’exprimer ses émotions, de rendre hommage aux défunts et aux défuntes ou de rédiger les hommages, les rôles de genre se reconduisent en ligne. C’est en particulier lors de la perte d’un enfant que se distinguent clairement les rôles de genre dans le rapport au processus de deuil, les mères exposant davantage leur chagrin publiquement, comme si leur identité maternelle les contraignait à des normes plus prégnantes (Jégat, 2019). Tout comme le précédent texte, cet article met en exergue la dimension communautaire qui préside à la plateforme mémorielle étudiée, les deuilleuses – terme qu’elles utilisent pour mettre l’accent sur le travail de deuil opéré de façon active plutôt que passive et au féminin puisque la plateforme enregistre une audience essentiellement féminine – contribuant ainsi à asseoir cette dynamique communautaire. Une autre dimension qui ressort de cette recherche concerne l’effet de la classe sociale, l’enquête montrant le lien entre le travail de deuil, les hommages et les usages du numérique. Celui-ci n’est pas ainsi investi de la même manière selon la position occupée dans la hiérarchie sociale et des différences s’observent dans le rapport à l’écriture, le recours aux éléments visuels ou l’emprunt à des registres culturels populaires ou élitistes selon le positionnement social. De cet article, il ressort que les dispositifs numériques contribuent aussi à brouiller les rapports de genre et de classe.

La question de l’hommage est ensuite soulevée dans l’article de Sonia Trépanier qui s’intéresse aux « interactions posthumes » sur Facebook, c’est-à-dire aux interactions produites par le système technique concernant les données de personnes décédées (par exemple, lorsque Facebook ignore qu’une personne est décédée et que ses algorithmes produisent des informations comme si elle était toujours vivante) et les personnes vivantes. D’après une étude de cas sur Facebook, l’autrice se demande si ces nouvelles interactions posthumes participent d’un nouveau rapport à la mort et au deuil. S’appuyant sur la méthode d’analyse par catégories conceptualisantes lui ayant permis d’identifier cinq grandes catégories qui définissent les intentions et dynamiques sous-jacentes à ces publications, elle présente trois de ces catégories (Honorer et témoigner, Promouvoir et sensibiliser à l’héritage et Échanger entre vivants) discutées en lien avec plusieurs considérations sur la mort et le deuil à l’ère de Facebook. Elle montre que cette (nouvelle) place faite aux défunts et aux défuntes dans les mondes numériques leur assigne une sorte de posture éternelle et affecte les relations entre personnes vivantes et décédées. Analysant 69 profils Facebook d’internautes décédés, elle établit des catégories de conceptualisation lui permettant de discuter de « l’effet potentiel des interactions sur le rapport à la mort et au deuil ». Ses analyses rejoignent les précédents articles puisqu’elle observe l’effet communautaire qu’engendrent ces interactions posthumes. Son travail abonde par ailleurs dans le sens d’autres travaux qui attestent du rôle du numérique comme moyen de socialisation parallèle (et informel) dans la façon de rendre hommage.

La question du brouillage des frontières que pose le virtuel dans le rapport à la mort ou la finitude se poursuit avec l’article d’Emmanuelle Caccamo. Dans « Eternime ou simuler les morts par le biais d’agents conversationnels “intelligents”. Réflexions sémiotiques sur un média imaginaire », elle étudie la question d’Eternime, un projet, parmi d’autres, qui vise à simuler les morts et mortes par le biais d’agents conversationnels « intelligents ». Selon l’argument fondateur du projet Eternime, il s’agit là d’une nouvelle forme technique de médiation de la mémoire permettant d’externaliser et de prolonger la mémoire humaine. La promesse associée à ce projet repose sur le souhait d’immortalité, rêve de tous les temps, à tout le moins ici numérique, et l’espoir de communiquer avec des proches défunts devenus robots conversationnels. Le projet Eternime ayant échoué, l’autrice cherche à le situer dans la sphère technomédiatique du point de vue du sens et des discours mobilisés en problématisant la part d’inédit de ce « technomédia ». Elle considère son objet comme un « ensemble sémiotique (constitué de signes verbaux, visuels, etc.) » empreint de thèmes discursifs et de lieux communs (topoï) « dans un système technologique particulier ». En se fondant sur un corpus composé de discours de presse et promotionnels diffusés sur les réseaux socionumériques, elle interroge Eternime du point de vue des signes et imaginaires qu’il réinvestit, et examine sa place dans un système de signes inscrit dans une sémiosphère plus large. Ainsi, elle montre que si cette technique est présentée comme neutre dans les discours qui l’accompagnent, ses usages (potentiels) dissimulent en réalité des enjeux en matière de protection de données, de surveillance, voire de marchandisation des émotions, ce qui rejoint les travaux d’Eva Illouz (2019) sur les marchandises émotionnelles ou « emodities ».

Si la mort réelle est bien présente dans l’univers numérique, comme nous l’avons vu dans ces articles, on la retrouve également de manière simulée dans de nombreux jeux vidéo. C’est l’objet du travail présenté par Benoiste Salembier et Renaud Hétier dans leur article « Jouer avec la mort. Quand le game over appelle le try again ». Objet d’étude qui gagne en popularité, le jeu vidéo est ici étudié sous l’angle des théories psychanalytiques, notamment des travaux de Donald Winnicott pour qui le jeu peut être considéré dans la perspective de sa valeur thérapeutique et existentielle, ayant « la capacité de contenir l’expérience ». Les auteurs font appel au « jeu total » et s’interrogent sur la mise en scène de la mort en s’intéressant principalement à l’activité du joueur ou de la joueuse (tuer des personnages, voir mourir l’avatar, etc.) et à ses manières de maîtriser ses angoisses et ses pulsions. Ils analysent comment sa force d’engagement, à travers sa capacité à synthétiser quatre types de médiation (simulation, socialisation, immersion, narration), joue un rôle d’expérience thérapeutique et de « pare-excitation », en particulier lorsque l’individu est confronté à l’angoisse de la mort. Ils examinent ainsi la façon dont « les scénarios répétés qui confrontent le joueur à la mort de son avatar lui offrent une certaine représentation de sa propre finitude, voire une maîtrise de celle-ci. »

Dans ce champ des études sur la mort en ligne, Isabelle Lemelin présente quant à elle, dans son article « James W. Foley, martyr, ou comment sublimer une mort violente en ligne », une réflexion approfondie sur le cas de l’exécution d’un photojournaliste étatsunien par les djihadistes appartenant à l’organisation de l’État islamique. L’originalité de son propos est d’analyser l’utilisation de la vidéo comme une nouvelle « arme de guerre ». Face à l’impossibilité technologique de faire complètement disparaître ce type de vidéo, celle-ci devient plus importante que le meurtre lui-même ce qui permet d’étudier cette mise à mort sous l’angle de la martyrologie. Ces « morts-spectacles » filmées peuvent être ainsi réinterprétées comme des victoires puisqu’elles offrent aux martyrs une « deuxième vie ». Ce dispositif nourrit le jeu des terroristes qui réussissent ainsi à « entraîner [l’auditoire] à leur suite dans ce monde qu’ils valorisent » puisqu’« à l’instar des caméras, l’opérateur symbolique qu’est le martyre tourne depuis à plein régime, profitant de l’engouement pour les écrans et pour les personnes “survivantes” ».

Enfin, le dernier article de ce dossier, celui de Michaël Bourgatte, ne concerne cette fois plus seulement les humains mais aussi le monde animal en questionnant le rôle que joue le numérique pour dénoncer la mise à mort des animaux. Son article « Montrer la mort animale sur Internet : quand des lanceurs d’alerte utilisent la vidéo pour mobiliser » rappelle les changements dans la perception de l’abattage et/ou la maltraitance des animaux dans les sociétés contemporaines qui passent d’une normalisation du phénomène dans la sphère publique à une rationalisation à des fins industrielles, écartant ainsi la mort des animaux de la vue des consommateurs de viandes. Ses données portent sur l’analyse de vidéos produites par une association militante française (L214) qui dénonce les conditions de vie et de mise à mort des animaux. Diffusées sur les plateformes grand public comme YouTube ou Vimeo, ces vidéos contribuent à la mobilisation citoyenne et deviennent motrices de changement dans les politiques publiques de la condition animalière. Cet article propose une réflexion sur le statut des images et sur l’autonomie permise dans l’utilisation à des fins politiques des technologies par des groupes impliqués dans la dénonciation des conditions de mise à mort des animaux. L’auteur montre le rôle joué par les médias dans l’authentification, la mise en circulation et la visibilité de l’alerte lancée par L214 et analyse ses divers ressorts émotionnels (sentiments d’effroi, de mensonge ou encore de peur).

Avec la publication de ce numéro, la revue Frontières contribue à faire état d’un certain nombre de problématiques liées aux technologies numériques, à explorer les nouvelles configurations qu’elles façonnent dans les manières de représenter, d’expérimenter, de vivre le deuil et la mort, et à exposer les enjeux interdisciplinaires multiples que pose le prisme du numérique dans le champ des études sur la mort.