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À Ravensbrück à l’automne 1944, cachée dans une caisse d’emballage, l’ethnologue Germaine Tillion (1907–2008) écrivait une « opérette-revue » qui détournait des mélodies de l’époque afin d’aider ses codétenues à résister par le rire. À partir de cette oeuvre fondamentalement intermédiale, est-il possible d’analyser les processus de remémoration musicale et de résistance par le chant dans la création issue des camps de concentration ? Il s’agit du mandat que s’est donné le projet de recherche interdisciplinaire « Mémoire musicale et résistance dans les camps. Autour de l’opérette-revue Le Verfügbar aux Enfers de Germaine Tillion »[1]. Après une brève explication de ce que constitue cet objet étonnant qu’est Le Verfügbar aux Enfers, cette contribution indique les résultats du travail de l’équipe de recherche, puis effectue un compte rendu des deux publications collectives qui en ont découlé. Elle s’attache enfin à présenter les enjeux médiatiques entourant la dernière phase du projet de recherche, une base de données et une exposition virtuelle permettant aux usagers de consulter, d’écouter et de visionner les sources musicales de l’opérette-revue — au contraire des publications au format papier.

Le Verfügbar aux Enfers s’ouvre par la conférence d’un naturaliste — une parodie de l’ethnologue qu’était Germaine Tillion elle-même — qui s’efforce d’expliquer les caractéristiques d’une nouvelle espèce zoologique, le Verfügbar. Il apparaît rapidement que cette « nouvelle espèce » correspond au groupe de Tillion et de ses camarades déportées à Ravensbrück : dans le jargon du camp, le terme « Verfügbar » (« disponible » en allemand) désignait les prisonnières qui n’étaient rattachées à aucune colonne de travail fixe et qui s’efforçaient quotidiennement d’échapper à l’affectation aux travaux les plus durs. Oeuvre hybride combinant dialogues parlés, passages déclamés et chansons « sur l’air de » détournant des mélodies connues de l’époque, ce document exceptionnel inspiré de l’opérette parodique Orphée aux Enfers de Jacques Offenbach visait, en représentant la vie au camp sous l’angle de l’autodérision, à aider les prisonnières à résister par un humour solidaire. Cette revue chantée sans partition s’est révélée offrir un cas d’étude unique de réappropriation orale de la mémoire musicale produite par la généralisation du disque et la diffusion radiophonique dans les années d’avant-guerre.

Figure 1

Djemaa Maazouzi, membre de l’équipe « Mémoire musicale et résistance dans les camps », présente Le Verfügbar aux Enfers — ainsi que ses enjeux intermédiaux — dans cette capsule vidéo.

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Résultats du projet de recherche

Dans le cadre de sa recherche, l’équipe a répertorié les différents types de supports médiatiques de diffusion, dans l’entre-deux-guerres ou au tout début des années 1940, des 26 airs d’origine formant — dans leur version détournée — l’opérette-revue. Il faut savoir que Le Verfügbar aux Enfers puise à même un spectre très large de registres musicaux, allant de chansons populaires à la mode à des airs d’opéra, de réclames radiophoniques à des chants traditionnels, en passant par des airs d’opérette. La recherche a ainsi permis de dénicher des sources phonographiques et sonores qui circulaient par l’intermédiaire du disque et de la diffusion radiophonique; des partitions en feuilles (format de grande diffusion que favorisaient à l’époque les musiciens amateurs comme Germaine Tillion) ou imprimées sur carte postale; des affiches et des livrets de représentations scéniques; de même que des films ayant assuré une plus large circulation de certains airs. En ce qui concerne les airs de registre oral (chansons de jeunesse, grivoises, comiques, etc.), les musicologues de l’équipe les ont reconstitués sous forme de partitions et d’enregistrements à l’aide d’un logiciel de notation musicale.

Le projet a notamment donné lieu à deux publications collectives qui se démarquent du fait qu’elles sont les premières à se pencher spécifiquement sur le cas du Verfügbar aux Enfers. Il s’agit du numéro thématique paru dans la Revue musicale OICRM (2016)[2] et d’un numéro collectif publié dans la revue Le Genre humain (2018)[3].

Mémoire musicale et résistance

Le premier numéro thématique rassemble des articles traitant surtout des questions de résistance au joug concentrationnaire dans des perspectives relevant des domaines de la musique et de la littérature. Ils permettent de relever le caractère multiforme du Verfügbar aux Enfers, qui en impose une étude interdisciplinaire. Ajoutons que ce numéro spécial attire également l’attention sur deux enjeux d’importance : les sources du Verfügbar aux Enfers et l’éthique que requièrent son étude et son interprétation à notre époque.

Les sources du Verfügbar aux Enfers se trouvent multiples puisque l’opérette-revue de Tillion puise à même un répertoire fort varié tenant à la fois de la musique et de la littérature. Si les airs d’opéra (comme « J’ai perdu mon Eurydice » issu d’Orphée et Eurydice de Gluck) sont aujourd’hui plus facilement repérables en raison de leur appartenance au registre classique, Pascal Blanchet s’intéresse quant à lui aux airs d’opérette, genre très populaire dans la première moitié du 20e siècle mais depuis passé de mode[4]. Sa contribution a ceci de particulier qu’elle se concentre sur les premiers rôles féminins des opérettes reprises par Tillion et ses codétenues : on y découvre que ces personnages se présentent en fait comme des modèles d’indépendance et de courage. La frivolité souvent associée à ces airs déguise ainsi des ressources indispensables de fortitude, un élément certainement substantiel dans les circonstances d’écriture à Ravensbrück. Du côté littéraire, Le Verfügbar aux Enfers présente un riche intertexte convoquant tout à la fois Voltaire, La Fontaine, Baudelaire et Corneille. En cela, il rejoint d’autres témoignages de survivants des camps nazis rédigés dans l’après-guerre, comme Primo Levi (Dante) et David Rousset (Jarry et Kafka). C’est à une telle comparaison que se consacre Ariane Santerre dans un article qui se propose de voir comment la différence cruciale entre ces périodes d’écriture peut influer sur le traitement de leurs procédés intertextuels, et ce faisant, de s’interroger sur les raisons d’être de la littérature dans le contexte des camps de la mort[5]. On constate dès lors que l’importance accordée aux sources permet d’entrer dans le détail des connaissances de Tillion et de ses codétenues et ainsi de mieux comprendre le sens qu’elles pouvaient attacher à ces registres littéraires et musicaux.

L’étude et l’interprétation d’une oeuvre rédigée dans un camp de concentration nazi nécessitent forcément une approche précise dans les faits qu’elle relève et respectueuse envers la souffrance vécue par son auteur. C’est ce que propose Djemaa Maazouzi dans un article qui, avant même de se pencher sur l’oeuvre, retrace le parcours des valeurs d’engagement de Germaine Tillion renforcées notamment en Algérie[6]. Cette contribution soutient que l’expérience de vie de cette femme hors du commun donne une clé de lecture éminemment éthique du Verfügbar, à concevoir comme une performance de la solidarité. Si Maazouzi s’intéresse à la biographie de Tillion pour pouvoir mieux déchiffrer l’opérette-revue, les autres auteurs du numéro qui s’interrogent sur sa dimension éthique se penchent eux sur ses reconstitutions musicales à plus de soixante-dix ans de distance de sa création. Comment en effet représenter de nos jours une oeuvre témoignant avec autodérision de la barbarie nazie, et qui plus est à l’aide d’airs détournés appartenant souvent à un registre musical aujourd’hui oublié ? De surcroît, comme le souligne Christophe Gauthier, souhaite-t-on reproduire ce que les déportées avaient les moyens de faire à Ravensbrück ou plutôt ce qu’elles avaient dans l’oreille[7] ? Et comme le précisent en outre Catherine Harrison-Boisvert et Caroline Marcoux-Gendron, la charge émotive que véhicule l’interprète par sa voix et son jeu scénique nécessite aussi une prise de position éthique[8]. Ainsi par leur approche en recherche-création, Gauthier, Harrison-Boisvert et Marcoux-Gendron proposent des pistes de solution du côté de l’interprétation musicale, alors que Cécile Quesney revient sur certaines représentations théâtrales qui ont déjà été tentées depuis sa première réalisation au Théâtre du Châtelet en 2007, en s’interrogeant surtout sur la portée éthique de leur mise en scène[9]. Par exemple, les acteurs devraient-ils chanter a cappella plutôt qu’accompagnés d’un arrangement instrumental ? Ou encore, devrait-on modifier les airs pour les faire correspondre à des musiques contemporaines plus propices à être saisies par les spectateurs d’aujourd’hui ? On comprend que l’interprétation actuelle du Verfügbar aux Enfers nous pose des questions aussi essentielles que difficilement solubles en regard du respect que l’on doit vouer aux victimes de la cruauté nazie. D’où l’importance, afin de ne dénaturer ni l’oeuvre ni les conditions extrêmes de sa création, de bien documenter toutes ses particularités — de ses sources musicales de la période de l’entre-deux-guerres au contexte spécifique du camp de Ravensbrück.

Chanter, rire et résister à Ravensbrück

Le numéro de la revue Le Genre humain (2018) se structure en deux parties complémentaires : la première s’attache aux « contextes » — concentrationnaire pour ce qui touche Ravensbrück, et biographique pour ce qui concerne Germaine Tillion — ayant mené à l’élaboration du Verfügbar aux Enfers; la seconde partie conduit une analyse de l’oeuvre. En combinant les approches historique, littéraire et musicologique, cet ouvrage se veut une réflexion sur les enjeux mémoriels que soulève l’opérette-revue, à comprendre comme « une histoire en train de se faire » tout comme « un lieu de mémoire[10] », au sens que lui confère Pierre Nora, qui vient rappeler à la postérité la puissance résistante de la création et de l’humour dans l’adversité la plus extrême. L’ouvrage peut aussi se diviser en fonction de deux thèmes auxquels s’intéresse le présent numéro et dans la logique duquel nous déclinons notre propos : le témoignage et l’intermédialité.

L’aspect testimonial de l’ouvrage collectif touche spécifiquement trois sujets incontournables pour aborder Le Verfügbar aux Enfers : Ravensbrück, Germaine Tillion et le processus de publication de l’oeuvre (qui n’allait pas du tout de soi). Notons que certaines des contributions correspondent à des témoignages dans le sens où les auteurs font appel à leur mémoire pour décrire leurs expériences personnelles, alors que d’autres chapitres — de nature et de facture scientifique cette fois — ont valeur de réflexion sur le témoignage en ceci qu’ils visent à orienter la compréhension de la société actuelle des contextes biographique, historique, sociologique, etc. ayant mené à la production du Verfügbar aux Enfers.

Sauf pour une minorité d’hommes regroupés dans un camp annexe, Ravensbrück constitue un bagne spécifiquement féminin ayant réduit aux travaux forcés, pendant les six années de son activité, plus de 130 000 détenues venues des quatre coins de l’Europe. Dans cette Babel où se rassemblent pêle-mêle des prisonnières politiques, de droit commun ou incarcérées pour des raisons dites « raciales », le rôle de la culture — en particulier nationale, savante et populaire — agit comme un vecteur de cohésion sociale indispensable, comme le souligne Insa Eschebach dans sa contribution. Le cas des Françaises du groupe de Germaine Tillion est exemplaire à cet égard et, comme le remarque Donald Reid, Le Verfügbar s’interprète pertinemment sous l’angle de la culture nationale : en retraçant les significations proprement françaises de ses sources, l’on y reconnaît avec lui « une expression de patriotisme incomparable[11] » qui s’arrime parfaitement par ailleurs à leur identité de femmes résistantes.

Car résistante et engagée, Germaine Tillion l’a été tout au long de sa vie. Dans un entretien jusque-là inédit accordé à Mechthild Gilzmer et au cinéaste Helmuth Bauer, elle aborde avec humour et profondeur ses nombreuses expériences et les leçons qu’elle en a tirées : son métier d’ethnologue dans l’Aurès, son engagement dans la Résistance, l’épreuve de son arrestation et de sa déportation, sa présence au procès de Pétain, son combat contre la torture en Algérie. Ce témoignage de Germaine Tillion se voit enrichi par le chapitre de Julien Blanc qui retrace son parcours résistant — du réseau du Musée de l’Homme au camp de Ravensbrück — en accordant une place prépondérante à l’humour comme « arme de la désobéissance[12] ». En tant que vecteur de son caractère et de son expression, l’humour fait partie intégrante de la personnalité de Tillion et se reflète jusque dans son style d’écriture, entre « pertinence et impertinence[13] », comme le formule justement Françoise Carasso. Le Verfügbar aux Enfers découle évidemment de cette maîtrise de l’humour qui sait multiplier adroitement les couches de sens. Djemaa Maazouzi l’analyse ainsi selon trois « strates de lecture » inspirées de la terminologie de Gérard Genette : au seuil (comme objet d’archive provenant du camp), au premier degré (comme témoignage des épreuves concentrationnaires) et au second degré (comme oeuvre intertextuelle)[14]. Cette dernière lecture favorise une réflexion sur les procédés de mise à distance permettant résistance, solidarité et « distraction », que l’autrice — avec la délicatesse que nécessite l’utilisation de ce terme dans un tel contexte — interprète dans sa dimension polysémique.

Le témoignage de Nelly Forget, qui a assuré le secrétariat de Germaine Tillion pendant de nombreuses années, s’avère par ailleurs indispensable à notre appréciation de tout ce qui entoure la publication du Verfügbar aux Enfers en 2005, un pari hasardeux de l’avis de beaucoup de survivantes puisque ce document comique — mais pas seulement, comme l’on sait — risquait d’éclipser la compréhension de la réalité tragique de Ravensbrück. En évoquant ses souvenirs de sa première lecture et des démarches d’identification des airs d’origine du Verfügbar (notamment lors d’une séance rassemblant Tillion et deux de ses camarades déportées, Anise Postel-Vinay et Jany Sylvaire-Blouet), Forget revient donc sur le processus de publication de l’opérette-revue qui a été entrepris soixante ans après sa composition. Son point de vue détaillé sur des caractéristiques propres à Germaine Tillion, c’est-à-dire son vaste répertoire musical et sa mémoire phénoménale, prend un poids d’autant plus estimable qu’il provient d’une femme qui l’a personnellement si bien connue.

L’aspect intermédial du Verfügbar aux Enfers se voit développé en fonction de deux axes déjà observés dans le numéro thématique : l’interprétation scénique de l’opérette-revue et ses sources (ainsi que leurs supports).

L’adaptation scénique d’une pièce musicale écrite se donne à concevoir sur le mode du transfert et de la remédiation. La question se pose : comment porter à la scène cette opérette-revue sans partition qui n’était pas destinée à être jouée (et qui n’a effectivement jamais été performée à Ravensbrück) ? Depuis sa première représentation au Théâtre du Châtelet en 2007, à laquelle ont assisté Germaine Tillion et quelques-unes de ses camarades, certains metteurs en scène se sont risqués à relever le défi. Cécile Quesney revient sur les dix premières années de représentations du Verfügbar aux Enfers en s’interrogeant sur les choix scénographiques d’un certain nombre de productions emblématiques. D’un point de vue intermédial, son article souligne les dilemmes auxquels elles ont dû faire face. Par exemple, à quels choix musicaux s’arrête-t-on lorsque le texte du Verfügbar correspond mal au rythme réel d’un air ? Priorise-t-on le texte ou la musique ? Du côté de la performance théâtrale, est-il préférable d’encourager les comédiennes à s’identifier aux prisonnières dont elles prennent le rôle (comme c’est le cas dans la première américaine à l’University of Southern Maine à Gorham où certaines comédiennes ont rasé leurs cheveux dans une volonté de rendre une représentation « authentique ») ou facilite-t-on plutôt une prise de distance (comme au Théâtre de la Petite Montagne dans le Jura où, dans un décor minimaliste, seulement deux comédiennes se partagent les rôles à l’aide de marionnettes) ? La grande variation des décisions scéniques qui ont été prises dans ces quelques cas de représentations exemplifie l’embarras éthique et artistique — mais aussi la richesse de ses possibilités — que cause le transfert de l’écrit vers la performance musico-théâtrale de ce petit document.

Nous l’avons déjà vu : l’identification des sources s’avère primordiale pour quiconque souhaite comprendre aujourd’hui les références musicales de l’époque qu’avaient à l’esprit Germaine Tillion et ses codétenues. Or puisque, structurellement parlant, Le Verfügbar s’inspire du principe du vaudeville et de la revue, des « genres scéniques avec musique, mais sans partition […] fonctionn[a]nt sur le principe de l’oralité[15] », il a été nécessaire pour l’équipe de recherche de s’inspirer du texte (et de la prosodie qu’il laissait deviner à travers le mètre poétique) pour remonter vers chaque source musicale. Cette méthode fonctionnant à rebours de l’évolution créative du Verfügbar n’empêche cependant pas de tenter de comprendre le processus de remémoration musicale qui a eu lieu à Ravensbrück : voilà ce à quoi s’intéresse Marie-Hélène Benoit-Otis dans son article. L’on y découvre toute une gamme de complexité mémorielle en ce qui concerne la reprise des airs, allant d’un texte prosodique presque parfaitement rapporté (c’est le cas du détournement de Chanson triste de Duparc) à de simples fragments de refrains (comme la reprise d’Une canne et des gants de Boucot) qui nous rappellent par ailleurs l’importance de la répétition pour la mnémotechnie. L’on saisit dès lors que l’originalité du Verfügbar aux Enfers — ainsi que de son analyse qui doit nécessairement en suivre la logique — s’appuie en grande partie sur sa porosité entre musique, oralité et écriture. Or la pluralité des médias caractérisant Le Verfügbar touche jusqu’aux supports techniques de diffusion des airs dans la période de l’entre-deux-guerres. Philippe Despoix montre en effet que le phonographe et la radio jouent un rôle crucial dans la circulation musicale de cette époque et expliquent la connaissance commune des airs que possédaient les détenues françaises du groupe de Germaine Tillion. D’où l’effet d’autant plus comique qu’engendre déjà la parodie de ces airs mêlant les registres les plus variés, dans une seconde parodie à échelle « architextuelle[16] » se gaussant de ce procédé radiophonique déjà courant à l’époque. Oeuvre parodique par excellence, s’il en est une, Le Verfügbar aux Enfers se positionne donc non seulement au carrefour de divers médias, mais aussi à mi-chemin entre remémoration et création.

L’annexe[17] de cette publication présente, sous forme de tableaux suivis de commentaires descriptifs, les sources sonores qui ont inspiré chaque passage en musique du Verfügbar aux Enfers, afin de permettre une appréciation des détournements de sens et de la réappropriation orale de la mémoire musicale des détenues de Ravensbrück ayant participé à la création de l’opérette-revue. L’imprimé comportant nécessairement des limites, il était alors impossible de partager avec le lecteur les sources consultées pendant la recherche. En d’autres termes, les références des sources en question, quoique précises, ne permettaient pas de les donner à voir ou à entendre — cette dimension revêtant une importance particulière, le projet portant sur la mémoire sonore et orale de Tillion et de ses codétenues.

Base de données et exposition virtuelle

Cette impossibilité a conduit l’équipe à se demander si un autre format médiatique serait plus adapté pour transmettre les sources que Tillion et ses camarades avaient à l’esprit quand elles ont créé l’opérette-revue. Était-il possible de cataloguer ces sources musicales ? De leur associer un certain nombre d’informations factuelles (date, lieu, auteur, etc.) déjà collectées pour l’annexe du numéro du Genre humain ? Et de partager tout cela dans un format aisément consultable ?

De tels questionnements se situent à l’articulation entre l’histoire publique[18] — dans la mesure où il s’agit d’« exposer [à un plus] grand public le fruit de recherches scientifiques[19] » —, les sciences de l’information et les études intermédiales. Dans ce cas, il a fallu penser à un hypermédia[20], le format envisagé devant rendre consultables d’autres supports médiatiques. La création d’une exposition virtuelle s’est imposée comme la solution la plus pertinente (on renvoie ici à la notion de médiativité[21]). S’agissant de « disposer en manière de mettre en vue[22] », la notion d’exposition se voyait particulièrement bien adaptée à donner à voir et à entendre les diverses sources du Verfügbar aux Enfers. La dimension virtuelle renvoie ici à l’inscription du projet sur internet et à son arrimage à une base de données structurées. Le format de l’exposition virtuelle permet en effet de rendre consultables des contenus scripturaires, mais aussi des extraits audiovisuels ou sonores issus de films, de publicités ou encore de chansons, ainsi que des images fixes telles que des affiches ou des photographies. Il restait alors à réfléchir à la manière d’intégrer la dimension documentaire du projet, c’est-à-dire sa volonté de donner à voir et à entendre, mais aussi de présenter des informations factuelles sur les contenus en question. En somme, comment créer un hypermédia qui donne aussi accès aux métadonnées (date, lieu, auteur, etc.) associées aux contenus partagés ?

Cette réflexion d’ordre d’abord médiatique et presque épistémologique portant sur les modalités de partage des connaissances a conduit à créer une exposition virtuelle. Le logiciel en ligne libre et gratuit, Omeka S[23], développé par le Center for History and New Media de l’Université George Mason, a été choisi[24]. Celui-ci permet tout à la fois de créer une base de données pour cataloguer les sources en question et une interface publique qui rend celles-ci facilement consultables par un internaute par l’intermédiaire d’une exposition numérique. De plus, les sites créés avec ce logiciel accordent à leurs usagers la possibilité de passer de l’exposition virtuelle à la base de données et vice versa[25].

Concrètement, chacune des sources identifiées dans l’annexe du numéro du Genre humain a fait l’objet d’une fiche documentaire nommée « contenu[26] ». À son tour, chaque contenu s’est vu attribuer des métadonnées afin d’indiquer leurs créateur, date de création, format, langue, etc. Ces métadonnées ont été complétées en suivant le standard Dublin Core[27]. Une ou plusieurs représentations visuelles, sonores ou textuelles nommées « médias[28] » ont été associées à chaque contenu. De nouveau, des métadonnées complètent ces « médias » qui ont leurs propres créateurs, date de création, format, langue, etc. Ainsi, le contenu qu’est le film Trois Valses de Ludwig Berger (1938) a été indexé, puis deux médias lui ont été associés, soit, dans ce cas, une affiche du film et un extrait audiovisuel d’un peu plus de deux minutes. L’ensemble de ces éléments se trouve en ligne, accessible de manière libre et ouverte.

Omeka S permet également de classer ces contenus avec leurs médias associés dans des « collections[29] ». Une collection a été créée pour chaque air de l’opérette-revue. Ainsi, la fiche documentaire du film de Ludwig Berger s’est retrouvée dans la collection de l’air 11 : « Nous ne sommes pas ce que l’on pense », car il a été l’une des sources d’inspiration de ce dernier. Ces collections se situent au fondement de l’exposition virtuelle. Celle-ci repose en effet sur la création de vingt-six pages, une pour chaque collection et donc une pour chacun des airs de l’opérette-revue. Un travail de web design assez épuré a été mené pour que l’usager de l’exposition puisse consulter de manière relativement intuitive les extraits de films, les chansons et autres partitions, ainsi que les mettre lui-même en regard du texte d’origine (numérisé et retranscrit) pour une meilleure facilité de lecture[30]. Si on reprend l’exemple utilisé précédemment, le « média » de l’affiche promotionnelle de Trois Valses sert d’accroche, invitant l’usager à en cliquer l’icône afin de découvrir le « média » extrait du film de Ludwig Berger accompagné de l’ensemble des métadonnées du « contenu » du film. De manière plus générale, chacune de ces pages se voit structurée de manière à donner à voir deux types de sources. Premièrement, les sources textuelles que sont une version numérisée d’un extrait du manuscrit et une retranscription du texte en question. Deuxièmement, les sources musicales, qui peuvent être un extrait de film comme on l’a vu précédemment, un enregistrement audio, une partition, etc. De plus, certaines informations contenues dans l’annexe publiée sont aussi accessibles en ligne, soit le tableau mettant en regard les transcriptions des textes de la source originale et de l’air du Verfügbar aux Enfers; le commentaire expliquant brièvement l’utilisation de la source détournée dans le Verfügbar; de même que, s’il y a lieu, des extraits de documents — la plupart du temps d’autres témoignages sur les camps nazis — qui abordent les mêmes thématiques que les passages en musique du Verfügbar.

Enfin, notons que la structuration des données permet de créer d’autres types de liens entre les « contenus », les « médias » et les « collections » afin de permettre une navigation qui ne soit pas forcément contrainte par une entrée par air (les airs correspondant aux « collections »). Cela signifie, par exemple, qu’il est possible d’afficher l’ensemble des sources musicales ou encore l’ensemble des partitions. Le site est maintenant en ligne : https://omekas.crialt-intermedialite.org/s/memoire-musicale-resistance-camps/page/accueil

Conclusion

Depuis sa mise par écrit à Ravensbrück jusqu’à ses remédiations sur les scènes théâtrales de notre époque, Le Verfügbar aux Enfers s’attache fermement à l’intermédialité. L’analyse d’une telle oeuvre nécessitait par conséquent de se servir d’une approche intermédiale afin de comprendre son parcours créatif tenant à la fois de la musique, de l’oralité et de l’écriture, ce à quoi s’est employé le projet de recherche « Mémoire musicale et résistance dans les camps ». Or comme nous l’avons vu, les résultats de cette recherche ont entraîné le souci de développer une méthode d’exposition permettant à ceux qui s’intéressent au sujet de consulter les sources du Verfügbar d’une manière qui dépasse largement le médium imprimé. Voilà donc quelle a été la dernière étape du projet qui a consisté à archiver les divers supports médiatiques de ces sources dans une base de données et une exposition virtuelle.

L’utilité de la base de données s’illustre sans doute plus facilement par un exemple. Prenons le cas du passage chanté no 11 du Verfügbar aux Enfers « Nous ne sommes pas ce que l’on pense », inspiré de l’air « Je ne suis pas ce que l’on pense » de l’opérette Trois Valses (1937). L’annexe de l’ouvrage collectif et l’exposition virtuelle proposent toutes deux un tableau mettant en regard les transcriptions des textes de la source musicale et du passage détourné dans Le Verfügbar aux Enfers (voir la figure 2). Il émerge de sa lecture que Germaine Tillion et ses camarades reprennent seulement les quatre premiers vers du refrain. Une numérisation de la partition de l’air « Je ne suis pas ce que l’on pense », archivée dans la base de données, permet en outre de suivre les mesures correspondant à ce passage (voir la figure 3).

Figure 2

Capture d’écran. Annexe de l’ouvrage Chanter, rire et résister à Ravensbrück.

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Figure 3

Numérisation. Partition chant seul de l’air « Je ne suis pas ce que l’on pense », Trois Valses, 2e cahier, Éditions musicales Royalty, 1937.

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Les sources imprimées ne suffisent bien sûr pas à se faire une idée de ce qu’avaient dans l’oreille les détenues de Ravensbrück, qui, dans des conditions d’extrême dénuement, travaillaient à leur oeuvre parodique à partir d’une mémoire musicale bien plus auditive que visuelle. À cet égard, il s’avère donc utile de se tourner vers les sources sonores elles-mêmes. En cliquant sur l’icône du disque « Les Trois Valses », les usagers de la base de données se trouvent à entendre l’air « Je ne suis pas ce que l’on pense » (voir les figures 4 et 5). Il devient de cette façon plus aisé de se figurer, concrètement, le morceau choisi — et a fortiori le refrain de ce « tube »[31], ce passage percutant qui comportait le plus grand potentiel de surnager dans la mémoire défaillante des détenues poussées jusqu’aux limites de l’épuisement.

Figure 4

Image du disque 78 tours Les Trois Valses, Gramophone, 1937.

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Figure 5

Enregistrement, « Je ne suis pas ce que l’on pense » chanté par Yvonne Printemps. Les Trois Valses, Gramophone, 1937.

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Pour sa part, l’extrait du film musical Trois Valses (1938) garantit l’étendue de sa circulation, et par le fait même l’hilarité que pouvait provoquer chez les camarades de Germaine Tillion le détournement de cet air populaire — en raison d’une culture commune confirmant la cohésion de leur groupe social, vital dans un contexte comme le leur où elles bravaient l’extinction (voir la figure 6).

Figure 6

Extrait du film Trois Valses, Ludwig Berger, 1938.

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Ainsi, la base de données et l’exposition virtuelle permettent de retracer les sources musicales à partir des indices textuels procurant de cette façon la possibilité de reconstituer, de l’audio au texte, la démarche parodique du détournement — autant mémorielle que créative — à laquelle se sont prêtées Germaine Tillion et ses codétenues. Allant au-delà d’une simple publication au format papier, elles garantissent l’accès à l’ensemble des supports médiatiques — et en particulier sonores — entourant Le Verfügbar aux Enfers qui s’avère fondamental pour quiconque s’intéresse aux mécanismes de la mémoire orale.