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Comme le suggère Conn, en faisant référence à l’abondance des musées et des galeries d’art en Amérique du Nord et en Europe, nous vivons aujourd’hui un véritable « âge des musées » (2010, p. 1), tant en milieux urbain que rural. Selon Mairesse (2019, p. 104), « le musée apparait […] comme l’un des instruments (ou le symbole) de l’affirmation de la puissance de son créateur ou du territoire sur lequel il se situe ». Les études montrent que ces institutions sont considérées comme dignes de confiance en termes de légitimation des savoirs dans notre société (Alberti, 2008  ; Janes, 2015). Par ailleurs, les musées fonctionnent telles des institutions pédagogiques, organisant de façon dynamique le savoir au moyen de diverses pratiques de représentations sous différentes formes – présentoirs, affiches, expositions, œuvres d’art, objets, catalogues et même espaces physiques. Les choix des musées concernant les représentations véhiculées sont importants puisqu’ils convoquent à la fois un savoir et l’imagination, et ce savoir est toujours modélisable et imaginatif (Greene, 1995 ; Forgan, 2005 ; Whitehead, 2009 ; Hall, Evans et Nixon, 2013). En effet, le choix d’un type de représentation influence ce que nous voyons, ce que nous sommes capables de voir ; il permet aussi de « savoir » ce qui ne se voit pas. Le fait « de voir et de ne pas voir » produit, met en forme et mobilise certaines compréhensions en ce qui concerne le monde au sens large dans ses dimensions historiques, culturelles, esthétiques et géographiques, et la représentation choisie influence notre compréhension de la nature et de nous-mêmes. Les représentations véhiculées dans les musées ne sont jamais neutres ; elles sont socialement construites et idéologiquement guidées ; elles portent en elles un pouvoir, étant issues des relations d’influence à l’œuvre. Par exemple, celles des institutions financières privées ou publiques supportant les musées, celles des rapports de domination selon les genres (Clover, 2020) ou encore celles du » processus qui génère les canons artistiques » (Poulot, Bennet et McClellan, 2012, p. 35). De surcroit, cette influence des musées est subtile et il est difficile de s’y soustraire, puisque, comme le montre bien Gramsci (1971), ce n’est pas en utilisant la force, mais plutôt en faisant appel au consentement tacite du public au regard de toute forme d’autorité que les musées nous amènent à croire que les représentations qu’ils véhiculent sont factuelles, objectives et impartiales (Porter, 1991 ; Janes, 2015). Or les musées ont historiquement utilisé leur pouvoir d’influencer les représentations des publics pour soutenir ou maintenir des rapports de domination et des privilèges, qui jouent encore un rôle central dans les problèmes sociaux et environnementaux actuels (Porter, 1991 ; Alberti, 2008 ; Machin, 2008 ; Hall, 2013 ; Janes, 2015). Alors que les musées subissent beaucoup de pression pour endosser certaines responsabilités sociétales et pédagogiques au regard des problématiques écologiques qu’ils soulèvent, il apparait que des changements sont en cours, même si beaucoup de travail reste à faire (Janes, 2015). En effet, divers artistes et collectifs d’artistes ont endossé une mission d’écoresponsabilité, comme le souligne Bourgine (2019) citant l’association « Art of Change 21 [qui] a pour vocation de faire dialoguer artistes, citoyens et scientifiques pour faire résonner les enjeux du changement climatique et mobiliser autour d’eux ». Swang et Girault (2019, p. 1) rapportent aussi que désormais, « l’institution muséale est […] un lieu d’éducation relative à l’environnement, qu’il s’agisse d’un édifice spécifiquement architecturé, d’un espace clos ou ouvert vers l’extérieur », ouvrant la voie à une muséologie de l’environnement. Mais cette expérience muséale proposerait encore trop souvent un apprentissage standardisé (Clover, O. Jayme, Hall et Follen, 2013, p. 25), et ce malgré des remises en question émanant de tenants d’une éducation des adultes féministe et d’une éducation relative à l’environnement (ERE) auprès des adultes de nature critique (Brookfield, 2001 ; Clover et coll., 2013). Ainsi, peu de représentants de ces domaines se seraient penchés, à ce jour, sur les représentations de l’art et de la culture, sur leur manière de créer « le savoir » au sujet de questions environnementales et sociétales et sur leur pouvoir de façonner l’identité (Borg et Mayo, 2010 ; Clover, 2016). Les musées n’exerceraient ainsi pas suffisamment leur fonction épistémologique, ontologique et pédagogique dans les transformations attendues pour une société plus juste, plus équitable et plus écologique. Or ces institutions ne sont pas seulement des microcosmes ou des miroirs de ces problèmes sociétaux : ils en sont des agents actifs tant pour leur développement que pour la recherche de solutions.

Partant de ces constats, d’une part du rôle singulier que jouent les musées dans la formation et la diffusion de représentations, et d’autre part des possibilités d’apprentissage qu’offre l’ERE auprès des adultes, je propose d’ouvrir un espace de réflexion. Tout d’abord, il n’y a pas de définition unique de l’ERE auprès des adultes, mais nous la qualifions de « processus » d’enseignement-apprentissage et d’engagement actif de nature sociopolitique, critique, créative, orienté vers plus de justice. En effet, la crise environnementale actuelle est sociale, politique et idéologique et, de ce fait, l’éducation relative à l’environnement des adultes est enracinée dans ce contexte. L’ERE auprès des adultes propose différentes façons d’apprendre et encourage la participation active à travers des pratiques axées sur la réflexion critique, le dialogue et la créativité. Elle aspire à outiller la population à voir et à nommer les relations problématiques de pouvoir et encourage une prise de conscience soutenue par l’imagination, l’espoir et l’action radicale (Clover et coll., 2013  ; Haiven et Khasnabish, 2014). Dans cet article, je me base sur un état de la question dans la littérature scientifique, mais aussi sur ma propre pratique professionnelle en milieu muséal. Cette dernière m’a permis de constater que les « pratiques de représentations » des musées m’apparaissent profondément problématiques et qu’un changement s’avère nécessaire ; de mon point de vue, les musées sont devenus un espace idéal pour l’enseignement et l’apprentissage des questions socioécologiques, apprentissages qui présentent des dimensions critique et créative.

Je commencerai cet article avec une discussion sur le concept de représentations, au moyen d’auteurs qui posent différents regards convergents ou divergents sur ce concept. Mon but n’est pas d’être exhaustive, mais d’établir une topographie des discours sur le « vu et le non-vu », sur les perceptions et fausses perceptions, de l’explicite à l’implicite, du visible à l’invisible, de la réalité à l’illusion, du banal à l’imaginaire. Et je montrerai comment ces discours s’imbriquent et s’actualisent au sein de plusieurs musées qui serviront d’exemples à notre propos, notamment le Royal British Columbia Museum, le Royal Ontario et le Musée Tate Britain de Grande-Bretagne. Je présenterai ensuite le Hack écologique au musée, une nouvelle pratique pédagogique qui permet de mettre en lumière de façon critique le vu et le non-vu émanant des différentes pratiques de représentations, et ainsi de procéder à une forme de « piratage » des institutions. Une telle pratique fait partie de propositions alternatives qui viennent remettre en cause la présupposée objectivité des institutions muséales et de leurs contenus. Le Hack écologique au musée peut en effet être évoqué en tant que pratique perturbatrice, développant tant une alphabétisation visuelle critique qu’une imagination ancrée dans la radicalité. Une telle pratique élargit le répertoire des possibles dans le champ de l’ERE auprès des adultes lorsque cette façon de faire vise plus de justice et cherche à générer un changement social et environnemental.

De l’expression visuelle à la construction d’imaginaires

Le terme de représentation porte en lui plusieurs significations dans le contexte des musées. D’une part, il peut être question des « représentations matérielles » (œuvres d’art, artéfacts, dispositifs d’exposition, etc.) ; d’autre part, ces représentations « matérielles » induisent des « représentations mentales » par ce que l’on voit et la manière dont on les donne à voir au musée. Hall, Evans et Nixon (2013) positionnent la représentation comme une des pratiques les plus critiques de notre temps. Représenter, selon le Oxford English Dictionary, signifie décrire ou illustrer [quelque chose], porter à l’esprit quelque chose au moyen de la description, de l’imagination et de l’illustration : c’est placer une représentation de quelque chose avant même qu’elle soit portée à notre esprit ou à nos sens (Hall et coll., 2013, p. 2). En tant que pratique signifiante agissant dans divers contextes sociaux et cadres institutionnels, la représentation « matérielle » – œuvres d’art, images visuelles, objets, affiches, textes et étiquettes – a un impact extraordinaire sur ce que nous considérons comme un savoir légitime, sur ce qui est porteur de sens et de valeur, et sur ce qui est perçu comme étant réel ou normatif. Pour Whitehead (2009), « les savoirs sont autant des objets de valeur (par exemple du passé et/ou des objets matériels comme des sculptures), que des façons de créer de la valeur, ou en d’autres termes, des modes de représentation » (p. 8). Ainsi, les représentations « mentales » ne sont pas simplement « les résultats d’une perception, d’un apprentissage et d’un raisonnement ; elles sont aussi des processus de perception, d’apprentissage et de raisonnement qui produisent des résultats particuliers » (p. 9). Carson et Pajaczkowska (2001, p. 1) défendent l’idée selon laquelle le pouvoir de la représentation réside dans « le visible », ce qui est donné à voir, parce que le sens de la vue, plus que tout autre, laisse à penser que ce qui est vu constitue une évidence, une vérité et des faits ; la vue établit une relation particulière à la réalité dans laquelle « un visuel est considéré » (p. 1). Ce que nous voyons et le contexte visuel qui nous est offert, comme dans un musée, jouent ensemble un rôle déterminant dans la conception de ce qui devient apriori vrai. Le fait de voir reconnait une existence organisée à tout, du passé au présent, de l’esthétique à l’identité, de la société à la nature. Inversement, lorsqu’ils intègrent la représentation, Carson et Pajaczkowska (2001) attirent l’attention sur « une relation complexe entre le vu et le non-vu » (p. 1), le premier agissant telle une façade pour le deuxième, « une façon de camoufler un système sous-jacent et [signifiant] de sens » (p. 1) qui, (in)consciemment mais intentionnellement, façonne le savoir et les sens. Les histoires des représentations « mentales » construites deviennent tellement familières que nous ne les remarquons plus en tant que constructions sociales et, par conséquent, elles participent à leur maintien et à leur construction même, comme l’atteste ce commentaire que j’entends si fréquemment : « C’est ainsi que les choses sont, donc rien ne peut être fait. »

Dans son livre Slow Violence and the Environmentalism of the Poor, Nixon (2011) s’intéresse au pouvoir de la représentation située dans un contexte environnemental donné. Il défend l’idée selon laquelle la représentation du monde actuel contribue à la destruction environnementale en tant que forme de violence, qui est tout sauf invisible. Nixon appelle cela la crise du « non-vu » et nous met au défi de donner une forme figurative et discernable à ces menaces écologiques sans formes, presque imperceptibles. Haiven et Khasnabish (2014) vont plus loin. Ils nomment le capitalisme comme étant à la fois le visible et le non-visible. Il est un système de compréhension du monde qui se cache derrière l’actuelle « apocalypse au ralenti » du point de vue de la dévastation socioenvironnementale. Ces auteurs invitent au développement d’une « imagination radicale », la capacité à voir de façon critique, réflexive et innovante (p. 5). L’imaginaire humain, selon Haiven et Khasnabish, porte en lui des significations et des définitions. Il affecte ce qui « circule sous le seuil de la conscience » (p. 5) et, comme forme de savoir, l’imaginaire peut être mobilisé pour voir et représenter le monde non seulement tel qu’il est, mais aussi comme il pourrait être. Code (2003) y voit peut-être la découverte d’une « épistémologie alternative » dans un monde tourmenté par ce qu’elle nomme « les épistémologies de la domination » qui nous ont amenées à la destruction écologique (p. 21). Le capitalisme est certainement une « épistémologie de la domination » au musée ; c’est d’ailleurs ce que rapporte Mairesse (2019), qui constate aujourd’hui que les musées sont moins conçus pour des raisons éducatives et patrimoniales que pour de motifs de consommation, représentant un symbole de richesse et de pouvoir. Les musées se présentent ainsi de nos jours comme des vitrines de la réussite d’un pays ou d’une région du monde, au sein d’une logique plus globale liée aux enjeux urbanistiques ou régionaux (p. 119). Ils se disent « véhicules de valeurs universelles, objectives et neutres au service de la science et du développement des connaissances » (p. 120), alors qu’ils sont majoritairement nord-américains et guidés par une logique de marché. Toutefois, il y a deux autres épistémologies particulières aux musées, dont je discuterai dans la prochaine section.

Les musées sont des lieux puissants de représentations

Pour Whitehead (2009), les musées sont des lieux importants, « élémentaires » de représentation. La représentation est le savoir et elle construit aussi le savoir. À travers les objets, les expositions, les œuvres d’art, les affiches et les catalogues de « collections », les musées structurent et autorisent des façons particulières de voir et de savoir. La représentation est à la fois visuelle et textuelle, travaillant de pair pour l’éducation du public. Les musées en tant que « milieu » sont aussi représentationnels : c’est ce qu’a découvert Forgan (2005) dans son exploration des aspects physiques des bâtiments. Les représentations des musées en font donc partie intégrante, intervenant physiquement et « discursivement pour produire les récits du passé [et j’ajouterais du présent], pour énoncer des relations entre les objets et pour positionner le visiteur dans ces représentations » (p. 19). En immergeant le public dans des parcours muséographiques, les musées stimulent des pensées et des émotions (Klobe, 2012). Qu’elles soient visuelles, sensorielles, spatiales ou linguistiques, les représentations matérielles et les représentations mentales que les pensées et les émotions suscitent, intensifient la façon dont les spectateurs réagissent aux objets et aux récits présentés, les incitant à accepter ces matérialisations comme la vérité et des faits. Les significations ne sont pas seulement abstraites, mais organisées et vécues ; les musées sont des institutions « où l’art tout comme la culture, l’histoire et la nature... [sont] utilisés comme des savoirs utiles » (Luke, 2002, p. 21). J’insiste sur le terme « utile », car plusieurs auteurs spécialisés en muséologie mettent en question cette dimension du savoir. Pendant des siècles, « les musées ont implicitement revendiqué leur autorité “spéciale” en matière de savoir » (p. 20), et cette « présupposée authenticité et impartialité » du savoir a créé une profonde confiance chez le public général, comme je l’ai noté plus tôt. Selon la forme des musées, nous les visitons en nous attendant à voir des œuvres d’art importantes, à découvrir et à lire des histoires réelles de créativité humaine, d’innovation et des récits historiques. Nous nous attendons à être face à l’authenticité du point de vue de nous-mêmes en tant que peuple, de nos communautés, de nos sociétés et de notre monde naturel (Whitehead, 2009). Après tout, Williams (1958) nous rappelle que la culture est « ordinaire », et que les représentations de pratiques culturelles font un meilleur travail lorsqu’elles créent des significations communes, unifiées et accessibles de « ce que le monde est ou devrait être » (Hall et coll., 2013, p. 127). Mais ce qui « est » et ce qui « devrait être » n’est pas la même chose, et n’est pas toujours basé sur des faits réels.

Pour plusieurs, le savoir véhiculé par le musée n’est pas ce que Thompson (1997, p. 23) a appelé « un savoir très réellement utile ». Il n’est pas, pour les personnes, l’habileté « à comprendre la nature de leur condition et à proposer des solutions pour s’en sortir » ; il n’est pas non plus le « savoir politique qui peut être utilisé pour défier les relations d’oppression et d’inégalité dont les personnes souffrent » (p. 23). Ceci s’explique par le fait que les représentations dont sont porteurs les musées ne sont « en aucun cas objectives », mais sont plutôt facilitatrices d’un statuquo idéologiquement guidé ; elles constituent une « stratégie de la visualisation » pour la formation des idées (Whitehead, 2009, p. 26).

Les expositions catégorisent, condensent ou au contraire disloquent, organisent et mythifient intentionnellement en proposant une histoire se disant rationnelle, universelle, linéaire et construite à partir de puissantes représentations qui se veulent partagées. Par l’inclusion et l’exclusion, le positionnement et l’éducation, les musées construisent des façons particulières de voir et de ne pas voir, et des façons de penser ou de ne pas penser à propos des questions reliées à la race, aux classes, au genre, aux compétences, à la sexualité et à la nature. Mairesse (2019) souligne aussi que les collections des musées constituent des manifestations de la puissance d’une ville ou d’un État, qu’ils aient procédé par pillage, par collecte de butin, par acquisition à titre onéreux ou par dons de riches citoyens (p. 117).

Ainsi, deux autres « épistémologies de la domination » primaires font partie des collections et des archives de plusieurs musées, soit le patriarcat et le colonialisme. En ce qui concerne la première épistémologie, Beaudry (2014, p. 13) affirme que « des œuvres montrent que la représentation comporte nécessairement une mise en position sociale du sujet femme et […] dessine les identités qui participent de l’ordre patriarcal ». Pour plusieurs auteurs qui ont analysé la culture féministe, le « patriarcat » est une épistémologie de la domination centrale invisible, qui est camouflée dans l’utilisation des représentations par les musées (Pollock, 1988). Le patriarcat contribue à positionner les différents protagonistes dans des régimes de supériorité et de dominance qui privilégient et donnent le pouvoir aux hommes au-dessus des femmes et de la nature. Bergsdottir (2016) et Pollock (1988) ont montré que les musées placent l’homme comme figure centrale dans presque toutes leurs histoires et montrent des œuvres d’art qui nous convainquent que la créativité est la compétence des hommes. Une deuxième épistémologie de la domination est le colonialisme. Les musées ont la réputation de légitimer le colonialisme, construisant et véhiculant des représentations au sujet des modèles d’évolution de la civilisation, du progrès et encore de la question de la supériorité sur certains peuples. Van Geert (2017) dénonce ainsi un rapport de prédation « qui se trouve à la naissance même des musées » (p. 85), prédation pour laquelle les visiteurs sont devenus de plus en plus critiques. À titre d’exemple, le discours du musée colonialiste canadien a été complice de la disparition du savoir et des modes de vie autochtones (Johnson, 2016). Reprenant ce sujet par la suite, Alberti (2008, p. 77) rappelle que les musées ont été « des lieux actifs pour la construction de représentations de la nature, de consommation du “savoir naturel” » (p. 75). Des dioramas d’animaux combinant l’art et la science occupent ainsi des espaces entre le « naturel » et le « culturel ». Posant un regard féministe sur ces dioramas, Machin (2008) a analysé que bien que « les musées d’histoire naturelle soient généralement considérés comme des lieux de savoirs et de vérités scientifiques et biologiques […] un regard plus critique sur les images et les informations qu’ils véhiculent révèle que les expositions et l’information textuelle sont créatrices de récits et de mythes » (p. 55). « La plupart des représentations que l’auteur a explorées comportaient des biais androcentriques [où] les spécimens mâles dominaient les spécimens femelles, tant en nombre que dans les postures et les positions [de soumission]. De plus, la prédominance du langage et des styles (favorables au genre masculin) était également constatée dans les textes interprétatifs qui accompagnaient les représentations analysées (Machin, 2008, p. 55). Ce que Machin (2008) illustre, ce sont les représentations culturelles d’une époque, des conceptions implicites de l’histoire, mais aussi comment les représentations véhiculées par les musées peuvent être appréhendées sous la forme de textes édictant des « vérités ». Une partie du Hack écologique au musée, dont je discuterai ci-après, aborde cet aspect. Ce qui est problématique, ce sont les stratégies pédagogiques et didactiques des musées qui encouragent une lecture et une compréhension légitimant des représentations plutôt que de les contester (Coxall, 1991  ; Alberti, 2008). Par conséquent, Machin (2008) réclame que « les musées aient l’obligation et la responsabilité de présenter adéquatement les collections et d’encourager les visiteurs à exprimer leurs points de vue sur les différences portées par les œuvres au regard du respect de la vie sur Terre » (p. 56). Mais peu de choses sont faites en ce sens, et cette situation est problématique, comme le montrera mon analyse avec la présentation du Hack écologique au musée.

Pour une littératie visuelle critique des adultes visitant les musées

En matière de représentations et de développement d’une pédagogie critique du visuel, plusieurs chercheurs, tels que Pennisi (2008), Tavin (2001) et Holloway (2012), réclament le développement d’une littératie visuelle. Holloway (2012), reprenant les propos de Falihi et Wasn-Ellam (2009), notent que « la littératie visuelle, l’habileté à créer, lire et répondre aux images visuelles, est devenue un concept essentiel dans une société globalisée » (p. 150). La littératie visuelle fait partie de la trame théorique des multilittératies, proposée par le New London Group en 1996 afin de contrecarrer une vision réductionniste de la littératie se limitant aux habiletés de lecture et d’écriture (Holloway, 2012, p. 151). Le courant des multilittératies est une réponse éducative plurielle à la complexité du monde ; il permet à la personne apprenante d’accéder à la création de sens et donc de s’inscrire dans un processus d’alphabétisation. Un tel courant vise aussi à développer chez l’apprenant une habileté à décrypter le sens de toute forme d’expression, y compris artistique, tout en faisant l’apprentissage d’une pensée critique, créative et politique. En effet, Pennisi (2008) précise que l’ajout du terme critique à celui de littératie n’est pas fortuit. Elle considère nécessaire de politiser une telle littératie visuelle, notamment par l’inclusion du dialogue comme stratégie de résistance et par la création artistique comme geste d’activisme. Selon la conception de Freire (1971), pour les éducateurs d’adultes, l’alphabétisation critique est une pratique de représentation et par conséquent, elle est un acte profondément politique. Par ailleurs, la littératie critique axée sur l’analyse visuelle est pour plusieurs auteurs une stratégie d’apprentissage qui consiste à lire en profondeur les représentations discursives sous-jacentes du monde selon « une méthode active et engageante qui suscite un questionnement » (Tavin, 2001, p. 130). Marcuse (1978) nous rappelle que, dans un monde troublé, nous avons besoin « d’émanciper nos perceptions » (p. 33) et l’investigation de Machin (2008) sur les représentations visuelles genrées en histoire naturelle en est un exemple. Devenir plus critique visuellement signifie apprendre à mettre au jour et à interroger les savoirs et les messages cachés derrière ce qui est donné à voir. Carson et Pajaczkowska (2001) nous rappellent aussi que les représentations font obstacle au changement.

Enfin, pour Pennisi (2008), la littératie critique visuelle doit aller plus loin et même être intégrée au processus de création artistique. Elle argumente dans son étude que « les jeunes sont plutôt expérimentés à ce genre de critiques [des représentations], mais moins lorsqu’il s’agit de devenir agents de changement » (p. 210). Pennisi nous incite donc à aller au-delà de notre capacité à argumenter « de façon analytique ou rhétorique » (p. 201), et à faire « l’apprentissage du monde et s’ouvrir à devenir acteur de changement en se considérant comme faisant partie de ce monde » (p. 201). Un exemple en contexte muséal du pouvoir de la création d’art selon une approche participative est l’exposition Thanks but no Tanks au Haida Gwaii Museum. Le musée a fait appel à des personnes autochtones et non autochtones pour qu’elles représentent « l’opposition au pipeline pétrolier et au nombre croissant des pétroliers sur la côte Pacifique de Colombie-Britannique » (Leichner, 2013, n/p). L’exposition qui en a résulté constitue une sorte « d’activisme culturel dans un contexte de crise, qui a utilisé la problématique des pétroliers comme point de départ » (Noyes Platt, 2013). L’exposition fut percutante et pourtant humoristique, faisant appel à des photographies, des caricatures, des peintures et de la poésie qui confrontaient les opportunités économiques perçues par le gouvernement aux réelles menaces socioécologiques. Des citations d’ainés autochtones étaient regroupées de façon astucieuse et mises en opposition à celles de partisans du pipeline (Noyes Platt, 2013). Le musée a ensuite utilisé ces créations pour animer des discussions et a inspiré des activités de théâtre populaire. La mise au jour des représentations a contribué à contrer le discours propétrolier du gouvernement, mais elle a aussi attiré la critique. Le musée a alors répondu que ce dialogue avait été constructif « puisque la question pétrolière génère encore beaucoup de discussions quant à notre utilisation du pétrole, et comment nous sommes impliqués dans cette relation au pétrole » (Richards, 2013, p. 14). Arundhati Roy appellerait cela « raconter nos propres histoires qui sont des histoires différentes de celles qu’on a pu nous faire croire » (Clover, 2012, p. 54).

Selon Merleau-Ponty (1983), c’est « seulement à travers l’art que nous pouvons nous confronter aux paradoxes du visible et du secret. […] C’est la base non seulement du visible, mais aussi de l’invisible » (p. 83). Pourtant, nous devons être conscients que l’art a travaillé à façonner nos visions et nos compréhensions du monde, qui elles-mêmes ont contribué au statuquo dans le partage du pouvoir et des privilèges (Pollock, 1988  ; Clover, 2020). La représentation et l’art sont complexes, et comme la littératie, ils ont toujours une dimension politique. Ils peuvent agir comme moyens tant d’oppression que d’empowerment. Le Hack écologique au musée est une stratégie éducative critique ancrée dans le champ de l’ERE, qui prend appui sur le courant des multilittératies, et spécifiquement sur la littératie critique visuelle dont Holloway fait état (2012). C’est du Hack écologique dont je parlerai ci-dessous.

La pratique du Hack écologique au musée

Le Hack écologique au musée est un processus intégrant l’éducation relative à l’environnement des adultes. Il utilise les représentations véhiculées au sein des musées comme moyen d’apprentissage socioécologique. Il s’agit d’une forme d’analyse scriptovisuelle du langage et de l’image ainsi que de leurs interconnexions (Pollock, 1988). En effet, le Hack écologique propose de déconstruire les messages portés par les images et les narrations afin d’en décoder le sens caché et les présupposés idéologiques. Son but est de mettre en évidence comment les objets, les œuvres d’art, les expositions et les affiches agissent, à titre d’agents pédagogiques, en « raconteurs d’histoires » qui modèlent la réalité. Un tel processus met en œuvre diverses pratiques créatives pour mettre au jour ce que nous voyons et ce que nous ne voyons pas, et ainsi briser le statuquo proposé par le musée. Ce qui est particulier au Hack écologique au musée, c’est sa visée de démontrer comment les musées construisent les relations humain-Terre, le savoir et l’histoire « naturelle », et comment ils montrent les (dé)connexions entre la culture et la nature en juxtaposant « des spécimens naturels » à la culture matérielle. Le Hack écologique au musée interroge les constructions de l’histoire humaine en relation à l’environnement, au moyen du discours environnemental actuel et des présupposées idéologiques et théoriques ; par exemple, l’association du darwinisme au progrès et à l’éthique de la conservation reflète des conceptions particulières tout en faisant le pont entre le passé et le présent. Parmi les diverses possibilités offertes par le Hack écologique au musée, je me limite dans cet article à présenter son origine et à l’illustrer à partir de ma propre expérience avec des étudiants visitant des musées du Canada et d’Angleterre ; ce sont les pays où j’ai agi en tant que professionnelle de musée et où j’ai expérimenté cette stratégie particulière.

Le Hack, une pratique adaptable aux différents contextes muséographiques

Certains musées sont spécialisés, comme les musées d’art, de sciences, d’histoire naturelle, ou encore les musées qui sont dédiés à la guerre, aux femmes, aux peuples autochtones. D’autres sont pluridisciplinaires et incluent une diversité de représentations et de récits qui tissent ensemble la culture et la nature, comme c’est par exemple le cas du Royal British Columbia Museum (RBCM). Le Hack écologique au musée est une stratégie flexible qui s’adapte facilement à chaque contexte muséal. Il s’agit aussi d’une variante de stratégies existantes : le Hack féministe au musée (genre, sexualité, féminité et masculinité) (Clover, 2020) ou encore le Hack critique au musée (race, classe et habileté). Chaque variante de cette stratégie propose un regard ou un angle spécifique à travers lequel il est possible de voir les représentations des musées, même si celles-ci sont extraordinairement convergentes. En effet, l’intention de chaque stratégie est de rendre visible diverses formes d’oppression structurale et systémique qui s’entrecroisent au sein du discours dominant du musée à propos des races, des classes, des genres, de l’identité, de la culture et de la nature. L’étude de Machin (2008) en est un exemple, puisqu’elle vise à identifier les marques du sexisme dans les musées d’histoire naturelle.

La particularité du Hack écologique au musée est d’associer deux types de pratique de littératie critique fondés sur l’analyse visuelle : l’analyse critique et l’activisme créatif. En tant qu’éducatrice d’adultes, ces deux pratiques me semblent essentielles, car elles font appel à l’imagination, et c’est cette imagination qui active notre pouvoir créatif, duquel peut résulter une action, non seulement dans les musées, mais aussi dans le reste du monde. Pennisi (2008) avance que les individus ont besoin de se sentir créateurs et représentants de leur monde ; ils ne veulent pas être de simples spectateurs et consommateurs. Or le Hack utilise diverses approches basées sur l’art qui sont créatives et qui interrogent les faits admis, ce qui peut être dérangeant. Dewey nous met d’ailleurs en garde que « l’imagination ne devrait pas être laissée libre, car elle pourrait ne créer que des châteaux dans les airs qui sont des substituts à des réalités qui impliquent une réflexion plus souffrante » (traduction libre dans Dubin et Prins, 2011, p. 26). La mise au jour de représentations et de présupposés peut être dérangeante ou porteuse de réflexions douloureuses, qui sont néanmoins nécessaires dans le contexte d’un musée.

Visiter un musée est une expérience rare ou fréquente, selon les personnes étudiantes avec qui j’ai expérimenté le Hack écologique au musée. Ainsi, certains participants ont maintes fois marché sous les portes en fer forgé du Royal British Columbia Museum ; ils ont aussi vu le bateau colonial britannique à l’exposition Becoming BC dans ce même musée. Mais ont-ils réellement vu les valeurs sous-jacentes en ce qui concerne notre histoire, nos identités, nos relations avec la nature ? Les dimensions de la culture véhiculée seraient pourtant un terrain très signifiant de débats (Clover et coll., 2016). La culture peut être une forme subversive de résistance, mais peut également être utilisée comme camouflage. Knell (2007) nous rappelle que « les objets de musée ne sont jamais entièrement muets puisque nos têtes ne sont jamais entièrement vides » (p. 26). Les visiteurs de musées ont un pouvoir d’action et se construisent des idées à propos de la société et de la nature lors de leurs visites. Le Hack écologique au musée trouve ainsi toute sa pertinence au regard des idées que nous venons d’énoncer. Pour promouvoir un regard actif et critique, le Hack écologique au musée s’effectue autour d’une série de questions, dont voici quelques exemples :

  1. Comment le musée illustre-t-il la relation entre les spécimens naturels et la culture matérielle ?

  2. Comment nous demande-t-on de comprendre « le naturel » ?

  3. Quelle est la relation entre les « spécimens » et les objets ?

  4. Comment la nature est-elle construite ?

  5. Quel est le savoir « naturel » ? Que devrions-nous « connaitre », et comment ?

  6. Dans les déclarations relatives aux œuvres et dans les affiches d’informations décrivant ces œuvres, comment le langage est-il utilisé par le musée afin de décrire le « naturel » et le « culturel » ? Comment ce langage construit-il et positionne-t-il ces catégories ?

  7. Comment les musées reprennent-ils ou expliquent-ils les problèmes environnementaux actuels ?

  8. Quelle est l’histoire de « l’historique » des humains et de la nature ?

  9. Quelles histoires les dioramas d’animaux nous racontent-ils ?

  10. Le musée est-il didactique, informatif, représentationnel ? Pourquoi certaines informations sont-elles communiquées plutôt que d’autres ? Quelle en est la signification ?

  11. Quel est le positionnement théorique du musée ? Celui-ci est-il conscientisé ou non ?

Enfin, deux questions sont posées pour conclure le processus du Hack :

  1. Quelle est la différence principale entre ce que vous pensiez quand vous êtes entré dans le musée et ce que vous pensez maintenant ?

  2. Quel principal message aimeriez-vous communiquer au musée ?

Se restreindre à une des questions dans la formulation de commentaires est toujours difficile, considérant la multitude des idées qui émergent de la réflexion des participants, qui en ont beaucoup à dire.

Les questions du Hack sont délibérément ouvertes et ne disent pas aux participants quelle est la position idéologique du musée, quelles histoires les dioramas racontent, ni même ce dont sont constitués les problèmes environnementaux. Cependant, elles sont intentionnellement conçues pour stimuler ce que Mohanty (2012) nomme comme étant le « regard oppositionnel » (p. vii), soit une façon alternative de voir qui peut pénétrer et mettre en lumière la position idéologique du musée dissimulée dans les dioramas, les œuvres d’art, les affiches, les étiquettes et les déclarations relatives aux œuvres. L’usage du questionnement permet de mettre en œuvre ce que Mohanty (1989, p. 208) appelle une « pratique de résistance », un « engagement conscient face aux discours et aux représentations qui sont normatifs et dominants et qui [qui s’opère grâce à] une analyse oppositionnelle ».

Travaillant ensemble en dyades ou en groupes de trois durant une heure, les étudiants avec qui j’ai visité des musées utilisent les questions mentionnées ci-dessus pour parcourir une galerie sélectionnée par avance, par exemple l’exposition Becoming BC au Royal British Columbia Museum. Si le musée est petit, alors il peut être exploré dans sa totalité ; c’est une quasi « ethnographie institutionnelle » qui est effectuée. Un exemple de comment la comparaison d’œuvres d’art anime les conversations vient du musée Tate Britain, à Londres, où des participants ont été introduits à deux œuvres d’art simples, mais trompeuses. La première œuvre représentait un paysage venteux et chaotique, un lieu où les gens rassemblaient collectivement de la nourriture et de l’essence ; l’autre œuvre illustrait une propriété entourée d’une clôture où se trouvait un jardin parfaitement taillé, dépourvu d’humains. Avec la première œuvre, les échanges ont porté sur le droit à la terre et la santé ainsi que sur la capacité de la nature à alimenter la population pour répondre à ses besoins. L’analyse de cette œuvre a contrasté avec la deuxième œuvre, qui reflétait une idéologie de la privatisation, de la possession et du contrôle écologique, connue comme le « Mouvement des enceintes » et qui a eu des implications pour les relations humain-Terre. Cette analyse soulève aussi le problème du colonialisme et de son processus de « slow violence » (Nixon, 2011). La négation et la destruction du savoir, de la culture et des vies des peuples autochtones, qui vivaient différemment « avec » la Terre, sont mises en évidence, ainsi que l’infiltration insidieuse des rapports de privilège et de pouvoir. Ces conversations ont ensuite été menées dans le cadre de l’exposition Conflict, Time, Photography du musée Tate Britain. Cette exposition comprend une série de photographies qui capturent la destruction environnementale ; par exemple, le désert d’Iraq jonché de tanks rouillés et d’autre détritus résultant de la guerre ; ces éléments sont le reflet de l’avidité et de la violence entre les personnes, et entre les personnes et la nature. Même si toutes les images sont dépourvues d’humains, les conversations rendent compte en profondeur de la présence d’idéologies de supériorité et d’avidité, dimensions qui auraient pu passer inaperçues. Soulignons que le Hack suggère plusieurs façons de voir et n’offre aucune bonne réponse ; il laisse les participants réfléchir sur ces questions difficiles et les invite à repenser à leur engagement en tant qu’étudiants, éducateurs, leadeurs, membres de la communauté, parents, et bien plus.

Désigner les enjeux environnementaux au moyen du Hack écologique au Musée

L’analyse scriptovisuelle du Hack écologique au musée, comme nous avons pu le montrer dans les exemples utilisés, dévoile diverses positions écologiques ayant trait au passé et au présent. Au Royal British Columbia Museum, une section entière de la galerie Becoming BC est dévouée aux représentations de l’histoire de l’extraction des ressources. Comme le mentionnait un étudiant participant à l’activité de Hack que je supervisais :

Il s’agit uniquement d’une histoire à propos de la domination sur la nature. C’est le début de la fin de vivre en coexistence avec la terre, mais vous [le musée] ne le dites jamais. Vous continuez à perpétuer le mythe que la destruction environnementale est nécessaire, vous le mettez de pair avec le « progrès ». Comment peut-on promouvoir une telle idéologie alors que le changement est impératif ? Comment pouvez-vous continuer à faire comme si ?

Ce participant remet en question la mise en scène ainsi que le choix du progrès et de ses conséquences négatives comme orientation non contestée de l’histoire passée et présente. Dans cette galerie, les illustrations « d’héroïsme » [principalement masculin], de conquête, de suprématie et de pouvoir ont aussi été discutées. Cette galerie est apparue dépourvue de femmes et la nature n’y est qu’un instrument. L’une des étudiantes a repris cela dans un poème qu’elle a satiriquement intitulé Coupe Bébé Coupe. Cachés derrière les rideaux, nous mettons en évidence la situation des rapports de classe. Un autre étudiant a noté sur un papier :

Les propriétaires de mines n’étaient-ils jamais en danger ? S’aventuraient-ils sous les sols ? Il s’agit d’une histoire de l’élite créée pour faire croire qu’elle est l’histoire de tous ceux qui ont vécu à cette époque. Les histoires racontées appartiennent à quelle classe ? Qu’est-ce qui a de la valeur ou qui n’en a pas ? Les femmes ont été exclues de l’histoire et la nature a joué uniquement un rôle secondaire, nous laissant avec les histoires de ceux qui ont contrôlé la sphère publique et le cours de l’histoire.

Pour Forgan (2005), l’espace est aussi partie intégrante de la manière dont les musées transforment habilement « un vocabulaire visuel qui encode le savoir dans des formes matérielles » (p. 572). Les histoires de la galerie Becoming BC montrent un contraste avec les galeries d’histoire naturelle ayant maintenant une section entièrement dévouée à l’enjeu des changements climatiques et à ses impacts sur la planète. La position du Royal Ontario Museum a ainsi changé, illustrant à quel point le mouvement environnemental a obligé les musées à ajuster leur discours (Alberti, 2008). Or au Royal British Columbia Museum, l’environnement contemporain est présenté en rupture avec la galerie Becoming BC. L’environnement contemporain est idéologiquement et physiquement déconnecté de celui du passé, et les deux époques sont même exposées sur deux étages différents. Diverses questions soulevées durant le Hack écologique au musée permettent aux participants de mettre au jour cette séparation de la culture et de la nature. La culture est ce que les humains font sur un étage et la nature est ce que les animaux font sur un autre, enfermés derrière des vitres et dans des dioramas, comme l’a judicieusement noté un des participants.

Il existe aussi un autre problème dans les galeries d’histoire naturelle. Lorsque j’ai commencé à travailler sur les enjeux environnementaux en 1992, le défi pédagogique que je vivais était de ne pas rapporter que des discours tristes et déprimants du point de vue de la dégradation environnementale (Clover et coll., 2013). Personne ne conteste le fait que les individus comprennent les impacts dévastateurs et fatals des changements climatiques. Le problème est que ce modèle pédagogique de communication d’émotions pessimistes n’offre aucun espoir. Cette pratique est particulièrement utilisée dans les galeries d’histoire naturelle du Royal British Columbia Museum et du Royal Ontario Museum. Dans ce dernier, chaque intervention relative à l’œuvre est plus menaçante que la précédente, et j’ai quitté le musée accablée par l’ampleur du désastre qui s’offrait sous le regard vitreux des animaux. Quant au Royal British Columbia Museum, les nombreuses affiches exposent des histoires d’horreur. Dans le cadre du Hack, il convient, comme éducateur ou éducatrice, de surveiller le temps que les étudiants prennent pour la lecture avant d’abandonner cet exercice fastidieux et de se diriger vers les dioramas d’animaux coexistant en paix dans des habitats parfaits. C’est alors à lui ou elle d’introduire une conversation réflexive sur la relation entre les changements climatiques et ces dioramas.

Hacker : prendre le pouvoir par des pratiques créatives

Différents moments constituent des composantes essentielles au Hack écologique, notamment celui d’encourager l’appropriation du pouvoir par des pratiques créatives. Dans ce contexte, Manicom et Walters (2012, p. 4) adoptent une « pédagogique de possibilités », pratique éducative fondée sur le jugement critique et l’imagination, où les processus d’analyse et de création rendent possibles différentes façons de voir, de penser et de faire, une fois que les relations de pouvoir ont été mises au jour. Parmi les pratiques créatives, j’en exposerai une qui m’apparait centrale. Elle correspond aux notes rédigées sur les post-it par les participants. Ils y écrivent leurs réflexions, ils y font des dessins, ils y inscrivent des questions provocatrices, ils y notent le sexisme, le racisme, le colonialisme et les lacunes, ou encore, ils y réécrivent complètement les étiquettes qui présentent les œuvres (généralement de façon humoristique). Ensuite, ils collent ces post-it à côté des œuvres d’art et des affiches. L’objectif est de déranger le récit instauré comme vérité absolue et de créer une nouvelle lecture des visuels et de nouveaux récits. Les galeries deviennent rapidement inondées de ces autocollants jaunes. Freire (2004) a défendu que nous avions besoin « de voir des exemples de vulnérabilité de l’oppresseur [car c’est ainsi] qu’un point de vue opposé peut commencer à émerger » (p. 64). Ce genre d’intervention, celle de « réécrire l’histoire », est un acte de prise de pouvoir extrêmement fort. Comme un étudiant l’a noté : « Je lis mieux maintenant [les éléments invisibles] et aucun musée ne me bernera de nouveau ». D’autres pratiques que je mentionnerai rapidement consistent en la création de sketchs théâtraux, de collages et l’écriture de poésie. Concernant ce dernier aspect, selon Golding (2013, p. 91), la voix poétique est un moyen puissant de dépasser « l’intolérable et l’incompréhensible pour trouver la force et le courage de voir, de ressentir, de parler et d’oser […] la déshumanisation institutionnelle ». Plusieurs de ces poèmes sont des « found poems », ce qui signifie qu’ils dérivent directement des étiquettes et des descriptions d’œuvres. Ces approches artistiques nous connectent de différentes manières à ce que nous avons vu, pensé et vécu lors du Hack ; elles sont le moteur d’une créativité que nous devons continuer à travailler pour qu’elle incarne la justice socioécologique et le changement. Comme Marcuse (1978) le rappelle, « l’art ne peut pas changer le monde, mais il peut contribuer à changer la conscience […] des hommes et des femmes qui pourraient ensuite changer le monde » (p. 33).

Le Hack écologique au musée : soulever la colère plutôt qu’engendrer la culpabilité

Une dernière caractéristique importante du Hack écologique au musée est de susciter la colère, sous deux formes. La première forme correspond à la colère que le Hack peut faire naitre chez les visiteurs du musée à l’endroit des participants au Hack. Par exemple, ces derniers ont été accusés de « dénaturation » et de manque de respect envers les institutions du fait de leurs commentaires sur les post-it. Ils ont également fait l’objet de diatribes racistes, particulièrement lorsqu’ils perturbaient les autres visiteurs en dénonçant le colonialisme. Quant à la deuxième forme de colère, elle est associée à la volonté de prise de pouvoir qu’elle suscite. Freire (2004, p. 14) a attiré l’attention sur le potentiel de la colère lorsqu’il a écrit sur « la juste colère », ou « la colère légitime », qui motive un changement. Martin (1995) rappelle d’ailleurs que la colère en soi ne produit pas de changement, mais qu’elle est là où l’espoir peut se poser. Il a mis au défi les formateurs d’adultes de ne pas seulement créer la colère, mais aussi de la rendre optimiste et créative. Le Hack écologique donne simplement l’occasion de révéler des idéologies présentes et ainsi contribue à remettre en question la confiance que les personnes participantes avait dans les institutions, remise en question qui les met également en colère. Il est commun, durant le Hack, de voir des étudiants piétiner une affiche ou un diorama, ou encore d’exprimer leur colère en écrivant précipitamment sur leurs post-it : « Vous êtes à blâmer, tout cela n’est que du colonialisme profond : la terre était déjà occupée ; elle avait été respectée et développée bien avant que les Européens n’arrivent. Mettez donc ça dans votre description d’œuvre ! »

Conclusion

Le Hack écologique au musée est une pratique qui aspire à développer la littératie visuelle critique, en créant un regard oppositionnel et en stimulant une imagination suffisamment radicale pour qu’elle alimente une prise de pouvoir dans le contexte muséal. Le Hack permet aux participants des activités que nous avons présentées de révéler les idéologies sous-jacentes dans les musées, ce qui est « derrière » les œuvres présentées, pour créer un sentiment de colère juste et une réaction créative spontanée. Le point de départ du Hack est ce que Foucault (1982) a appelé l’acte de résistance, qu’il voyait comme un point critique permettant de commencer l’analyse du pouvoir en jeu. Dans le cas des musées, la mise au jour des représentations sous-jacentes de ce qui est donné à voir permet d’engendrer plus de justice socioécologique. Analyser et mettre en œuvre le pouvoir implique nécessairement de rendre possible une forme de résistance. L’utilisation de pratiques créatives encourage aussi de nouvelles manières de voir et de discuter des relations humain-humain et humain-Terre. Le Hack a fait ses preuves comme stratégie d’enseignement et d’apprentissage à propos du monde pour faire partie du monde. Il positionne ainsi les musées comme d’importants sites pour l’apprentissage et l’éducation relative à l’environnement des adultes.