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Introduction

Dans plusieurs pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le nombre de personnes réclamant une protection sociale en raison d’une incapacité au travail explose, et les problèmes de santé mentale arrivent au premier rang des causes d’incapacité (Drake et al., 2012 ; McAllister et al., 2017 ; Shefer et al., 2016 ; Viola et Moncrieff, 2016). Les réformes néolibérales présentement privilégiées en réponse à cette augmentation du nombre de requérants consistent à resserrer les critères d’éligibilité et à réorienter les personnes vers des programmes d’activation ou d’autres programmes de soutien de revenu moins généreux (Barr et al., 2010 ; Barr et al., 2016a ; Barr et al., 2016b ; Glied et al., 2020 ; Jensen et al., 2019 ; Kim et Kaye, 2015 ; Roulstone, 2015 ; Shankar et Collyer, 2004). Or plusieurs études suggèrent que, dans la foulée de ces réformes administratives, les personnes souffrant de problèmes de santé mentale seraient particulièrement susceptibles de perdre leur éligibilité aux programmes dédiés aux personnes avec incapacité (Barr et al., 2016b ; Beatty et Fothergill, 2015 ; Pybus et al., 2019 ; Shefer et al., 2016).

Le Royaume-Uni fait cas de figure : à la suite d’importantes réformes ces dernières années, les personnes avec des problèmes de santé mentale ont été deux fois plus susceptibles que les autres prestataires de voir leurs bénéfices coupés lors du processus de réévaluation de leur dossier (Pybus et al., 2019). Un jugement de la cour a explicitement dénoncé l’aspect intrinsèquement discriminatoire de la réforme, forçant les autorités à redonner accès aux bénéfices injustement supprimés. Malgré ce revirement juridique, la réforme avait déjà impacté négativement le rétablissement des personnes touchées (Shefer et al., 2016). En outre, d’un point de vue populationnel et sans égard au diagnostic justificatif des contraintes au travail, des études statistiques ont montré que les réformes britanniques s’accompagnent d’une augmentation du taux de suicide, des prescriptions d’antidépresseurs et de la mauvaise santé mentale autorapportée chez les prestataires (Barr et al., 2016a).

En contexte canadien, peu d’études existent sur l’accès aux programmes de soutien de revenu chez les personnes souffrant de problèmes de santé mentale. Des rapports récents et des analyses de la jurisprudence montrent néanmoins que plusieurs personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale sont désavantagées dans le processus d’évaluation donnant accès à certains programmes. Précisément en raison de la nature complexe, fluctuante et imprévisible de leurs problèmes, elles auraient plus de difficulté à y avoir accès que des personnes ayant pu démontrer une incapacité physique au travail (McAllister et al., 2017 ; SafetyNet Center, 2019). Au Québec en particulier, le Rapport annuel 2018-2019 du Protecteur du citoyen décriait une application trop rigide des règlements dans l’accès à certains programmes, privant ainsi de revenus nécessaires à leur survie plusieurs catégories de personnes, dont celles souffrant de problèmes de santé mentale.

Dans ce texte, nous nous penchons sur le cas particulier des personnes souffrant de problèmes de santé mentale et étant engagées dans le processus d’accès au programme québécois de solidarité sociale, accessible uniquement aux personnes ayant pu démontrer des contraintes sévères à l’emploi (CSE). Après avoir dégagé quelques constats émergeant de la littérature et décrit notre cadre d’analyse et notre méthodologie, nous présenterons trois figures de cas mettant en lumière les impacts que peut avoir sur ces personnes le processus d’accès au programme de solidarité sociale. La discussion ouvrira sur les enjeux que ces expériences soulèvent et sur des pistes de réflexion à considérer pour diminuer les impacts négatifs du processus sur les personnes bénéficiaires. Mais d’abord, une description des voies d’accès au PSS est de mise afin de bien situer la problématique dans le contexte québécois.

L’Évaluation des contraintes À l’emploi en contexte quÉbÉcois

Au Québec, l’aide financière de dernier recours est divisée en deux programmes distincts : le programme d’aide sociale et le programme de solidarité sociale (PSS). Le premier est accessible aux personnes sans contrainte à l’emploi ou avec des contraintes temporaires à l’emploi, alors que le second permet à celles ayant des CSE (permanentes ou prolongées d’au moins 12 mois) de bénéficier d’un revenu plus élevé. En 2020, une personne seule bénéficiant du PSS pouvait toucher 1088 $ ou 1210 $[1] mensuellement, comparativement à 690 $ pour une personne sans contrainte à l’emploi – soit un supplément de revenu de 58 % à 75 %[2].

Au Québec comme dans d’autres juridictions, le processus d’accès à un programme de soutien de revenu pour une personne ayant des contraintes au travail repose sur une double évaluation : médicale, puis administrative. Pour avoir accès au PSS, une personne requérante doit ainsi avoir un rapport médical attestant des CSE, signé par un médecin et validé par le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MTESS). Cette validation du MTESS peut se faire de deux manières, selon le contenu du rapport médical, entraînant deux voies d’accès au PSS : 1) l’admission simplifiée, approuvée par un agent d’aide financière sur la base d’un rapport médical attestant d’un diagnostic principal faisant partie de la liste des diagnostics évidents du MTESS ; et 2) l’admission faite à la suite d’une évaluation approfondie par le comité d’évaluation médicale et socioprofessionnelle du MTESS. En l’absence d’un diagnostic évident, ce comité tient compte, en plus du diagnostic[3], des caractéristiques socioprofessionnelles qui peuvent entraver la capacité à intégrer le marché du travail.

Or, une de nos recherches (Giguère et al., 2019) a montré que la méconnaissance de ces deux voies d’accès par les médecins appelés à remplir des rapports médicaux génère une variabilité dans leurs pratiques professionnelles. Par exemple, face à un même patient, un premier médecin pourrait signer un rapport médical en mettant un diagnostic principal (même si celui-ci n’est pas incapacitant à lui seul) et en ajoutant des éléments supplémentaires justifiant les contraintes à l’emploi – détails d’ordre psychosocial, diagnostics secondaires, antécédents personnels ou tout autre commentaire jugé pertinent. Ce rapport sera envoyé au comité d’évaluation du MTESS pour une évaluation approfondie. Dans une situation semblable, un second médecin pourrait, pour sa part, refuser de signer ledit rapport sous prétexte d’absence de diagnostic incapacitant recevable au MTESS – bloquant ainsi l’accès au patient à l’évaluation approfondie de son dossier et au PSS.

Dans la foulée de cette recherche, nous nous sommes demandé quels étaient les impacts de cette variabilité dans les pratiques évaluatives pour les personnes souffrant de problèmes de santé mentale. En portant attention aux expériences subjectives des personnes bénéficiaires, nous souhaitons donc par cet article interroger le vécu du processus d’accès au PSS pour des personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale ainsi que les impacts perçus de ce processus dans leur trajectoire sanitaire et sociale. L’éclairage qu’amènent ces expériences nous semble crucial dans une perspective d’accès équitable aux programmes de soutien de revenu, considérant les risques concrets d’appauvrissement et d’accroissement des inégalités sociales de santé.

L’accÈs À des programmes de soutien de revenu dans les cas de santÉ mentale : complexitÉ et impacts du processus

Afin d’interroger l’expérience subjective des personnes souffrant de problèmes de santé mentale engagées dans le processus d’accès au PSS, deux constats émergeant de la littérature nous semblent importants à mettre en relief : la complexité du processus d’évaluation médicale et les impacts possibles de ce processus sur le potentiel de rétablissement des personnes requérantes.

Le diagnostic en santé mentale : complexité et incertitudes professionnelles

Dans une étude comparative du cas ontarien et australien, McAllister (2019) a documenté la conceptualisation d’une incapacité à l’emploi idéal typique chez les concepteurs de programmes de soutien de revenu. L’étude montre que l’idéal type est représenté par une personne dont l’incapacité est visible, permanente, diagnostiquée et associée à une cause médicale (par opposition à une cause jugée reposer sur le comportement de la personne, qui est « à blâmer » pour son incapacité). Du point de vue des concepteurs de programmes, il y a donc une volonté d’établir une certitude quant à l’incapacité, d’avoir des preuves observables ne reposant pas sur le seul récit de la personne, qui lui, peut être simulé. Cette idée selon laquelle une incapacité à l’emploi devrait être objectivable est à la base du resserrement des critères d’éligibilité dans plusieurs juridictions : au nom d’une saine gestion des finances publiques, les décideurs souhaitent discerner les bénéficiaires méritants des non-méritants, sur la base d’un modèle biomédical vu comme le cadre par excellence à travers lequel exercer une juste discrimination[4].

Or les médecins, à qui est imputée l’évaluation de la capacité à l’emploi, font eux-mêmes état de plusieurs enjeux liés à cet acte médical. Dans une étude ontarienne documentant les enjeux liés à l’évaluation de la capacité au travail pour les cliniciens, Dewa et al. (2015) montrent que dans les cas spécifiques de santé mentale, les cliniciens disent manquer de données objectives pour justifier médicalement l’incapacité. Non seulement l’invisibilité des problèmes de santé mentale rend leur diagnostic complexe, celui-ci reposant le plus souvent sur le récit de la personne elle-même[5], mais la dimension fluctuante et épisodique des problèmes complexifie également les pronostics (Dewa et al., 2015 ; Gewurtz et al., 2019 ; McAllister, 2017 et 2019 ; McAllister et al., 2017). Le continuum des problèmes de santé mentale représente ainsi le contre-exemple parfait de l’idéal type d’une incapacité au travail permanente et objectivable.

En outre, si les cliniciens sont conscients qu’une comorbidité peut expliquer l’incapacité au travail, plusieurs hésitent à indiquer sur un rapport médical des diagnostics secondaires en santé mentale pour lesquels ils ont encore des doutes, par crainte de stigmatiser la personne (Dewa et al., 2015). D’autres cliniciens peuvent, à l’opposé, se sentir contraints d’indiquer une condition sévère dans un rapport médical afin de faciliter l’accès à un programme, et par le fait même contribuer à la stigmatisation (Viola et Moncrieff, 2016). Les problèmes de santé mentale ont aussi la particularité d’être difficiles à dévoiler à un médecin (ou à un agent de programme), compte tenu de la forte stigmatisation qui y est associée, ce qui peut mener à des évaluations médicales incomplètes, voire à du non-recours (Galloway et al., 2018 ; McAllister et al., 2017 ; McAllister, 2019 ; SafetyNet Center, 2019).

Un processus d’accès aux effets néfastes pour le rétablissement

Le cas britannique se distingue du cas québécois par l’ampleur de ses réformes récentes. Néanmoins, les nombreuses études disponibles sur les impacts de ces réformes sont utiles pour appréhender les impacts des processus d’accès sur les personnes requérantes. Les témoignages de personnes bénéficiaires recueillis au Royaume-Uni révèlent en effet les nombreux impacts psychologiques du processus d’accès : sentiment d’humiliation lié à des réévaluations médicales incessantes et déshumanisantes, anxiété liée aux périodes d’attente et au processus perçu comme délibérément complexe, peur et manque de confiance face au processus d’éligibilité, insécurité matérielle en raison des discontinuités dans le budget disponible lors de la période d’évaluation, isolement associé au manque de ressources disponibles, mais aussi au stigma et à la perte de crédibilité générés par le processus lui-même, et perte d’espoir de s’en sortir (Ploetner et al., 2019). Bref, si les bénéfices potentiellement obtenus par l’accès au programme peuvent renforcer la sécurité matérielle, les démarches nécessaires pour y accéder nuisent, pour leur part, au rétablissement.

Dans le cas spécifique des personnes souffrant de problèmes de santé mentale et ayant porté leur cause en appel au Royaume-Uni, Shefer et al. (2016) ont relevé des impacts similaires : stress lié à des démarches trop complexes, insécurité alimentaire et résidentielle, isolement social, détérioration de l’état de santé, mais aussi frustration liée au fait d’être d’emblée perçu comme ne disant pas la vérité. Pour des personnes vivant des problèmes de santé mentale, cette négation de leur expérience peut représenter une attaque à leur intégrité et raviver des expériences traumatiques, et ainsi se révéler contre-productive pour leur rétablissement. L’impératif de prouver constamment son incapacité et le fait d’être considéré de facto suspect peuvent aussi amener à se questionner sur sa « performance de malade » (devrais-je être ou paraître plus malade ?) et générer de la culpabilité face au fait de ne pas réussir à travailler (Shefer et al., 2016) ; tout comme il peut, comme le révèle une étude australienne, venir cristalliser le sentiment de vulnérabilité à travers la fréquence et l’intensité des preuves demandées (Mitchell, 2019).

L’expÉrience subjective pour comprendre le processus et ses impacts

Alors qu’il est admis que la prise en compte de plusieurs déterminants sociaux est primordiale pour la qualité de l’évaluation de la capacité au travail et la prise de décision éclairée (Falvo, 2013 ; Loisel et Côté, 2014), une variabilité professionnelle existe néanmoins dans le processus d’évaluation[6]. On note en effet une prise en compte différentielle de facteurs tels que les capacités d’adaptation, la tolérance émotionnelle au marché du travail ou le contexte socio-économique de la personne requérante chez les professionnels appelés à évaluer une incapacité au travail (Dewa et al., 2015). Au Québec, cette variabilité semble reposer en partie sur la méconnaissance des deux voies d’accès au PSS et sur le manque de clarté du formulaire médical préformaté, qui laisse peu d’espace à l’inscription des facteurs extramédicaux (Giguère et al., 2019).

Pour des personnes ayant des problématiques multifactorielles ne cadrant pas dans un modèle strictement biomédical, le processus d’accès à certains programmes peut ainsi impliquer une réduction de leur situation à une problématique médicale. Selon Thomas et al. (2018), ce processus de « médicalisation » finit par encourager les gens à se concevoir comme malades et à percevoir leur souffrance à travers un cadre médical. En nous intéressant, dans le cadre de cet article, au processus d’accès et à ses impacts à travers l’expérience subjective des personnes bénéficiaires, nous serons en mesure de comprendre comment se traduit ce réductionnisme médical dans l’expérience des personnes requérantes. Nous verrons que des processus plus critiques sont à l’oeuvre et que ceux-ci peuvent servir d’assise pour repenser le processus d’accès et les logiques qui le sous-tendent.

MÉthodologie

Les données utilisées pour cet article proviennent de deux projets de recherche qualitatifs. Le premier avait comme objectif de documenter les pratiques professionnelles relativement à l’évaluation des CSE ainsi que le vécu du processus d’évaluation par les personnes requérantes et ses impacts perçus sur leur trajectoire sanitaire et sociale (état de santé, insertion sociale, etc.)[7]. Le deuxième projet s’intéressait au vécu de personnes bénéficiaires étant aux prises avec des embûches administratives ou juridiques avec le MTESS relativement aux bénéfices reçus, au soutien reçu en provenance d’acteurs de différents milieux et aux impacts de ces embûches administratives ou juridiques sur leur trajectoire[8].

Le présent article est basé sur une analyse secondaire d’une partie des entretiens réalisés avec les personnes bénéficiaires dans le cadre de ces deux projets de recherche, par deux chercheurs impliqués dans les deux projets. La combinaison des deux corpus de données nous a permis d’avoir accès à un échantillon suffisamment grand et diversifié pour tirer des constats en regard du cas spécifique des personnes souffrant de problèmes de santé mentale[9]. Deux critères d’inclusion ont été retenus pour la sélection des entretiens : 1) la personne avait été ou était engagée dans un processus médico-administratif ou juridique pour faire reconnaître des CSE et avoir accès au PSS ; 2) la personne présentait, selon le professionnel recruteur, des problèmes de santé mentale. Un total de 19 entretiens a ainsi été retenu pour l’analyse. Parmi l’échantillon sélectionné, 8 sur 19 avaient accès au PSS au moment de l’entrevue, les autres dossiers étant en évaluation ou en instance de révision. Huit personnes sur 19 avaient été ou étaient engagées dans une demande de révision à la suite d’un refus de la part du MTESS.

La question du vécu du processus d’accès et de ses impacts étant au coeur des deux projets de recherche, la codification et l’analyse thématique des entrevues n’ont pas été à refaire pour cette nouvelle analyse. La grille de codification pour l’analyse thématique des entrevues réalisées avec les personnes bénéficiaires a été construite à partir de la grille d’entrevue, et a été raffinée pour inclure des thèmes émergents. La grille finale nous a permis d’organiser le matériel en six thèmes transversaux : 1) les stratégies et arguments utilisés pour accéder au programme ; 2) l’information et le soutien reçus (ou pas) dans le processus ; 3) les impacts émotionnels des délais et des refus ; 4) les impacts perçus de l’accès (ou non) au programme sur la trajectoire sanitaire et sociale (conditions de vie et sécurité financière, activités sociales, santé physique et mentale, estime de soi et reconnaissance sociale, projets personnels et professionnels à venir et vision de l’avenir) ; 5) les impacts du diagnostic (le cas échéant) ; et 6) les critiques du processus d’accès.

Lors de l’analyse secondaire, nous avons dégagé trois sous-thèmes particulièrement importants pour comprendre l’expérience spécifique des personnes bénéficiaires souffrant de problèmes de santé mentale, soit : 1) le besoin de convaincre ; 2) les impacts du processus d’accès sur la santé physique et mentale ; et 3) les impacts du diagnostic. Pour les besoins de l’article, trois récits ont été retenus pour illustrer comment ces trois thèmes peuvent se décliner différemment en fonction de la personne et de son vécu lié au processus.

Le processus d’accÈs du point de vue des personnes bÉnÉficiaires : trois figures de cas

Nous présentons ici les récits de trois personnes souffrant de problèmes de santé mentale qui ont tenté d’accéder au PSS. Après la description de leurs expériences, nous reviendrons sur ce qui les caractérise et ce qui est transversal à l’ensemble de l’échantillon en regard des trois thèmes d’analyse retenus.

Quand la résilience fait obstacle

Taima est une femme dans la soixantaine qui souffre de bipolarité et de maladie pulmonaire depuis plusieurs années et qui avait travaillé à temps plein jusqu’à tout récemment, combinant plusieurs petits boulots pour arriver à joindre les deux bouts. À la suite d’un problème de santé majeur qui la force à s’arrêter de travailler, elle touche d’abord l’assurance-emploi, puis décide de demander l’aide financière de dernier recours. Dans sa démarche, elle écrira une longue lettre à son médecin de famille, expliquant qu’elle comprend qu’il la croit capable de retourner au travail, mais qu’elle ne s’en sent plus la force et qu’elle souhaite prendre soin de sa santé mentale. Son médecin lui signera à deux reprises des rapports médicaux pour contraintes temporaires à l’emploi en s’appuyant sur des diagnostics de bipolarité et de dépression sévère et suggère à Taima de participer à un programme d’insertion à l’emploi. Selon lui, seul un psychiatre peut lui signer un rapport médical pour CSE, et cela ne lui garantirait pas l’accès au PSS. Taima se dit très déçue de la position de son médecin, alors qu’il la connaît et la suit depuis longtemps. Elle rencontre tout de même une psychiatre, qui refuse de signer un rapport médical puisqu’elle trouve Taima « trop organisée avec ses papiers » et « trop brillante » pour être inapte au travail. La psychiatre signera tout de même un rapport médical demandant 12 mois de contraintes temporaires[10]. Taima nous confiera penser qu’elle n’a pas bien réussi à expliquer l’étendue de ses problèmes : son instabilité, son stress, sa fatigue, ses épuisements professionnels accumulés, son incapacité à remonter la pente cette fois-ci. Selon elle, son historique d’emploi et sa résilience jouent aussi en sa défaveur.

Trois mois plus tard, sur réception de son historique médical, la psychiatre acceptera finalement de signer un rapport médical reconnaissant des CSE. Taima devra toutefois s’engager dans une démarche de révision pour faire reconnaître ses contraintes par le MTESS. Selon elle, les diagnostics et les prescriptions changeants sur son dossier (relevant d’une mésentente entre son médecin, sa psychiatre et sa psychologue) ont pu nuire à l’évaluation du MTESS. Taima est en colère d’avoir à se battre à ce point pour faire reconnaître ses difficultés. Elle a le sentiment qu’on rend le processus compliqué par exprès pour ne pas que les gens persistent : les gens moins organisés n’y arrivent pas et laissent tomber, et les plus organisés se font dire qu’ils sont trop organisés pour être inaptes au travail. Elle affirme néanmoins refuser de « jouer la victime » pour prouver ses CSE, et compte dire la vérité en cour: elle ne se sent plus capable de performer et elle souhaite vieillir en santé. Elle ne veut pas s’apitoyer sur son sort, mais seulement être considérée comme un être humain qui s’est battu toute sa vie et n’a plus d’énergie pour le faire. Sans le soutien d’un organisme communautaire et d’une travailleuse sociale, Taima est convaincue qu’elle ne serait pas parvenue à avoir accès au PSS. Si elle y a finalement accès après sept mois de démarches fastidieuses, elle considère tout de même que son estime d’elle-même a beaucoup été minée dans le processus. Taima dit s’être sentie trahie et abandonnée par les médecins, ce qui ravive chez elle des traumatismes relationnels.

Démontrer tout et son contraire

Aria est une femme d’une trentaine d’années qui souffre depuis quelques années d’un trouble du sommeil chronique s’accompagnant de pertes brutales de tonus musculaire. On lui a aussi récemment diagnostiqué une anémie sévère et elle a dû subir une opération importante. Elle apprend lentement à composer avec sa condition, mais les changements d’habitudes de vie qui s’imposent (elle doit entre autres quitter son emploi à contrecoeur) la projettent dans une dépression. Elle touche d’abord l’assurance-emploi, mais doit ensuite se résigner à demander l’aide financière de dernier recours. On lui signe des contraintes temporaires à l’emploi de trois mois en trois mois. Cela dure depuis 5 ans au moment de l’entrevue, mais malgré ces contraintes prolongées, Aria n’aura jamais accès au PSS. Lorsqu’elle n’arrive pas à voir son médecin de famille pour faire renouveler son rapport médical, elle doit trouver un autre médecin disponible et raconter à nouveau tous ses symptômes. Lors des périodes où elle est très mal en point, elle n’a pas la force de se rendre chez le médecin et touche donc le montant minimal de l’aide sociale, sans supplément pour contraintes temporaires.

Lors de l’un de ses renouvellements, un médecin la convainc de tenter un retour au travail. Elle fait une chute et se blesse, et son employeur lui demande alors de se rétablir complètement avant de revenir. Cet épisode minera pendant une bonne période la confiance d’Aria à pouvoir entreprendre un nouveau projet. Elle explique se sentir mal de dire au médecin qu’elle ne va pas bien et ne pas savoir comment expliquer ses contraintes au travail. Parallèlement aux démarches pour faire renouveler son rapport médical, Aria doit aussi composer avec les requêtes d’Emploi-Québec, qui lui demande de se présenter à des rencontres en employabilité sous peine de couper son éligibilité au programme d’aide sociale, ce qui provoque chez elle de l’anxiété. Aria a le soutien d’une ergothérapeute qui lui apprend à reconnaître et à respecter ses limites pour ne pas s’épuiser inutilement ; cependant, les démarches médico-administratives en lien avec l’aide sociale l’amènent plutôt à repousser ses limites (« je ne voulais pas avoir l’air paresseuse » ; « j’avais peur qu’ils croient que j’exagère »). Elle constate que sa condition, qu’elle désigne comme un « handicap invisible », rend son argumentaire difficile. Le fait de ne pas être prise au sérieux, parfois même par ses proches, peut l’amener à douter elle-même de ses limites, à remettre en question ce qu’elle ressent et à se mettre de la pression indue. Cela la pousse à s’engager dans des projets non réalistes, et elle est ensuite déprimée en cas d’échec. Aria tentera néanmoins d’accéder à un programme de formation en vue de trouver un emploi plus compatible avec sa condition médicale. L’agent responsable de son dossier lui opposera un premier refus, prétextant ses rapports médicaux répétés pour contraintes à l’emploi. S’ensuivra une période de révision de six mois, période lors de laquelle on lui retire son supplément pour contraintes temporaires, le temps d’évaluer son admissibilité au programme de formation. Grâce au soutien d’une professionnelle en évaluation du MTESS, Aria réussira finalement à avoir accès à un programme de formation, mais garde un goût amer du processus, qui ne tient pas compte du fait qu’elle puisse avoir été dans l’impossibilité de travailler, mais maintenant aller mieux.

La révélation diagnostique

Mario a un suivi médical en lien avec des problèmes de dépendance. Il y a une dizaine d’années, un médecin lui a signé un rapport médical attestant des CSE, rapport qui n’a pas été reconnu par le MTESS. Il attendra une dizaine d’années avant de refaire une demande, multipliant entretemps les échecs d’insertion et les allers-retours entre ses petits boulots, le pénitencier et l’aide sociale ; des échecs qui le découragent et précipitent des rechutes. Selon lui, la présente demande d’accès au PSS a plus de chances de succès : d’une part parce son historique a démontré ses difficultés d’insertion à l’emploi, et d’autre part parce que son médecin actuel saisit bien la complexité de sa situation et est prêt à le défendre devant le MTESS. Selon Mario, le MTESS n’aura d’autre choix que de « pousser sa démarche un peu plus loin » : il devra considérer que même s’il est physiquement capable de marcher et de parler, ses problèmes de consommation, son dossier criminel et tout ce qui lui est arrivé dans la vie deviennent une incapacité à l’emploi en soi et qu’il a de la misère à se trouver un emploi « pour de vrai » : « je ne suis pas menteur et si j’ai de la misère, c’est parce que c’est réel », dira-t-il.

Néanmoins, le médecin doit écrire un diagnostic principal sur le rapport médical pour justifier l’incapacité au travail : il indique un stress post-traumatique lié à des abus sexuels dans l’enfance. Lors de l’entrevue, Mario explique a priori ses difficultés d’insertion en emploi de façon multifactorielle, ancrées dans son histoire personnelle. Mais lorsqu’il est appelé à commenter le diagnostic justificatif, il dira à quel point celui-ci a été pour lui une révélation : il réalise qu’il a effectivement peut-être vécu quelque chose de grave, qui a eu une portée sur sa vie. Mario insiste sur le fait qu’il est convaincu que le médecin comprend sa situation dans son ensemble ; mais il explique néanmoins que c’est ce diagnostic, ainsi que l’espoir d’avoir avec le PSS les moyens pour prendre soin de lui, qui l’ont incité à s’engager dans une démarche thérapeutique. Bien que la décision du MTESS ne soit pas encore rendue au moment de l’entrevue, Mario dit se sentir déjà mieux et consommer moins. Il insiste sur la véracité du diagnostic : « un médecin l’a déclaré, c’est que c’est bel et bien réel, ce n’est pas seulement pour me faciliter la vie ».

Le vécu du processus et ses impacts

Les trois figures de cas présentées ici illustrent bien comment la complexité du processus d’évaluation et d’accès au PSS peut avoir des impacts sur les personnes souffrant de problèmes de santé mentale.

Dans un premier temps, on note la difficulté à convaincre le médecin ou les instances du MTESS de ses CSE. Dans le cas de Taima, tant le médecin que le psychiatre semblent avoir refusé de prime abord de signer le rapport médical en raison de sa résilience. Son médecin, qui connaît Taima depuis des années, est convaincu qu’elle va reprendre le dessus ; la psychiatre, qui la voit pour la première fois, la considère trop organisée et brillante pour être sur ce programme. Pour Taima, comme pour plusieurs autres personnes interviewées, cette difficulté à convaincre résulte en une pléthore de rendez-vous médicaux et en un va-et-vient constant entre généraliste et spécialiste lors du processus d’évaluation, chacun s’en remettant à l’expertise de l’autre pour statuer sur les CSE. Alors que le cumul des expertises pourrait donner une vue d’ensemble des causes sous-jacentes aux CSE, la méconnaissance de l’évaluation approfondie comme voie d’accès au PSS fait reposer le fardeau de la preuve sur Taima, qui a le sentiment qu’elle doit, à chaque consultation avec un différent professionnel, « performer » ses explications.

Le cas d’Aria illustre pour sa part le malaise que peut susciter cette entreprise de conviction. Comme plusieurs autres personnes que nous avons interviewées, Aria vit une tension entre, d’un côté, une internalisation du discours dominant sur le travail comme principal moyen d’accomplissement de soi (un discours qui s’immisce dans l’espace clinique pour justifier un refus d’accès au PSS) ; et de l’autre, un sentiment qu’elle ne va pas bien. Contrainte de prouver à répétition ses difficultés à travers un cadre médical qui tient peu compte de ses maux « invisibles », ses difficultés à convaincre viennent alimenter l’idée qu’elle peut peut-être encore repousser ses limites[11]. L’importance accordée à la preuve médicale dans le processus met également en relief le déficit de crédibilité auquel doivent faire face de nombreuses personnes requérantes, forcées de démontrer la véracité de leurs CSE à travers des échecs répétés d’insertion en emploi.

Le cas de Mario est éloquent à cet égard. À la suite d’un refus préalable du MTESS de reconnaître ses CSE, il évite de nouvelles démarches pendant une période de 10 ans. C’est finalement l’assurance qu’il y a ce qu’il faut au dossier pour démontrer son historique d’inemployabilité qui l’incitera à faire une nouvelle démarche. Face à un système qui exige des preuves objectives de CSE, des personnes comme Taima, Aria ou Mario, qui ont des problématiques complexes, multifactorielles et parfois transitoires difficiles à expliquer, peuvent ainsi se retrouver plusieurs mois, voire plusieurs années, « dans la salle d’attente de l’État » (Auyero, 2012)[12].

Deuxièmement, les expériences décrites ci-haut témoignent des impacts importants du processus sur la santé physique et mentale des personnes requérantes. Pour Taima, le sentiment de trahison, d’abandon ainsi que la colère ressentie face au fait de devoir se battre pour faire reconnaître ses CSE ravivent des traumatismes relationnels. Aria, qui est au départ en arrêt de travail pour apprendre à composer avec sa nouvelle condition médicale, développe de l’anxiété à force de devoir transiger avec les impératifs contradictoires de l’aide sociale et d’Emploi-Québec. Pour Mario, le refus du MTESS de reconnaître ses CSE le pousse à un va-et-vient incessant entre les petits boulots, le pénitencier et l’aide sociale. L’insécurité financière qui s’ensuit pendant de nombreuses années contribue selon lui à le maintenir dans un état instable et favorise ses rechutes. Depuis qu’il a espoir d’avoir accès au PSS, il dit au contraire se sentir mieux et consommer moins.

De nombreuses autres personnes interviewées ont témoigné à quel point le processus d’accès au PSS avait eu des impacts néfastes sur leur santé physique et mentale. Dans certains cas, ce sont les retours précipités au travail en raison d’un refus d’accès au PSS qui provoquent une détérioration de l’état de santé ; dans d’autres cas, le stress et les batailles incessantes liés au processus médico-administratif (et le cas échéant, juridique) accentuent les problèmes de santé physique ou exacerbent les problèmes d’anxiété ; dans d’autres cas encore, la consultation médicale initiale est pour un problème physique chronique, mais l’insécurité financière et le stress lié au processus d’accès au PSS génèrent un problème de santé mentale qui, après plusieurs années de démarches infructueuses, devient le principal diagnostic justificatif des CSE.

Troisièmement, les expériences des personnes interviewées témoignent des impacts importants du cadre médical d’évaluation sur le récit de soi de la personne. Dans le cas de Taima, la bataille dans laquelle la plonge le processus d’accès au PSS l’amènera à affirmer avec aplomb, à plusieurs reprises lors de l’entrevue, qu’elle refuse de « jouer la victime ». Elle ne souhaite pas s’apitoyer sur son sort ou paraître plus désorganisée qu’elle ne l’est, afin de convaincre de ses CSE. Elle souhaite au contraire que son historique personnel soit pris en compte dans l’évaluation, sans avoir pour cela à se personnifier comme plus vulnérable qu’elle ne l’est. Dans le cas d’Aria, le processus qui lui est imposé, à travers le renouvellement à répétition des certificats médicaux, l’amène à internaliser cette remise en question incessante de ses capacités, jusqu’à tenter un retour à l’emploi qui sera néfaste pour son estime d’elle-même et sa capacité à se projeter dans de nouveaux projets. L’imposition d’un cadre médical aura des impacts tout autres dans le cas de Mario. Dans ce dernier cas de figure, on constate que le diagnostic justificatif des CSE (et son sceau de vérité) lui sert à réinterpréter ses échecs passés, et que cela a un impact positif dans sa vie, le motivant à s’engager dans une démarche thérapeutique.

Au contraire de Mario, d’autres personnes que nous avons interviewées nous ont cependant rapporté avoir vécu très difficilement la réception diagnostique : le diagnostic posé pour justifier leurs CSE était dans leur cas associé avec l’idée (douloureuse) que leurs difficultés d’insertion en emploi étaient peut-être irréversibles puisque médicales. Que les impacts soient perçus comme positifs ou négatifs, il appert néanmoins que cette obligation de poser un diagnostic pour donner accès au requérant à l’évaluation approfondie de son dossier par le MTESS a des incidences majeures sur la personne, qui peut être amenée à réinterpréter ses échecs passés et à évaluer ses possibilités futures à l’aune d’un diagnostic qui n’aurait autrement pas eu à être posé.

Les personnes que nous avons rencontrées ne sont pourtant pas complètement prisonnières de ce processus de médicalisation qui tend à objectiver les CSE. La tension entre la complexité de leur situation et le traitement médico-administratif du récit qu’elles en font peut certes venir renforcer, comme chez Aria, leurs propres doutes quant à leurs contraintes au travail. Mais ces doutes n’en sont pas moins accompagnés d’une lecture critique du processus réducteur auquel elles sont soumises. Comme l’illustre bien le cas de Taima, cette dissonance entre leur expérience et le traitement de leur requête peut venir exacerber leur perte de confiance dans un système qui juge de façon arbitraire, sans tenir compte de la multiplicité des causes de CSE. Des discours critiques émergent ainsi, qui donnent à voir la capacité de prise de recul face à un processus qui tend à les décrédibiliser et à les réduire à une catégorie diagnostique.

Pour une meilleure prise en compte de l’expÉrience des personnes

Les problèmes de santé mentale, notamment à cause de la discrimination qui y est associée, augmentent les chances de se retrouver en situation de pauvreté et donc de recourir à un programme de soutien de revenu (Silva et al., 2016 ; Thomas et al., 2018). Or, il est bien connu que le revenu disponible est un déterminant majeur de la santé (Phelan et al., 2010), et il n’est pas étonnant que les faibles revenus associés aux différents barèmes d’aide sociale soient associés à une détérioration de l’état de santé. D’autres déterminants sociaux agissent cependant aussi sur la santé physique et mentale des personnes. Parmi ceux-ci, notons entre autres les rapports sociaux inégalitaires, une faible estime de soi et le sentiment d’absence de contrôle sur la situation ; des déterminants qui montrent bien que les inégalités sociales de santé ne peuvent être comprises qu’à la lumière des logiques de fragilisation et d’exclusion (Fassin, 2000 ; Marmot, 2005 ; McAll, 2008).

Chez certains participants à la recherche, les démarches fastidieuses dans lesquelles ils se sont engagés pour avoir accès au PSS ont généré des discours critiques sur le processus d’éligibilité au programme, qui mettent en lumière ces logiques de fragilisation. Leurs critiques émergent en effet en partie d’un sentiment d’avoir été traités injustement, puisque le recadrage de leur expérience à travers un regard médical n’a pas permis de prendre en compte toute la complexité de leurs situations. Or, ces discours critiques peuvent nous aider à identifier les enjeux liés au processus d’accès au PSS qui doivent être pris en compte si l’on souhaite prévenir un accroissement des inégalités sociales de santé. Deux enjeux sont identifiés ici.

Le premier enjeu concerne le fardeau de la preuve. Les personnes que nous avons interviewées devaient obtenir une reconnaissance médico-administrative de CSE. Pour ce faire, elles étaient répétitivement mises dans l’obligation de prouver médicalement des CSE ou, à défaut, de démontrer leur crédibilité. Ce processus d’évaluation a eu pour effet d’épuiser physiquement et mentalement les personnes, en plus de fortement effriter le lien de confiance qu’elles pouvaient entretenir avec le système d’aide sociale (alimentant au contraire l’idée que la complexité du processus est délibérée pour dissuader les demandeurs). Or, tant la littérature que les expériences recueillies mettent en lumière la complexité diagnostique des problèmes de santé mentale. En outre, il a été démontré ailleurs que lorsque la responsabilité de la preuve repose sur la personne bénéficiaire, celle-ci est susceptible d’abandonner une démarche trop énergivore, anxiogène et stigmatisante (Galloway et al., 2018). Plutôt que de faire reposer le fardeau de la preuve sur les personnes requérantes, la promotion d’une évaluation plus sensible aux facteurs extramédicaux permettrait de donner accès plus aisément aux personnes à l’évaluation approfondie de leur dossier par le comité d’évaluation médicale et socioprofessionnelle[13]. La reconnaissance par le MTESS de la légitimité d’une évaluation multidisciplinaire pourrait également être explorée (Leo et Del Regno, 2001 ; Ploetner et al., 2019)[14].

Le deuxième enjeu concerne les barrières systémiques à l’employabilité. Le sentiment d’inadéquation entre l’expérience vécue et le traitement médico-administratif de la demande d’accès au PSS révèle en effet comment les facteurs systémiques qui peuvent expliquer le non-emploi ont été occultés dans le processus. Or l’amélioration des pratiques professionnelles d’évaluation ne peut à elle seule combler cette lacune. Dans la foulée des réformes visant l’activation des personnes bénéficiaires, de nombreuses études ont en effet mis en lumière les multiples facteurs expliquant les barrières à l’employabilité : scolarité et historique d’emploi, adaptabilité sociale et stigmatisation, sentiment d’incompétence alimenté par les échecs d’insertion à répétition, mauvaises conditions de travail pour les travailleurs au bas de l’échelle et crainte de mettre sa santé en péril, gestion chronophage de sa santé et effets secondaires des traitements, difficulté à négocier des conditions de travail adaptées auprès des employeurs et manque de programmes d’insertion adaptés, difficulté à gérer les allers-retours incessants entre l’emploi de courte durée et l’accès aux programmes, fluctuations du marché de l’emploi, etc. (Barr et al., 2010 ; Barr et al., 2016b ; Gewurtz et al., 2019 ; Roulstone, 2015 ; Shankar et Collyer, 2004 ; Turner, 2012 ; Vick et Lightman, 2010 ; Viola et Moncrieff, 2016). Comme l’énonçait éloquemment Sakakibara (2019), il y a donc le plus souvent une exclusion sociale qui précède la perception d’incapacité. La mise sur pied de programmes sociaux à l’intention de personnes qui sont en mesure d’occuper un emploi à temps partiel, sans pour autant être en mesure d’occuper un emploi de façon soutenue, est une avenue qui permettrait aux personnes souhaitant se (re)mobiliser en emploi de ne pas mettre en péril leur filet de sécurité, advenant une détérioration de leur situation et de leur capacité à se maintenir en emploi (Dewa et al., 2015 ; Drake et al., 2012 ; Maestas, 2019)[15].

S’attaquer de front à ces deux enjeux exige cependant de repenser notre conception binaire de l’incapacité, pour la penser comme un état complexe et évolutif (Lightman et al., 2009) ; d’appréhender la vie des personnes dont il est question avec ses soubresauts et ses espoirs ; d’accepter leurs périodes de doute sans remettre en question leur crédibilité ; et de prendre acte de leurs critiques et des impacts négatifs sur leur rétablissement d’un système pourtant censé les soutenir.