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L’ouvrage collectif Les pratiques de recherche sur la santé en contexte numérique dirigé par Laurent Morillon prend le parti de présenter des contributions ne s’axant pas simplement sur l’étude des pratiques en e-santé : il demande aux auteurs de ces contributions de s’interroger sur leurs propres pratiques de recherche. Multidisciplinaire (avec l’intervention de chercheurs en SIC, sociologie et psychologie) et multiculturel (quatre nationalités y sont représentées) ce livre s’intègre dans la série « L’information en santé », coordonnée par Céline Paganelli et Viviane Clavier aux éditions ISTE, en l’enrichissant d’un quatrième volume.

Il ne s’agit pas ici de revenir sur l’évolution des attentes des patients dans leur prise en charge, ni d’étudier les changements de relation entre médecin et patient induits par le numérique, mais bien de porter un regard sur « la science en train de se faire » (p. 5). L’exercice, un peu particulier, demandé aux auteurs est celui de revenir sur leurs travaux en adoptant, cette fois-ci, une posture réflexive sur la démarche employée pour produire des connaissances. Disons-le tout de suite, l’objectif annoncé de cette publication est entièrement atteint. Les dix chapitres présentés permettent d’observer une multitude de situations : de la contextualisation nécessaire de la recherche aux questionnements a posteriori sur la méthodologie mise en œuvre, en passant par différentes interrogations sur la posture de chercheurs dans le cadre de recherche-action, la lecture des différents chapitres permet d’ouvrir des pistes de réflexion dans ses propres recherches parfois inimaginées jusqu’alors. 

La diversité des entrées proposées, induite par les différents ancrages ainsi que les divers objets étudiés, permet d’aborder le numérique en santé dans toute sa complexité. C’est plus qu’un dispositif technique utilisé comme support au changement, il devient « le produit d’une rationalité humaine, d’une pensée intelligente, l’expression d’un lien entre les individus » (p. 181). Grâce à ce constat, la prise de recul des chercheurs met en lumière toutes les tensions qui ponctuent le quotidien des scientifiques. 

Les dix chapitres de l’ouvrage se répartissent en trois parties distinctes. Dans la première, « Des changements de contextes et de pratiques infocommunicationnelles », les quatre contributions reviennent sur les évolutions apportées par le numérique dans le domaine de la santé afin de montrer l’importance de la contextualisation des recherches. Une question simple introduit le premier chapitre d’Hélène Romeyer : « Qu’est-ce qu’un chercheur en SIC peut apporter à l’étude de la situation actuelle de la santé en ligne ? » (p. 15). Pour y répondre, l’auteure propose de prendre du recul face à l’objet observé et d’acquérir les connaissances contextuelles nécessaires à toute étude de la santé en ligne. Il ne s’agit alors plus de construire une recherche sur la santé axée sur la numérisation, envisageant celle-ci comme la source d’une « révolution » (p. 30), mais de réfléchir les évolutions comme faisant partie d’une succession logique d’événements. Pour cela, l’auteure insiste sur la nécessité d’une maîtrise des connaissances dans le champ de la santé, évidemment, mais également d’une compréhension de l’économie du numérique, des développements des techniques d’information-communication ou des politiques publiques sur la santé en France, entre autres. Cette réflexion se poursuit et se complète dans le chapitre d’Adrien Defossez qui se focalise, lui, sur la difficulté des malades à restituer les différentes informations glanées en ligne et à se les approprier dans le cadre de leur prise en charge. Il invite, à son tour, à déconstruire l’idée d’une autonomisation de tous les patients, ici souffrant de cancer, mettant en lumière les disparités sociales qui bloquent ce processus. L’accès facile, théoriquement, aux « ressources numériques » lorsque les « ressources sociale  » (p. 34) sont faibles ne se confirme pas en pratique. Les patients capables de discerner les bonnes informations étant ceux qui, justement, font partie des catégories socio-professionnelles les plus aisées, profitant déjà d’un accès privilégié aux ressources sociales à leur disposition. 

Passant de l’autre côté du système de soin, Philippe Marrast propose un retour sur ses recherches portant sur les mutations de l’activité hospitalière. Il se concentre notamment sur l’informatisation des hôpitaux, présentée comme support, plus efficace et plus rentable, à l’activité médicale. C’est par une posture particulière, aux croisements des SIC et des sciences informatiques, que la réflexion s’amorce. La volonté est ici d’analyser comment ce travail de terrain a été construit, et a aussi contribué à le construire en tant que chercheur. Son intérêt pour les « sociomatérialités des environnements de travail » (p. 56) l’a fait se questionner sur la place du papier au sein des services hospitaliers, alors même que le numérique devait remplacer ces pratiques, montrant finalement que l’accessibilité d’une ressource ne garantit pas son usage. Le chapitre se clôt sur une réflexion ouverte sur la construction du chercheur. Il invite les lecteurs à penser que ce dernier se façonne au contact de ses objets d’études, dans un rapport de construction réciproque. La partie se clôture par la réflexion de Silvia Sigales Ruiz, Erik De Soir, Claudia Veronica Marquez Gonzalez et Michèle Caria quant à la nécessité des chercheurs à intervenir dans les actions de vulgarisation des travaux scientifiques afin de « préserver la validité scientifique des savoirs » (p. 75). C’est en s’intéressant aux manuels d’instructions pour accompagner les victimes de catastrophes disponibles en ligne en Amérique du Sud que les auteurs ont observé des incomplétudes, pouvant engendrer de plus grands risques concernant la santé mentale des victimes. L’intervention scientifique imaginée, par l’intermédiaire de recherches-actions par exemple, s’accompagne, selon elles, d’une nécessité de rapprochements pluridisciplinaires afin de bénéficier d’une capitalisation des savoirs et des pratiques. 

La partie suivante apporte un point de vue plus réflexif sur les travaux des différents chercheurs. Les divers chapitres se proposent, tour à tour, de questionner « Une éthique de la recherche ». Des remarques, parfois critiques, sur le travail effectué ponctuent les réflexions des auteurs. Nous noterons notamment les commentaires très pragmatiques du chapitre écrit par Aurélie Pourrez, Elodie Crespel, Stéphane Djahanchahi, Olivier Galibert et Benoît Cordelier. La spécificité de leur projet, portant sur l’observation de communauté de soutien de patients en ligne, oblige, selon eux, une prise de recul amenant à une réflexion sur les enjeux éthiques de la recherche. Ils nous présentent, par exemple, leur prudence quant à la retranscription fidèle de propos recueillis dans des conversations pouvant être considérées comme intimes. Le dévoilement du chercheur-observateur dans ces communautés en ligne et sa responsabilité quant au recueil de consentement avant toute captation sont autant de sujets abordés dans ce chapitre. Les auteurs en concluent qu’il est essentiel dans toute étude mêlant santé et numérique de faire preuve de précaution en s’interrogeant continuellement sur l’éthique scientifique qui permettra de produire une recherche responsable. 

La double identité du scientifique peut également apparaître dans une autre situation : celle d’une commande par une entreprise dans le cadre d’une recherche-action, par exemple. C’est cette expérience particulière que partage Emilie Blanc, celle d’être aussi bien chercheuse ayant un doctorat à préparer, qu’assistante sociale devant intervenir au sein du groupe La Poste. Elle décrit dans ce chapitre les tensions qui ont pu être présentes entre ces deux postures et revient plus en détail sur la méthodologie employée pour réussir à garder le recul nécessaire. Elle insiste notamment sur le besoin de penser les enjeux éthiques d’une recherche-action « en amont […], lors de son déroulement et en aval » (p. 105). Ce chapitre fait parfaitement le lien avec la partie suivante puisqu’il introduit une réflexion sur la méthode mise en œuvre, avant de revenir sur des interrogations plus centrées sur la place particulière de la chercheuse apportant un changement organisationnel concret au sein d’une entreprise. 

L’ouvrage se clôt sur quatre chapitres qui se proposent d’ « Interroger la méthode ». Comme dernier angle de vue pour regarder la science en train de se faire, les contributions de cette partie engagent les lecteurs, autant que les auteurs, à repenser leur « boîte à outils conceptuelle » (p. 9) pour les adapter au mieux à leur objet d’étude. En exposant les travaux effectués au sein de Living-Lab en santé et autonomie, Elizabeth Bougeois et Hélène Germain souhaitaient éprouver l’appropriation de nouvelles technologies d’accompagnement dans l’indépendance des personnes âgées. En revenant sur leur parcours de recherche, elles ont, en réalité, « repens[é] le rapport aux sciences par le rapport à la science » (p. 124). Cette prise de recul a remis en lumière les tensions et les négociations qui ont parsemé cette recherche-action pluridisciplinaire, leur permettant de conclure sur les bienfaits, malgré les difficultés, d’une telle approche. 

Des deux chapitres suivants émane cette même idée qui semble fondamentale pour approfondir tous les aspects d’une recherche en santé numérique. Que ce soit dans le cadre d’une étude voulant comprendre comment penser la prévention des cancers du sein (chapitre 8), ou une recherche plus axée sur la place et le rôle des sources d’informations dans l’hésitation vaccinale (chapitre 9), c’est le croisement d’analyses qualitatives et quantitatives qui a permis aux chercheurs de cerner tous les aspects de leur objet. L’originalité de la méthode de Dorsaf Omrane et Pierre Mignot repose sur une première phase exploratoire quantitative, permettant l’élaboration d’une méthodologie qualitative, le tout complétant leurs observations ethnographiques. C’est une démarche quelque peu différente qui est présentée par Mylène Costes et Audrey Arnoult, ayant d’abord effectué une exploration uniquement qualitative, elles ont rapidement repensé leur méthode pour faire se répondre qualitatif et quantitatif afin d’approfondir et d’analyser au mieux les résultats obtenus. 

Le chapitre clôturant cet ouvrage apporte une réflexion originale, et pragmatique, sur les modalités de la méthodologie de recherche lorsque l’analyse nécessite de retranscrire des entretiens effectués en langue des signes. Sophie Dalle-Nazébi introduit ici les biais importants que peuvent constituer l’interprète ou la caméra, aussi bien en tant qu’intermédiaire qu’en tant que dispositif de recherche en soi. Ne se limitant pas au questionnement des modalités de la recherche en cours, elle offre également une réflexion sur la transmission des savoirs collectés. Faut-il traduire au risque de modifier le sens ? Est-il suffisant de présenter des images d’illustration, ne permettant pas de retranscrire les mouvements et expressions qui ponctuent la langue des enquêtés ? L’auteure vient bousculer les repères des chercheurs qui auront la curiosité de la lire. 

Ce livre original par l’exercice qu’il demande à ses auteurs propose de penser collectivement l’éthique et la réflexivité sur des travaux en santé numérique. Il va sans dire qu’il est accessible à toute chercheur observant les mêmes objets, mais il est également intéressant pour un plus large public curieux de comprendre les enjeux de la réflexivité en sciences sociales, particulièrement en sciences de l’information et de la communication, et désireux de remettre en question ses propres pratiques.