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Conçu bien avant le début de la pandémie de COVID-19, ce dossier portant sur les rapports entre nostalgie et cinéma, et plus largement sur le rôle potentiellement performatif de l’écran comme dispositif et « lieu » privilégiés de l’expression et de la projection nostalgiques sur le plan esthétique, ludique, intermédial, politique et affectif, ne peut plus s’introduire sans référence à la situation actuelle. La pandémie a brisé un certain rapport au temps et accentué le sentiment nostalgique d’un présent qui n’est plus, ou du présent tel qu’il a été – ou aurait pu être – sans « virus mondial ». Cette situation très particulière accentue une des caractéristiques principales de la nostalgie, à savoir sa persistance en temps de crise individuelle ou collective (Boym 2001), mais surtout lors d’un présent trouble, d’un futur encore plus « incertain » et d’un passé qui finalement peut paraître plus joyeux dans nos souvenirs qu’il ne le fut en réalité. Ces constats sont très génériques et mériteraient d’être nuancés une fois la pandémie traversée, mais ils nous permettent de situer ce dossier dans le contexte d’une nostalgie en quelque sorte doublée et troublée. Entre souvenir et oubli, idéalisation et créativité, la nostalgie peut rappeler les temps et lieux qui ont cessé d’exister, qui ne sont plus accessibles ou qui ne l’ont jamais été. Elle peut également désigner le désir de retourner dans un temps et un espace inconnus, ou encore de rêver d’un avenir qui jamais ne sera. La nostalgie n’est donc pas empreinte du seul retour vers le passé, mais articule aussi bien le temps présent et l’avenir. Elle pense leurs coexistences tout en incluant la question des possibles en devenir et ouvre des portes pour renégocier le passé, la mémoire et l’histoire.

Les études (transdisciplinaires et transculturelles) sur la nostalgie ont changé de ton et d’approches ces dernières années afin de proposer une réécriture de l’histoire de la nostalgie (Bonnett 2015) et de souligner le potentiel créatif et émancipateur de ce sentiment. La nostalgie n’est plus approchée comme un seul regard idéalisé sur le passé, mais plutôt comme un point de contact performatif, une expérience avec le passé et l’avenir qui se déroule au temps présent, qui dépasse sa fonction mnémonique et qui communique davantage avec ses pendants que sont la mélancolie et l’utopie (Fantin, Fevry et Niemeyer 2021). Depuis quelques années, les chercheurs et chercheuses en cinéma, études médiatiques et communication explorent aussi davantage les liens entre médias, technologies et nostalgie – et cela également dans des espaces linguistiques en dehors de la domination anglophone (Santa Cruz et Ferraz 2018). Le cinéma – ce n’est pas nouveau – est le média propice pour narrer, performer, faire ressentir mais aussi commercialiser la nostalgie (Dika 2003, Jameson 1984) et surtout pour l’exprimer à l’endroit de son propre passé (Sperb 2015). Est-ce qu’il y a donc encore quelque chose à dire au sujet de la nostalgie, du cinéma et des écrans ? Oui. Il s’agira de consacrer une discussion dans une revue principalement francophone à la question de la nostalgie et de ses connexions avec les images filmiques et l’écran, et de laisser également de la place aux perspectives non-occidentales afin d’enrichir le renouvellement épistémologique des études sur la nostalgie.

Le point commun de l’ensemble des contributions ici est un « temps présent conflictuel » qui émerge sur le plan du souvenir filmique, individuel ou collectif. Les enjeux analysés et décrits font le constat d’un changement industriel, politique, social et culturel qui « affecte » l’expérience écranique. Sur le plan esthétique, Stefano Baschiera et Elena Caoduro démontrent comment les productions italiennes giallo sont revisitées depuis le début des années 2000 dans une perspective que les deux nomment retrogiallo ; à savoir le retour vers les productions vintage sans en faire un simple rappel de style (Dika 2003), mais plutôt une relecture critique et créative d’un genre parfois mal compris. Ce souci du temps présent comme étant la plaque tournante et accueillante de la nostalgie créative occupe le centre de la réflexion de Zoë Anne Laks. Dans son étude de cas autour du film The Time Machine (George Pal, 1960), elle démontre l’importance de situer la nostalgie et notamment la souffrance (algia) qui s’y associe au temps présent, donc de l’ancrer clairement dans une compréhension critique du moment afin de ne pas perdre son potentiel d’émancipation. C’est justement ici que les textes d’André Habib, de Talitha Ferraz et de Nicole Kandioler démontrent, de différentes façons, la puissance de la nostalgie souvent plus amère que douce pour négocier le passé personnel et collectif dans une perspective matérialisée, artisanale, territoriale et spatiale. En s’intéressant aux couleurs « disparues » du Kodachrome (Habib), à l’expérience remémorée d’aller au cinéma dans le quartier de Vaz Lobo à Rio de Janeiro (Ferraz) et au travail de mémoire postsoviétique par les installations écraniques de Kateřina Šedá (Kandioler), on aborde la question de la nostalgie en passant non pas directement par la diégèse ou l’esthétique d’une production cinématographique ou d’un film ou genre spécifique, mais plutôt par la périphérie affective de l’écran qui – en fin de compte – peut également devenir l’épicentre d’une résistance politique et d’une performativité (inter)médiale dont l’avenir incertain a grandement besoin.