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1. Introduction

Plusieurs rencontres qui se sont tenues à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), à l’automne 2019, nous ont permis de préparer cet entretien à deux voix. Albert Dichy et Marjorie Delabarre ont ensuite répondu aux questions par écrit, entre décembre 2019 et janvier 2020. Albert Dichy, directeur littéraire de l’IMEC, s’occupe du développement et de la valorisation des archives ; en tant que spécialiste de Jean Genet, il a édité ses textes posthumes, codirigé l’édition de son Théâtre complet[1] dans la Pléiade et publié, en 2020, aux Éditions de l’IMEC, le catalogue de l’exposition Les valises de Jean Genet. Nous avons tenu à évoquer avec lui la genèse de l’IMEC et la conception de l’archive qui a guidé une telle entreprise, puis la place de la traduction dans la construction, la conservation et la valorisation de ce riche patrimoine culturel. Avec Marjorie Delabarre, archiviste qui s’occupe de la bibliothèque et de l’accueil des chercheurs, nous avons voulu évoquer le fonctionnement quotidien de cette institution archivistique, d’abord savoir comment sont traités et classés les fonds de traducteurs, puis quels sont les outils de recherche mis en ligne, les collections ou catalogues à explorer, enfin les démarches à suivre par les chercheurs souhaitant se rendre à l’IMEC.

2. Entretien

Viviana Agostini-Ouafi (V. A.-O.) Quand l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) est-il né ?

Albert Dichy (A. D.) – L’IMEC a été créé en 1988 et sa bibliothèque a ouvert ses portes à Paris, rue de Lille, dans le quartier des maisons d’édition, à l’automne de 1989. Ces dates de création ne sont pas fortuites. La fin des années 1980 coïncide en effet avec un regain d’intérêt de la recherche et du champ universitaire pour l’archive et le manuscrit. Et l’IMEC a sans doute été à la fois le produit et le ressort de ce retour à l’archive. La vague structuraliste, qui, entre 1960 et 1980, a modifié en profondeur l’appréhension de la littérature, mais qui prônait la clôture du texte sur lui-même et portait en conséquence moins d’attention au contexte, à la genèse et à l’histoire littéraire, commençait alors à refluer. À la même époque, l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM), laboratoire du CNRS qui avait été pionnier dans ce domaine, repensait la place du manuscrit dans une démarche critique à laquelle la revue Genesis[2] allait bientôt offrir une audience plus importante. Parallèlement à ce renouvellement de l’intérêt pour l’archive littéraire, l’histoire éditoriale prenait son essor et se constituait, grâce aux travaux d’Henri-Jean Martin, Roger Chartier, Jean-Yves Mollier, Pascal Fouché ou Anne Simonin, comme un vaste champ d’étude autonome. C’est dans ce contexte que doivent être pensées la naissance de l’IMEC et son inscription rapide dans le paysage de l’archive littéraire.

Le paradoxe est que ce retour s’accomplissait à une époque charnière qui n’était pas encore tout à fait perceptible au moment de l’ouverture de l’Institut : celui de la dématérialisation de l’archive et du manuscrit, produite par la révolution numérique. D’une certaine façon, l’IMEC naît au moment où la disparition du manuscrit apparaît à l’horizon, en tout cas sous la forme que nous lui connaissons aujourd’hui. Mais il arrive souvent qu’une science se constitue sur la disparition de son objet, ne serait-ce que pour sauvegarder ses traces et pour accompagner sa transformation.

V. A.-O. – Pouvez-vous nous expliquer les finalités culturelles de l’IMEC et son fonctionnement ?

A. D. Plusieurs motivations étaient à l’origine du projet : d’abord le souhait que soient plus rapidement mises à la disposition de la recherche les archives du monde éditorial et de la littérature contemporaine. En France, contrairement aux États-Unis, il fallait souvent attendre longtemps avant d’avoir accès aux archives d’auteurs contemporains ou vivants. Pour parvenir à convaincre nos partenaires (les maisons d’édition et les revues, mais aussi les auteurs, les artistes ou leurs ayants droit), il a fallu repenser le mode contractuel qui nous lie à eux, proposer des dépôts par exemple aux éditeurs, mais surtout créer une structure associative qui inclue éditeurs et écrivains dans le fonctionnement de l’Institut et les représente au sein du conseil d’administration.

Sur un plan plus intellectuel, il y avait aussi le désir de ne pas sectoriser les champs. Il s’agissait de promouvoir une pensée de l’archive qui tenait compte du profond remaniement interdisciplinaire accompli dans la seconde partie du 20e siècle. Nous avons donc décidé de décloisonner l’accueil des archives et de traiter, sans les séparer, maisons d’édition, revues et auteurs, qu’ils soient écrivains, intellectuels, scientifiques, artistes, graphistes ou traducteurs, avec l’idée que l’ensemble permettait de restituer le tissu culturel de notre temps, d’accompagner le présent, de diminuer la distance entre l’archive et la création en mettant l’accent sur la connexion entre tous les domaines. Il s’agissait d’une approche résolument moderne, où les fonds ne sont plus appréhendés en fonction du support ou de la discipline, et qui reflétait la traversée des genres propres aux auteurs de la seconde moitié du 20e siècle. Qui penserait aujourd’hui à séparer les activités littéraires et cinématographiques de Marguerite Duras ou d’Alain Robbe-Grillet ? Ou les travaux de traduction ou d’écriture de certains auteurs ? Ou encore à circonscrire dans le strict secteur philosophique des figures comme Foucault, Barthes ou Derrida sans voir que, précisément, leurs travaux sur l’écriture ont contribué à rendre caduque la distinction entre écrivain et philosophe ?

V. A.-O. – Comment l’Institut s’est-il développé au fil du temps ?

A. D. L’IMEC, qui avait été créé à l’initiative d’une poignée de chercheurs, avec le soutien de Jean Gattégno  spécialiste et traducteur d’Oscar Wilde et de Lewis Caroll, alors directeur du Livre et de la Lecture au ministère de la Culture , était au départ une structure souple et légère, de dimensions réduites. Mais la formule moderne, interdisciplinaire et à dimension humaine, proposée par l’IMEC, a répondu très vite, plus vite encore que personne ne le pensait, à une attente des différents acteurs de la vie littéraire. Les éditeurs, particulièrement, qui ne disposaient pas d’un lieu d’accueil spécifique pour leurs archives, ont participé activement au développement de l’institution, de même que des organismes comme le Cercle de la Librairie, les syndicats de l’édition et le Pen Club. Mais le plus surprenant a été l’adhésion au projet d’un grand nombre d’auteurs de toutes disciplines qui ont opté pour l’IMEC. Sans doute l’interaction du monde éditorial et littéraire a-t-elle été sur ce plan déterminante. Ainsi, c’est grâce à l’éditeur Paul Otchakovski Laurens que Marguerite Duras a accepté de déposer à l’IMEC l’ensemble des manuscrits de son oeuvre. Et c’est Jérôme Lindon, fondateur des éditions de Minuit, qui a permis l’ouverture d’un fonds Beckett à partir de la correspondance qu’il a échangée avec son auteur emblématique. Ce fonctionnement en réseau a été un élément décisif dans le développement de l’IMEC et dans ses orientations. En quelques années, l’IMEC, qui accueille aujourd’hui dans ses collections plus de sept cents fonds, est devenu la première institution d’archives privées contemporaines de France et la plus grande bibliothèque d’archives éditoriales du monde.

V. A.-O. – À quel moment de son histoire l’IMEC s’est-il intéressé aux archives de traducteurs et de théoriciens de la traduction ?

A. D. Il y avait au départ, à l’IMEC, une idée centrale qui tient sans doute au fait que l’Institut avait été créé par des chercheurs. Il fallait éviter la tentation, gratifiante pour une institution patrimoniale, de créer une galerie d’auteurs prestigieux dont les fonds seraient seulement juxtaposés. Ce qui intéressait l’IMEC était plutôt le réseau et la connexion entre les fonds. Autour de chacun des auteurs qui nous confiaient leurs archives était créée une bibliothèque d’études qui rassemblait toutes les éditions de leur oeuvre, les essais et les thèses qu’elle avait suscités, ainsi que l’ensemble des recensions dans la presse et les revues qui rendaient compte de son accueil critique. C’est là que la décision a été prise d’inclure dans les bibliothèques d’études un exemplaire de toutes les traductions de l’oeuvre. Sur le plan pratique, nous pouvions le faire grâce aux éditeurs qui nous réservaient un justificatif de chaque traduction. Sur le plan intellectuel, cela nous paraissait essentiel de montrer qu’une oeuvre existe aussi par l’ensemble de ses traductions, qui indique son audience dans le monde. Or ses traductions infléchissent aussi son interprétation. L’histoire d’une oeuvre, mettons celle de Dante, de Kafka ou de Freud, n’est pas séparable de celle de ses traductions.

À partir de là, nous avons porté une attention accrue, au moment de la collecte des fonds, aussi bien aux relations contractuelles et épistolaires entre écrivain et éditeur qu’à celles que ces derniers ont entretenues avec leurs traducteurs. La correspondance, par exemple, entre Jean Genet et ses éditeurs, Marc Barbezat, Paul Morihien ou Gallimard, est un élément essentiel pour comprendre l’histoire de ses textes, mais celle qu’il a échangée avec son traducteur américain, également agent littéraire, Bernard Frechtmann ne l’est pas moins. Et, pour prendre un autre exemple, dans les archives du dramaturge Michel Vinaver, ses notes critiques sur la traduction anglaise de certaines de ses pièces constituent un document précieux.

Mais il y a encore un autre élément qui a joué dans notre intérêt pour la traduction. Je me souviens qu’il y a quelques années, pour une journée consacrée à la traduction à l’abbaye d’Ardenne, organisée par Fabienne Durand-Bogaert, nous avions tenté de recenser les archives de traducteurs à l’IMEC. Et nous nous sommes rendu compte qu’en réalité, la grande majorité des auteurs, mis à part quelques irréductibles locuteurs exclusifs de la langue française, tels que Jean Follain, Violette Leduc ou Alain Robbe-Grillet, avaient, à un moment ou un autre, touché à la traduction. Et cela vaut aussi bien pour des auteurs littéraires, comme Arthur Adamov[3], traducteur de Strinberg, Marguerite Duras[4] adaptant pour le théâtre des récits de Henry James ou Yves Bonnefoy[5] se confrontant à Shakespeare, que pour des philosophes comme Derrida[6], inaugurant son oeuvre par la traduction d’un texte de Husserl, ou Jean Baudrillard[7], traducteur de Marx, Brecht et Hölderlin, ou encore Philippe Lacoue-Labarthe, grand connaisseur et traducteur du romantisme allemand. C’est également vrai pour des traducteurs occasionnels comme Abdellatif Laabi proposant une anthologie de poètes palestiniens non traduits en France[8] ou pour un historien comme Jacques Le Brun offrant une version personnelle de toutes les nombreuses citations d’Angélus Silesius dans l’essai qu’il lui a consacré[9].

Autrement dit, il y a partie liée entre écriture et traduction, à tel point que, chez certains auteurs parmi ceux qui sont présents à l’IMEC, il est difficile de disjoindre les deux activités, comme par exemple chez Armel Guerne[10], plus célèbre par ses traductions que par ses poèmes, ou Lorand Gaspar, qui lui-même réfutait la distinction classique entre ses travaux d’écriture et de traduction du hongrois et de l’allemand.

Figure 1

Contrat de traduction de Hachette pour l’oeuvre de Dickens

Contrat de traduction de Hachette pour l’oeuvre de Dickens
@ Fonds Hachette Livres / Archives IMEC

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V. A.-O. – Quels sont les premiers fonds collectés ? Peut-on citer les principaux fonds liés à la traduction qui ont été déposés à l’IMEC ?

A. D. Outre ceux que j’ai cités précédemment, on peut évoquer, entre autres, parmi les écrivains-traducteurs, Adonis (qui a traduit, lui, vers l’arabe), Bruno Bayen, Tahar Ben Jelloun, Marie Darrieussecq, René de Ceccatty, Michel Deguy, Roland Dubillard, Claude Esteban, Jean-Pierre Faye, Michel Foucault, Venus Khoury-Ghata, Armand Robin, André Pieyre de Mandiargues, Vladimir Pozner, Pierre Seghers, Jean Tardieu, Antoine Vitez, Jean Wahl, sans parler des écrivains dont l’oeuvre s’est écrite à un confluent entre deux ou plusieurs langues, comme Samuel Beckett, Alfredo Gangotena, Jerzy Grotowski, Emmanuel Levinas, Nella Nobili ou Kenneth White.

Il faut aussi faire une place à part à des auteurs-traducteurs, tel Henri Meschonnic qui non seulement a produit, selon les principes qu’il a énoncés, l’une des traductions les plus singulières de la Bible[11], mais est aussi l’un des plus importants penseurs de la traduction au 20e siècle.

C’est sans doute à partir de la conscience que d’importantes archives concernant la traduction figuraient déjà dans les collections de l’IMEC que la décision d’accepter, en tant que telles, des archives d’auteurs dont l’oeuvre principale est la traduction a été prise il y a une quinzaine d’années. Ainsi sont entrés, parmi d’autres, dans les collections des fonds importants ou significatifs, comme ceux de Maurice-Edgar Coindreau et de son principal disciple, Michel Gresset, tous deux traducteurs fameux de la littérature américaine des années 1930, notamment de William Faulkner ; de Gilles Barbedette, traducteur de Nabokov ; de Lily Denis, célèbre traductrice de la littérature russo-soviétique ; de Dominique Arban, qui a traduit et édité la correspondance de Dostoïevski ; de Charles Vegliante, dont les travaux sur Dante sont reconnus ; de Philippe Bouquet ou Jacques Robnard, tous deux traducteurs de littérature suédoise.

V. A.-O. – Quels sont les critères pris en compte pour accepter un fonds de traducteur ? Sollicitez-vous le traducteur lui-même ou ses ayants droit ?

A. D. Comme pour les auteurs littéraires ou de sciences humaines, le critère essentiel pour accepter un fonds d’archives est son inscription cohérente au sein des collections et les liens que l’auteur ou l’oeuvre entretient avec les auteurs ou les oeuvres s’y trouvant déjà. Sont également prises en compte, bien sûr, la notoriété acquise par le traducteur dans le champ qui lui est propre et l’importance des oeuvres qu’il a traduites. En un mot, il s’agit essentiellement de n’accueillir que des oeuvres susceptibles de susciter des recherches, qu’elles soient littéraires, linguistiques, génétiques ou historiques. La traduction est un champ très vaste et il faut être attentif à ne retenir que les propositions qui nous paraissent les plus intéressantes. La plupart du temps, nous ne sollicitons pas les traducteurs directement, mais il nous est arrivé de le faire.

Figure 2

Manuscrit autographe de la traduction de la Divine Comédie par Jean-Charles Vegliante

Manuscrit autographe de la traduction de la Divine Comédie par Jean-Charles Vegliante
@ Archives Jean-Charles Vegliante / IMEC

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V. A.-O. – Y a-t-il des fonds importants qui devraient rejoindre vos collections ?

A. D. En principe, nous n’en parlons pas avant que les archives se trouvent déjà dans nos murs. Mais je peux vous citer deux fonds qui devraient cette année entrer à l’IMEC : celui de Claude Couffon qui a régné en maître sur la traduction de la poésie hispanique au 20e siècle. Et celui d’Antoine Berman, qui fera de l’IMEC, avec les archives d’Henri Meschonnic et de Jacques Derrida, le lieu principal en France de la traductologie.

V. A.-O. – Comment les fonds sont-ils traités et conservés ?

Marjorie Delabarre (M. D.) – Les fonds liés à la traduction sont traités et conservés comme tous les autres fonds présents dans nos collections. Lorsqu’un archiviste se voit attribuer un fonds, sa première démarche est de prendre connaissance de la vie et de l’oeuvre de l’auteur. Ensuite, il explore les boîtes et propose un plan de classement reflétant les activités de ce dernier. Le travail d’identification et de classement peut être plus ou moins long en fonction des cas, mais les traducteurs sont généralement organisés et méthodiques, ce qui facilite notre travail.

Les dossiers, allégés de tout élément métallique (agrafe, trombone, etc.) et de la poussière accumulée au fil du temps, sont conservés dans des chemises en papier neutre, puis placés dans des boîtes en polypropylène. Ces conditionnements ont pour caractéristique de ne contenir dans leur fabrication aucun élément susceptible d’interagir avec les encres ou les colles des papiers. Les dossiers altérés par l’humidité et les moisissures par exemple sont dépoussiérés et mis en quarantaine. Plusieurs dépoussiérages peuvent être nécessaires pour éliminer la totalité des spores et stabiliser le document.

Chaque dossier est décrit dans une base de données répondant aux normes archivistiques. A minima, cette description contient un intitulé, une date, une cote. L’édition de l’inventaire permet ensuite aux chercheurs de disposer d’une présentation non interprétative du contenu des archives. L’archiviste est un passeur, il présente les dossiers le plus objectivement possible. Une fois le traitement achevé, les boîtes sont rangées dans les magasins où elles sont conservées à température et hygrométrie constantes.

V. A.-O. – Comment analysez-vous les besoins des chercheurs dans ce champ de recherche ? Cela conditionne-t-il le choix des fonds, l’organisation et la description des archives ?

M. D. – Depuis l’installation en Normandie, un service d’orientation à distance a été mis en place. Celui-ci sert avant tout à offrir une information et un suivi personnalisés aux chercheurs, mais il joue aussi un rôle de vigie. L’équipe chargée de ce service est en bonne place pour identifier les nouveaux champs de recherche. Il arrive que nos planifications de traitement documentaire des fonds soient modifiées pour répondre au mieux aux attentes des chercheurs.

L’IMEC peut également faire appel à l’expertise de chercheurs associés pour le traitement de certains fonds. En association avec un archiviste de l’équipe, ils apportent leurs connaissances, aident à l’identification ou à la contextualisation des archives.

Dans tous les cas, les demandes qui nous parviennent font l’objet de la même attention. Chacune reçoit systématiquement une réponse circonstanciée. Une des particularités des archives privées réside dans le fait que tous les documents n’ont pas la même accessibilité. La consultation des correspondances ou des inédits, par exemple, peut nécessiter une autorisation spécifique des ayants droit. Là encore, un accompagnement des chercheurs dans ces démarches est offert. Ajoutons également que les archivistes répondent volontiers aux questions des chercheurs ; à l’inverse, les archivistes prennent en compte les suggestions d’améliorations ou les identifications apportées par les chercheurs.

V. A.-O. – Comment appréhendez-vous les archives numériques dans le champ de la traduction ?

M. D. – Le traitement des archives numériques et leur mise à disposition sont un vrai défi pour les archivistes. L’intérêt qu’elles présentent est double : certains chercheurs s’intéressent au contenu des fichiers (différentes versions d’un même travail), d’autres se concentrent sur les métadonnées qui permettent d’établir les modifications opérées successivement dans un même fichier. Les travaux de génétique peuvent être concernés par ces deux aspects.

Nous expérimentons actuellement les méthodes « forensic ». Initialement, ce sont des connaissances et des méthodes utilisées pour collecter, conserver et analyser des preuves issues de supports numériques en vue de les produire dans un cadre judiciaire. Il s’agit de pouvoir dupliquer, sans que notre intervention altère les métadonnées, le contenu des disques durs, des disquettes et des clés USB qui nous parviennent –, et ce, quel que soit le système d’exploitation ou le programme initialement utilisé par l’auteur. Ce qui est parfois plus simple à dire qu’à faire ! L’idée est ensuite de pouvoir fournir dans un format pérenne (PDF A) l’accès au contenu des fichiers ainsi que leur arborescence. L’accès aux métadonnées est plus complexe à mettre en place, mais différentes possibilités sont à l’étude. Ces champs d’application étant aussi nouveaux pour les archivistes que pour les chercheurs, nous avançons ensemble sur des projets spécifiques. Toutefois on a constaté, même dernièrement avec vous, que souvent les traducteurs, de leur vivant, tendent à donner la version imprimée de la mise au net autographe et/ou dactylographiée de la traduction plutôt que la version électronique qui, elle, demeure dans leur archive privée. On peut espérer que les nouvelles générations de traducteurs prendront davantage conscience de l’importance de léguer leurs clés USB aux archives.

V. A.-O. – Quelles sont les ressources de l’IMEC en termes de traduction encore à explorer ?

M. D. – Outre les fonds collectés spécifiquement pour leur contenu lié à la traduction, déjà évoqués dans cet entretien par Albert Dichy, il existe, dans nos collections, différents axes de recherches possibles.

  • Les dossiers de presse, constitués soit par les auteurs, soit par les éditeurs, sont des ressources précieuses pour tous les travaux portant sur la réception des oeuvres à l’étranger ou pour la réception des traductions elles-mêmes.

  • Les contrats (fonds d’auteurs, d’éditeurs, d’agences littéraires) permettent une approche socioéconomique de la traduction et de l’évolution de la fonction du traducteur.

  • Les correspondances (fonds d’auteurs, d’éditeurs, d’agences littéraires) peuvent contribuer à affiner les approches philologiques, littéraires ou sociologiques.

  • Les épreuves et les versions révisées pour de nouvelles éditions permettent également d’aborder les questions philologiques de l’établissement du texte et d’étudier ainsi les modalités de la survie post-éditoriale des oeuvres et de leurs traductions.

  • Les manuscrits d’auteurs français, très nombreux dans nos archives, peuvent être également utiles en tant qu’avant-texte source de traductions publiées par la suite en plusieurs langues étrangères dans le monde.

  • Les revues (telles que Confluences, Commerce, Banana Split, Le Nouveau Commerce, Études anglaises…) proposent souvent des traductions, publient des articles liés à la traduction ou comportent des recensions intéressantes à analyser.

  • Les collections éditoriales « La Bibliothèque cosmopolite » chez Stock, « La Librairie du xxe siècle » au Seuil, « Hors les murs » aux éditions des quatre vents ou « Maîtres de la littérature étrangère » chez Albin Michel, pour n’en citer que quelques-unes parmi celles déposées dans nos archives, peuvent offrir des études de cas pertinentes pour toute approche traductologique.

  • Plusieurs archives d’éditeurs sont à signaler : L’Arche (maison d’édition spécialiste du théâtre allemand, russe et anglo-saxon) ; Aubier-Montaigne (où l’on publie dans les années 1920 une collection bilingue de classiques allemands et anglais) ; Christian Bourgois (littérature allemande, italienne et espagnole) ; John Calder Publishers (maison spécialisée notamment dans la traduction du nouveau roman anglais) ; les éditions Granit (oeuvres traduites de l’anglais) ; Le Seuil (notamment la littérature latino-américaine) ; Cénomane (littérature sud-américaine et scandinave) ; Librairie orientaliste Geuthner (littératures persane, chinoise, arabe…). Les fonds d’éditeurs comportent également, pour la plupart, une section de justificatifs d’éditions étrangères de leur production.

Cette liste, qui ne se veut pas exhaustive, mais qui est représentative de l’offre archivistique éditoriale de l’IMEC, ouvre de riches perspectives traductologiques de recherche en ce qui concerne les corpus à explorer et les approches à envisager.

V. A.-O. – Comment l’IMEC met-il en valeur ce champ de recherche ?

M. D. – Depuis novembre 2018, le portail de recherche est en ligne. Il offre la possibilité d’interroger le contenu des collections, notamment grâce à une indexation thématique des fonds, mais également d’accéder de chez soi à l’inventaire complet de quatre-vingt-dix fonds d’auteurs. La mise en ligne des inventaires est un work in progress, c’est la dernière étape de la chaîne de traitement.

Le « Blog des collections »[12] et Les Carnets de l’IMEC[13], qui existent en version papier et en version numérique sur le site internet, nous permettent, sous un format plus éditorialisé, de présenter des pièces d’archives significatives, des collections d’imprimés repérées par les archivistes et bibliothécaires. Les deux supports sont également ouverts aux chercheurs. Les Éditions de l’IMEC peuvent également s’associer à d’autres éditeurs pour porter des projets plus importants : actes de colloques, monographies…

Et, bien sûr, l’IMEC accueille des séminaires et des colloques. En 2015, nous avons accueilli à l’abbaye d’Ardenne le colloque international que vous avez organisé avec votre unité ERLIS (Équipe de Recherche sur les littératures, les imaginaires et les sociétés) de l’Université de Caen Normandie, portant sur les « grands traducteurs » présents dans les archives[14]. En novembre dernier, s’est tenu un colloque intitulé « Fonds de traducteurs dans les archives globales. Penser en langues – In Sprachen denken », à l’initiative de l’unité ERLIS, de l’IMEC, de la Fondation Maison des sciences de l’homme (FMSH) de Paris et des archives littéraires allemandes de Marbach (Deutsches Literaturarchiv)[15].

V. A.-O. – Comment faire pour venir consulter ces fonds à l’IMEC ?

M. D. – C’est très simple ! Il faut prendre contact avec le service d’orientation à distance, par mail ou par téléphone, ou soumettre directement votre demande d’accréditation par le biais du formulaire de préinscription en ligne, www.imec-archives.com/

Le bureau parisien offre un accès sur rendez-vous aux inventaires qui ne seraient pas encore en ligne. L’infrastructure inclut un service d’hébergement et de restauration dans l’enceinte même de l’abbaye d’Ardenne. Un premier ensemble de documents, ciblé lors des échanges préalables avec le chercheur, est préparé pour son arrivée. Une bibliothèque de 50 000 volumes en libre accès, ainsi que des accès à l’Ina THÈQUE sont également mis à disposition dans la salle de consultation des documents, dans la merveilleuse nef centrale de l’abbatiale.

Figure 3

Nef centrale de l’abbatiale de l’abbaye d’Ardenne

Nef centrale de l’abbatiale de l’abbaye d’Ardenne
@ photographie de Stéphanie Lamache / IMEC

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3. Conclusion

Nous avons vu avec Albert Dichy que la pluridisciplinarité et l’interdisciplinarité ont été déterminantes dans la genèse et le développement de l’IMEC. Fondé en 1988, l’IMEC a été à la fois un fruit et un acteur du regain d’intérêt que la France a connu à cette époque pour l’histoire éditoriale et l’archive littéraire. En évitant de cloisonner les champs de production du savoir, l’IMEC s’est en fait constitué comme une structure associative d’éditeurs et d’auteurs. Une telle synergie visait à restituer le tissu culturel contemporain, à rapprocher l’archive de la création en valorisant les connexions entre tous les domaines. Même les nouvelles acquisitions ont été dès lors guidées par les relations tissées entre différents fonds. La conception multidimensionnelle et dynamique de l’archive a pris en compte également la bibliothèque d’auteur, en y incluant les traductions des oeuvres. Cette approche ne pouvait que dévoiler le fonctionnement en réseau de l’espace culturel français et francophone et son ouverture aux langues et aux cultures étrangères. La collaboration avec les éditeurs a mis en lumière d’autre part leurs relations contractuelles et épistolaires avec les écrivains et les traducteurs, et mené à la constatation que la plupart des auteurs, sous de multiples formes, ont fait l’expérience de la traduction. Les archives de traducteurs ont commencé néanmoins à être valorisées en tant que telles depuis quinze ans environ, dans l’espoir de susciter des recherches d’ordre littéraire, linguistique, génétique… Les nouveaux fonds sont donc désormais acquis en fonction aussi des attentes des chercheurs-associés, dont l’expertise peut s’avérer utile aux archivistes-bibliothécaires chargés du traitement de ces fonds.

Marjorie Delabarre, pour sa part, en décrivant les tâches quotidiennes des archivistes de l’IMEC, a apporté des informations techniques sur le traitement et le classement des fonds de traducteurs, y compris pour les différents supports numériques qui font l’objet d’expériences en cours avec les méthodes « forensic ». Elle a expliqué le fonctionnement du service d’orientation à distance et les modalités de l’accueil des chercheurs à l’IMEC. En outre, elle a proposé une liste non exhaustive de pistes traductologiques à explorer dans les inventaires et les catalogues, en renvoyant avant tout les chercheurs au répertoire numérique des collections, disponible en ligne et constamment mis à jour.

Il ressort de cet entretien à deux voix que les fonds d’archives ont été traités par les concepteurs de l’IMEC comme un objet épistémologique complexe. Cet objet multidimensionnel et dynamique répond selon nous au paradigme de la complexité qu’appelait de ses voeux Edgar Morin dès les années 1970 : au contenu archivistique, qui est le produit et la mémoire de multiples interconnexions scripturaires et éditoriales, s’ajoute le contenant scientifique, l’institution qui pense l’archive dans sa dimension transdisciplinaire et qui s’auto-organise en tant que telle. Au coeur de ces multiples réseaux de relations, la traduction joue son rôle fondamental de connecteur interlinguistique et interculturel dans tous les champs du savoir.