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La profondeur remarquable du dernier ouvrage d’Anne-Marie Pelletier, intitulé L’Église, des femmes avec des hommes, a provoqué notre réflexion[1]. Il nous a particulièrement amené à approfondir quelques qualités et exigences d’une exégèse féminine et/ou féministe. Nous aborderons celles-ci à partir d’une relecture du livre dans sa dimension exégétique.

Professeur des universités, agrégée de lettres et docteur en science des religions, Anne-Marie Pelletier a enseigné la linguistique, la poétique et la littérature comparée, d’abord à l’Université Paris X puis à l’Université de Marne de Marne-la-Vallée, en France. À partir d’une thèse d’État en littérature sur le Cantique des cantiques, elle s’est spécialisée dans la poétique biblique, la réception des figures et l’herméneutique des textes de la Bible. À ces compétences littéraires et théologiques s’ajoute, depuis une vingtaine d’années, une réflexion ecclésiologique sur la place et la parole des femmes dans l’Église catholique. Plusieurs articles scientifiques et deux ouvrages de fond (Le christianisme et les femmes en 2001 et Le signe de la femme en 2006) l’ont fait reconnaître comme une interlocutrice de qualité dans ce domaine[2]. En avril 2020, Anne-Marie Pelletier a été nommée parmi les dix membres de la nouvelle commission sur le diaconat féminin, établie par le pape François à la suite du Synode sur l’Amazonie[3]. Le présent ouvrage d’Anne-Marie Pelletier est un essai, adressé à un public large, où s’entrecroisent herméneutique biblique, souci du féminin et discernement ecclésiologique.

Notre relecture de l’ouvrage est accomplie du point de vue d’une exégèse féministe, ainsi que d’un engagement ecclésial au service de la conversion et de la communion. Notre objectif principal est ici de préciser la juste posture (scientifique et existentielle) d’une exégèse féministe et dialogale dans l’Église catholique. Dans le respect du texte biblique et sans idéalisation du féminin, nous cherchons à dévoiler la présence active des femmes dont les mentions sont souvent laissées à l’arrière-plan des récits. Notre intention est de prendre acte des travaux d’exégèses féministes constructives et de favoriser leur intégration dans les milieux catholiques, au bénéfice espéré d’une conversion continue des rapports hommes-femmes dans l’Église et, plus largement, dans la société.

L’A. inscrit l’objet et l’intention de son livre parmi les réponses aux interpellations de François en la première année de son pontificat. Dès 2013, il lançait un appel à réentendre la nouveauté de l’Évangile, en l’occurrence dans la relation homme-femme, fondatrice d’humanité.

Remontant jusqu’à Pie XII, l’A. dresse un bilan mitigé des discours ecclésiaux sur les femmes et, plus fondamentalement, du parcours de l’Église dans son rapport aux femmes. D’une part, plusieurs hommages visent à exalter les femmes et à reconnaître l’importance de promouvoir leur égalité. D’autre part, une lacune récurrente apparaît : la difficulté de consentir « à un véritable partage de la parole et de la responsabilité en vue de l’édification de la communauté » (p. 25). Le contexte non seulement ecclésial, mais aussi social, soulève des enjeux qui touchent à la racine de l’être humain et convie à un discernement de fond. Comment permettre aux femmes de faire partie intégrante de l’Église, en toute parité dans la parole et la coresponsabilité ?

Prenant le problème à la racine, l’A. attire l’attention sur plusieurs conditions préalables pour permettre des interactions mutuellement constructives entre les Écritures et les interrogations anthropologiques contemporaines (chapitre 2). Il s’agit d’abord d’oser lucidement une double, voire triple, confiance : non seulement à l’égard du texte biblique, mais aussi du monde actuel et des approches féministes.

D’une part, la Bible est elle-même tissée à partir des complexités de la condition humaine. Elle partage avec nos sociétés ambiantes un fond commun qui incite à la rencontre, consentant aussi à sa part de confrontation, voire d’épreuve potentiellement constructive pour tous les protagonistes. Est-il juste d’immobiliser les « vérités bibliques » au point de couper court à tout débat avec nos contemporains ?

D’autre part, le monde actuel ne peut simplement être identifié au consumérisme et à l’individualisme. Il recèle également des leviers féconds pour l’interprétation biblique. De la même manière, les lectures féministes, y compris celles dont la teneur est militante, ne peuvent être réduites à des caricatures liées à une recherche de pouvoir et associées à l’agressivité. Elles sont porteuses d’une intelligence et d’une sensibilité qui peuvent contribuer en Église à « des gains herméneutiques aussi bien qu’institutionnels » (p. 59), là où elles font prendre conscience « que la Bible est un texte écrit par des hommes pour des hommes » (p. 81).

Avec doigté et sans réserve, l’A. parcourt à nouveaux frais la Bible, surtout l’Ancien Testament, et montre comment un tel prisme, qu’elle qualifie non seulement d’androcentrique mais aussi de misogyne (p. 87), est à maintes reprises manifeste chez les auteurs bibliques[4]. Ce prisme se vérifie tant dans le contenu des événements rapportés et l’opération sous-jacente de mémoire sélective, que dans la façon de les énoncer. Plus d’une fois, les postures tenues par des femmes sont désavantageuses : tantôt dangereuses, tantôt aux prises avec la volonté unilatérale des hommes. En outre, à des moments pourtant névralgiques, tels l’alliance au Sinaï (Ex 19), le don des dix commandements (Ex 20,17), la prière des psaumes (e.a. Ps 128), les récits de la multiplication des pains (Mt 14,21 ; 15,38), la liste paulinienne des témoins de la Résurrection (1 Co 15,5-8), le texte biblique dément le principe d’inclusivité selon lequel le masculin inclut aussi le féminin. Certes, des percées de lumière existent ici et là : l’émergence concomitante de l’homme et de la femme dans le second récit de création (Gn 2), la femme vaillante du livre des Proverbes (Pr 31), la relation de mutualité entre l’homme et la femme dans le Cantique des cantiques, les femmes des récits de la Passion et de la Résurrection, etc. Cependant, ces brefs desserrements n’altèrent pas, dans la réception longue, une conception de la femme en relation de subordination envers l’homme, lequel demeure la référence prééminente de façon asymétrique.

Ce tableau est accablant et, en même temps, il fait émerger une vérité fondamentale : « la Bible est ainsi faite – et c’est une de ses vertus paradoxales – que son écriture ne recule pas devant des tensions, des juxtapositions énigmatiques, qui répercutent la complexité des choses humaines et suggèrent le lent engendrement en elles de leur vérité divine » (p. 68). La kénose du Fils de Dieu fait chair se reproduit de manière analogique dans la Parole de Dieu qui prend forme en langage humain. Dieu assume ainsi un risque à travers lequel il se révèle dans sa singularité libératrice à tous ceux et celles qui empruntent le même chemin que lui, de maturation en conversion.

Après avoir entrepris de montrer que les Écritures sont teintées d’androcentrisme et de misogynie, l’A. expose, sous forme d’esquisse, comment il est possible de lire le récit biblique à un niveau de profondeur qui manifeste « la puissance de subversion » (p. 87) de celles-ci (chapitre 3). La Bible et son travail d’interprétation – en amont (sa composition) et en aval (sa réception) – sont traversés par deux tendances opposées face aux préjugés sexistes millénaires en faveur de la prééminence du masculin : l’une consiste à les consolider par des personnages féminins relégués à la marge, tantôt soumis, tantôt dangereux ; l’autre, à les contester par des figures de femmes qui, malgré leur place marginale dans l’ensemble du texte, apparaissent libres, révélatrices de la grâce divine et associées à l’oeuvre salvifique de Dieu.

Grâce aux recherches rigoureuses de Michel Gourgues portant sur les énoncés contradictoires à propos des femmes dans le corpus paulinien[5], nous sommes en mesure de constater, au fil des trois grandes étapes des lettres attribuées à Paul, une régression par rapport à la déclaration renversante de Ga 3,28 : « Désormais, dans le Christ, il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme ». Tributaire de la première phase des lettres pauliniennes, ce verset décrit en condensé la Bonne Nouvelle de Dieu révélée de façon ultime en Jésus Christ. Cette annonce sera progressivement galvaudée pour être ensuite détournée – en s’appuyant sur une lecture biaisée de Gn 2 – dans la troisième phase (voir 1 Tm 2,11-14).

Au terme d’une brève reprise des analyses de Michel Gourgues, Anne-Marie Pelletier conclut : « il faut bien admettre que c’est cette troisième configuration qui dominera dans la suite du temps » (p. 109). Une affirmation aussi générale et lourde de conséquences tient-elle vraiment compte de la richesse et de la complexité du Nouveau Testament, jusque dans sa réception ? Étant donné sa gravité, cette affirmation devrait être vérifiée, par une méthode comparable à celle de Michel Gourgues, d’abord dans les autres écrits du Nouveau Testament, ceux-ci étant postérieurs au niveau proto-paulinien dont relève Ga 3,28. Cette vérification paraît d’autant plus nécessaire que l’A reconnaît que la tradition johannique concernant Marie de Magdala (Jn 20) dévoile des éléments omis par la première lettre aux Corinthiens (1 Co 15,3-7) qui lui est antérieure et qui relève également du niveau proto-paulinien.

Ce troisième chapitre est riche d’ébauches, mais tend parfois à minimiser les exigences méthodologiques d’un tel travail de mise en lumière du profil de femmes qui étaient reléguées dans l’ombre, à l’intérieur du texte biblique et dans sa réception. Ce type d’exégèse féministe est fondamental pour rendre justice à la révélation divine et l’extraire de l’étroitesse des annexions humaines bien ancrées. Cependant, il nécessite d’abord un surcroît de prudence en raison de la parcimonie des données pertinentes qui permettraient de proposer un renversement des perspectives et des nombreux silences qui jalonnent le texte. Comment écouter ceux-ci avec justesse, sans leur imputer les projections de notre imagination ? Sous cet angle, la critique bienveillante de Michel Gourgues à l’égard du dernier ouvrage de Christine Pedotti sur Jésus est instructive[6].

Prenons, par exemple, Marie de Magdala et les autres femmes qui se trouvaient présentes à la croix au moment de la mort de Jésus[7]. Quel a été l’élément déclencheur qui les a amenées à suivre Jésus ? Est-il légitime de déclarer sans réserve : « Le fait est que, à la différence des hommes de l’entourage de Jésus, celles-ci n’ont pas été l’objet d’un appel. Elles se présentèrent et Jésus accepta leur présence assidue » (p. 100) ? Le texte garde silence sur ce qui provoqua les femmes à marcher à la suite de Jésus. Comme le suggère John P. Meier cité par l’A., ce silence laisse ouverte différentes possibilités, y compris celle d’un appel explicite de la part de Jésus[8]. Si elle se veut crédible, une telle exégèse se doit de demeurer fondée dans le texte biblique, avec autant de perspicacité que de prudence. Sinon certaines interprétations risquent d’être forcées et de desservir la crédibilité des conclusions.

Ce premier critère de rigueur textuelle influe sur un deuxième, à savoir la cohérence en regard d’une vérité anthropologique qui est palpable dans le texte biblique et que l’A. signale ici et là : l’être humain est en devenir, en continuel cheminement. Restons conscients que chaque personne, tant la femme que l’homme, apprend à découvrir ce qui est essentiel en diverses circonstances et à l’intégrer dans sa manière de vivre en relation avec les autres. Cette vigilance à la transformation progressive et aux apprentissages de la relation doit être maintenue pour éviter un retour de balancier, à savoir une prééminence du féminin et, plus fondamentalement, une conception dichotomique des sexes : l’un faible, l’autre fort. Par exemple : « Ainsi, à chaque occurrence d’une nouvelle menace qui dans la suite de l’histoire va peser sur l’existence du peuple, donc sur l’avenir de la promesse, la présence du féminin fait irruption dans le récit » (p. 89). Avancer de telles affirmations ne revient-il pas à tomber dans une perspective idéalisée du féminin ? Au terme de l’exil à Babylone, c’est pourtant l’irruption d’un homme païen, Cyrus, qui fait basculer les événements. Ou encore : « En chacun de ces épisodes le salut et l’avenir du peuple se trouvent remis entre les mains de femmes qui remplissent très exactement le rôle de ezer, ce secours évoqué en Gn 2, pour qualifier originellement la femme. […] Ces femmes parlent d’une parole d’autorité et agissent là où l’initiative des hommes défaille. » (p. 91)

À quelques reprises, l’A. insiste pourtant sur l’interaction entre le masculin et le féminin, comme reflet du salut divin. En guise d’illustration, l’A. s’attarde notamment au Deutéro-Isaïe qui « associe à partir du chapitre 49, des oracles du serviteur et des oracles de Sion, cette dernière apparaissant soudain délivrée des flétrissures du péché, revêtue d’une splendeur transcendante, dont Dieu va la parer. Le salut […] est ainsi et déjà suggéré comme alliance du masculin et du féminin. Comprenne qui pourra ! » (p. 92-93) Une telle conclusion n’est cependant pas si simple à déduire du texte. En effet, ces deux types d’oracles ne sont pas de même nature : le serviteur participe à l’action salvifique de Dieu, tandis que Sion en est le réceptacle. Dans l’agencement de ces deux types d’oracles, il est difficile de reconnaître une véritable alliance du masculin et du féminin, avec la mutualité qu’un tel mode relationnel laisse supposer.

Dans une méthode de lecture qui cherche à mettre en lumière la présence souvent voilée de femmes audacieuses et engagées, il est d’autant plus riche de ne pas perdre de vue la part de transformations progressives de ces femmes, qu’une telle posture implique et dont le texte biblique laisse à l’occasion percevoir des traces. De telles transformations engagent aussi parfois des hommes en vis-à-vis ou en opposition. D’après l’évangile selon Marc et celui selon Matthieu, Jésus lui-même a cheminé dans sa relation aux femmes[9].

Depuis quelques décennies, les interprétations traditionnelles des Écritures sont enrichies et aussi interpellées par des lectures dites non seulement féministes, mais aussi féminines élaborées par des femmes et des hommes. L’A. renvoie ici aux travaux de Sylvaine Landrivon, Irmtraud Fischer, Christine Pedotti, Anne Soupa, France Quéré, Erri de Luca, Enzo Bianchi, Paul Beauchamp, Jean-Pierre Sonnet, Yves Simoens, Philippe Lefebvre, Camille Focant, etc.[10] De façon cohérente avec sa pratique de l’herméneutique biblique, l’A. valorise les approches littéraires où le lecteur est particulièrement actif dans la réception des sens du texte. « Cette [dernière forme d’]exégèse, qui incorpore l’engagement personnel de l’acte de lecture, lit à une autre échelle que l’exploration érudite. » (p. 115) Une exploration érudite proprement historico-critique, comme celle de Michel Gourgues et celle de John P. Meier auxquelles l’A. renvoie[11], ne peut-elle avoir accès à cette profondeur du texte ?

En finale du troisième chapitre, l’A. semble identifier les approches féministes des Écritures à la branche militante de ce courant. Or, au chapitre précédent, elle reproche à la Commission théologique pontificale d’avoir opéré une telle réduction dans son document L’interprétation de la Bible dans l’Église publié en 1993 (voir p. 57). Comme, plus d’une fois, l’A. fait référence aux lectures féministes et au fait que celles-ci sont souvent confrontées à de l’incompréhension, voire du mépris, dans l’Église catholique, il serait avantageux de définir posément leurs caractéristiques communes qui transcendent les différents courants de cette approche. En quoi les lectures féministes sont-elles différentes des « lectures féminines » ?

Convient-il en fin de compte d’introduire une telle distinction ? Certes, elle permet de se dédouaner, du moins en première instance, d’être « féministe » dans les milieux où cette qualification est reçue de façon dépréciative ou caricaturale. Nous faisons pourtant nôtres les traits de l’exégèse féministe telle qu’elle est définie par Suzanne Scholz sous trois registres : 1) conscience assumée du prisme qui oriente tout exégète ; 2) élucidation des conditionnements, notamment androcentriques, qui affectent tout texte biblique ; 3) espoir de contribuer à un changement collectif[12]. Si nous pratiquons une telle exégèse de façon rigoureuse et dialogale, avec un souci de la communion ecclésiale et de la conversion, y a-t-il encore lieu de s’excuser d’être féministe ?

Outre les avancées exégétiques de l’ouvrage d’Anne-Marie Pelletier que nous avons relevées et qui provoquent notre réflexion, celui-ci se poursuit par des propositions ecclésiologiques qui tendent à remettre au centre le sacerdoce commun des baptisé.e.s et à promouvoir le « signe de la femme ». L’A. exhorte vivement à reconnaître différentes diaconies – celle de la charité et celle la Parole – exercées par des laïcs, en particulier des femmes, et à opérer les transformations institutionnelles qui en découlent, à commencer par l’intégration de leur voix dans les instances décisionnelles de l’Église catholique. À travers ces changements ecclésiaux qui mobilisent fondamentalement de multiples relations – entre hommes et femmes, entre chrétien.ne.s des diverses Églises, entre chrétien.ne.s et gens qui ne le sont pas / plus – « le témoignage rendu à l’Évangile [sera] susceptible d’être accueilli par le monde contemporain » (p. 188).