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Cet article aborde le lien entre mobilités et ancrages francophones dans la vallée de l’Okanagan-Similkameen[2] à partir d’une étude ethnographique. Le récent intérêt pour la mobilité dans les sciences sociales a mis fin à une longue tendance à étudier surtout le statique, le fixe, les populations ancrées (Faist, 2013) et à s’inscrire dans une idéologie qui valorise la sédentarité. Dans cette optique, l’enracinement devient donc la pierre d’assise sur laquelle s’édifient les États-nations et les catégories ethnonationales (Heller, 2014). La recherche sur la francophonie canadienne a aussi mis l’accent sur tout ce qui est statique, en mettant à l’écart le phénomène de la mobilité au profit de l’étude de la capacité de reproduire la nation et de préserver ainsi la vitalité des communautés francophones. Avec la baisse du taux de natalité, des tensions discursives émergent autour de la représentation de la mobilité, et ce, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Québec. Plus spécifiquement, la mobilité francophone « sortante » est perçue comme une menace à la communauté, menant à une perte de vitalité, tandis que la mobilité « entrante » est de plus en plus reconnue comme une nécessité pour le maintien du poids démographique de la francophonie ainsi que pour sa capacité institutionnelle, tout en entraînant une redéfinition de la nation/communauté. Une réflexion plus poussée sur le rapport entre la mobilité et l’ancrage se révèle nécessaire, car actuellement celui-ci est trop souvent abordé en tant que mouvements linéaires, de départs/déracinements et d’arrivées/enracinements, qui simplifient la complexité des mouvements passés et actuels de la population francophone.

Cet article s’inspire d’observations et d’entretiens réalisés lors de trois séjours que l’équipe a effectués dans la vallée de l’Okanagan-Similkameen entre 2016 et 2018. Lors de ces séjours, nous avons parcouru la vallée à la rencontre de francophones établis depuis un certain temps[3] ainsi que de jeunes cueilleurs de cerises. Patricia y est également retournée à deux reprises hors saison pour consulter les archives du Centre culturel francophone de l’Okanagan (CCFO). Au total, nous avons mené 59 entretiens, dont 35 avec des francophones établis dans la vallée, certains étant des acteurs et actrices clés de cette francophonie, ainsi que 24 entretiens avec des jeunes mobiles. Ces entretiens enregistrés ont porté sur les trajectoires de mobilité et d’ancrage, le rôle du français, des réseaux sociaux et des médias dans ces trajectoires et sur leur rapport aux lieux de passage et d’ancrage. Pour mieux comprendre les trajectoires dans le temps, nous avons aussi maintenu des contacts avec certains participants avec lesquels nous avons fait des entretiens de suivi[4]. L’article est organisé selon trois catégories sociales de francophones que nous avons pu repérer : les francophones de la vallée impliqués dans le milieu institutionnel et associatif ; les membres du réseau de soutien/liaison des travailleurs saisonniers ; et finalement, les jeunes cueilleurs québécois.

Lors de nos séjours dans la vallée, nous avons eu l’occasion de visiter les institutions, mais aussi de nous familiariser avec le fonctionnement de l’agriculture, le développement du tourisme, le fonctionnement des vergers et les lieux de socialisation des jeunes travailleurs. Les archives du CCFO ainsi que les entretiens menés auprès des « pionniers » francophones de la vallée nous ont permis de mieux saisir l’histoire de la création des institutions francophones dans la région. Finalement, nous avons consulté les sites Internet, qui représentent des sources d’information pour ceux et celles qui se déplacent pour la cueillette des cerises dans la vallée[5] ou qui font la tournée des circuits de cueillette en Europe, en Asie, en Colombie-Britannique, en Nouvelle-Zélande et en Australie[6].

Dans notre article, nous postulons que la mobilité et l’ancrage doivent, d’une part, être abordés sous la même loupe, car ils sont interreliés (Hannam et al., 2006) et que, d’autre part, ils doivent être compris dans le contexte plus large des conditions politiques et économiques qui les entourent et les rendent possibles. Plus spécifiquement, nous approfondissons le sens que revêtent la mobilité et l’ancrage en nous intéressant aux dimensions géographique, identitaire et symbolique de ces deux notions. La mobilité englobe une multiplicité de pratiques géographiques et sociales et de formes possibles de mouvement : déplacements touristiques, migrations, voyages d’affaires, circulation domicile-travail, circulation de loisir (Sheller et al., 2010 ; Urry, 2006). Les trajectoires que nous présenterons mettent en évidence le faible nombre de projets de mobilité pouvant être définis comme des transferts ou des déplacements « permanents ». Nous verrons aussi qu’il est tout à fait possible d’être mobile sans perturber ses ancrages géographiques ou même identitaires et symboliques et que les ancrages peuvent être multiples, partiels et temporaires dans une trajectoire de vie.

La vallée de l’Okanagan-Similkameen : « Go West, young man (and you too, young woman) »

Kelowna, juin 2016. Nous (Patricia et Thierry) venons d’arriver à Kelowna, dans le centre-sud de la Colombie-Britannique. Nous cherchons un endroit pour prendre un café et discuter de nos stratégies avant d’aller à la rencontre de jeunes cueilleurs québécois. Nous descendons la rue Bernard, la rue principale de la ville, nommée en l’honneur du fils d’Éli Lequime, un Français cofondateur de la ville, qui a abandonné la ruée vers l’or pour s’ancrer dans la vallée et faire fortune en vendant des provisions et des services aux prospecteurs qui montaient vers le nord. En passant devant la terrasse d’un café Starbucks, nous entendons des bribes de conversation en français et reconnaissons l’accent québécois de quatre jeunes hommes. Il s’agit d’amis dans la vingtaine qui ont grandi ensemble dans la région des Laurentides au Québec. Voilà notre premier contact établi. Justin, Jérémie, Nicolas et William sont venus dans la vallée afin de gagner un peu d’argent pour payer leur road trip. Ils ont déjà visité les Rocheuses et, avant de rentrer, ils exploreront l’île de Vancouver et la côte du Pacifique.

Patricia n’est pas étonnée de rencontrer des Québécois de la classe moyenne dans le circuit des récoltes. Elle-même a déjà fait du travail agricole avec d’autres Québécois dans les années 1970. Elle faisait partie de cette génération de jeunes inspirés par le roman On the Road de Jack Kerouac et qui avaient une vision romantique du travail agricole. La présence de jeunes de la classe moyenne dans les récoltes et surtout celle de Patricia en tant que jeune femme rendaient les fermiers perplexes, eux qui avaient l’habitude d’embaucher des gars accoutumés au travail manuel, qui « faisaient leurs timbres » de chômage pour survivre à l’hiver au Québec. Vingt ans plus tard, dans les années 1990, ses jeunes frères ont également participé au travail saisonnier dans la vallée de l’Okanagan. Après la saison des cerises et les après-midi passés à jouer de la musique sur les plages du lac Okanagan en compagnie d’autres jeunes pour qui le travail agricole était un « trip d’été », ils passeront quelques étés à planter des arbres dans le nord de la Colombie-Britannique, un travail plus payant, mais aussi plus épuisant, dans des équipes de francophones plus âgés qu’eux, qui gagnent leur vie depuis des années grâce au circuit saisonnier entre le Québec, la Colombie-Britannique et des pays du Sud ou de l’Asie. Ils font partie d’une vague de Québécois qui se déplacent vers la Colombie-Britannique pour occuper des emplois saisonniers. Aux planteurs d’arbres et aux cueilleurs de cerises, il faut ajouter les « ski bums » et les employés saisonniers dans les parcs nationaux, engagés pour leur capacité à parler dans les deux langues officielles[7].

À part quelques rares écrits (Barman, 2014 ; Couture, 2009 ; Wong, 1988 ; Joyal, 2006 ; Watson, 2010), il y a peu de recherches qui nous aident à comprendre la mobilité francophone et la francité dans cette région, une mobilité qui n’est pas du tout nouvelle. Au xixe siècle, cette vallée était un lieu de passage et parfois d’ancrage pour les francophones en raison de la traite des fourrures, de la ruée vers l’or ou encore des missions catholiques. Certains d’entre eux s’y sont installés, ont fondé une famille et ont participé à la colonisation de l’Okanagan (Rivère, 2013 ; Joyal, 2006) et au métissage des peuples autochtones (Barman, 2014). Cette première présence francophone, qui comptait une quarantaine de familles, disparaît au début du xxe siècle à la suite des départs, des décès et de l’assimilation (Hayes, 1999), laissant des traces de leur passage dans la topographie de la vallée. La francophonie okanaguienne émergera à nouveau à partir des années 1960. Elle sera composée de francophones venus surtout des Prairies canadiennes et de Maillardville[8]. Un premier regroupement francophone se cristallisera autour d’une association de femmes catholiques, le Cercle de Sainte-Cécile, qui deviendra le Centre culturel francophone de l’Okanagan, le CCFO. Suivront les services en français de Radio-Canada (1967), l’établissement d’un programme-cadre pour les élèves francophones, puis une école de langue française (1998).

La francophonie dans la vallée de l’Okanagan-Similkameen est géographiquement dispersée et peu nombreuse, sans quartier, paroisse ou village francophone. Comme la majorité des communautés francophones de la Colombie-Britannique, celle qui est installée dans la vallée est récente, et les efforts de « faire communauté/société » en créant des institutions propres aux francophones doivent composer avec des mobilités complexes, diverses et continues. Ce ne sont pas tous les francophones présents dans la vallée qui y participent directement, et ce n’est certainement pas le cas de la majorité des jeunes qui se pointent pour la récolte des cerises. Pour ces jeunes, travailler à la récolte pendant un ou deux étés représente un rite de passage vers l’âge adulte : voir l’Ouest canadien, la vie en plein air hors des contraintes familiales, la découverte du vaste monde. Si ces jeunes sont peu conscients de la présence permanente de francophones dans la vallée, l’inverse n’est pas vrai. Ceux qui se sont établis dans la région savent très bien que chaque été de jeunes Québécois viendront dans la vallée pour travailler aux récoltes. Comme nous le verrons, certains des francophones établis depuis les années 1980 ont eux-mêmes découvert l’Okanagan de cette façon et ont ouvert la voie aux générations suivantes. En fait, cette vague de travailleurs saisonniers permet de maintenir le poids démographique des francophones dans la vallée depuis maintenant quelques décennies.

Ces deux présences francophones se recoupent et des relations se créent entre les francophones qui sont déjà établis dans la région et ceux qui sont de passage. Ainsi, les institutions servent de milieux de travail aux jeunes qui décident de prolonger leur séjour. D’autres trouvent du travail en devenant des agents de liaison entre agriculteurs, municipalités et jeunes Québécois. Dans cette vallée, se croisent l’appropriation du Canada ainsi que du grand monde par des jeunes qui sortent du Québec, souvent pour la première fois sans parents, les besoins de l’industrie de la cerise, et l’incitation du mouvement pour institutionnaliser la francophonie.

Depuis quelques décennies, la production agricole dans la région dépend des jeunes Québécois, plus particulièrement pour la récolte des cerises (Couture, 2009, Lanthier et Wong, 2002)[9]. À partir du mois de juin, quand les premières cerises atteignent leur maturité dans le sud de la vallée, une main-d’oeuvre ponctuelle devient nécessaire, la cueillette dans un petit verger ne durant souvent que quelques jours. Comme ce travail ne demande pas de compétences particulières, il est possible d’embaucher des cueilleurs sans expérience, qui acceptent d’être payés à la pièce et de changer de vergers plusieurs fois durant la saison. Depuis les années 1970 et plus fréquemment depuis la crise économique du début des années 1980, de jeunes Québécois viennent dans la vallée chaque été pour combler ce besoin urgent.[10] La plupart sont des étudiants du cégep et de l’université et n’ont pas d’expérience préalable dans l’industrie (Wong, 1988). Les cueilleurs expérimentés ont leurs propres contacts et retournent sur des fermes qui offrent de meilleures conditions de travail et d’hébergement. Ils sont beaucoup moins visibles, tandis que les jeunes néophytes traînent dans les parcs, sur les plages et dans les rues des petites municipalités du sud de la vallée, où ils sont vus comme des itinérants bruyants par une population de retraités. Cette perception est partagée également par certains propriétaires d’entreprises, qui ciblent les touristes attirés par les plages de la vallée où de grands groupes de jeunes attendent de se faire engager ou se reposent en après-midi quand il fait trop chaud pour la cueillette. L’accueil de ces jeunes cueilleurs est un problème qui perdure depuis des décennies, malgré quelques efforts pour améliorer la situation, et contribue aux relations parfois difficiles avec certaines municipalités qui doivent, pendant quelques semaines, accueillir ces jeunes. Une coalition formée par le Club Rotary, l’Office du tourisme et les associations agricoles a mis sur pied la Loose Bay Campground Society, qui gère un camping sur les terres de la Couronne près d’Oliver. Ce camping a permis de « résoudre le problème » des jeunes qui campaient où ils pouvaient, en les déplaçant dans un lieu où ils sont plus faciles à repérer et à contrôler (Couture, 2009 : 134). Dans les années 1980, les cas de discrimination et d’harcèlement envers ces jeunes étaient plus fréquents, éclatant en quelques événements violents, ce qui a mené à la mise sur pied d’une étude sur la situation parrainée par la Fédération des Franco-Colombiens, aujourd’hui appelée la Fédération des francophones de la Colombie-Britannique (Fédération des Franco-Colombiens, 1983). Dans le but d’améliorer les relations avec les nouveaux venus, Oliver, petite ville du sud de la province, propose depuis quelques années un Picker’s Appreciation Day le 24 juin, au cours duquel la ville offre un pique-nique, accompagné de musique « canadienne-française ». Si peu de résidents s’y présentent, les jeunes, eux, sont au rendez-vous, et la file pour la nourriture est longue. Toutefois, pour faire la fête, les jeunes préfèrent la Saint-Jean organisée de façon informelle à « Shit Lake » sur les terres publiques, avec drapeaux du Québec, tamtams, feux de joie, musique, danse et bière (« La meilleure Saint-Jean de ma vie », dira l’un d’eux). En règle générale, ces jeunes ne sont pas au courant de la FrancoFête organisée par le CCFO à Kelowna pour une population plus « ancrée ». Dans cette vallée, les personnes de passage et celles qui sont établies célèbrent leur francité au même moment, mais avec des représentations très différentes de l’identité francophone (pancanadienne à Kelowna et québécoise à Shit Lake) et dans des réseaux qui semblent, à première vue, peu reliés et certainement situés dans des lieux séparés.

En somme, trois grands traits définissent la francophonie de la vallée de l’Okanagan, de la traite des fourrures à aujourd’hui : elle prend racine dans une vallée qui est depuis longtemps un lieu de passage, de métissage, de brassage multiculturel ; elle est caractérisée par la mobilité de sa population et par la fragilité de ses institutions.

Des mobilités qui deviennent des ancrages

Fin juin 2018. Nous (Patricia et Monica) sommes de nouveau à Kelowna, assises dans un paisible jardin d’un quartier tranquille. Nous participons à un brunch, organisé par l’un de nos contacts, une Québécoise venue avec son copain dans les années 1980, une période économique difficile au Québec. Ils ont pris goût à la vallée et, comme le Québec avait peu à leur offrir, ils sont restés et se sont impliqués dans les projets et les activités francophones du CCFO. En cette belle journée de début d’été, notre hôtesse a réuni un groupe de femmes francophones, surtout dans la cinquantaine, dans le but de resserrer leurs liens. Autour d’un café, les femmes réunies se présentent et racontent brièvement comment elles en sont venues à vivre dans la vallée. Elles sont toutes venues d’ailleurs, ce qui met en évidence le caractère récent de la communauté. Certaines sont venues comme travailleuses saisonnières, sur le pouce, en « minoune » ou en autobus. Elles ont aimé la vallée, son grand lac, le climat et, chez certaines, le sentiment de vivre avec moins de contraintes qu’au Québec. Celles qui ont fondé une famille se sont engagées dans la lutte pour une école de langue française. Plusieurs évoquent leurs enfants devenus adultes, qui ont quitté la vallée pour les grandes villes, souvent dans l’est du pays.

Certaines femmes se sont forgé une vie à l’intérieur du réseau institutionnel francophone, travaillant comme enseignantes, journalistes ou dans des projets culturels et communautaires subventionnés par le gouvernement fédéral. D’autres travaillent plutôt dans des petites entreprises qui offrent des services en français. Le site Web du CCFO possède un répertoire de quelques dizaines d’entreprises où des services en français sont disponibles : boulangerie, restaurants, salon de massage, en passant par des services de traduction et de garde d’enfants en français et la vente de produits, comme le sirop d’érable et le fromage en grains. Dans le groupe qui se tient sous l’abricotier, il y a aussi des femmes qui se disent francophiles, un groupe important dans les activités du CCFO. Elles sentent le besoin de souligner qu’elles ne sont pas de « vraies » francophones, mais qu’elles ont le français à coeur. À la périphérie de la communauté reconnue, elles contribuent à la vitalité des institutions et des activités organisées. Le groupe comprend également quelques femmes venues d’autres pays, attirées par la possibilité de travailler dans l’industrie viticole ou touristique. En effet, lors de nos séjours, nous rencontrerons des Français, qui ne connaissaient pas l’existence de la francophonie canadienne avant de s’installer dans la vallée. Le rêve de l’Ouest canadien les a attirés, et la présence d’une école de langue française a pesé dans leur décision de s’y établir. Ces derniers maintiennent en général des liens familiaux grâce à des voyages réguliers en Europe pour permettre aux enfants de connaître leurs grands-parents et d’améliorer leur français.

Les femmes présentes à cette réunion font partie de la deuxième génération de francophones installés dans la vallée. La première génération, reconnue comme « les pionniers et les pionnières » de la francophonie okanaguienne[11], est arrivée dans les années 1960. Madame Julie Wambeke[12] est une de ces pionnières ; elle a l’habitude de raconter son histoire et prend plaisir à le faire. Encore jeune à 96 ans lors de notre dernière rencontre, elle venait de quitter son travail dans un magasin d’objets usagés pro-vie[13]. Madame Wambeke est un personnage clé dans l’histoire du réseau institutionnel francophone de la vallée, jouant un rôle central à la fois dans la création du Cercle de Sainte-Cécile et sa transformation en centre culturel. Elle a également participé à la lutte pour la radio et la télévision de langue française dans la province.

Sa trajectoire est un bon exemple d’ancrage, à l’instar d’autres francophones qui se sont établis dans la vallée, car elle est elle-même issue d’une histoire familiale et personnelle de mobilités. Elle est née en Saskatchewan en 1921 dans une famille de 17 enfants. Son père, Charles Blais, originaire de Saint-Édouard-de-Lotbinière au Québec, est parti seul pour le Klondike vers 1913. Il aspirait à faire fortune durant le « gold rush ». Il est descendu du train à Edmonton, où il a rencontré quelqu’un qui revenait du Klondike et qui lui a conseillé de ne pas y aller : « Charlie, don’t go, y’a plus d’or[14] ». Il est donc retourné à Saint-Édouard où il a épousé Évelyne Blanchette, de Saint-Évariste. Deux ans plus tard, il était de retour dans l’Ouest, cette fois pour ouvrir une écurie à Battleford en Saskatchewan. Son épouse et leurs deux jeunes enfants l’ont suivi. En 1927, Charles obtient une « terre » à Delmas en Saskatchewan : « It was what we called bald prairie, avec des falaises, jamais cultivée ». Même si une grande partie de la famille a depuis quitté Delmas, cette communauté demeure un point d’attache, et les enfants de Charles et d’Évelyne s’y sont régulièrement donné rendez-vous pour des réunions de famille.

Formée comme enseignante, Julie Blais devient, à l’âge de 17 ans, soeur enseignante dans l’ordre des Soeurs de l’Assomption de la Sainte Vierge, à Edmonton en Alberta. Elle enseigne dans les écoles de langue française, notamment dans les régions francophones de Bonnyville et de St. Paul, et passe six ans à Edmonton où elle obtient un baccalauréat en éducation.

En 1956, Julie déménage au sud de Lethbridge, où elle rencontre son futur mari, un rancher originaire de l’Oregon, de père flamand et de mère polonaise. Julie quitte sa congrégation pour épouser George en 1958. En 1962, ils déménagent à Kelowna afin que George, maintenant à la retraite, puisse cultiver des roses. Julie fréquente une église catholique et anglophone à Kelowna, où elle rencontre d’autres paroissiennes francophones : « Au début, nous ne savions même pas que nous étions là ». Elles fondent le Cercle de Sainte-Cécile et se réunissent pour jouer aux cartes et chanter en français. Le Cercle devient un point de ralliement pour les francophones de la région, réunissant une cinquantaine de familles. Julie fait partie des chefs de file (« on était une petite gang de petites vieilles », dit-elle), militant à la fois pour l’établissement d’un centre culturel ayant son propre bâtiment et, plus généralement, pour les droits des francophones en Colombie-Britannique. Dans les années 1960, elle s’implique dans le groupe de pression qui milite pour l’ouverture d’une station de Radio-Canada. Aujourd’hui, Madame Wambeke demeure active dans des institutions catholiques anglophones – il n’y a pas d’église catholique francophone , et se fait régulièrement interviewer par les médias francophones en tant que « pionnière » de la francophonie dans la vallée, en plus d’être régulièrement célébrée par le CCFO.

Son histoire, qui couvre presque un siècle, témoigne de l’évolution et de l’institutionnalisation des communautés francophones en milieu minoritaire. Le parcours de Julie Wambeke souligne non seulement les transformations des conditions politiques et sociales qui ont marqué sa trajectoire de mobilité, mais aussi le fait que, jusqu’à son déménagement à Kelowna, elle a toujours évolué à l’intérieur d’institutions francophones (et catholiques), dans une communauté francophone éclatée sur le plan géographique. En tant qu’enseignante, sa mobilité a, en fait, contribué à la vitalité de ces communautés et à l’ancrage francophone dans des villages de l’Ouest canadien. Dans la vallée, où aucun regroupement francophone n’existait à son arrivée, elle participera à la création d’un nouvel ancrage francophone, d’abord grâce à ses racines catholiques. Mais le gouvernement fédéral, engagé dans des efforts de cohésion nationale, mettra en place des conditions politiques et économiques pour soutenir la création d’ancrages institutionnels francophones. Madame Wambeke et sa « gang de petites vieilles » sauront en tirer profit. Plus tard, cette première vague a été suivie par une autre vague de francophones qui, mis à part la langue et le désir d’une communauté, avaient peu en commun avec ces premiers « pionniers ». Madame Wambeke dit avoir passé le « bâton » aux plus jeunes dans les années 1980. Ils prendront la relève à leur façon : « Nous étions un groupe dans la vingtaine un peu naïf avec de l’ambition et de l’énergie. On voulait des activités qui nous rejoignaient[15] ».

Pauline, rencontrée dans un petit café de Kelowna, fait partie de cette génération plus jeune. Dans la cinquantaine, elle enseigne en français à Kelowna. Née dans une petite ville pas très loin de Montréal, Pauline nous raconte son coup de foudre pour les Rocheuses lors de son premier voyage dans l’Ouest et parle de sa migration dans la vallée de l’Okanagan à la mi-vingtaine. Elle n’était pas venue pour cueillir des cerises, mais plutôt pour planter des arbres avec son frère aîné, qui se déplaçait depuis quinze ans entre le Pérou, la Thaïlande et la vallée, au gré des saisons. À la différence de son frère, elle ne désirait pas du tout être nomade, mais avait quand même envie de quitter le foyer familial et de découvrir de nouveaux horizons. Elle s’est éloignée de sa famille dans un premier temps en s’inscrivant à l’Université Laval, et c’est pendant son baccalauréat qu’elle a fait son premier voyage dans l’Ouest. Son père, un nationaliste québécois, lui achète son billet d’avion pour qu’elle puisse « voir une fois dans sa vie les Rocheuses ». Il ne s’attendait pas à ce qu’elle tombât amoureuse de l’Ouest ou qu’elle choisît de vivre avec « les Anglais ». Formée en enseignement, elle savait qu’il n’y avait pas de poste disponible au Québec et que les enseignantes francophones étaient recherchées en Colombie-Britannique. Elle a reçu une offre de Kelowna pour remplacer une enseignante dans le programme-cadre en français. En 1989, elle retourne dans l’Ouest avec son copain et commence sa carrière d’enseignante. Le couple prévoit vivre cinq ans à Kelowna et, éventuellement, retourner au Québec. En fait, durant ces cinq premières années, elle ne fera pas une seule visite au Québec. Au bout de quelques années, elle constate qu’elle est bien à Kelowna, qu’elle a sa permanence comme enseignante et que son salaire est plus élevé que ce qu’il serait au Québec.

Pendant les premières années, Pauline vit surtout au sein d’un réseau francophone, au travail et avec des amis. Elle ne se décrit pas comme une francophone ou comme une Franco-Colombienne, mais plutôt comme une Québécoise. Elle nous raconte que la francophonie de Kelowna est composée de gens du Québec, des Prairies et des Provinces maritimes. Selon elle, on y retrouve peu d’Européens et encore moins d’Africains ou de Maghrébins. Avec le temps, elle remarque que la réputation des francophones a évolué, car la communauté est composée davantage de professionnels, alors que, dans le passé, c’étaient surtout « des hippies pouilleux ». Elle nous confie que, comme les autres Québécois et Québécoises, elle a songé à revenir au Québec, mais 28 ans passeront avant qu’elle ne prenne cette décision. Son frère aîné, quant à lui, rentrera après le décès de leur père pour prendre soin de leur mère malade. Célibataire depuis quelque temps, elle décide de tenter un retour au Québec quand son premier amour de jeunesse la retrouve sur Facebook. Quand elle s’installe dans la banlieue montréalaise, le choc est grand : « J’me suis sentie comme un extra-terrestre ; ça faisait trop longtemps que j’étais partie ; ici je parle drôle ; là-bas je parle drôle ». Quand elle parle de la Colombie-Britannique, cela offusque son amoureux, qui perçoit ses commentaires comme une façon de dénigrer le Québec.

Son emploi dans une école privée lui semble difficile, car elle doit encore faire ses preuves même après ses nombreuses années de carrière en enseignement. Au bout d’un an, elle quitte encore une fois le Québec ainsi que son conjoint pour rentrer « chez elle » : « Je le sais c’est où ma maison à c’t’heure. C’est ici ». Si elle ne veut plus vivre au Québec, elle continue tout de même d’affirmer son identité québécoise, tout en qualifiant la communauté de Kelowna de francophone. Elle participe souvent aux activités du CCFO et elle est fière de son implication dans la Fédération des enseignants de la Colombie-Britannique, où elle a contribué à la création d’un comité permanent pour les services en français. Cela lui donne le sentiment d’avoir posé un jalon historique. En fait, Pauline est reconnue dans la communauté francophone de la province, car elle a été une des premières enseignantes dans le programme-cadre. Elle est également reconnue pour son engagement dans le syndicat et les ateliers sur l’enseignement qu’elle a animés.

Son réseau d’amis à Kelowna, toujours très francophone, s’est élargi, et elle a maintenant beaucoup d’amis anglophones. Pauline affirme que le fait de parler français a été un grand avantage dans l’Ouest, car c’est ce qui lui a permis de faire carrière.

La trajectoire de Pauline est un exemple de mobilité liée au travail saisonnier. Elle est venue en Colombie-Britannique pour gagner de l’argent en plantant des arbres. Elle a compris, pendant ce voyage, qu’elle pourrait entreprendre une carrière dans les nouveaux programmes scolaires en français, où il y avait un besoin criant d’enseignantes, et elle s’est construit un ancrage solide dans la communauté francophone locale et provinciale. Elle a participé à l’institutionnalisation de cette francophonie et continue d’y participer activement. Un premier projet de mobilité de courte durée, le temps d’un été, est devenu un projet de cinq ans, puis de presque trente ans. Elle n’a pris conscience que récemment de son ancrage « permanent » dans la vallée, après sa tentative de retour au Québec. Même si elle ne s’est pas sentie à sa place au Québec, son identité québécoise n’a pas changé pour autant. Son ancrage initial s’est maintenu, conservant tout son poids symbolique et identitaire malgré le grand nombre d’années passées ailleurs. Ce récit met en évidence la notion de mobilité comme principe d’organisation d’une vie : Pauline s’est installée dans la vallée de façon temporaire, sans projet d’ancrage permanent. Le déracinement s’est fait très lentement, au fur et à mesure qu’a évolué sa vie affective et professionnelle, tout comme son enracinement. On constate également que sa contribution à l’institutionnalisation de la francophonie rend possible l’ancrage d’autres personnes, arrivées plus récemment.

D’autres francophones réussiront à s’ancrer, mais en dehors des institutions francophones. Leur emploi est tout de même lié à la présence de francophones dans la vallée ainsi qu’aux besoins économiques régionaux. Nous avons rencontré un petit groupe de personnes qui occupent des emplois où ils servent d’intermédiaires entre les municipalités, les agriculteurs et les jeunes Québécois et Québécoises qui sont de passage chaque année dans la vallée. C’est le cas de Guy, gérant d’un camping sur les terres de la Couronne. Guy réussit à maintenir un style de vie mobile grâce à cet emploi. Il est responsable du camping rustique de Loose Bay au printemps et à l’été et, à l’automne, il part pour l’Asie. Ce camping, qui a permis de « résoudre le problème » des jeunes qui campaient là où ils pouvaient, aide également Guy, qui, en vieillissant, ne peut plus participer à un circuit saisonnier en comptant sur sa force physique. Cet emploi saisonnier lui permet de vivre une partie de l’année dans l’Okanagan et l’autre partie en Asie.

C’est également le cas de « Mononc’ Réjean », comme l’appellent les jeunes, un Montréalais âgé d’une cinquantaine d’années, qui a quitté le Québec dans sa jeunesse. En Colombie-Britannique, il a surtout planté des arbres. Il travaille maintenant pour la B.C. Fruit Growers Association, durant la saison des récoltes, comme agent de liaison entre les cueilleurs qui n’ont pas de contacts et les producteurs de fruits. Son numéro de cellulaire circule parmi les jeunes et dans les médias sociaux et est également fourni par les community outreach agents, récemment nommés park ambassadors, engagés par quelques municipalités durant l’été. Son travail se fait beaucoup par téléphone, mais parfois il offre des formations en français dans les vergers quand la langue est un obstacle à la communication entre cultivateurs et cueilleurs. Il veille sur les plus jeunes et les plus vulnérables et fait de son mieux pour que ces jeunes et des filles qui voyagent seules puissent entrer en contact avec des producteurs qui offrent des conditions sanitaires plus ou moins adéquates. Réjean vit une partie de l’année dans une maison sur un verger avec son amie française, qui est gérante des récoltes et qu’il a rencontrée à New York dans le circuit des vendeurs d’arbres de Noël. Ils ont tous les deux réussi à trouver une solution au défi de l’âge, qui rend le travail saisonnier difficile, tout en continuant une vie semi-nomade. Ils sont « ancrés » dans la vallée pendant une partie de l’année et voyagent le reste du temps, échappant ainsi à la dichotomie ancré/mobile.

Caroline, une Québécoise de 39 ans, a un parcours semblable. Nous l’avons rencontrée dans un centre d’informations pour visiteurs. Elle est engagée par l’Office du tourisme pour aider les visiteurs, mais aussi les jeunes sans expérience qui cherchent du travail. Native d’une petite ville du Québec, elle se décrit comme « bohème ». Plus jeune, elle a participé au programme Katimavik, un programme fédéral pour les jeunes Canadiens et Canadiennes, qui vise à leur faire connaître le Canada, ce qui l’a amenée à vivre en Gaspésie, au Labrador et dans le sud de l’Ontario. Elle a par la suite été monitrice de langue à Terre-Neuve, dans le cadre d’un autre programme fédéral pour promouvoir le bilinguisme. Elle a découvert la vallée de l’Okanagan au mariage d’une amie de Katimavik. Ce premier séjour durera quatre mois et, au moment où nous l’avons rencontrée, elle vivait dans le sud de la vallée depuis quatorze ans. Elle a vécu dans sa « van » pendant six ans et a survécu grâce à des contrats de jardinage, entrecoupés par la cueillette de cerises, de raisins et de jonquilles. Elle voyageait pendant un mois ou deux en hiver. La vie dans la vallée coûte cher, mais elle n’est pas matérialiste ; ce sont « le climat et la nature » qui la gardent – l’ancrent – dans la vallée. Elle gagne actuellement sa vie grâce à son bilinguisme et à sa capacité d’interagir avec des jeunes du Québec. Elle ne fait pas partie des francophones engagés dans la vie institutionnelle francophone et ne fréquente pas les francophones de passage. Elle ne pense pas retourner au Québec, mais il lui a fallu du temps pour s’en détacher. Elle croyait rentrer après un an, mais maintenant elle se sent davantage chez elle dans la vallée et, quand elle fait des visites au Québec, elle ne se sent « plus à sa place ». Selon elle, c’est le cas d’autres Québécois dans l’Okanagan. Elle connaît la génération de Québécois et Québécoises venus dans le sud de la vallée dans les années 1980. Elle les considère comme « ses oncles et ses tantes », car ils lui ont permis de ne pas être la seule Québécoise dans la région. En revanche, tout comme Guy, elle se trouve dans une zone floue entre les Québécois de passage et les francophones de la vallée, sans sentiment d’appartenance réel à l’un de ces groupes. Elle semble se déplacer moins souvent qu’auparavant, tout en vivant un ancrage qui n’est pas nécessairement perçu comme permanent.

Mario, conseiller agricole et chercheur, est une autre personne qui joue le rôle d’agent de liaison entre la communauté ancrée et les francophones de passage. Il a lui-même fait la cueillette et a milité pour les droits des travailleurs. Mario et sa femme ont été très impliqués dans les efforts pour améliorer les conditions de vie et de santé des travailleurs saisonniers peu organisés. Sa recherche retrace l’histoire des différentes vagues de travailleurs d’origines diverses, venus cueillir les fruits dans la vallée (Lanthier et Wong, 2002 ; Lanthier, 1984). Plusieurs personnes nous incitent à le rencontrer, et il nous invite à casser la croûte chez lui un midi. Sa maison est pleine de francophones de passage de tous âges. Autour de la table, nous retrouvons sa fille revenue du Québec pour passer une partie de l’été. Elle se décrit comme une Franco-Colombienne vivant au Québec, tandis que ses parents se décrivent comme des Québécois vivant en Colombie-Britannique. Il y a aussi quelques jeunes Québécoises venues faire du woofing[16] et deux cueilleurs de cerises expérimentés : un Français qui a des enfants au Québec et un Québécois qui, lui, semble plus ancré dans la vallée qu’au Québec. Mario veille en particulier sur ces travailleurs saisonniers « qui deviennent vieux avant leur temps, leur corps brisé par le travail physique et les conditions de travail », parfois en les accueillant chez lui ou en leur trouvant un emploi moins dur dans des vergers. Sa maison devient une auberge pour jeunes et moins jeunes durant l’été, un lieu où l’on peut trouver de l’aide et de la compagnie autour d’une table. L’enracinement de Mario permet ainsi à plusieurs autres francophones de circuler dans la vallée.

Il devient clair que la mobilité de la génération de Caroline, de Guy, de Réjean et de Mario a ouvert la voie entre le Québec et la vallée à ceux et celles qui sont en quête d’aventure, de nature et, plus généralement, de l’Eldorado que les gens du reste du Canada associent à la Colombie-Britannique. Leur ancrage et leur francité facilitent la mobilité des cueilleurs, même si leur francité n’est pas nécessairement un facteur déterminant sur le plan institutionnel ou associatif. Ce que nous constatons également, c’est que, pour Caroline, Guy et Réjean, ni la mobilité, ni l’ancrage ne sont permanents. Il est donc difficile de les catégoriser. Ils contribuent néanmoins, et de façon importante, à la présence des francophones dans l’Okanagan. Finalement, malgré notre première impression, il existe un réseau informel en marge de l’économie de la vallée entre les francophones ancrés et ceux et celles qui sont de passage. Ce réseau tente de protéger les jeunes travailleurs non organisés, tout en assurant la liaison entre les municipalités et les producteurs agricoles locaux (et surtout anglophones) et ces jeunes en quête de travail et de vacances pas chères.

La mobilité des jeunes Québécois : trip d’été et mode de vie mobile

Dans le groupe des jeunes cueilleurs, on retrouve deux profils : ceux et celles qui viennent pour un été et rentrent ensuite au Québec pour reprendre leur vie et ceux et celles qui optent, au moins pour un temps, pour un « mode de vie mobile » (Forget et Salazar, 2020). Les trajectoires de Romane et de Laura mettent en évidence ces deux profils. Nous les avons rencontrées dans le sud de la vallée ; elles avaient alors 17 ans. La majorité des cueilleurs québécois sont des jeunes hommes. Parfois, les jeunes femmes accompagnent leur copain ou elles font partie de groupes mixtes d’amis ; il est plus rare qu’elles viennent seules ou avec une amie. Lorsque Romane a terminé ses études collégiales, sa mère l’a encouragée à vivre l’expérience de la cueillette des cerises avec Laura, son amie d’école. Laura avait déjà passé un été dans l’Okanagan-Similkameen, avec une autre jeune femme, qui avait entendu parler des cerises et de la vallée par un oncle et une tante qui avaient fait la récolte dans les années 1980. En effet, plusieurs des jeunes interviewés nous diront qu’ils ont entendu parler de la vallée et de la cueillette grâce à la parenté. La récolte des cerises est presque devenue une tradition familiale, un réseau social de mobilité reproduit d’une génération à l’autre.

Grâce aux contacts de Laura, elles décrochent un premier boulot avant même de quitter le Québec. Pour Romane, c’est la première fois qu’elle se trouve loin de chez elle sans parents, qu’elle travaille manuellement et qu’elle vit dans des conditions très rudimentaires. Sur la ferme, Romane et Laura travaillent avec d’autres Québécois, dix jeunes étudiants en philosophie d’une université montréalaise. Selon Romane, les garçons « étaient plus là pour faire la fête. Nous, on voulait faire de l’argent ». Elles ont vite compris que cela ne serait pas facile, car elles pouvaient passer plusieurs jours de suite sans travailler, en attendant que les cerises mûrissent.

La récolte terminée dans le Sud, elles contactent « Mononc’ Réjean », qui leur trouve du travail dans un verger plus au nord. Elles font « du pouce » avec tout leur équipement de camping, leur épicerie et leurs seaux pour cueillir les cerises. Elles travailleront principalement avec des Mexicains, engagés grâce à un programme fédéral. En général, il y a peu de contacts entre les cueilleurs québécois et les travailleurs mexicains plus âgés ; en plus de la barrière de la langue, ils travaillent dans différentes parties du verger, ont des tâches très différentes et sont hébergés séparément, les hommes dans des cabanes rudimentaires, les jeunes cueilleurs dans leurs propres tentes. Au cours de l’été, Romane et Laura parleront rarement anglais ; elles n’en ont pas besoin.

Parmi les autres Québécois rencontrés, il y a ceux que Romane appelle des « jeunes un peu plus vieux » qui « vivent pour voyager ». Romane est étonnée par leur absence de sentiment d’appartenance à leur famille et au Québec. Elle s’est dite déconcertée par ce style de vie qui la « rejoignait » peu. Au contraire, son amie Laura, elle, est très attirée par un mode de vie qui offre plus de liberté. À la fin de l’été, Romane rentrera à Montréal ; elle s’installera de nouveau chez sa mère et amorcera ses études en droit à l’université. Elle prévoit rester au Québec, mais elle a pris goût au voyage et à l’Ouest et y retournera en vacances avec son copain. Elle peut s’imaginer vivre ailleurs qu’au Québec pendant un certain temps, mais jamais de façon permanente. Laura, une fois ses études au cégep terminées, partira faire de la photo dans différents pays. Elle nous dit que « la vie, c’est un voyage, de ville en ville, de pays en pays ». Pour Romane, l’expérience de la cueillette des cerises dans l’Okanagan n’est qu’une courte étape dans sa vie, qui ne remet pas en question son enracinement au Québec et dans sa famille. Pour Laura, le projet de mobilité d’un été est devenu un projet de deux étés, puis un mode de vie… au moins pour un certain temps.

Il y a aussi une séparation des chemins au sein du groupe des quatre amis des Laurentides rencontrés lors de notre première matinée à Kelowna. À la fin de leur road trip dans l’Ouest canadien, deux des amis retourneront dans l’Est. Être « on the road » ne dit rien à Nicolas qui a hâte de rentrer chez lui et de poursuivre ses études. Jérémie fera un stage en menuiserie en Ontario. De retour au Québec, il ouvrira un atelier et travaillera dans la rénovation à Montréal. Mais comme il est difficile de gagner assez d’argent pour vivre en faisant de l’ébénisterie fine, il abandonne ce projet et trouve du travail comme pilote de brousse, sa première formation. Il est embauché comme pilote par une compagnie minière canadienne en Afrique. Quand il est au Canada, il vit avec sa copine en Ontario et revient à l’occasion au Québec pour revoir ses amis et sa famille. Tout comme les nomades dans le circuit des récoltes, sa vie est faite d’ancrages temporaires au Québec, en Ontario et en Afrique.

Justin et William resteront dans le circuit du travail saisonnier hors Québec. William vit toujours dans ce circuit, tandis que Justin a récemment réalisé son projet d’acheter une terre vouée à la permaculture. Il retournera une dernière fois en Colombie-Britannique avec William. Mais après l’achat de sa terre, il semble beaucoup moins intéressé à reprendre le travail agricole saisonnier. Il trouvera plutôt un travail saisonnier local dans un centre de ski et développera avec sa copine leur plan pour rentabiliser leur terre. Ils optent pour une vie différente, mais sédentaire. William, pour sa part, n’arrêtera pas de voyager. Il devient un de ces nomades qui partage son temps entre le travail agricole dans l’Ouest, des voyages à l’étranger et des retours annuels au Québec pour voir parents et amis. Il explique ainsi son mode de vie :

Je suis allé plusieurs, plusieurs années dans la vallée parce que c’était mon opportunité d’aller travailler, genre, dans la saison pour pouvoir voyager le reste de l’année. Fait que pendant des années et des années et des années, depuis 2014, j’y retourne. Après ça, après la saison, je m’en vais dans le Sud et dans d’autres pays. Je reviens au Québec le reste de l’hiver. Je retourne là-bas après pour travailler la saison d’été. Je retourne voyager dans des pays chauds. Je reviens au Québec. Je retourne là-bas. Je retourne dans les pays chauds. Fait que ça fait comme un cycle, que j’aime bien. Que j’ai accroché.

Chaque fois qu’il est en visite au Québec, il retourne dans la région du Bas-Saint-Laurent, chez ses grands-parents. C’est ce village qui lui sert de point d’attache : « [La municipalité d’] Esprit-Saint et la ferme dans le Bas-du-Fleuve, c’est mes racines profondes… d’être sur la terre que mes arrière-grands-parents ont habitée, c’est énorme. La famille, les ancêtres, c’est important pour moi. » Mais il n’est pas prêt à mettre fin à son style de vie :

Je me sens heureux de venir ici, voir mes grands-parents, voir mes amis aussi. Mais c’est drôle, on dirait que j’ai hâte de partir aussi. Je ne suis pas rendu dans un point de ma vie où j’ai envie d’habiter quelque part. J’ai toujours envie de me promener. Je me sens de passage partout où je vais. Aussi quand je suis de retour au Québec.

William ne se sent pas très proche des jeunes Québécois qui se tiennent en groupe dans le sud de l’Okanagan. Même s’il se sent québécois, fêter la Saint-Jean en groupe à Shit Lake n’est pas son genre. Il préfère rencontrer des gens d’ailleurs, apprendre de nouvelles choses, de nouvelles langues. Il dit se sentir bien partout, mais compte un jour « rentrer » et exploiter l’érablière de son grand-père. L’ancrage au Québec est important pour William sur les plans symbolique et émotif ; il demeure très attaché à ses parents, à ses grands-parents et à ses amis d’enfance. Ses absences du Québec sont fréquentes, mais, pour l’instant, il n’a pas d’autre ancrage émotif. Un jour, il en est convaincu, il sera de retour.

Comme nous venons de le voir dans les récits des jeunes cueilleurs que nous avons rencontrés dans la vallée, il est nécessaire de penser la mobilité et l’ancrage différemment, selon les projets et dans la durée. Pour Romane et pour plusieurs autres jeunes cueilleurs québécois, les départs et la mobilité sont, en fait, des absences temporaires du Québec, car il n’y a pas de projet de déracinement. Pour d’autres, comme William, qui restent plus longtemps dans le circuit annuel du travail saisonnier, il y a plusieurs points d’ancrage géographique, mais l’ancrage de William au Québec, par exemple, est également symbolique et émotif. Pour Jérémie, l’Afrique est un point d’ancrage économique nécessaire pour gagner sa vie, tandis que son ancrage au Québec demeure principalement émotif, même si finalement il y passe peu de temps. Pour Laura, l’ancrage géographique est aussi un ancrage identitaire ; être québécoise lui pèse et être ailleurs la « libère ». Nous avons rencontré d’autres jeunes nomades qui avaient ce profil, qui se disent parfois « citoyens du monde » et soulagés de ne plus vivre les tensions identitaires et politiques du Québec. La majorité des nomades, même s’ils ne demeurent pas souvent au Québec, se disent québécois. Pour plusieurs personnes qui sont dans le circuit saisonnier depuis des années, il n’y a pas eu de déracinement ou de départ définitif ; un retour éventuel est souvent prévu. Pour les rares personnes qui vieillissent en conservant ce style de vie, ce sont le poids des ans et leur santé fragile qui vont les inciter à s’ancrer quelque part au Canada.

Conclusion

Cette étude avait pour but d’examiner les liens entre mobilité et ancrage dans la vallée de l’Okanagan, où chaque année, et ce, depuis plusieurs décennies, de jeunes Québécois et Québécoises convergent pour faire la récolte des cerises. Ce passage de francophones dans la vallée n’est certes pas nouveau, il s’ajoute à une histoire beaucoup plus longue de déplacements de francophones d’est en ouest.[17] D’un point de vue économique, les jeunes cueilleurs de cerises qui quittent le Québec représentent « le prolongement de processus enclenchés dès les débuts de l’histoire coloniale de l’Amérique du Nord » (Heller et al., 2014). La mobilité de ces jeunes vers l’Okanagan s’inscrit dans une longue histoire de travailleurs saisonniers, cherchant à faire des sous ou leurs « timbres » de chômage à l’extérieur du Québec, pour revenir passer l’hiver au Québec. Si la situation économique du Québec durant les années 1980 a déclenché un premier mouvement vers l’Okanagan, aujourd’hui la traversée du continent pour « faire les cerises » fait partie de l’imaginaire des jeunes Québécois. Le gouvernement canadien, dans sa volonté de construire l’identité canadienne par des programmes tels que Katimavik et Jeunesse Canada Monde, a aussi renforcé ce mouvement, de même que les « hippies », qui ont idéalisé la mobilité, la découverte de l’ailleurs et, plus spécifiquement, la côte Ouest qui offrait un style de vie différent. À la mobilité de « survie » économique s’ajoutent des mobilités de type vacances-travail et de découverte, qui attirent des jeunes issus de la classe moyenne.

Et comme par le passé, la mobilité de ces jeunes travailleurs saisonniers contribue à la présence et au poids démographique d’une francophonie « ancrée », mais qui reste récente et surtout volatile. Quelques-uns d’entre eux qui ne pensaient que passer décident d’y rester pour un moment ou pour une vie. En Colombie-Britannique, ils s’intègrent à une communauté de francophones qui sont presque tous venus d’ailleurs. À cet effet, le Commissariat aux langues officielles du Canada note que presque neuf francophones sur dix sont nés à l’extérieur de la province.[18] La mobilité et la diversité des francophones dans l’Okanagan-Similkameen ne sont pas des phénomènes nouveaux : elles étaient présentes au xixe siècle et s’insèrent dans les mouvements de population constants en réponse à des besoins économiques et à des occasions de travailler ailleurs. Ce n’est que très récemment qu’une génération de Franco-Colombiens a commencé à naître et à grandir dans la vallée.

La francité est ce qui rassemble cette francophonie éclatée ; elle est célébrée lors d’événements organisés par le CCFO, tels que la FrancoFête qui met en vedette des artistes francophones du Canada et qui permet à des artistes francophones de passage de gagner leur vie. Dans le sud de la vallée, la francité des jeunes cueilleurs, la plupart toujours très ancrés au Québec d’un point de vue identitaire et émotif, est célébrée à l’extérieur de la structure associative, lors de la fête de la Saint-Jean à Shit Lake. Les entretiens que nous avons menés révèlent deux types de réseaux francophones très différents, mais qui sont interreliés en raison de la présence de francophones qui jouent le rôle d’intermédiaires : un réseau institutionnel qui permet, entre autres, la mobilité et l’ancrage temporaire ou permanent de francophones qui tirent profit de leur francité ; et un réseau social (réseau de parenté et d’amitié) soutenu par les médias sociaux, qui facilite la recherche d’emplois pour lesquels la francité ne représente aucune valeur particulière. Les trajectoires que nous ont décrites les personnes interviewées mettent en évidence la prédominance de ce que nous pourrions nommer des projets de mobilité et d’ancrage plutôt que de départs et d’arrivées définitifs. Nous avons vu qu’il est tout à fait possible d’être mobile, sans perturber ses ancrages, comme c’est le cas pour la majorité des jeunes saisonniers. Nous avons également vu dans les entretiens menés auprès des francophones établis dans la vallée qu’il est également possible d’être enraciné, tout en étant toujours d’ailleurs et que l’enracinement peut être perçu comme temporaire, une absence d’une durée indéfinie plutôt qu’un déracinement.

Le nombre de jeunes Québécois et Québécoises qui arrivent chaque été pour la cueillette des cerises est en déclin, mais leur présence demeure nécessaire, comme l’a mis en évidence la pandémie de COVID-19, qui s’est traduit par un manque de main-d’oeuvre dans la vallée. Dans le contexte de cette pandémie, les municipalités ont mis en place des mesures sanitaires qui étaient demandées depuis longtemps : toilettes portatives, robinets pour se laver les mains, etc. Les municipalités ont également repris en main la gestion du camping de Loose Bay et installé des affiches bilingues pour informer les jeunes des mesures sanitaires en vigueur. Il est difficile de prédire comment la situation va évoluer au cours des prochaines années, car l’économie de la vallée est également en transformation. Les vergers sont de plus en plus remplacés par la vigne et l’Okanagan-Similkameen devient une région viticole, de villégiature et de retraite. Toutefois, on aura encore besoin de jeunes travailleurs saisonniers tant qu’il y aura des cerises à cueillir, malgré la tendance à faire appel à des travailleurs étrangers pour effectuer les travaux agricoles (Preibisch, 2016).

En somme, cette étude nous a permis d’approfondir l’analyse du lien entre mobilité et ancrage que l’équipe de Heller avait entreprise dans le Nord canadien (2014), en examinant le rôle joué par de jeunes francophones dans la production agricole de la Colombie-Britannique. Les histoires relatées ici illustrent la complexité du rapport entre mobilité et ancrage, ainsi que l’importance des parcours qui échappent aux outils de mesure de la vitalité francophone et de sa conceptualisation. Dans la vallée de l’Okanagan-Similkameen se trouve une francophonie complexe et beaucoup moins sédentaire que celle dont on fait état dans les discours sur la vitalité des communautés francophones en situation minoritaire et dans les revendications pour la complétude institutionnelle (Breton, 1964 ; Cardinal et Léger, 2017). La mobilité, souvent décrite comme une entrave à la vitalité de ces communautés, constitue plutôt une partie de l’histoire de la francophonie canadienne et la face cachée de tout ancrage.