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Le 18 septembre 2018, Marceline Loridan-Ivens, cinéaste et écrivaine, rescapée juive d’Auschwitz II–Birkenau, Bergen-Belsen, Raguhn et Theresienstadt, née le 19 mars 1928 à Épinal, dans les Vosges, nous quittait à l’âge de 90 ans. Le 21 septembre 2018, jour des obsèques de Marceline Loridan-Ivens[1], j’ai fait la rencontre d’Antoine Ravon, son dernier assistant personnel. Les semaines suivantes, nous nous sommes revus lors des offices de deuil à la synagogue du Mouvement juif libéral de France du 15e arrondissement de Paris ou lors de réunions amicales en la mémoire de cette « cinéaste, écrivaine et survivante des camps d’extermination et de concentration nazis ». En avril 2019, il m’a sollicitée pour un entretien oral dans le cadre du séminaire de recherche en sciences sociales dirigé par Sylvain Bourmeau à l’EHESS, Paris. Il visait « Marceline » à travers La voix manquante[2], le livre que j’avais consacré à la phénoménologie de son apparition dans Chronique d’un été (Jean Rouch et Edgar Morin, 1961) et à l’enquête sur les lieux de sa déportation concaténés dans les dialogues elliptiques de ce film. Ce qui motivait sa démarche, m’expliqua aussi Antoine Ravon, c’était la façon dont la recherche permettait d’ouvrir à l’intimité d’une trajectoire individuelle sans que le chercheur soit lui-même un proche, un intime, de cet individu — ce que je n’étais pas, en effet, et qu’il était, lui, pour l’avoir assistée pendant un an à partir de l’été 2017. Cela m’a semblé une bonne entrée pour mettre au jour des éléments à l’arrière-plan d’un patient travail de près de huit années, croquer quelques armatures d’une démarche que l’écriture — la langue du livre, ce qui est adressé au lecteur — a recouverte, tel le toit sur la charpente. L’entretien fut relativement bref (50 minutes), selon la consigne du séminaire. Il se déroula dans un double contexte, qui l’a imprégné, ce dont nous avions conscience, l’intervieweur en tant qu’homme de radio (à France Culture, depuis 2013[3]), l’interviewée en tant qu’attachée à la singularité de la source orale comme « archive provoquée » par autrui. À petite échelle, le contexte est donc celui d’une co-construction entre la parole et l’écoute de deux endeuillés qui ont plaisir à évoquer la disparue, même si le lien qu’ils eurent avec elle est de nature fort différente. À plus grande échelle, la conjoncture est l’ouverture d’une nouvelle séquence historiographique, caractérisée par la mort de Marceline Loridan-Ivens, alors qu’elle avait elle-même été très active, depuis une vingtaine d’années, dans la transmission de la mémoire directe de la Shoah en France et à l’étranger. En pratique, deux projets d’apposition de plaques commémoratives à son nom étaient en préparation avec la Ville de Paris : l’une sur la façade de son immeuble au 61, rue des Saints-Pères, l’autre sur une emprise des bords de Seine dont l’inauguration était déjà fixée au 10 mai 2019.

L’entretien transcrit et rewrité par Antoine Ravon (douze feuillets, inédits) a été repris et augmenté à l’été 2020 pour le présent numéro d’Intermédialités. Marceline Loridan-Ivens m’a paru offrir un exemple singulier de valeur testimoniale connexe aux productions culturelles et sociales : son agentivité comme rescapée juive d’Auschwitz est intrinsèquement nouée à son agentivité comme créatrice de cinéma, productrice de sons et d’images : d’abord dans le film de Rouch et Morin en 1960, dans une sorte d’isolat temporel (et elle y participe à une expérience idéologiquement et technologiquement codifiée de cinéma direct, tout en s’inspirant de modèles féminins de fictions cinématographiques[4]), puis de façon répétée et renouvelée dans des cadres institutionnels et sur des supports variés tout au long des années 2000 (voir figure 1). La voix manquante est elle-même déterminée par un complexe idéologique et technique nouant les relations entre producteurs d’archives (Argos Films, puis le Comité du Film Ethnographique) et institutions patrimoniales (Institut Lumière de Lyon, puis Bibliothèque nationale de France de Paris) puisqu’elle a une transcription papier fragmentaire de bande audio pour déclic et une écoute numérique des bandes intégrales comme source et méthode d’investigation (saisir le présent d’une prise dans le passé de son énonciation).

Figure 1

Photogramme, Anouk Aimée dans le film La petite prairie aux bouleaux, Marceline Loridan-Ivens, 2003.

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Cette reprise de l’interview de 2019 vise à fournir un matériel sur l’agentivité des chercheurs, lesquels produisent des formes d’écritures structurées par des expériences vécues, des accès à de nouveaux fonds d’archives, des cahiers des charges, des séquences d’activités, etc. : leurs productions témoignent de transferts de savoirs d’un médium à l’autre. L’entretien qui suit, dans sa dimension inchoative et orale, participe alors, dans une certaine mesure, au travail interprétatif de l’acte du témoignage que j’ai dégagé à partir des « dires » de Marceline Loridan-Ivens — de « la vie de la parole, de la parole vivante[5] » —, tout en approchant — sur un autre mode scripturaire que La voix manquante, grâce à l’interlocution avec un intervieweur bien présent — la part réflexive sur « la présence du passé[6] » qui est au coeur de mon travail d’enseignant-chercheur. Les questions ont été respectées (seuls quelques lissages stylistiques ou précisions documentaires ont été introduits) : aucun ajout, suppression ou déplacement de l’ordre de succession. Les réponses, affranchies de la contrainte de temps initial, permettent de développer ce qui devait l’être, pour répondre aux exigences scientifiques d’Intermédialités et accueillir ce qu’une réflexion plus latente rend effectif après coup. En résumé, ce texte, revu pour le numéro « Témoigner / Witnessing », est lié à un cadre et à un contexte d’interlocution spécifiques, ainsi qu’à une structuration temporelle donnée (2018–2020). À ce titre, il entend donc contribuer à la réflexion sur l’intermédialité aussi du côté des supports de production de la recherche — car celle-ci est bien remaniée dans le temps et structurée par des demandes, lesquelles demandes relèvent en fait de la médiation, autant dans l’espace social que dans l’espace didactique.

Entrevue

Antoine Ravon : Le point de départ de votre livre est une séquence qui a marqué l’histoire du cinéma. Dans Chronique d’un été, une jeune femme, Marceline Loridan, déambule seule place de la Concorde et aux Halles, et se remémore sa déportation. Elle s’adresse à haute voix à son père, croisé une fois près d’Auschwitz, et qui, lui, n’est pas revenu. La première fois que j’ai vu ce film, il m’est apparu évident que Marceline était mobilisée comme témoin directe de la Shoah. C’était, en fait, une lecture rétrospective : dans votre ouvrage, vous montrez que, pour Jean Rouch et Edgar Morin — les deux coréalisateurs —, le récit de Marceline n’est pas pensé comme un témoignage à valeur historique.

Frédérique Berthet : En analysant au plus près la matérialité du film, sa puissance d’expression, pour savoir à quoi il pense[7], d’une part, et en approchant des expériences vécues sur le tournage par la phénoménologie des prises — à l’aide de l’écoute chronologique des rushes sonores montés et non montés (23 h 15 de bandes au total)[8] —, d’autre part, il m’est apparu que la situation d’affliction douloureuse de Marceline, et l’expressivité de cette douleur an féminin et au présent, l’emportaient sur la caractérisation des faits du passé. Si vous ne savez rien par ailleurs de cette jeune femme — et cet ailleurs vient de l’historiographie récente, qui permet d’établir par exemple qu’elle fut déportée de Drancy / Bobigny par le convoi 71 du 13 avril 1944 —, Chronique d’un été ne vous permet d’établir ni la date, ni les circonstances, ni le lieu de son arrestation, de sa déportation, de son retour, etc. Elle n’est pas non plus filmée comme les rescapés du Temps du ghetto de Frédéric Rossif, qui sort la même année 1961 en visant explicitement et centralement à documenter l’histoire (du ghetto de Varsovie) par recoupement de paroles croisées qui font témoignages. La Marceline de l’écran évoque son passé par bribes. Les informations sont ténues — d’où des confusions chez les spectateurs et analystes, hier comme aujourd’hui — confusions impossibles dans les longs entretiens filmés qu’elle accordera cinquante ans plus tard lors des collectes à grande échelle du Mémorial de la Shoah[9] et de l’INA[10]. La séquence à laquelle vous faites référence répond en un sens à la promesse faite en ouverture de Chronique d’un été que Marceline participe « de façon intime » à une expérience de cinéma-vérité. C’est une demande constante des deux réalisateurs à leur « interprète ». Comment le comprendre ?

Autour de Jean Rouch et Edgar Morin, la catégorie de « témoin », associée à la Shoah, n’est pas encore clairement constituée : Marceline n’est pas pour eux reliée à ce qui pourrait être un corps social des déportés raciaux, des rescapés juifs des camps nazis. Les deux réalisateurs sont mobilisés par leur recherche d’un cinéma « direct ». La parole, enregistrée par un groupe synchrone léger et encouragée par la commensalité, doit couler d’elle-même jusqu’à transformer les participants[11]. Le film est tiré par une articulation présent-futur dans laquelle le passé de Marceline n’a pas d’emblée sa place. Et le film donne une lecture précise de ce qui fait présent : les mouvements d’indépendance en Algérie et au Congo qui engagent humainement et profondément toute l’équipe, au point d’en faire la matière de discussions collectives passionnées dans lesquelles Marceline s’implique. Mais la Shoah — qui ne s’appelle pas encore la « Shoah » — est, elle, tenue du côté du passé, ce qui la place hors film. Des faits d’actualité ne pénètrent pas le tournage, comme la résolution 138 du Conseil de sécurité de l’ONU votée le 23 juin en réponse à l’affaire Adolf Eichmann[12] ou l’accord conclu le 15 juillet entre la France et la RFA « en faveur de ressortissants français ayant été l’objet de mesures de persécution national-socialistes ». Si vous écoutez bien, dans Chronique d’un été, le terme « témoin » est prononcé par Edgar Morin : les réalisateurs sont « témoins », dit-il — au sens de testis, de « garants » —, de l’authenticité cinématographique de la séquence qui débute place de la Concorde. Ce n’est pas Marceline la témoin, mais eux ! L’attention aux signaux d’un changement d’ère[13] pourrait même paraître faible. Pourtant, Chronique d’un été fait bien rentrer dans le champ, de facto, une témoin historique clairement établi comme juive des « camps de concentration » dirigés par les « S. S. », mais à mes yeux le témoignage est plus en puissance qu’en acte. Si bien que, revenons à votre question, le film est prêt dès 1961 pour ces interprétations ultérieures, y compris celle que vous avez eue en voyant le film pour la première fois ! Car il y a bien eu sur le tournage énonciation de souvenirs, qui seront repris quasiment mot pour mot dans ses autobiographies de 2008 et 2015[14], par exemple sur la solidarité avec des codétenues d’Auschwitz ou la rencontre avec son mari Francis Loridan : ces segments sont certes restés dans le chutier des monteurs mais, s’ils n’apparaissent pas à l’écran, ils hantent la « Marceline » que nous voyons. Vous êtes réceptif à la dimension du vécu, qui est devenue une composante actuelle du témoignage, et en cela le film est peut-être en avance sur son temps.

Entre les premiers essais filmés avec et chez Marceline Loridan en mai 1960 et la sortie du film en octobre, on repère d’ailleurs un écart. Dans l’émission télévisée « Reflets de Cannes », de mai 1961, on voit Marceline Loridan marcher seule sur La Croisette — comme si l’association entre dire et déambuler était devenue son mode d’apparaître à l’écran (ce rapport entre marche et création étant d’ailleurs un tropisme de l’art en cette seconde moitié du 20e siècle[15]). Puis François Chalais la convoque pour se prononcer sur le procès d’Adolf Eichmann, qui se tient au même moment en Israël[16] : ses questions positionnent Marceline comme témoin au sens de superstes, qui est présent, reste, subsiste, survit. Le téléspectateur comprend que la jeune femme a vécu quelque chose de singulier, qu’elle a traversé de part en part un évènement historique et qu’elle peut en rendre compte[17], et je dirais en répondre, verbalement. Il apprend peut-être factuellement plus de choses que dans le film, mais à l’inverse, formellement, cette interview me paraît close sur elle-même : elle est moins ouverte à des réélaborations au futur qu’une puissante séquence de cinéma qui concatène des informations (qui ont bien été enregistrées au tournage mais sont tombées dans les coupes au montage) et des émotions (y compris corporelles et plastiques) susceptibles d’être dépliées plus tard.

Depuis le travail d’Annette Wieviorka, on sait comment la capture d’Eichmann et son procès ont construit un « temps social » du témoin, d’abord appelé à la barre — à la barre, et en nombre, du Tribunal civil de Jérusalem. Avec l’injonction, en quelque sorte, de parler pour séparer victimes et bourreaux, et partant, attester de cette séparation pour l’histoire. Dans Chronique d’un été, impulsé à l’hiver-printemps 1960, Marceline Loridan répond à un autre type de demande : trouver sa place dans le plan, devenir une femme de cinéma, créer. Soit regagner du vivant sur le mortifère qui a entamé sa jeunesse. Et si on met en regard les deux formats (télé et cinéma) qui sortent sur petit puis grand écran en 1961, on approche des caractéristiques temporelles d’un évènement; un changement ne s’effectue pas de façon radicale partout et au même moment, c’est d’abord une différence, quelque chose qui fait tache, « se détache », écrivait Paul Veyne[18]. Comme l’hiver sur un lac gelé, la glace commence à se fissurer lentement, en des points épars, disjoints, et chaque zone — ici chaque support médiatique produit à un an de distance — fond selon des vitesses différentielles. Il est frappant, si on regarde les deux formes médiatiques consécutivement, d’entendre Marceline Loridan dire distinctement « Auschwitz » dans « Reflets de Cannes » quand ce mot est absent de Chronique d’un été.

Même dans les rushes ?

Si, dans les rushes sonores, Marceline mentionne clairement « Auschwitz » à plusieurs reprises entre le printemps et l’automne 1960. Il est donc remarquable que ce mot n’ait pas été gardé au montage. Cette disparition renforce ce que je soulignais relativement à la faible caractérisation des faits. En l’absence de dénomination, certains journaux font de Marceline une « Israélite rescapée de Ravensbrück » (Paris-Presse, 14 mai 1961) probablement parce que ce centre de concentration est alors connu pour avoir été le plus grand camp pour femmes du IIIe Reich[19], et que les caractéristiques d’Auschwitz II–Birkenau (camp de femmes jouxtant un centre de mise à mort) sont largement méconnues. D’autres articles en font eux une « incarnation » de « toutes les déportées françaises[20] », autrement dit une jeune femme juive (son nom de jeune fille, Rozenberg, non mentionné dans Chronique d’un été, est fréquemment cité dans la presse) sans attaches avec la spécificité de la politique de destruction des Juifs d’Europe.

Rouch et Morin ont invité Marceline à participer au film, c’est un acte déterminant. Ensuite, ils ont bien compris le marqueur historique qui la singularise des autres protagonistes — ils le littéralisent à l’image, en filmant avec insistance son matricule, et au son, en lui demandant de décoder la signification de son « numéro » 78 750 —, mais ils ne font pas de sa parole une source de savoir susceptible de documenter l’histoire. La marque du passé a ici valeur métonymique. Pas au sens où, actuellement, pour toute personne un peu renseignée, un matricule gravé à même la même la chair signale immédiatement la sélection pour le travail à Auschwitz. Au sens où le panoramique sur son avant-bras[21] témoigne pour, autrement dit à la place de, Marceline. Cette façon d’atténuer les particularités historiques du portrait ressort aussi des tentatives d’Edgar Morin pour rapprocher cette jeune femme d’une autre brune charismatique, Marilú, secrétaire aux Cahiers du Cinéma. Il organise ainsi une soirée, dont aucun plan n’est retenu au montage, pour qu’elles discutent entre elles : comme si elles présentaient deux faces du même mal de vivre, de la même névrose de femmes cherchant l’amour et la liberté, autrement dit comme si la rupture de classe de la bourgeoise Marilú et la déportation de force de Marceline étaient du même registre. Et j’ai entendu, dans ces bandes-sons, Marceline Loridan se rebiffer contre ce rapprochement au motif du féminin qui ne tenait pas compte de la spécificité de son trauma.

Ce qui reste à l’écran des enregistrements de Marceline Loridan ressort de la vision qu’ont les deux réalisateurs des femmes dans leur projet : les épouses sont filmées avec leurs maris et les jeunes femmes, en couple ou célibataires, se voient consacrer des scènes dédiées — on pourrait s’aventurer à parler des projections de quadragénaires vivant ou ayant vécu des histoires d’amours extra-conjugales avec des femmes plus jeunes (dont deux participent au film, Marilú et Nadine Ballot), ce qui est un secret de polichinelle sur le tournage. Marceline est ainsi vue, filmée, comme une femme jeune, séduisante, intrigante, avec des difficultés existentielles. Edgar Morin la coupe par exemple, je l’ai aussi découvert dans une transcription avant de le repérer dans un rush, pour lui dire qu’ils ne veulent pas l’interroger sur « cette déportation » mais sur le fait qu’elle a été déportée adolescente et que cela a des répercussions sur sa vie, son rapport avec les gens et avec les hommes notamment. Et lorsqu’il parle du matricule qui « ne peut pas ne pas se voir » (là aussi, c’est coupé), il ajoute aussitôt qu’il en est de même de son « bas » « filé ». Ce qui entraîne des rires, mais induit un curieux flottement de registres (comme si les deux lézardes s’équivalaient, la marque indélébile faite par les nazis sur la peau et l’accroc au bas jetable) autant qu’un regard qui se promène, de bras en jambes, le long de son corps.

Ce qui me ramène à « Reflets de Cannes », où le journaliste formule un autre type de projection sur Marceline. Il rabat son monologue dans Chronique d’un été du côté de l’indécence, la déportation à une affaire privée : « normalement » on ne parle pas de telles choses « en public », fait-il remarquer. Cet échange est un indice précieux pour s’approcher des blocages auxquels continuent de se heurter les anciens déportés juifs de France au début des années 1960[22]. Si l’on s’en tient à l’échange verbal, ne sont salués ni l’effort fait par un sujet sur lui-même pour revenir sur une période traumatique ni le bénéfice d’une parole singulière pour l’espace social. En quelques secondes, cette archive télévisée[23] nous donne accès au traitement brutal et ordinaire réservé à cette parole. Marceline paraît accepter cette objection en souriant. Elle fait bonne figure pour la caméra, reste maîtresse du plan. Mais qui peut mesurer quels effets a eu sur un sujet le fait d’être coupé, interrompu quand il s’exposait à se dire, ou d’entendre des phrases comme : « N’y a-t-il pas un exhibitionnisme de l’âme ? » Dans le contexte critique qui est le nôtre aujourd’hui, c’est très discordant.

Je pense surtout à un texte d’Anne-Lise Stern de 1996 intitulé « Sois déportée… et témoigne ![24] », où elle enjoint les interlocuteurs de rescapés à ne pas « désespérer le témoin de témoigner ». Elle se situe dans un contexte où les historiens ont la tentation d’utiliser les témoins comme des « documents », de les considérer comme des sources orales à recouper avec d’autres sources, en vertu de la faillibilité de la mémoire — ce qu’elle appelle une « théorie éventuellement juste ». C’est un texte nourri par ce qu’elle essaie de faire tenir ensemble : « déportée et psychanalyste », et qui est à mes yeux une alerte à ne pas annihiler ce qui est essentiel pour tout survivant. Être entendu, reconnu, lu, dans sa singularité. Pour l’historien, se garder de dire de l’extérieur, avec surplomb, ce qui est la vérité du sujet qui s’exprime, et partant, le priver de la reconquête de sa liberté subjective. Malgré les contradictions de Chronique d’un été, ou (pour reprendre votre terme « pas pensé » en le déplaçant) ses impensés, on sent déjà cela : Marceline parvient, par tâtonnements et par le cinéma — par ce cadre qui est une terre d’accueil, un outil de restauration de soi —, à trouver une mise en forme de sa parole qui lui permette de dire tout en se protégeant : elle crée. La caractérisation historique est faible ? Au moins, elle n’est pas un document ! Elle produit du plus-que-vivant, du sur-vivant… au point, d’ailleurs, de s’être fâchée avec des membres de sa famille, confiait-elle : comment se dire sans provoquer une succession de malentendus, de frictions, dans l’espace du tournage, dans l’espace de réception (public ou privé) ?

M’inscrire dans une perspective de microhistoire, en détourant la seule silhouette de Marceline Loridan, m’a permis de prendre le pouls des micro-différences de temporalité dans l’accueil et la matérialité formelle de la prise de parole d’un (futur) témoin. J’ai fait de l’apparition de Marceline dans cette séquence phare de Chronique d’un été un évènement en soi. Parce que, si Rouch et Morin l’ont mise en boîte dans un temps où la spécificité historique du génocide perpétré contre les juifs n’est pas perçue (et qu’ils sont de plus pétris du référent à la Résistance à l’occupant allemand à laquelle ils ont pris part), ils lui ouvrent bien un espace d’élaboration dont je fais le postulat implicite qu’il est providentiel. Plus encore, ils lui accordent d’entrer dans la mise en scène (parce qu’elle en impose !), même si le champ cinématographique et idéologique est contraint. Et Marceline Loridan s’est saisie du dispositif, tel un tuteur sur lequel prendre un appui vital. C’est l’hypothèse dont je sous-tends La voix manquante. En créant la « Marceline » de celluloïd, elle a reconquis artistiquement de la vie, elle a tracé le chemin qui serait le sien : vivre par / de productions sensibles.

Dans la seconde partie de votre livre, « Lieux dépliés », vous quittez les décors naturels parisiens de Chronique d’un été pour aller à la recherche des « sites » de l’histoire et donnez une large part aux témoignages de Marceline Loridan-Ivens. Ce qui m’a marqué, justement, c’est que vous prenez toujours sa parole au sérieux. Il y a un détail, à cet égard, que j’ai trouvé particulièrement beau : vous précisez que Marceline date son arrestation de la nuit du 29 février au 1er mars 1944, tandis que les archives de la préfecture de Vaucluse indiquent la nuit suivante. Sans l’expliciter, c’est la date avancée par Marceline que vous retenez par la suite.

Dans cette partie, j’ai souhaité articuler histoire individuelle et histoire collective de la déportation à Auschwitz, en trouvant des points de recoupement précis. Je me suis ainsi employée à arrimer ses témoignages aux archives, que j’ai recherchées, consultées, en suivant sa piste et celle de son père Szlama Rozenberg : de Nîmes à Washington, des fonds départementaux aux collectes de l’International Tracing Service. Car il me semblait important de traiter et du fait qu’elle est une femme de l’image et du son, et que sa déportation eh bien, ce n’était pas du cinéma[25]. Ses témoignages, nombreux dans les vingt dernières années de son existence, sont donc ici historicisés, par intrication avec la documentation produite par des administrations. Et j’ai eu à coeur, dans le montage de ces différentes sources, que le matériel externe ne recouvre pas la voix de Marceline Loridan-Ivens. Le lecteur suit donc, je l’espère !, autant la trajectoire de sa déportation (une géographie par lieux clés) qu’une ligne mélodique : elle donne le « la » / le « là ». Le projet du livre, son éthique, est d’essayer de dégager un point d’écoute pour faire entendre le vivant, la reconquête de formes d’expressivité (livres, conférences, rencontres, films) choisies par une voix à qui on avait demandé dans le passé de se taire, de ne pas parler « de ça », de ne pas parler « comme ça ». La part donnée à ses prises de parole publiques, que vous avez remarquée, était une façon de placer l’autorité du côté de la créativité, de l’auctor. Disons que j’ai écrit depuis un cri : celui prodigieux, entendu dans son autofiction La petite prairie aux bouleaux (2003) : «… Ich bin fünf und siebzig tausend sieben hundert fünfzig ! Je suis vivante ! Je suis vivante ! Je suis vivante ! Vivante ! » Un cri interprété par Anouk Aimé et mis en scène par Marceline Loridan-Ivens[26]. Dans les rushes sonores non montés de Chronique d’un été, Marceline faisait allusion à ses « cauchemars », à sa difficulté à vivre une existence ordinaire après l’horreur des camps, à ses tentatives de suicide. Tandis que quelques années avant de mourir, elle confiait à la cinéaste Esther Hoffenberg, « je trouve que la fin de ma vie est peut-être la meilleure[27] ».

Et cet exemple que vous retenez, de la date de son arrestation du 1er mars 1944, souligne en passant les défaillances des archives écrites, qui contiennent leur part d’erreurs, d’à-peu-près, de dissimulations, etc. Ces mêmes fonds de la préfecture du Vaucluse ne notifient pas que les raflés « raciaux » sont détenus à la prison Sainte-Anne d’Avignon, on y lit « lieu de détention : inconnu », et une grande partie des archives de cette prison relative à la période 1940–1945 a disparu après-guerre[28]. Votre remarque me rappelle une intervention de Philippe Joutard, un des pionniers de l’utilisation et de la valorisation des sources orales en France. La faiblesse apparente de la source orale pour les historiens français (contrairement alors à leurs collègues brésiliens ou canadiens) en fonde en fait l’intérêt, disait-il : flou de la mémoire, recours à la représentation, à des formes imagées, et donc à l’imagination. Et il avait conclu en disant que l’on peut certes toujours montrer qu’un témoin se trompe, mais ce qui est faux d’un point de vue factuel peut tout à fait être vrai intrinsèquement, dans la vie du sujet[29].

Ce qui est signifiant dans le cas de Marceline Loridan-Ivens, et qui contribue à l’attraction publique exercée par sa personnalité, relève de son implication dans la création de ses propres témoignages en tant que femme de médias. Sa présence démultipliée, dernièrement, dans des espaces de rencontre avec du public, était aussi une source de revitalisation de tout son être. Un peu comme le visage d’une star qui, à tant recevoir la lumière des projecteurs, finirait par devenir lui-même une source lumineuse. Il n’est pas anodin que son premier récit de déportée à l’écran soit stylisé dans un film de recherche sur le cinéma (1961), puis que sa participation active à la mémoire de la Shoah en France date de la fin des années 1990 et du début des années 2000 où elle prépare puis tourne à Birkenau son premier (et unique) film en son nom seul, La petite prairie aux bouleaux (2003). A contrario, Ida Grinspan[30], décédée le 24 septembre 2018 quelques jours après Marceline Loridan-Ivens, a témoigné elle dès le début des années 1980, lorsque de nombreux rescapés réagirent au procès de Klaus Barbie et à la diffusion ouverte de propos négationnistes. Marceline Loridan-Ivens oeuvre donc tardivement à la transmission collective de cette mémoire. Elle bénéficie ainsi d’un espace social co-construit entre parole et écoute qui l’expose moins que dans les années 1960 à être coupée, rabrouée, jugée. Elle s’insère dans un temps social moins structuré par la politique des procès retentissants de responsables de la déportation. Enfin, elle se manifeste au terme d’un parcours personnel qui lui permet de ne plus être une « femme gelée[31] »; elle est dans une séquence de sa vie où une autre voie artistique se dégage, après la mort de son époux, le documentariste Joris Ivens, qui laisse à son identité juive la possibilité d’advenir comme objet d’énonciation.

Chemin faisant, sa mémoire s’est consolidée par strates, avec des temps forts que sont les films de cinéma qui se nourrissent de son histoire. Dans son autofiction de 2003, il est d’ailleurs saisissant d’entendre le personnage de Myriam redire exactement, à Birkenau, le monologue que Marceline avait déroulé le 15 août 1960 pour la caméra et le micro de Rouch et Morin, à Paris. C’est ce que dirait la « théorie des arcades » de LeDoux, telle qu’exposée par Denis Peschanski[32]. Les remaniements de sa mémoire ont été alimentés, forgés, par les témoins qui s’étaient exprimés vingt ans avant elle, par les avancées historiques, ou encore par les matériaux de création — littérature, oeuvres audiovisuelles et sonores… — auxquels son métier la rendait particulièrement sensible. Les déportés d’Auschwitz avaient une vision extrêmement fragmentaire du camp, liée à la parcellisation du travail, à la subdivision en sous-camps et périmètres hérissés de barbelés, de miradors. La reconstruction des évènements agrège ainsi des sources hétéroclites qui rendent particulièrement intermédiatiques le matériel mémoriel. Et Marceline Loridan-Ivens a très habilement mis en scène, de façon réflexive, ce caractère composite, conflictuel, socialisé et médiatisé de sa mémoire dans La petite prairie aux bouleaux.

Vous parlez de l’évolution des témoignages de Marceline Loridan-Ivens, et c’est intéressant car je me suis souvent étonné, à l’inverse, de constater la permanence de certains thèmes. Par exemple, l’épisode de sa rencontre avec son père à Auschwitz-Birkenau, qui lui a discrètement glissé une tomate et un oignon dans la main : elle le raconte dans Chronique d’un été et, plus de cinquante ans après, dans ses livres Ma vie balagan (2008) et Et tu n’es pas revenu (2015). J’ai souvent pensé que d’ordonner ainsi son récit autour de scènes fixées lui permettait de témoigner avec sa personnalité, mais en se protégeant de faire remonter le traumatisme chaque fois.

Dans La petite prairie aux bouleaux, il y a une scène qui, de ce point de vue, me semble saisissante : le personnage de Myriam (double fictionnel de Marceline) éprouve la douloureuse remémoration d’un fait oublié. Elle se rappelait avoir creusé des tranchées « près des cuisines », mais son amie Ginette la détrompe : c’était « près des crématoires », pour y « brûler les cadavres » des Hongroises, arrivées en nombre à partir de mai 1944. En voyant le film, j’avais interprété cette scène comme une manière de nous inviter à porter notre écoute au-delà du récit, à chercher à comprendre ce qui n’était pas dit à travers ce qui était désigné. Il m’a semblé que c’est ce que vous faites dans votre livre : à la fois vous prenez son témoignage très au sérieux, et c’est le socle de votre démarche, mais en même temps vous êtes attentive à ses silences, vous cherchez à voir plus loin que ce qu’elle peut ou accepte de raconter sur ce qu’elle a vécu.

Oui, c’est exactement ça. Voir plus loin, au sens de faire reculer l’horizon, rendre perceptible qu’il existe des manques ou des silences sans entreprendre de les combler absolument. Dans les récits de Marceline Loridan-Ivens, la trame narrative se stabilise autour de moments clés, de segments qui reviennent, telles des scènes et font image[33]. Leur répétition suscite l’étude des variations stylistiques : oignon et/ou tomate, la texture du récit se trouve modifiée (référents gustatif, chromatique, culinaire, saisonnier, etc.), mais pas la structure de l’évènement ! Ou, par contraste : une répétition va donner du relief aux surgissements provoqués par l’endroit, la demande, la forme qui « encadrent » le témoignage. Dans La petite prairie aux bouleaux, Myriam se déplace dans Birkenau comme si la reconnaissance topographique des lieux allait déverrouiller les locis de sa mémoire[34]. Le film comprend une série de saynètes (notamment avec des amies juives rescapées, un mémorialiste polonais, un photographe allemand, petit-fils de S. S.) qui déclinent la situation dialogale de la mémoire. Il y a ce que je sais, qui est solide, me constitue, et que je peux partager avec d’autres, semble dire le personnage. Il y a ce que je n’ai pas en tête mais que je suis prête à accueillir, si vous argumentez. Et il y a enfin ce que je refuse absolument d’apprendre, car ce savoir entrerait en collision avec le récit qui fait pilier en moi, et sans lequel je vacille. « Et si j’ai pas envie de m’en souvenir, moi », s’écrie Myriam dans une agitation de mouvements (corps / caméra)[35].

À ce propos, un autre exemple. Dans Ma vie balagan (2008), Marceline Loridan-Ivens évoque la chef de Block intègre et courageuse de Bergen-Belsen sans lui attribuer un nom, tandis que dans Et tu n’es pas revenu (2015), elle la nomme : Anne-Lise Stern, également déportée à Auschwitz depuis Drancy / Bobigny le 13 avril 1944. Des lectures fraîches, un recours à la documentation probablement plus prégnant (même si non citée), ou une perception nouvelle de l’importance de l’auteure du Savoir-déporté décédée en mai 2013, peuvent être à l’origine de cette précision. En introduisant ce nom propre, le texte s’enrichit et positionne plus clairement l’auteure dans la démarche politique d’identification et d’individualisation des déportés juifs telle qu’entreprise par Serge Klarsfeld à partir du Mémorial de la déportation des Juifs de France[36]. Oeuvres, paroles et récits circulent. Marceline Loridan-Ivens regardait beaucoup de films, fictions et documentaires. J’ai vu Pizza in Auschwitz[37] ou Grey Zone[38] sur ses recommandations : le travail des réalisateurs servait de relais (de témoin) pour dire la justesse d’une reconstitution, l’émotion qui avait fait partage : là, le retour en famille raté sur le site de Birkenau devenu Mémorial, ici les gestes furtifs des détenus des blocs « Canada » d’Auschwitz II. La voix, elle aussi permet d’entendre, et de voir « plus loin ». François Hartog avait annoncé dans Évidence de l’histoire. Ce que voient les historiens qu’avec « la montée du témoin, c’est la voix, le phénomène de la voix, qu’il faudrait prendre en compte[39] ». De fait, dans l’analyse de Chronique d’un été par exemple, j’ai été attentive à la sémantique des mots autant qu’à la prosodie, au paralangage, au « moi sonore ». Raconter est une chose, capter l’attention, se faire griot en est une autre. Il me semble que si Marceline séduisait autant, si les salles étaient pleines lorsqu’elle était annoncée dans une manifestation, c’est qu’elle entrait en scène : elle savait moduler sa voix, ourler son timbre, rythmer sa diction, occuper le champ, et faire lever des images saisissantes pour l’auditoire.

Dans votre livre, votre attention au « moi sonore » m’évoque, parfois, l’écoute flottante des psychanalystes… comme eux, vous travaillez aussi, dans votre écriture, par associations libres, un terme que vous employez vous-même, dans un article intitulé « Il était deux fois une petite fille de quinze ans[40] ».

Les effets du langage sur la personnalité, la cure par la parole, les maladies de la mémoire, la question du tiers ou du cadre, de nombreux domaines de la psychanalyse sont connexes, et très utiles, à l’étude des témoignages, et plus globalement à une démarche qui laisse une grande part à l’humain — ce qui est en soi un enjeu fondateur des sciences humaines. La psychanalyse concerne les sujets un à un. Les études psychanalytiques se fondent sur des vignettes cliniques. Dans mes recherches, je procède méthodologiquement au cas par cas. Ajoutons que certains survivants, et témoins exposés, sont eux-mêmes devenus psychanalyste, telle Anne-Lise Sterne, ou neuro-psychiatre comme Boris Cyrulnik, qui fut un enfant caché. De nombreux rescapés sont eux-mêmes passés par des groupes de paroles animés par des psychologues[41] ou par des thérapies par la parole : y a-t-il un rapport d’énonciation forgé par la cure ? Ce serait intéressant de l’établir. Je me suis demandé comment faire résonner le sémantique — comme toute résonance, celle-ci n’est possible qu’à condition qu’il y ait de l’air, de l’espace, pour permettre la vibration. Paul Veyne parlait lui de « l’aura » dont devaient « s’imprégner » les historiens. Disons que cette image d’un « halo » traduit la centralité de la vue, du visible, dans les recherches qu’il vise (documents papier); dans une recherche intégrant, elle, la parole filmée et l’élaboration des expériences vécues, l’équivalent pourrait être en effet cette « écoute flottante » que vous mentionnez. Les associations libres que vous avez repérées éclairent aussi, par une écriture marquée, la création d’un espace littéraire. L’écriture n’est pas neutre, je ne tends pas à produire un savoir normatif, définitif ou verrouillé. J’ai essayé de suivre (très sérieusement !) le papillon dans ses battements d’ailes, plutôt que de le fixer avec une épingle — et voilà que je vous réponds par une autre association libre, probablement parce que Marceline Loridan-Ivens arborait une broche papillon verte dans ses derniers portraits-presse. Comment dire… j’ai essayé de traduire du vivant de façon vivante. En valorisant ainsi la capacité de « résilience » de Marceline. Oui, je trouve extraordinaire — il y a sûrement là une épiphanie du témoin — que Marceline soit restée suffisamment vivante pour créer avec sa vie et essayer jusqu’au bout de se restaurer.

À quatre-vingt-dix ans, elle s’entourait de très jeunes gens qui l’admiraient, ce qui la fortifiait. Elle a coloré et bouclé ses cheveux jusqu’à la fin[42], ce qui la distinguait immédiatement dans une assemblée, y compris d’anciens déportés. Elle portait des bijoux et des tenues fantastiques : jupe longue noire, chaussures à talons compensés, silhouette impeccable rehaussée de brillants, de paillettes, de satins; bagues sculpturales, collier de grosses perles orangées (voir les figures 2 et 3). Si sa parole la faisait vivre, pour paraphraser Françoise Dolto, son langage s’incarnait dans son corps, et dans sa voix en tant que projection extime du corps. Son dernier livre, L’amour après,[43] insiste sur le côté affranchi de sa personnalité, favorisé par le grand âge, qui débarrasse certains sujets de conventions sociales, en l’occurrence ici en matière de vie amoureuse et sexuelle. Yves Jeuland, qui l’avait rencontrée pour son film d’entretiens[44], avant de la mettre en scène dans deux spectacles vivants qui ont fait salle comble[45], l’avait qualifiée de « punk[46] » !

Figure 2

Photogramme, Marceline Loridan-Ivens dans le film Marceline Loridan-Ivens racontant son passage à la prison Sainte-Anne avant son départ pour Auschwitz, Franck Leplat, 2014.

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Figure 3

Capture de page Internet, Marceline Loridan-Ivens en 2014 dans le spectacle éponyme du Forum des images à Paris. Cette captation est devenue un film : La vie balagan de Marceline Loridan-Ivens, Yves Jeuland, 2018.

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D’ailleurs, au terme de « déportée », Marceline préférait celui de « sur-vivante » : il y a l’idée d’être plus-que-vivante. Mais, pour revenir à ce que vous disiez, une autre manière que vous avez eue de rendre compte du vivant, au-delà des mots, c’est par l’usage de photographies. Cela m’a fait penser à Shoah, de Lanzmann : vous donnez à voir les lieux au présent, comme des traces du passé. Est-ce comme cela que vous avez pensé leur fonction ?

Vous avez vu juste. Il y a quarante-cinq photographies originales prises par Rémy Dal Molin, qui a accepté de m’accompagner sur les lieux clés de la déportation de Marceline. Chacune est dotée d’un titre, d’un lieu, d’une date, et a fait l’objet d’un placement méticuleux dans le texte avec la directrice artistique des Éditions P.O.L, Antonie Delebecque. Ces photos sont à l’intersection d’un espace spécifique et d’un temps donné; le déclic décisif engage la vision, contracte le temps. Il m’a semblé nécessaire de produire, au présent, des images de ce qu’il reste de l’itinéraire de cette petite fille juive dans les paysages aujourd’hui. Avec ses inscriptions disparates : lieu anonyme, lieu cruellement banalisé car réaffecté à des logements, Mémoriaux en France et en Pologne relevant de périodes différentes de l’historiographie… Et également, de retour à mon bureau, d’écrire en regardant et pas seulement en me souvenant. Il y a ainsi une continuité entre la première partie du livre (« Lieux pliés (décors) ») qui procède de questions que me pose le film de 1961 et la seconde partie (« Lieux dépliés (sites) ») qui produit des vues du présent. Les photographies « taciturnes », calmes, relancent discrètement cette histoire de voix, flagrante dans l’analyse de Chronique d’un été. Dans la photographie de paysage, passé et présent coexistent fortement[47], le passé (l’humus de la terre) irrigue le présent (le feuillage), et dans cette espèce de silence radical de la photographie, le tumulte du sonore y est perceptible. Ces photographies appellent un monde de sons, celui du vent dans les arbres ou des violentes années 1944–1945. Dans l’article « Le silence de la photographie : la brûlure de l’image », Alain Mons évoque l’indiscernable et l’énigme du paysage, du « bruit de fond » qui se manifeste dans ce « silence visuel » : les « photos de silence, écrit-il, nous offrent des fentes pour le regard, pour contempler l’insaisissables du Voir[48] ». Mais pour que tout cela se réalise, il convient d’être en présence de véritables photographies et non de notes illustratives : c’est la raison pour laquelle il m’était indispensable de faire appel à un tiers photographe. Utiliser mon téléphone portable, comme je peux le faire par exemple pour garder copie d’une consultation d’archives, était hors de question.

Pour revenir à Claude Lanzmann, il a aussi expliqué comment s’impose à lui, à un moment de la préparation de ce qui ne s’appelait pas encore Shoah mais La mort aux champs, l’ajustement entre le savoir et le voir du lieu Auschwitz. Se rendre sur place, avec un projet, pas en faisant du tourisme[49], est une expérience radicale autant qu’ontologique. Marceline Loridan-Ivens a souhaité que sa coscénariste de La petite prairie aux bouleaux se rende avec elle à Birkenau : pour éprouver un voir qui fasse ressentir, en particulier la proximité des morts, et leur humanité, leur appel à ne pas être oubliés. Pour mieux comprendre les modalités d’apparition de « Marceline » dans Chronique d’un été, pour saisir les faits dans leur déroulement spatial, il me fallait donc après le mot « fin » quitter les écrans et arpenter les lieux de sa déportation : savoir d’où elle parlait, comprendre d’ venait sa voix. Car « lieux et événements en ces lieux fabriquent des paroles encastrées dans des imaginaires précis nés à partir d’espaces spécifiques[50] ». La photographie qui me touche le plus peut paraître anodine : celle de la porte du fond du jardin, que la petite Rozenberg avait franchie en 1944 pour échapper à l’arrestation alors qu’un milicien l’attendait de l’autre côté. Quand nous sommes arrivés ce jour-là pour photographier le domaine de Gourdon, la porte était entrouverte, comme si elle n’avait jamais été refermée sur le passage de Marceline et de son père…

À propos de lieux, il y en aura un qui portera le nom de Marceline. Le 10 mai prochain [2019], à Paris, sera inaugurée une « promenade Marceline Loridan-Ivens »…

Le premier lieu public à prendre le nom de Marceline Loridan-Ivens est une « promenade » des berges de la Seine[51] (voir les figures 4, 5, 6 et 7). Si on pense que « Marceline » est apparue pour la première fois au cinéma telle la femme qui marche… Politiquement, c’est un acte fort et « la forme la plus extraordinaire de reconnaissance[52] » : son nom avait été violemment annulé à Birkenau, tandis que désormais son patronyme (et plus encore l’histoire qui s’écrit par strates avec ses trois patronymes Rozenberg, Loridan, Loridan-Ivens) sera attribué à un espace urbain chargé d’histoire[53]. Mais plus encore la vie qu’elle a conduit finit par avoir la puissance de nommer un lieu qui n’avait pas de nom. Dresser un panneau dans la ville, c’est aussi dire : une femme déportée à Auschwitz est revenue de très loin pour devenir, ici et pour nous tous, cinéaste et écrivaine. L’idée d’honorer sa mémoire a été formulée très vite après son décès, dans une période de chagrin, d’entrée en deuil et opère un transfert de la permanence, du corps au lieu[54].

Figures 4, 5, 6 et 7

Photographies de Frédérique Berthet, Inauguration de la promenade Marceline Loridan-Ivens, Paris (6e et 7e arrondissements), 10 mai 2019.

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Quand vous avez publié La Voix manquante, Marceline était encore vivante. Il était ouvert vers de nouvelles formes de création : témoignages, livres… ce n’est plus le cas aujourd’hui. Est-ce que le décès de Marceline Loridan-Ivens et, avec elle, de l’une des dernières parmi les témoins directs de la Shoah, modifie le sens de votre ouvrage ?

Aux lecteurs de le dire ! En cours d’écriture, les cérémonies du soixante-dixième anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale et de la libération d’Auschwitz m’ont rattrapée : Marceline Loridan-Ivens a été très sollicitée, ce qui a eu pour effet de revivifier le passé au présent de ses interventions et de faire vibrer l’analyse du film de 1961 avec la femme qui prenait publiquement la parole en cette fébrile année 2015 : le contexte était très intense. Mais, en ce qui concerne La voix manquante, la préparation s’est faite à distance : deux entretiens chez elle et un envoi du livre seulement sous sa forme éditée. Et précisément, ce travail distancé, analytique et empathique, l’a touchée. Si je comprends bien sa réaction, cela l’a aussi rassurée sur le fait que son histoire continuerait à être racontée, que d’autres, inconnus et pourtant amis dans leur attention, pouvaient la relayer. Elle avait apporté, m’a-t-on dit, La voix manquante à l’hôpital, où elle est décédée. Elle a peut-être elle-même changé le sens de ce livre en l’offrant, en en faisant un retransmetteur parmi d’autres. Car la vitalité qu’elle dégageait, sur la page, derrière un pupitre ou à l’écran, a pénétré celles et ceux qui l’ont vue et entendue, tout comme les supports médiatiques conservés. Il est triste de faire face à l’heure actuelle à la mort de témoins de la Shoah qui ont accompagné nos vies, y compris de chercheurs et d’auteurs. Comment continuer à rendre vivante cette histoire, à la transmettre ? Mais d’un point de vue critique, la question diffère-t-elle de ce qui s’est passé pour l’histoire de la Première Guerre mondiale avec la disparition du dernier poilu ? La mémoire reste vive et l’histoire est relancée par des travaux récents, alors que Lazare Ponticelli est mort.

Vous avez raison d’interroger l’actuelle période de transition où les témoins disparaissent alors que leurs témoignages demeurent : sur des enregistrements techniques mais aussi comme empreinte dans le corps de celles et ceux qui les ont côtoyés, qui ont fait l’expérience humaine de leur présence. Il me semble difficile de mesurer l’étendue et les effets de cette nouvelle sorte de transmission parentérale, de cet « entretien » des morts pour reprendre la proposition de Vinciane Despret : « les morts ne le sont vraiment que si on cesse de s’entretenir avec eux[55] ». Et s’entretenir, c’est aussi créer, travailler, chercher, étudier, longuement et ainsi répondre aux « récits vocatifs[56] » des morts.

La trajectoire de vie de Marceline Loridan-Ivens a fini par ressembler à celle d’une comète, qui brille intensément avant de mourir. Quelque chose en elle s’employait à effacer les marques du temps, à créer un présent éternel; à avoir toujours 15 ans, l’âge de son traumatisme ? Fonctionnellement, la mémoire des sujets âgés les rend beaucoup plus proches des souvenirs de leurs jeunes années. Et j’ai l’impression — en cela vous êtes mieux placé que moi pour le dire ![57] — que ce n’était pas seulement ses souvenirs qui la rapprochaient de sa jeunesse mais ses pratiques qui rajeunissaient. Elle s’entourait de jeunes gens, parlait cash de la société et de la sexualité, sortait sa bouteille de vodka et fumait de l’herbe — beaucoup plus chic à quatre-vingt-dix ans qu’à vingt ans ! Elle savait faire oublier son âge… ce qui est une caractéristique de l’avancée en âge.

Dans son dernier livre, L’Amour après, Marceline cite une phrase d’Oscar Wilde : « Le drame de la vieillesse, ce n’est pas qu’on se fait vieux, c’est qu’on reste jeune. » Elle y était très attachée, elle disait : « C’est insupportable, on me prend pour une vieille ! Je suis vieille, mais je ne suis pas vieille ».

Subtilité de l’autoportrait : une phrase miroir et un poète à la vie sulfureuse… Être vieux et pas vieux, ce paradoxe au demeurant communément éprouvé par les adultes — Marc Augé l’aborde lorsqu’il se demande ce que c’est que de « faire son âge[58] » —, n’est-ce pas ce que Rouch et Morin ont réussi avec Chronique d’un été et par la grâce de « Marceline » ? Un film daté qui « défie pourtant les années », disait le producteur Anatole Dauman, et qui, aussi brinquebalant soit-il, reste « contemporain[59] ».