Corps de l’article

Introduction

Au Québec, l’adoption, en 2002, de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale (Loi) a redéfini l’ensemble des règles et des valeurs sous-jacentes dans le domaine de la lutte à la pauvreté (Dufour, 2004 ; Noël, 2002 ; Plamondon, 2006). Cette Loi et la mise en oeuvre des trois plans d’action gouvernementaux (PAG) qui en ont découlé pour les périodes 2004-2010, 2010-2015 et 2017-2023 intègrent divers mesures et programmes de protection sociale (aide sociale, aide à l’emploi, logement social, etc.) qui doivent contribuer à l’atteinte des buts fixés dans la stratégie provinciale de lutte contre la pauvreté. L’élaboration et la mise en oeuvre de la Loi et des PAG ont été suivies de près par les organismes communautaires[1], des regroupements d’organismes communautaires et la société civile. En effet, ces actrices et ces acteurs, engagés dans un processus de co-construction de l’action publique (Vaillancourt et Aubry, 2014), ont élaboré et diffusé divers projets de politique publique (Dufour, 2004 ; Plamondon, 2006) ayant comme objectif d’améliorer les protections sociales et les conditions de vie des personnes en situation de pauvreté.

Le second PAG, Le Québec mobilisé contre la pauvreté. Plan d’action gouvernemental pour la solidarité et l’inclusion sociale 2010-2015 (PAG 2010-2015), diffusé en juin 2010, contient trois éléments majeurs qui peuvent influencer les choix stratégiques des organismes communautaires qui réalisent des actions collectives de lutte à la pauvreté : le maintien du Fonds québécois d’initiatives sociales (FQIS) qui propose le financement de projets, l’adoption de l’Approche territoriale intégrée[2] (ATI) ainsi que la création et la promotion des Alliances régionales pour la solidarité et l’inclusion sociale[3] (ARSIS).

Les effets des orientations gouvernementales sur les pratiques des organismes communautaires ont été peu étudiés. Comeau et al. (2002) se sont intéressés au financement de projets par le Fonds de lutte à la pauvreté (2000-2005). Les organismes ayant obtenu du financement ont connu des changements de nature organisationnelle (coordination d’activités, ressources humaines et financières, biens et services offerts), mais peu de changements de nature institutionnelle (mission, membership, instances décisionnelles, contrats de travail, réseaux externes). L’ATI a fait l’objet de diverses analyses. Certains autrices et auteurs y voient une façon d’assurer une modulation régionale et locale des politiques publiques et de maximiser les retombées pour le milieu (Aubin, 2010). Pour d’autres, également favorables à cette approche, cela soulève des enjeux concernant la notion de territoire, la lutte à la pauvreté, la tension entre les approches et les innovations proposées (St-Germain, 2013 ; Tremblay, 2013). Des autrices et auteurs remettent en question l’ATI et soulignent les limites des instances gouvernementales municipales et des organisations locales et régionales en matière de lutte à la pauvreté qui ne doivent pas se substituer aux mesures universelles proposées par les gouvernements nationaux (Greason, 2011 ; Séguin et Divay, 2004). En ce qui concerne les ARSIS, Lesemann et al. (2014) ont étudié la mise en oeuvre du PAG 2010-2015 dans six régions du Québec. Elles et ils signalent « un enjeu dans le déploiement de l’action intersectorielle en raison du croisement entre les logiques d’action et cultures (publique, institutionnelle, politique, communautaire) » (p. 34), mais estiment tout de même que cette mesure a un effet de levier dans « le développement de l’intersectorialité, l’émergence de projets structurants, les changements de pratiques » (p. 40).

Le PAG 2010-2015 a-t-il modifié les pratiques des organismes communautaires qui réalisent des actions collectives de lutte à la pauvreté ? Retrouve-t-on dans ces organismes des stratégies de résistance à ces orientations gouvernementales ? Cet article a pour objectif d’analyser les choix d’actions d’une structure de concertation régionale engagée depuis plusieurs années dans l’action collective de lutte à la pauvreté et d’estimer dans quelle mesure ces choix ont été modifiés par cette politique gouvernementale. La première partie explique le cadre conceptuel retenu. La seconde partie décrit brièvement la méthodologie employée. La troisième partie présente les résultats et leur analyse. La quatrième partie met en discussion ces résultats avec les notions de co-construction des politiques publiques et de régionalisation de la lutte à la pauvreté et soulève des enjeux relatifs à l’action collective et aux protections sociales.

Transformations de la protection sociale et stratÉgies d’action collective

La perspective néo-institutionnelle nous permet de comprendre, sous l’angle des institutions, les processus d’adoption et de mise en oeuvre des politiques publiques (Bekkers et al., 2017). Les institutions renvoient aux « composantes de l’État qui ont pour fonction principale d’assurer la régulation des rapports sociaux » (Alpe et al., 2010, p. 175). En tant qu’institutions, l’État et les organisations sociales vont s’inscrire dans ces processus. Les travaux liés à la perspective néo-institutionnaliste s’intéressent au fonctionnement interne et aux changements organisationnels des organisations sociales (Kübler et de Maillard, 2009). Dans leur analyse des effets du financement étatique provenant du Fonds de lutte à la pauvreté sur les organismes communautaires, Comeau et al. (2002) proposent que les changements au sein de ces organismes peuvent être expliqués à la fois par des phénomènes externes, des phénomènes internes et par les capacités stratégiques des organisations. Les phénomènes externes et internes qui façonnent les organisations sont de nature institutionnelle ou organisationnelle. La composante institutionnelle renvoie aux structures de pouvoir, au système politique ou aux règles juridiques qui sont exercées à la fois à l’extérieur et à l’intérieur des organisations : l’État, le marché et la société civile (externes aux organisations) ; la mission, les règles internes, la prise de décision (internes aux organisations). En ce qui concerne les capacités stratégiques des organisations, les schémas d’actions formels et les systèmes de sens et leur explication permettent de structurer le comportement des individus. Les schémas d’actions formels sont constitués d’un ensemble de routines d’action qui deviennent des pratiques pour les personnes les ayant intériorisées. Les systèmes de sens et leur cadre d’explication permettent aux individus de justifier leurs actions (Bordt, 1997 ; Kübler et de Maillard, 2009).

L’analyse des stratégies est effectuée à partir du modèle proposé par Comeau (2012). Celui-ci distingue trois niveaux dans l’action collective sociopolitique, soit la grande stratégie qui se réfère aux modèles d’intervention collective, la stratégie particulière, composée d’une séquence d’activités reliées entre elles par un objectif, et finalement, les tactiques ou actions ponctuelles. Il propose une typologie dans laquelle il distingue, sur la base de l’effet recherché, trois types de stratégies particulières. La stratégie interprétative vise à changer les schèmes d’interprétation et les systèmes d’idées prédominantes ; elle propose des messages, s’adressant à un large auditoire, qui cherchent à convaincre ou qui favorisent des changements d’attitudes et d’aptitudes. Cette stratégie fait appel à des actions d’information, d’éducation et de clarification-persuasion. La stratégie institutionnelle vise à faire respecter des règles et des lois favorables à une cause ou à en faire adopter de nouvelles, contribuant ainsi à modifier des normes sociales. Elle recourt à des tactiques de défense et de promotion des droits sociaux. La stratégie organisationnelle a pour objectif d’augmenter la crédibilité accordée à une cause ainsi que les bénéfices découlant des actions communes. Elle invite à la mobilisation des ressources disponibles et à la mise en commun de ressources au sein de coalitions.

MÉthodologie

La Table d’action contre la pauvreté de l’Abitibi-Témiscamingue (TACPAT) est une structure de concertation régionale qui réalise des actions collectives de lutte à la pauvreté depuis 1999. Sa création résulte à la fois d’initiatives locales (à l’échelle des municipalités régionales de comté [MRC] correspondant aux territoires des Centres locaux de services communautaires) dans le domaine de la sensibilisation à la pauvreté ainsi que des retombées locales et régionales du large mouvement provincial de mobilisation populaire qui a fait la promotion d’une loi pour l’élimination de la pauvreté et a conduit à l’adoption de la Loi (Dufour, 2004). Sa mission originale est de soutenir les mobilisations locales afin de lutter contre la pauvreté. Elle est composée de personnes représentant des organismes communautaires, des regroupements d’organismes communautaires et des établissements de santé et de services sociaux ainsi que des personnes militantes provenant des cinq territoires de la région. Dès sa création, elle participe aux différentes actions reliées à la promotion d’une loi pour l’élimination de la pauvreté proposée par le Collectif pour un Québec sans pauvreté (CQSP) et recueille dans la région plusieurs milliers de signatures d’une pétition et plus de 150 lettres d’appui provenant d’organismes et d’institutions. À partir de 2002, elle participe à l’organisation d’activités associées à la journée thématique (mondiale) du refus de la misère en collaboration avec Agir Tous pour la Dignité Quart Monde. En 2003, elle adhère formellement au CQSP et l’année suivante, elle réagit à l’adoption du premier PAG (2004-2010). En 2007, elle propose une consultation régionale sur la sortie de la pauvreté et la couverture des besoins essentiels. Elle est active au moment de l’implantation du second PAG (2010) et elle est encore active au moment de cette étude (2017-2018).

Cet article découle d’une étude de type exploratoire-descriptive (Fortin, 1996), réalisée dans le cadre d’une maîtrise en travail social. Cette étude examine dans quelle mesure le PAG 2010-2015 a entraîné un changement dans les choix stratégiques d’action de la TACPAT. Elle repose d’abord sur la constitution et l’analyse des 42 procès-verbaux et du document d’accueil de la TACPAT produits entre 2008 et 2015 (corpus de documents) qui indiquent les actions envisagées, planifiées et réalisées ; ces dernières sont des tactiques ou des stratégies particulières. À l’aide des procès-verbaux, nous avons identifié 69 personnes ayant assisté aux rencontres de la TACPAT. Nous avons réalisé des entrevues semi-dirigées auprès de 7 personnes qui avaient assisté à plus de 13 rencontres (assiduité) : des intervenantes et intervenants communautaires (n=3) provenant d’organismes communautaires ou de regroupements d’organismes communautaires, des organisatrices et organisateurs communautaires (n=4) provenant des Centres locaux de services communautaires (rattachement organisationnel). Ces entrevues transcrites constituent le corpus d’entretiens. Les deux corpus de données ont fait l’objet d’une analyse de contenu (Paillé et Mucchielli, 2012). L’identification des actions réalisées et des prises de décision de la TACPAT repose sur l’analyse du corpus de documents. Les tactiques et les stratégies particulières ont été recensées puis associées à l’une ou l’autre des trois catégories proposées par Comeau (2012). L’analyse des entretiens a permis de comprendre les significations accordées par des membres de la TACPAT à deux stratégies particulières utilisées : une stratégie institutionnelle (Mission collective) et une stratégie interprétative (Lutte aux préjugés).

RÉsultats

Les tactiques utilisées

Entre 2008 et 2015, la TACPAT planifie et réalise 33 activités distinctes. Dans un premier temps et conformément au modèle des rapports d’activité de l’action communautaire autonome, ces tactiques sont regroupées selon la typologie proposée dans la « Politique de reconnaissance et de soutien de l’action communautaire » (PRSAC). Comme on peut le voir au tableau 1, nous avons relevé la présence de tactiques d’éducation populaire autonome (19 actions distinctes), d’action politique non partisane (7 actions distinctes), de mobilisation (4 actions distinctes) et de représentation (3 actions distinctes). Entre 2008 et 2015, la TACPAT réalise davantage d’actions et une plus grande variété d’actions dans le domaine de l’éducation populaire autonome. Tout au long de la période étudiée, les activités varient peu et l’importance relative des types d’activité demeure constante.

Tableau 1

Les tactiques de la TACPAT, 2008-2015

Les tactiques de la TACPAT, 2008-2015

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Les stratégies particulières mises en oeuvre

Les activités d’action collective de la TACPAT s’inscrivent dans une séquence d’activités reliées entre elles par un objectif. Nous avons relevé six stratégies particulières qui ont été intégrées aux plans d’action de la TACPAT au cours de la période étudiée : la Mission collective, la Mobilisation de la Coalition opposée à la tarification et la privatisation des services publics (COTPSP), la Tournée du Collectif, le Bilan de laLoi112, la Lutte aux préjugés et la campagne Laissons les pauvres gagner leur vie. Trois de ces stratégies particulières ont été développées par le CQSP (la Mission collective en 2008-2009, la Tournée du Collectif en 2012, le Bilan de la Loi 112 en 2013), une stratégie a été élaborée par la COTPSP en 2011 et deux autres stratégies ont été proposées par la TACPAT (la Lutte aux préjugés en 2013-2015, Laissons les pauvres gagner leur vie en 2014-2015).

Tableau 2

Les stratégies particulières de la TACPAT, 2008-2015

Les stratégies particulières de la TACPAT, 2008-2015

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Si l’on se réfère à la typologie des stratégies d’intervention sociopolitique de Comeau, la campagne Mission collective correspond à une stratégie institutionnelle de promotion des droits. L’objectif de cette campagne est de proposer des changements ou le maintien dans les règlements et les lois, de dispositions en faveur des personnes en situation de pauvreté. Ces revendications sont de nature économique (relever le salaire minimum et garantir des protections publiques qui procurent à toute personne des conditions de santé et de dignité en tenant compte de la mesure du panier de consommation). Lors de la consultation pour le bilan du premier PAG, en octobre 2008, la TACPAT se présente à la rencontre en faisant valoir les revendications de Mission collective. Lors du second processus consultatif pour le PAG 2010-2015, en 2009, la TACPAT participe aux « Rendez-vous de la solidarité » qui sont organisés conjointement par la Conférence régionale des élus et le ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale ; elle se présente aux consultations en réitérant les demandes de la campagne Mission collective, puis quitte la rencontre. Les organismes membres et alliés de la TACPAT se mobilisent en marge de cette consultation afin d’en dénoncer le processus. Tout au long des processus consultatifs, la TACPAT dénonce la mise en place de l’ATI, le manque d’engagement du gouvernement envers des mesures provinciales et le financement par projet. En 2008-2009, elle organise, dans le cadre de la campagne provinciale Mission collective, des actions de mobilisation sociale afin d’influencer la rédaction du PAG 2010-2015 et récolte près de 10 000 signatures et l’appui de 156 organisations locales et régionales.

Les actions mises de l’avant dans cette campagne correspondent à des tactiques d’éducation populaire autonome (tenue de kiosques et de séances de signatures, conférences, activités de communication par des publicités, des communiqués de presse et des conférences de presse afin de faire connaître l’état d’avancement de la campagne), de représentation (présentation de la campagne dans des groupes alliés), d’action politique non partisane (signature d’une pétition et collecte d’appuis provenant des organismes locaux et régionaux) et de mobilisation (lors des « Rendez-vous de la solidarité », les personnes manifestent leur mécontentement vis-à-vis de la consultation du PAG 2010-2015 et réitèrent les revendications de la campagne Mission collective). Cette campagne d’action collective a d’abord été développée à l’échelon provincial par le CQSP qui l’a coordonnée.

La Mobilisation COTPSP correspond à une stratégie institutionnelle de défense des droits. Elle s’inscrit dans une stratégie plus large qui vise à faire respecter les règles et les lois. Le message de cette campagne est de « s’oppose[r] aussi bien aux hausses de tarifs et de taxes qu’aux compressions annoncées dans le budget[4] ». Plusieurs tactiques sont proposées en lien avec cette stratégie : des tactiques d’éducation populaire (distribution de matériel d’informations dans les organismes communautaires et dans la population, publication dans les journaux d’un document d’information), d’action politique non partisane (manifestation devant les bureaux du député) et de mobilisation (manifestation). Elle a d’abord été mise en oeuvre à l’échelon provincial par la COTPSP.

La Tournée du Collectif, intitulée « Un scandale qu’on ne peut ignorer », est une stratégie interprétative de type information. L’objectif de cette tournée est de faire connaître aux participantes et participants ainsi qu’à la population les causes de la pauvreté. Au niveau régional, la TACPAT utilise des tactiques d’éducation populaire autonome (rencontre de type « 5 à 7 » avec un atelier d’éducation populaire, journée de formation, communications médiatiques afin de faire connaître ces actions au grand public) et de représentation (les élues et élus sont invités à participer aux deux actions proposées afin de les sensibiliser aux enjeux liés à la pauvreté). Elle a d’abord été mise en place à l’échelon provincial par le CQSP.

Le Bilan de la loi 112 est une stratégie interprétative de type clarification-persuasion. Elle vise à effectuer des démarches auprès des députées et députés afin de réaliser un bilan de l’adoption et de la mise en oeuvre de la Loi et de transmettre des demandes concernant le prochain PAG. Un des éléments qui est retenu pour les rencontres est de miser sur le succès de la stratégie Mission collective. Les tactiques choisies pour cette stratégie sont l’éducation populaire autonome, l’action politique non partisane et la représentation. En effet, les membres de la TACPAT discutent en rencontres de la Loi et des PAG, afin de s’approprier le bilan de l’action gouvernementale en matière de lutte à la pauvreté. Des rencontres avec les élues et élus sont ensuite réalisées afin de discuter du bilan de la Loi et des PAG et d’aborder les orientations du prochain PAG. Elle a d’abord été entamée à l’échelon provincial par le CQSP.

La campagne de Lutte aux préjugés est une stratégie interprétative de type éducation. Elle vise à modifier les schèmes d’interprétation de la pauvreté à l’aide d’un message centré sur un changement d’attitude. Malgré de nombreuses réticences exprimées lors des rencontres internes de la TACPAT, celle-ci dépose, en 2012, un projet de campagne de sensibilisation visant à faire adhérer un grand nombre de personnes à l’impact des préjugés sur les personnes en situation de pauvreté pour lequel elle obtient, l’année suivante, un financement du FQIS. Dans ce cas-ci, la TACPAT utilise exclusivement une tactique d’éducation populaire autonome : une campagne publicitaire (vidéo et médias sociaux), une tournée dans les écoles secondaires, la formation dans les groupes communautaires. Cette stratégie a été accomplie à l’échelon régional.

La campagne Laissons les pauvres gagner leur vie constitue une stratégie institutionnelle de promotion des droits. Elle vise l’augmentation des gains admissibles pour les personnes bénéficiaires de l’aide sociale. Pour cette campagne, la TACPAT utilise des tactiques d’éducation populaire autonome (proposition d’un logo et du matériel de diffusion de la campagne), d’action politique non partisane (dépôt d’un mémoire à l’Assemblée nationale dans le cadre des consultations pour l’élaboration du prochain PAG, pétition et demande de résolutions d’appui) et de représentation (diverses présentations de la campagne effectuées dans les organisations alliées). Cette stratégie a aussi été entreprise à l’échelon régional.

Comme on peut le voir au Tableau 3, au cours de la période 2008 à 2011, la TACPAT utilise des stratégies institutionnelles de promotion et de défense des droits sociaux en faisant appel à plusieurs types de tactique. Ces stratégies visent à améliorer les conditions de vie de personnes en situation de pauvreté et les mesures de protection sociale proposées par le gouvernement. Entre 2012 et 2015, elle a exclusivement recours à des stratégies interprétatives de type information, clarification-persuasion et éducation avec une moindre variété de types de tactiques. En 2014-2015, elle revient à une stratégie institutionnelle de promotion des droits sociaux et a recours à des tactiques d’éducation populaire autonome (pour les six stratégies), d’activité politique non partisane, de représentation (quatre stratégies) et de mobilisation (deux stratégies). À partir de 2012, la TACPAT n’emploie plus de tactiques de mobilisation qui avaient été présentes entre 2008 et 2011. Entre 2008 et 2013, les stratégies de la TACPAT sont développées à l’échelon provincial alors qu’à partir de 2013, elles proviennent d’une initiative régionale.

Tableau 3

Les stratégies particulières et les tactiques de la TACPAT, 2008-2015

Les stratégies particulières et les tactiques de la TACPAT, 2008-2015

* Légende : ÉPA : éducation populaire autonome ; MOB : mobilisation ; APNP : activité politique non partisane ; REP: représentation.

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L’influence du PAG 2010-2015 sur les stratégies de la TACPAT

Les stratégies particulières de la TACPAT se modifient au cours de la période étudiée. Au cours de la phase d’élaboration du PAG 2010-2015 (bilan du PAG précédent et consultation), la TACPAT adopte des stratégies institutionnelles visant la promotion de droits sociaux ainsi qu’une variété de tactiques, incluant des activités de mobilisation, qui sont alimentées par le CQSP. Au début de la mise en oeuvre du PAG 2010-2015, elle maintient l’utilisation de stratégies institutionnelles visant la défense de droits sociaux, incluant des activités de mobilisation, qui sont soutenues par une coalition provinciale. Au cours de la mise en oeuvre régionale du PAG 2010-2015, elle utilise plutôt des stratégies interprétatives et délaisse les activités de mobilisation. Ces activités restent coordonnées par le CQSP en 2012-2013. La réalisation du projet de Lutte aux préjugés ne constitue pas un changement dans le type de stratégies choisies par la TACPAT. Cependant, il s’agit de la première participation de la TACPAT à la mise en oeuvre d’un PAG.

Le projet de Lutte aux préjugés marque aussi un changement sur le plan de la capacité stratégique de la TACPAT. En 2011, sur le plan institutionnel, la TACPAT modifie sa mission afin de soutenir la mobilisation régionale visant à lutter contre la pauvreté (et non plus de soutenir les mobilisations locales) et elle diversifie les réseaux auxquels elle s’affilie, notamment par la participation à l’ARSIS. À partir de 2013, elle réalise deux stratégies particulières mises en oeuvre sur une base régionale plutôt que provinciale. Deux personnes interviewées mentionnent que ce changement est associé à la Lutte aux préjugés et qu’il s’explique par le fait de vouloir travailler sur des campagnes propres à la TACPAT. Cet élément se retrouve également dans le procès-verbal d’octobre 2013 avec l’idée, pour des membres de la TACPAT, de travailler pour « ses propres batailles », d’avoir des objectifs précis et de viser des résultats concrets. En 2013, la TACPAT, grâce au financement du projet de Lutte aux préjugés, augmente sa capacité stratégique et adopte une forme de régionalisation de ses actions.

L’ensemble des personnes interviewées considèrent que le passage de la Mission collective (2008-2009) à la Lutte aux préjugés (2013) correspond à un changement de stratégie. Cependant, elles invoquent des raisons très différentes afin d’expliquer ces choix : les visées (demandes de nature économique ou changements de mentalités), l’origine de la campagne (organisation provinciale ou la TACPAT elle-même), la source des revendications (les besoins exprimés par la base ou le financement disponible), les choix tactiques. Pour des membres, le fait d’être interpellé par les responsables de l’ARSIS et d’être identifié comme un organisme absent de la démarche a motivé la participation de la TACPAT à la mise en oeuvre du PAG 2010-2015 :

Nous autres on avait décidé à la TACPAT de ne pas tenir compte de cette démarche-là. Encore une fois, on n’embarquait pas parce que ça nous ressemblait pas. Puis finalement on s’est fait interpeller à plusieurs reprises par les responsables du chantier. […] Et puis dans cette optique-là, la TACPAT était identifiée comme regroupement régional qui était absent de la démarche. […]. Puis à un moment donné, notre absence a été remarquée, on nous a sollicités. Puis à la Table on s’est dit : ils veulent absolument nous donner de l’argent, on va la prendre

Membre intervenant communautaire 1

Pour une autre personne interviewée, la participation à la démarche donne l’occasion d’influencer de l’intérieur le processus de mise en oeuvre :

Est-ce qu’au niveau de la lutte à la pauvreté, alors que la TACPAT avait toujours été comme le moteur, on laisse d’autres joueurs s’accaparer ça ? Parce que la chaise vide, c’était un peu ça aussi, de dire on n’est pas là. […] Donc le fait d’être présent au niveau des structures, on voyait aussi une façon d’influencer les autres joueurs pis de leur remettre sur la table : quand vous travaillez là-dessus, il y a comme… Si vous travaillez sur la persévérance scolaire, il y a un lien avec la pauvreté. […] Donc d’être présent puis d’influencer ou d’alimenter les réflexions des autres tables de travail… puis de pouvoir ramener la dimension pauvreté. Ça je dirais c’est à côté de la campagne de lutte aux préjugés, mais c’est un effet non négligeable de notre participation

Membre organisateur communautaire 1

Trois membres vont mentionner que malgré la participation de la TACPAT à la mise en oeuvre du PAG 2010-2015, celle-ci le fait en concordance avec ses valeurs et ses orientations :

Mais là en même temps on a eu des discussions. Qu’est-ce qu’on peut aller chercher de positif là-dedans pour notre région, pour notre message, pour notre mission. Puis c’était une des membres dans le fond qui était arrivée avec une proposition, puis ça a fait consensus. Parce que, bon la lutte aux préjugés c’est une des stratégies dans le fond au niveau du collectif, puis même de la TACPAT, parce que c’est de faire connaître c’est quoi la pauvreté, puis faire connaître la réalité des personnes vivant en situation de pauvreté, puis ça c’est comme un préalable pour agir sur les politiques publiques, les protections sociales et tout ça

Membre organisateur communautaire 4

En somme, pour les personnes interviewées, la participation à l’ARSIS Abitibi-Témiscamingue et la réalisation du projet Lutte aux préjugés constituent une façon de demeurer une structure significative dans la nouvelle configuration régionale de la lutte à la pauvreté, tout en permettant de modifier les perceptions de la pauvreté des autres organisations et de la population générale.

ÉlÉments de discussion

L’originalité de cette étude réside dans l’examen détaillé des tactiques et des stratégies particulières réalisées par un organisme de concertation régionale de lutte à la pauvreté dans la période d’élaboration et d’implantation du PAG 2010-2015. D’autres études sur l’impact des politiques publiques sur l’action collective dans le domaine de la lutte à la pauvreté contribuent à mettre ces résultats en perspective.

Alors que le financement de projets par le Fonds de lutte à la pauvreté (2000-2005) ne semblait pas avoir modifié la mission et les réseaux externes des organismes communautaires concernés (Comeau et al., 2002), nous avons plutôt observé que la TACPAT a, en 2011, modifié sa mission en passant du soutien aux mobilisations locales de lutte à la pauvreté à un rôle de mobilisation régionale sur cet enjeu. Cette modification de nature institutionnelle coïncide avec la décision de fonder les choix stratégiques sur les réalités régionales plutôt que sur les initiatives provinciales, un accroissement des capacités stratégiques de l’organisme et la mise de côté des actions de mobilisation. De plus, malgré ses réserves et ses résistances antérieures, la TACPAT adhère à l’ARSIS et modifie une autre composante institutionnelle, soit son réseau externe de parties prenantes concernées par la pauvreté. Elle le fait en invoquant son positionnement parmi l’ensemble des organisations régionales et sa capacité de modifier les représentations de la pauvreté chez ses partenaires et dans la population.

La notion de co-construction démocratique des politiques publiques proposée par Vaillancourt et Aubry (2014) permet d’analyser les processus de décision de l’action publique qui vont au-delà de la simple consultation ou de production d’activités ou de services ; elle concerne la participation de la société civile au processus d’élaboration des politiques publiques. À l’échelle provinciale, le processus d’élaboration de la Loi dont découle le PAG 2010-2015 constitue un exemple de co-construction démocratique d’une politique publique. Mais Vaillancourt et Aubry (2014) constatent que la participation citoyenne, dont l’importance est soulignée à plusieurs reprises dans la Loi, a été beaucoup moins exercée lors de la mise en oeuvre des PAG, ce qu’ils attribuent au manque de volonté politique du gouvernement Charest (2003-2012) et à la timidité du gouvernement Marois (2012-2013). Par ailleurs, Lesemann et al. (2014) rappellent que la mise en oeuvre de la première orientation (appel à la concertation intersectorielle et participation citoyenne sur une base régionale) du PAG 2010-2015 reposait sur un processus de décentralisation des responsabilités et sur une modification des rapports entre les organisations à l’échelon régional. Cette innovation nécessitait un décloisonnement dans les pratiques des actrices et acteurs du terrain afin d’apporter de nouvelles réponses au problème de la pauvreté.

Nous avons observé que la TACPAT a peu participé à une co-construction, à l’échelon régional, de nouvelles pratiques ou à un décloisonnement des pratiques de l’ensemble des acteurs concernés par la pauvreté dans le cadre de l’ARSIS Abitibi-Témiscamingue. D’ailleurs, si Lesemann et al. (2014) estiment que le PAG 2010-2015 « s’est avéré un levier intéressant pour le développement de nouvelles réponses au problème social de la pauvreté dans les communautés » (p. 16), ils conviennent aussi que l’innovation nécessite « un décloisonnement des politiques publiques, des modes de gestion et de reddition de comptes, un assouplissement des politiques dont le Cadre des Alliances pour la solidarité et FQIS » (p. 15), lesquels n’ont pas été effectifs. Cette absence de co-construction sur le plan régional peut aussi découler du « déploiement » planifié de la politique qui demeurait centré sur des composantes organisationnelles (plan régional, création de l’ARSIS, chaîne de consentement des projets, critères d’analyse et modalités de gestion du fonds régional, etc.) et qui parfois faisait appel à une triade « Mobilisation-consultation-organisation » ou à sa variante « Organisation-mobilisation-consultation » (Lesemann et al., 2014, p. 25). En somme, la mise en oeuvre régionale a aussi reposé sur le redéploiement de façons de faire antérieures, moins novatrices. Dans ce contexte, la TACPAT a exercé des choix stratégique (interprétatif de type éducation) et tactique (éducation populaire autonome) qui visaient à convaincre et à rallier à ses propres positions d’autres parties prenantes à l’échelon régional et local.

Les résistances aux transformations de la protection sociale proposées par le PAG 2010-2015 proviennent aussi de l’appareil gouvernemental. Ainsi, Vaillancourt et Aubry (2014) soutiennent que la co-construction démocratique a limité la capacité du gouvernement Charest (2003-2012) d’affaiblir la Loi. Le court gouvernement minoritaire Marois (2012-2013) a peu fait dans ce secteur et le gouvernement Couillard qui lui a succédé (2014-2017) a imposé une importante austérité budgétaire. C’est dans ce contexte général que la TACPAT revient, à compter de 2014, à une stratégie institutionnelle de promotion des droits.

Cette étude porte spécifiquement sur un territoire de MRC situé dans une région éloignée de la métropole et de la capitale provinciale. Elle couvre une période de remise en question du modèle québécois de développement social (Vaillancourt, 2017) et plus particulièrement, à la fin de celle-ci, d’une profonde remise en question de la gouvernance régionale. Il s’agit de l’abolition, à l’automne 2014, des Conférences régionales des élus et des Centres locaux de développement ainsi que de l’abandon de la Politique nationale de la ruralité, du programme de soutien aux municipalités dévitalisées et de la Politique pour assurer l’occupation et la vitalité des territoires. Cette restructuration majeure a été suivie, entre 2014 et 2017, d’une période d’austérité budgétaire qui a affecté considérablement des institutions et des programmes ayant des incidences territoriales. Dans ce contexte, la régionalisation de l’action collective de promotion et de défense des protections sociales est un phénomène contingent, socialement et historiquement situé, et dont les effets sont également incertains. On sait encore peu comment ces transformations ont infléchi ou non les pratiques des organismes communautaires dans le secteur de la lutte à la pauvreté.

Conclusion

Ce texte examine l’impact du PAG 2010-2015 sur les pratiques d’une structure de concertation régionale engagée depuis 1999 dans l’action collective de la lutte à la pauvreté. Il examine les tactiques et les diverses stratégies particulières adoptées par cette structure de concertation régionale entre 2008 et 2015, soit quelques années avant la mise en oeuvre du PAG 2010-2015, et jusqu’à la fin de ce dernier. Les résultats indiquent que tout en contribuant pour la première fois à la mise en oeuvre du PAG, cette structure de concertation n’adopte pas de nouvelles stratégies particulières. Cependant, on observe une variation dans les types d’activités au cours de cette période, le délaissement des activités de mobilisation à partir de 2012, et la régionalisation devient un fondement des choix stratégiques.

Au cours de la période étudiée, la TACPAT continue de véhiculer des idées, de construire et de diffuser des projets de politique (Dufour, 2004 ; Plamondon, 2006 ; White, 2012) même lorsque les stratégies adoptées n’ont qu’une portée régionale. Elle adopte des stratégies (institutionnelles et interprétatives) et diverses tactiques (éducation populaire autonome, action politique non partisane, mobilisation et représentation) qui indiquent son rôle actif dans les débats régionaux sur les politiques publiques reliées à la pauvreté. L’ensemble de ses stratégies particulières et ses tactiques vise à la fois le renforcement des mesures de protection sociale et l’amélioration de la cohésion sociale. Mais comme plusieurs autrices et auteurs l’ont mentionné, il existe d’importantes limites aux actions et aux mesures locales et régionales de lutte à la pauvreté visant l’amélioration des conditions de vie des populations en situation de pauvreté. On peut aussi se demander quels seront les effets inattendus et à plus long terme de cette régionalisation de l’action collective sur les stratégies provinciales de résistance des organisations dédiées à la lutte à la pauvreté.