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La modernité politique a été travaillée par des interrogations sur la place qu’il convenait d’accorder aux émotions. La confiance placée par les Lumières dans la Raison n’avait pas suffi à les faire totalement disparaître. En réhabilitant les émotions, le romantisme ouvrait en effet la voie à une conception très affective de la légitimité politique, ce dont par exemple le futur empereur Napoléon bénéficiera, au même titre que ses successeurs (certains historiens ont parlé de monarchie sentimentale pour qualifier la Restauration) (Sholtz, 2007). Les républicains, soucieux de conjurer les dérives charismatiques synonymes pour eux de césarisme et de dictature, proposèrent de doser avec précision la place accordée aux émotions : le régime politique devait susciter des projections affectives à travers des institutions (la Constitution, la Loi, la Nation, etc.) ou des personnages de fiction (Marianne), mais les gouvernants devaient être tenus autant que possible à l’écart de ces projections (Delporte, 2007). Le leader républicain devait incarner une modernité plus rationnelle que passionnelle. Le contexte de professionnalisation des rôles politiques a systématisé cette tendance, les affects étant réservés par exemple à ces parenthèses que sont les campagnes électorales. L’idéal de rationalisation et de froideur de l’exécutif s’est-il pour autant confirmé au fil du XXe siècle ? En centrant notre propos sur le rôle présidentiel au fil de la Ve République française, nous analyserons la manière dont a pu se stabiliser une économie émotionnelle faisant du chef d’État tout à la fois un modèle de sang-froid et l’orchestrateur exemplaire des émotions collectives. Nous montrerons ensuite comment la montée en puissance des médias et le relatif déclin des grandeurs institutionnelles ont poussé les récents titulaires de la fonction à glisser vers un rapport aux émotions plus direct et plus individualisé : il ne s’agit plus seulement pour eux de les orchestrer, mais bien de les endosser, de se donner à voir comme étant eux-mêmes habités par des affects.

Recenser la place des émotions chez les présidents de la République n’est évidemment pas une entreprise aisée. L’exercice supposerait de proposer une définition de l’émotion, de dresser une liste aussi opérationnelle que possible des émotions prises en compte (la colère, l’indignation, la joie, la tristesse, la peur, le dégoût ?) et, bien sûr, pour chacune d’entre elles, de préciser un ou plusieurs indicateurs permettant d’établir la présence de l’émotion[1]. Nous opposerons, en empruntant ces expressions aux linguistes (Micheli, 2014 ; Plantin, 2011), l’émotion montrée, celle qui s’inscrit directement dans les corps (larmes, rire, explosion de colère, etc.), et l’émotion dite, celle qui se trouve convoquée au fil du discours présidentiel, soit explicitement dans le lexique mobilisé (« je suis indigné »), soit indirectement par l’emploi de marqueurs qu’il est possible d’objectiver (« quelle honte ! »). Sur cette base, la quantification est possible, comme l’a démontré Marion Ballet (2012). Notre propos sera plus qualitatif : nous reviendrons, au fil d’un historique nécessairement hâtif, sur quelques épisodes émotionnels forts qui ont marqué l’histoire de la présidence française depuis 1958, qui ont donné lieu à commentaires et qui, à défaut de constituer un corpus au sens rigoureux du terme, nous semblent révéler un rapport aux émotions particulièrement transparent (Le Bart, 2018a). Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas l’émotion intime et authentique de l’acteur politique (ce qu’il a ressenti vraiment), mais l’émotion donnée à voir par le discours, par le corps, par ces marques intra- et extra-linguistiques qui montrent ou qui trahissent la présence d’une émotion, et qui participent directement au leadership politique (Donot et al., 2016). Les émotions présidentielles retiennent notre attention pour ce qu’elles nous disent du rôle présidentiel et de l’ethos (Amossy, 2010) qui lui est associé : quel « travail émotionnel » (Hochschild, 2017) exige-t-il ? La question de la recevabilité des émotions est donc centrale, d’où l’importance des commentaires (des journalistes, de la classe politique, etc.) et des réactions (de l’opinion publique) face aux moments émotionnels qui marquent l’histoire de la présidence. L’émotion fait-elle événement ? Est-elle tolérée ? Jugée scandaleuse ? Touchante ? Déplacée ?

1. Le sang-froid présidentiel comme norme : le refus de l’émotion montrée

D’une République à l’autre, la figure présidentielle a été construite en France en référence à un idéal de contrôle de soi relativement rigoureux (Garrigou, 2003). Le président se distingue du reste de la population par un sang-froid qui participe à l’exceptionnalité de sa condition. Devant les catastrophes naturelles, devant les attentats, devant les crises les plus graves, il garde son calme. La norme de sang-froid imprègne en profondeur la définition stéréotypée de la « présidentiabilité[2] ».

Plusieurs raisons expliquent selon nous cette cristallisation, raisons qui renvoient toutes au temps long des mythologies politiques. La norme de sang-froid renvoie à la fois à des objectifs de rationalisation de l’État (Weber), à des considérations tactiques de pure efficacité politique (Machiavel) et à une logique de distinction sociale (Elias).

La première de ces trois pistes explicatives peut s’illustrer par un aphorisme connu : le gouvernement des autres suppose une aptitude au gouvernement de soi. Si ce stéréotype puise dans une histoire aussi ancienne que, par exemple, l’idéal stoïcien, il est évident que la modernité en a accentué la force. On empruntera ici à Max Weber (1971) l’idée selon laquelle la modernité politique est d’abord rationalisation et froideur. L’État moderne symbolise cette grande transformation, l’idéal-type du fonctionnaire wébérien (« sine ira et studio ») étant précisément défini par référence au contrôle des émotions. La froideur bureaucratique rend possible la machinerie étatique, des sommets de l’État à la plus modeste administration de guichet (Dubois, 1999). L’idéal présidentiel est construit en référence à ce modèle : face aux situations extrêmes, le chef d’État doit demeurer maître de lui, décider rationnellement. Les pouvoirs conférés au chef d’État sous la Ve République, y compris celui de recourir à l’arme nucléaire, ont sans doute accentué cette exigence de sang-froid. La rationalité du décideur est supposée commander celle de l’État en action, elle conditionne autrement dit l’efficacité des politiques publiques et des programmes gouvernementaux. Au regard de cet idéal « moderne », l’émotion est encombrante ; elle indique une régression vers des formes irrationnelles. Le clientélisme en est un exemple : le décideur se laisse émouvoir par les individus auxquels il est directement confronté, dont il est proche, et à qui il rend service en détournant à leur profit les biens rares dont il devrait assurer la distribution juste et donc impersonnelle.

Le gaullisme triomphant des années 1960 a participé à l’édification de cet idéal politique. Le retour au pouvoir du général de Gaulle marque, au-delà de la figure charismatique du président lui-même, l’arrivée au pouvoir d’une génération de hauts fonctionnaires, grands commis de l’État, futurs « hommes d’État » pour certains d’entre eux, incarnant très directement le modèle wébérien. La capacité à trancher et le refus des états d’âme au nom d’une modernité qui impose sa loi (décolonisation, industrialisation, planification, aménagement du territoire, etc.) renvoient alors à une conception très rigide de la modernité et du progrès (par exemple scientifique). La modernité qu’il s’agit d’incarner est nourrie d’un imaginaire de rationalisation technocratique dont Valéry Giscard d’Estaing a sans doute été, parmi les successeurs du général de Gaulle, l’illustration la plus aboutie (Dulong, 1997).

Symbolisant l’État moderne rationnel, le chef d’État endosse un rôle qui devrait associer contrôle des émotions et habileté politique. L’enseignement de Machiavel a contribué à forger un imaginaire politique qui érige le sang-froid en ressource politique efficace. S’il sait demeurer impassible dans l’interaction, le prince se maintient en position de force vis-à-vis de son interlocuteur. Ne livrant aucune information sur ce qu’il pense et sur ce qu’il ressent, il contrôle l’interaction et construit sa position d’autorité. De Louis XI à François Mitterrand, cet ethos du politique impassible n’offrant, tel un sphinx, qu’un masque lisse à des interlocuteurs déstabilisés, s’est imposé comme mythe politique[3].

Le sang-froid peut enfin apparaître comme attribut présidentiel à partir du moment où il constitue un marqueur de position sociale élevée. On s’appuie cette fois sur les analyses de Norbert Elias (1975), lorsque celui-ci montre que le contrôle de soi, l’art de masquer ses émotions, a constitué, à partir du XVIIIe siècle, un marqueur social fort. Parce que le processus de civilisation s’est cristallisé au sein de la société de cour, les bonnes manières ont été perçues comme aristocratiques et donc comme l’indice d’une appartenance à l’élite. L’association de l’expressivité à la vulgarité, et son assimilation aux groupes dominés (l’émotion sera tour à tour et tout à la fois populaire, féminine, infantile, associée aux populations autochtones, etc.) ont pesé sur la construction des rôles politiques : comme tous les dominants et comme les autres gouvernants, le président sait se contrôler et se distinguer par un sang-froid à toute épreuve.

La norme de sang-froid, parce qu’elle imprègne en profondeur le rôle présidentiel aujourd’hui comme hier, ne se donne jamais aussi explicitement à voir qu’à travers les contre-exemples qui en provoquent l’explicitation. Intériorisée (et donc passée sous silence) par les titulaires du rôle et par ceux qui sont habilités à le commenter publiquement au quotidien, cette norme est en revanche volontiers exhibée pour critiquer les écarts des présidents ou des présidentiables. Les verdicts de présidentiabilité (ou, tout simplement, de professionnalité politique) mobilisent volontiers le vocabulaire psychologisant du rapport aux émotions. En qualifiant Nicolas Sarkozy d’« agité », ses adversaires soulignaient clairement son inaptitude à endosser le rôle présidentiel. Les personnalités « colériques », ou bien celles qui font preuve d’une trop forte expressivité, comme Léon Gambetta jadis (Dontenwille-Gerbaux, 2016), Jean-Marie Le Pen et Philippe Séguin hier, Jean-Luc Mélenchon aujourd’hui, sont fréquemment renvoyées, du fait de leurs écarts, à la position seconde de tribuns ou d’opposants inaptes à endosser des fonctions gouvernementales centrales.

De ce point de vue, les campagnes présidentielles peuvent se lire comme une succession d’épreuves permettant aux électeurs de tester la capacité des candidats à se contrôler. L’omniprésence des médias, l’intensification de la conflictualité, le climat passionnel, tout concourt à faire sortir les candidats de leurs gonds. Filmés en plan serré et, désormais, quasiment en continu, les candidats doivent démontrer leur aptitude à ne jamais sembler agressifs, agacés, exaltés, las ou déçus. Ils doivent offrir un profil stable fait d’optimisme et de rigueur, ne pas se laisser emporter complètement par l’enthousiasme des supporters : ils en sont au mieux les témoins attendris[4]. Ce décalage émotionnel est, par exemple, symbolisé par la célèbre apostrophe d’Édouard Balladur à ses électeurs en 1995 (« je vous demande de vous arrêter ») : l’ethos du premier ministre et du haut fonctionnaire issu de la haute bourgeoisie s’oppose frontalement à l’émotion des militants déçus par le verdict électoral. Un autre exemple peut être fourni par la campagne de 2007 : le duel du second tour entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy s’est organisé à bien des égards (comme celui de 1988 entre Mitterrand et Chirac) autour de la capacité des deux candidats à faire preuve de sang-froid. Déstabiliser l’adversaire, selon cette logique, c’est d’abord le pousser à révéler des émotions dont on espère qu’elles se verront à la télévision et qu’elles entameront sa présidentiabilité. La « victoire » de Nicolas Sarkozy a d’abord tenu à sa capacité à neutraliser son image de politicien « agité » ; il parvenait même, en jouant des stéréotypes de genre, à retourner cette image contre son adversaire (« Je ne sais pas pourquoi madame Royal, d’habitude calme, a perdu ses nerfs [...]. Pour être président de la République, il faut être calme »).

Une fois l’élection passée, l’adoption du rôle présidentiel s’accompagne toujours d’une prise de distance par rapport aux émotions qui traversent le corps social. La fonction présidentielle fait obstacle à l’expression des émotions de la personne élue. Il en résulte une asymétrie, dont la présidence Macron a donné quelques exemples marquants. Ce sont d’abord des situations au cours desquelles le président est le témoin de l’émotion des autres, émotion qu’il souhaite manifestement légitimer, valoriser, partager, mais sans qu’il lui soit possible d’y succomber. Emmanuel Macron prend volontiers dans ses bras ceux qui craquent : il pose une main sur la joue de Gérard Collomb en larmes le jour de son installation à l’Élysée (14 mai 2017), il réconforte longuement une femme en pleurs le 14 juillet 2017 ou un retraité qui lui a fait part de ses difficultés financières lors de sa visite au Salon de l’Agriculture (23 février 2019), il réconforte (« bravo ! ») un jeune handicapé qui a pris la parole devant les caméras de télévision lors du Grand Débat (7 février 2019), etc. La compassion est devenue une figure imposée du présidentialisme médiatique. Mais à titre individuel, Emmanuel Macron, comme ses prédécesseurs, demeure parfaitement maître de ses émotions.

On tirera les mêmes enseignements des situations dans lesquelles le jeune président affronte des moments douloureux aux côtés de son épouse Brigitte, celle-ci exprimant beaucoup plus clairement que lui ses émotions. Lors de l’hommage rendu à Charles Aznavour, la presse people nous indique que « Emmanuel Macron a prononcé un émouvant discours et sa femme Brigitte à ses côtés n’a pu retenir ses larmes » (site de Gala, 5 octobre 2018). Même division genrée du travail émotionnel lors des commémorations des attentats du 13 novembre 2015 en 2017 : « Présente aux côtés de son époux, la première dame, Brigitte Macron, n’a pu retenir ses larmes » (site de Closer, 13 novembre 2017). Le président ne peut manifester son émotion que par procuration.

S’ils suggèrent que la norme de contrôle de soi nourrit très profondément les définitions les plus légitimes et les plus attendues du rôle de chef d’État, ces exemples rappellent aussi que ce rôle s’inscrit au coeur des émotions collectives. À la différence des serviteurs de l’État qui l’entourent, le président doit gérer les émotions collectives, et il est quotidiennement confronté à celles-ci.

2. Le gouvernement des émotions collectives : l’émotion dite

Le modèle présidentiel n’est pas réductible à l’idéal wébérien d’impassibilité. S’il doit se garder d’y succomber personnellement, le chef d’État ne peut en effet ignorer les émotions qui traversent le corps social et dont il est, comme le suggèrent les exemples précédents, le témoin direct. Il n’est pas pure rationalité décisionnelle. Au-delà de l’idéal technocratique que l’on vient d’évoquer, le régime présidentiel construit une économie émotionnelle qui conforte le leadership du chef d’État en lui accordant le monopole tendanciel de la gestion des émotions collectives. Et cela, sans pour autant remettre en cause la norme de sang-froid : le président gère les émotions collectives avec distance et retenue.

De la guerre d’Algérie à Mai 68, la présidence gaullienne s’est caractérisée par une forte monopolisation, par le chef d’État, du pouvoir de gérer les émotions collectives, qu’il s’agisse de les dire ou de les prescrire, de les légitimer ou de les délégitimer. Le terme « émotions collectives » souffre certes d’être très approximatif. On l’utilisera, par exemple, pour rendre compte de la façon dont les discours radiodiffusés ou télévisés du général de Gaulle, en mobilisant fréquemment les affects, visaient à orienter la perception que le public pouvait avoir (devait avoir) des événements (Brizzi, 2014). En jouant de l’enthousiasme, de la peur, de la compassion, du mépris et, bien sûr, de l’humour, le premier président de la Ve République se pose en orchestrateur des émotions collectives. Il disqualifie certaines émotions (la colère des mécontents, la frustration des milieux populaires, l’impatience ou l’insolence de la jeunesse), il légitime ou active certaines autres (la peur anticommuniste) en affirmant les entendre, ou même les comprendre.

Ces émotions présidentielles, parce qu’elles renvoient au collectif national, ont donc une forte dimension d’exemplarité. Nulle trace chez le général de Gaulle d’émotions personnelles ou individuelles. L’étonnant « Français, aidez-moi ! » (23 avril 1961) renvoie à l’État tout entier menacé par le putsch des généraux, et non à la personne de son chef. C’est en ce sens que l’on peut parler d’exemplarité : le général de Gaulle n’apparaît jamais comme dépositaire d’émotions qui renverraient à sa position singulière, par exemple, à sa position de leader politique désireux que son camp remporte une élection. Il ne veut connaître d’émotions que nationales, à l’échelle de cette France qu’il prétend incarner au terme d’un renoncement à la singularité individuelle qui, ici, signifie renoncement à éprouver des émotions personnelles. En d’autres termes, il prétend accomplir, en ce qui touche aux émotions, ce qu’il accomplit sur le terrain plus froid de l’intérêt : sa politique vise l’intérêt national, les émotions qu’il met en scène concernent la nation tout entière.

Paradoxalement, cette prétention au monopole de l’expressivité se conjugue assez bien à l’idéal de sang-froid. L’expressivité présidentielle est en effet cantonnée au registre du discours. L’émotion est mise en mots, elle n’est que très marginalement inscrite dans le corps présidentiel. Le lexique de l’émotion est certes mobilisé avec conviction : la théâtralité du verbe gaullien (soutenu par une gestuelle caractéristique) suggère une sincérité que la télévision complice met en scène. Mais le chef d’État demeure dans la pleine maîtrise des émotions. Il convoque celles-ci, les qualifie, les légitime ou les délégitime ; il n’apparaît jamais comme étant leur jouet.

Ainsi construit par le premier titulaire du rôle, ce rapport présidentiel aux émotions se retrouve chez ses successeurs. Le président de la République sera d’abord celui qui, par le verbe, s’adresse à tous pour dire les émotions justes. François Hollande et Emmanuel Macron, comme leurs prédécesseurs, ont ainsi adopté la même posture devant l’épreuve des attentats : dire au nom de tous la douleur ressentie (Le Bart et al., 2018). L’imposition de la minute de silence dans certains lieux publics, en tant que dispositif dépassant la seule prise de parole, manifeste plus clairement encore cette capacité à piloter les émotions du plus grand nombre. Émotions obligatoires ? Émotions nationales ou, même, émotions d’État ? On est ici au coeur de ces émotions collectives et exemplaires dont le chef d’État s’impose comme l’orchestrateur incontesté.

On peut illustrer cette posture en évoquant l’attitude d’Emmanuel Macron à la suite de l’incendie de Notre-Dame. Le président tweete à cette occasion : « Notre-Dame de Paris en proie aux flammes. Émotion de toute une nation. Pensée pour tous les catholiques et pour tous les Français. Comme tous nos compatriotes, je suis triste ce soir de voir brûler cette part de nous. »

La norme de sang-froid ne signifie donc pas du tout que le chef d’État serait insensible aux malheurs du temps. Il doit au contraire ressentir ceux-ci de manière exemplaire et donc avec une acuité particulière. Ce qui le distingue, c’est sa capacité à ne pas succomber à l’émotion, à en rester maître. Si l’on raisonne en termes de stratégie de communication, d’ethos et de présentation de soi, on dira qu’il doit éviter le double écueil de la sensiblerie (le président qui pleurniche, qui est paralysé) et de l’insensibilité (le président qui ne ressent rien et qui reste sourd aux malheurs de ses concitoyens). La mise en discours de l’émotion constitue de ce point de vue une sorte de juste équilibre, un optimum de représentativité émotionnelle.

En ces termes, on peut par exemple rendre compte du discours d’Emmanuel Macron à l’occasion de la cérémonie hommage à Johnny Hallyday, le 9 décembre 2017 à la Madeleine. On en citera un extrait :

Alors oui, ce samedi de décembre est triste. Mais il fallait que vous soyez là pour Johnny parce que Johnny depuis le début était là pour vous.

Dans chacune de vos vies, il y a eu ce moment où l’une de ses chansons a traduit ce que vous aviez dans le coeur, ce que nous avions dans le coeur : une histoire d’amour, un deuil, une résistance, la naissance d’un enfant, une douleur.

Mais vous aussi, vous étiez dans sa vie. Vous l’avez vu heureux, vous l’avez vu souffrir. Vous avez vécu ses succès et ses échecs. Vous l’avez vu parcourir le moindre recoin du pays, passer près de chez vous, chanter dans les petites salles et dans les plus grands stades. Vous l’avez vu frôler la mort plusieurs fois et vous avez tremblé pour lui. Vous avez aimé ses amours, vous avez vécu ses ennuis et à chaque instant, vous l’avez aidé parce qu’il savait que vous étiez là pour lui [...].

Il aurait dû tomber cent fois, mais ce qui l’a tenu, ce qui souvent l’a relevé, c’est votre ferveur, c’est l’amour que vous lui portez. Et l’émotion qui nous réunit ici aujourd’hui lui ressemble. Elle ne triche pas. Elle ne pose pas. Elle emporte tout sur son passage. Elle est de ces énergies qui font un peuple parce que, pour nous, il était invincible parce qu’il était une part de notre pays, parce qu’il était une part que l’on aime aimer. [L'auteur souligne.]

La prise en charge par l’instance présidentielle de l’émotion populaire permet de poser, le temps d’un nous particulièrement intégrateur, l’existence d’une communauté nationale en forme de communauté émotionnelle. Voilà le chanteur arraché au petit monde de ses fans, à la génération et à la classe sociale qui l’admiraient : il devient « une part de notre pays », entre totem national, lieu de mémoire, et figure du Panthéon (Le Bart, 2018b).

On voit ici s’esquisser des formes de gouvernement des émotions ou même de gouvernement par les émotions, qui participent à l’évidence du présidentialisme à la française[5]. Ces expressions ne doivent cependant pas faire oublier que le pouvoir présidentiel est ici largement symbolique et qu’il relève avant tout d’une mise en scène. La référence aux attentats peut en effet aussi nourrir un constat d’impuissance à endiguer la violence, impuissance au regard de laquelle le gouvernement des émotions suscitées par ces attentats peut apparaître bien dérisoire. Quant à l’émotion suscitée par la mort de Johnny Hallyday, elle relève avant tout d’une stratégie politique d’appropriation de l’émotion populaire, voire de récupération : lors de cet hommage (« populaire » et non « national »), le président apparaît moins comme maître de cérémonie que comme invité de marque.

3. L’évolution du rôle présidentiel : un tournant émotionnel ?

Nous avons jusqu’à présent considéré le rôle présidentiel comme relativement figé dans sa relation aux émotions. Nous voudrions pour terminer nuancer cette approche en formulant l’hypothèse d’une permissivité croissante à l’endroit des émotions présidentielles. La norme de sang-froid s’impose certes toujours fermement, mais elle peut être contrebalancée dans certaines circonstances et, sans doute, auprès de certains publics, par une norme contraire invitant les acteurs sociaux, y compris ceux qui occupent des positions institutionnelles fortes, à laisser transparaître des émotions personnelles. Dans un contexte de forte médiatisation de la vie politique (chaînes d’information continue, réseaux sociaux, etc.), la grammaire institutionnelle classique, telle que théorisée par Weber, tend à se voir concurrencer par une grammaire que l’on peut appeler « médiatique » et qui privilégie un rapport bien différent aux émotions (Lamizet et Tétu, 2004). Les médias valorisent l’expressivité, l’appel aux émotions (Gingras, 2008) ; ils y voient la marque d’une authenticité autrement plus précieuse que la langue de bois convenue et lisse des professionnels de la politique. À l’ère de la néo-télévision, le sang-froid de l’homme d’État parfaitement maître de lui et parfaitement prévisible est volontiers synonyme d’ennui. À l’inverse, les médias soucieux d’audience privilégieront le franc-parler du tribun qui peut à tout moment s’emporter, sortir de ses gonds, ou faire rire l’auditoire, en un mot faire le spectacle (le fameux « bon client » des médias). De Georges Marchais à Jean-Luc Mélenchon, de l’extrême gauche à l’extrême droite, l’histoire de la télévision politique est ponctuée de coups d’éclat et de dérapages dont les effets politiques sont toujours difficiles à mesurer : la visibilité et la notoriété acquises de la sorte sont-elles transformables en capital politique ? L’électeur partage-t-il les goûts du téléspectateur ? Et le capital médiatique accumulé vaut-il auprès des institutions politiques classiques[6] ?

Si on en reste au rôle présidentiel, on peut faire valoir le point que les titulaires de celui-ci, depuis Nicolas Sarkozy sans doute, ont volontiers joué la carte de l’expressivité et de l’authenticité. Ils n’ont certes pas transformé en profondeur un rôle dont le sang-froid demeure la pierre angulaire. Mais ils ont, davantage que leurs prédécesseurs, utilisé le lexique de l’émotion[7]. D’une façon générale, ils ont plus volontiers exhibé des émotions personnelles. L’évolution est double. D’une part, ils ont adopté des formes d’expressivité plus franches, l’émotion dite se doublant plus volontiers d’une émotion montrée. Ils ont, d’autre part, donné à voir, sur un mode compassionnel, des émotions plus personnelles, car associées par exemple à des victimes singulières.

La frontière entre émotion dite (inscrite dans le discours) et émotion montrée (inscrite sur le visage et sur le corps) est plus poreuse qu’il n’y paraît : les marqueurs extra-linguistiques de l’émotion (intensité de la voix, débit, respiration, par exemple) inscrivent l’émotion au plus près de l’énonciation et, donc, du discours. On peut, sur la base de ce constat, faire valoir que l’énonciation présidentielle est, plus souvent que par le passé, marquée du principe d’expressivité. On se souvient du candidat Macron hurlant, bras écartés et regard au ciel, lors d’un meeting à Paris le 10 décembre 2016 (« Ce que je veux, c’est que vous, partout, vous alliez le faire gagner, parce que c’est notre projet »). Souvent moqué, parodié, cet écart a certes donné lieu aux dénonciations d’usage de la part des adversaires de l’intéressé (Philippe Meunier, député UMP : « La France n’a pas besoin d’un hystérique, ivre de son propre orgueil et ne contrôlant pas ses gestes »). Mais l’ironie l’a emporté sur l’indignation. Lorsqu’Éric Woerth écrit : « Macron est assez mystique. Les bras en croix, la tête tournée vers les nuages… Je sais que c’est Noël bientôt » (Le Point, 12 décembre 2016), il salue le « lyrisme » et la « force de conviction » du candidat Macron. La plupart des médias jugent l’épisode surprenant, mais aucun ne s’en scandalise. La présidentiabilité du candidat n’est pas remise en cause.

À la différence de ses homologues américains Barack Obama et Georges W. Bush, Emmanuel Macron n’a pas (ou pas encore) versé de larmes en public. Mais il est parfois apparu bien éloigné du rôle présidentiel attendu. Comme Nicolas Sarkozy, il est l’homme du contact direct, de l’accolade chaleureuse, de l’épaule compatissante, de la bise à l’occasion, renouvelant au passage la grammaire gestuelle de la proximité que Jacques Chirac avait limitée aux poignées de main. On prendra pour exemple de ce relâchement émotionnel son attitude pendant la finale de la Coupe du monde de football en juillet 2018. La victoire de l’équipe de France donne lieu à une sortie de rôle dont le récit, ici dans Le Parisien, mérite une analyse :

Ce dimanche 15 juillet, le président était un supporter lambda. Ou presque. Présent en Russie au côté de la Première dame Brigitte Macron, pour assister à la finale France-Croatie (4-2) du Mondial 2018, le président de la République a oublié toutes les conventions et laissé exploser sa joie. Emmanuel Macron a lui aussi, comme des millions de Français, savouré sa victoire. Sauts, sourires, gestes victorieux... le Président semblait hors de contrôle. Une photo, prise alors qu’il était encore dans les gradins, a depuis fait le tour du monde : on voit le Président surexcité après l’ouverture du score des Bleus. Un cliché qui, à coup sûr, entrera dans l’Histoire [...].

La photo a fait le tour du monde en quelques minutes. Elle est saisissante, fige pour l’histoire un instant — la 18e minute, exactement — d'une finale de Coupe du monde. La France mène 1-0. Faisant fi du protocole, le président français s'est levé et exulte. Scène surréaliste.

La photo [...] n'aurait jamais dû exister. Les consignes de l'Élysée étaient claires : pas de photographe autour du président pendant le match. La Fédération internationale (FIFA) a respecté ce voeu. Mais n'a pas pu s'opposer à la présence de Alexei Nikolsky, photographe personnel de Vladimir Poutine. Voilà pourquoi il était placé là et a pu saisir cette émotion. [L'auteur souligne.]

L’émotion présidentielle est pour partie, doit-on comprendre, une émotion volée par un journaliste indélicat ignorant les « consignes de l’Élysée ». Mais elle n’a pas le caractère subversif que l’article suggère. Sans prétendre arbitrer la question de l’intentionnalité de ce qui est peut-être une mise en scène, on peut faire valoir que, là encore, l’épisode n’a suscité aucune indignation. Qui reprocherait au président d’avoir vécu cette finale comme n’importe quel téléspectateur français ? L’émotion surprend, mais elle est recevable, elle rapproche en un temps où les professionnels de la politique semblent trop éloignés de leurs semblables. L’émotion est acceptable si elle est sincère : elle ne choquera que si elle est feinte ou, pire, mise en scène.

L’expressivité croissante se double d’une individualisation des émotions. La présidence Sarkozy a marqué le développement d’une posture compassionnelle assez systématique (Revault d’Allonnes, 2007). Forgée alors que Nicolas Sarkozy était encore ministre de l’Intérieur, celle-ci perdurera après son élection à la tête de l’État. Les problèmes pris en charge par l’État sont systématiquement cadrés à partir de mises en récit convoquant des individus singuliers auxquels est conféré le statut de victime. Le chef d’État est d’abord celui qui compatit au malheur des humbles pris individuellement. Cet emprunt à la grammaire médiatique marque une montée en force de l’émotion dans le discours présidentiel. On retrouvera cette stratégie avec Emmanuel Macron, prompt, on l’a dit, à écouter les détresses individuelles et à mettre en scène une écoute attentive individualisée[8].

L’ethos présidentiel est-il de plus en plus nettement marqué par l’expressivité et le recours aux émotions ? L’historique ici esquissé mériterait évidemment d’être affiné. La revendication par François Hollande d’une présidence « normale » peut s’analyser comme une condamnation de l’expressivité sarkozyenne et comme un retour à la norme de sang-froid. Inversement, des exemples d’expressivité peuvent être trouvés chez Valéry Giscard d’Estaing jouant la carte du rajeunissement et de la décrispation, chez Jacques Chirac jouant celle de la proximité avec les milieux populaires, ou chez François Mitterrand confiant ses états d’âme au terme de son second septennat.

En fin de compte, le rôle présidentiel exige bien, aujourd’hui comme hier, un travail émotionnel qui tente de concilier deux normes contraires : la norme de sang-froid qui distingue le chef d’État et la norme d’expressivité par laquelle le leader démocratique communie avec le corps social. Le point d’équilibre entre ces deux injonctions contraires a longtemps résidé dans la production d’un discours émotionnel, formellement tenu, mais au contenu imprégné de références aux émotions. Présente dans l’énoncé, l’émotion n’a-t-elle pour autant jamais été absente de l’énonciation ? La voix du général de Gaulle vibrait pour faire vibrer... Inversement, lorsque Ségolène Royal, au cours du débat qui l’oppose à Nicolas Sarkozy, répète, en une anaphore remarquée, qu’elle est « en colère », la sincérité de son propos semble démentie par l’absence de marqueurs extra-linguistiques trahissant un trouble réel (Constantin de Chanay et al., 2011). La juste expressivité est difficile à atteindre, en particulier face à des journalistes prompts à dénoncer la colère feinte ou les larmes de crocodile. Lorsqu’Emmanuel Macron parvient, non sans difficulté, à surmonter l’émotion qui l’étreint lors des hommages à Johnny ou aux victimes d’attentats, l’impression produite est au contraire plutôt celle d’une double réussite : on apprécie l’homme authentique qui éprouve le chagrin de l’homme de la rue, on admire la force du président capable de contenir ses émotions et de lire son discours avec la dignité requise. Observant qu’il est « visiblement ému », voire « au bord des larmes », la presse réconcilie les deux corps du prince : le corps profane qui s’abandonne aux émotions, le corps sacré parfaitement maître de lui comme il l’est du monde qu’il gouverne. En politique comme ailleurs, la capacité à contrôler ses émotions se double désormais d’une capacité à exprimer celles-ci avec retenue (Wouters, 2007).

La question des émotions présidentielles est, on l’aura compris, riche d’enjeux sociopolitiques lourds. Parce que les émotions renvoient à des imaginaires genrés (« émotivité féminine » contre « sang-froid masculin »), elles interrogent par exemple la masculinité du champ politique. Resterait, bien sûr, comme toujours sur le terrain de la communication politique, à interroger les effets des présentations de soi adoptées. Rien ne permet de postuler que le rapport aux émotions attendu d’un chef d’État soit identique d’une génération à l’autre, d’un milieu à l’autre.