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Introduction

Depuis des décennies, l’enseignement supérieur est confronté à de multiples pressions et transformations qui incitent les établissements et le personnel à repenser l’enseignement. Comme le soulignent Alava et Langevin, « peu à peu, le trio classique des modalités pédagogiques universitaires (cours magistral, travaux dirigés, travaux pratiques) laisse la place à une diversification assez importante des pratiques d’enseignement » (2001, pp. 244-245). À la suite d’une brève description de transformations qui motivent les innovations pédagogiques et d’une présentation des concepts mobilisés, nous expliquons la démarche de recension des écrits fondée sur les études de portée. En lieu de résultats, nous explorerons plus en détail les fondements de quatre approches pédagogiques innovantes. Finalement, constatant plusieurs points de convergence entre ces approches, nous proposerons une conceptualisation originale des interactions entre ces approches qui pourrait jeter un nouvel éclairage sur l’innovation pédagogique.

1. Un aperçu des transformations dans l’enseignement supérieur

Comme le notaient Bertrand et Rhéaume (1999), les étudiants, les champs de recherche, les associations professionnelles, les entreprises privées et les organismes publics expriment une variété de demandes envers les universités. Dans ses travaux traitant du développement de la pédagogie universitaire, De Ketele (2010) en décrit certaines. Premièrement, le financement des universités dépend des étudiants (qui paient des droits de scolarité) et des gouvernements, dont plusieurs utilisent les taux de réussite et de diplomation des étudiants dans les formules de financement. Or les approches pédagogiques peuvent influencer la motivation, la réussite et la diplomation des étudiants (Noel et al., 2015; Zepke & Leach, 2010) et, conséquemment, le financement. Deuxièmement, même si elle est controversée, l’évaluation de l’enseignement faite par les étudiants peut être utilisée par les universités dans les décisions d’embauche et de promotion (Kelly, 2012). Selon Armbruster et al. (2009), l’appréciation d’un cours par les étudiants est, en partie, influencée par les méthodes d’apprentissage plus ou moins actives. Troisièmement, De Ketele (2010) perçoit un lien entre la mondialisation, la société du savoir et les demandes du monde du travail à l’endroit des professeurs afin qu’ils améliorent leurs propres compétences en matière de pédagogie afin de diffuser leurs travaux.

Ces demandes externes s’ajoutent à une hétérogénéisation de la composition de la population étudiante (Annoot & Fave-Bonnet, 2004). Le financement public des universités canadiennes a, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, contribué à la massification puis à l’universalisation de l’enseignement supérieur (Jones, 2018). En effet, au Canada, 62 % des personnes âgées de 25 à 34 ans ont un diplôme de l’enseignement supérieur. Or les études suggèrent que, lorsque la participation à l’enseignement supérieur des classes privilégiées atteint un point de saturation, toute augmentation générale de la participation implique une diversification de la population étudiante (Rafferty & Hout, 1993). En plus de la diversité de genre, plus d’étudiants sont inscrits à temps partiel, ont des parcours atypiques, font des retours aux études et ont des enfants (Julien & Gosselin, 2015). Les minorités culturelles et les personnes issues des Premières Nations sont également plus représentées dans les établissements universitaires canadiens (Consortium canadien de recherche sur les étudiants universitaires [CCRÉU], 2015). C’est dans ce contexte d’universités de masse et de populations étudiantes hétérogènes que Loiola et Tardif ont observé que « les formes traditionnelles de l’enseignement universitaire [étaient] peu à peu critiquées et déclarées insuffisantes » (2001, p. 306). Les travaux de Paivandi abondent en ce sens en faisant constater que « les étudiants fragiles […] semblent plus dépendants du fonctionnement de l’environnement d’études » (2012, p. 170). Cette diversité de nouveaux étudiants a motivé l’émergence d’innovations pédagogiques et d’une conception universelle de l’apprentissage appliquée au contexte universitaire (Capp, 2017).

Rappelons cependant que cette conception doit être conciliée avec des impératifs politiques, économiques et organisationnels. Dans un contexte d’économie du savoir, de rigueur budgétaire et de nouvelle gestion publique, les professeurs doivent, en effet, former de plus en plus d’étudiants, alors que « les ressources se font plus rares et que les attentes à leur endroit plus nombreuses » (Loiola & Tardif, 2001, p. 305). À l’instar de plusieurs auteurs, dont Komesaroff (2008), nous nous demandons comment les pédagogies innovantes peuvent, dans un contexte de ressources limitées, répondre efficacement aux besoins d’une population étudiante hétérogène tout en demeurant pertinentes dans une société en constante évolution.

2. Cadre conceptuel : les pédagogies universitaires innovantes

S’inspirant de la théorie pratique de Durkheim, Loiola et Romainville (2008) placent la pédagogie du côté de la réflexion. Il ne s’agit pas d’une action visant à instruire, mais d’une théorie pratique, d’un hybride entre la pratique et les sciences. Si elle n’est pas elle-même action, la réflexion pédagogique est tournée vers un enseignement efficace qui, tout en permettant de faire face aux défis contemporains, est porté par une finalité de changement (Ottavi, 2002).

L’innovation est un terme polysémique, mais, en matière d’éducation, Chobaux l’a définie comme « un acte conscient, réfléchi, volontaire, la manifestation d’un désir de changement reposant, en principe, sur une nouvelle définition des objectifs éducatifs à atteindre » (1976, p. 92). Pour Assogba (1982), il s’agit d’une intervention humaine nouvelle, intentionnelle, qui vise un changement en éducation. L’auteur précise que ce concept de nouveauté est, par conséquent, tributaire du contexte temporel, culturel et disciplinaire dans lequel l’innovation prend place. Le terme intentionnel d’Assogba réfère, quant à lui, au fait qu’une innovation doit être élaborée et faire partie du champ de la conscience. À ce sujet, Alava et Langevin (2001) soulignent que l’innovation pédagogique s’appuie sur une relation étroite entre action, réflexion, recherche et ajustements. Finalement, l’utilisation du terme changement renvoie à l’obligation pour l’innovation de viser un certain objectif. À ces paramètres, nous ajoutons le commentaire de Béchard (2001) selon lequel l’innovation est un processus pluridimensionnel qui implique plusieurs acteurs et dont l’issue demeure, malgré l’objectif de changement, incertaine.

Suivant les apports conceptuels des auteurs cités ci-dessus, les approches pédagogiques innovantes considérées dans cet article répondent aux critères suivants : elles relèvent d’une intervention consciente, intentionnelle et réfléchie; elles comportent une multitude de dimensions (épistémique, didactique, pédagogique, relationnelle, cognitive et sociale); elles sont (ou demeurent) nouvelles et originales par rapport à une pédagogie classique ou traditionnelle établie dans la plupart des milieux universitaires actuels; elles impliquent des interactions entre plusieurs acteurs et, bien qu’elles visent l’amélioration et la facilitation des apprentissages des étudiants, les impacts de leur implantation demeurent incertains.

Il est également pertinent de considérer les axes de diversification des dispositifs de formation universitaire identifiés par Alava et Langevin (2001). Ces auteurs ont noté que les innovations pédagogiques tendaient à accroître l’autonomie des étudiants (autodirection plutôt qu’hétérodirection), que ce soit à travers des dispositifs pédagogiques formels et contextualisés (comme les travaux pratiques ou coopératifs) ou à travers des dispositifs informels et expérientiels (comme les études de cas ou le travail entre pairs). Béchard (2001) observe aussi que les innovations visent l’interactivité pour les étudiants et des professeurs qui oeuvrent en contexte d’interdisciplinarité. Finalement, depuis le début du 21e siècle, plusieurs innovations pédagogiques respectent les principes de la conception universelle d’apprentissage (universal design for learning). L’espace alloué ne permet pas de détailler cette macrostratégie pédagogique, mais notons que les principes de diversité (des apprenants), de flexibilité (des approches), d’accessibilité (du matériel), d’interaction (entre les acteurs), d’évaluation centrée sur les objectifs (plutôt que sur les moyens), d’autonomie et de réussite globale (des étudiants) constituent des principes cohérents avec des innovations pédagogiques dont la finalité est de favoriser l’apprentissage de tous les étudiants (Tremblay, 2013). À lumière de ce cadre conceptuel, cet article a pour objectif d’explorer les formes que prennent certaines des pédagogies universitaires innovantes qui apparaissent comme étant pertinentes à l’égard d’une population étudiante hétérogène et d’une société en constante évolution.

2. Méthodologie : les études de portée

Pour répondre à l’objectif de recherche, nous avons réalisé une étude de portée ou scoping studies ayant pour thème général les pédagogies universitaires innovantes. L’étude de portée est une démarche théorique pouvant être entreprise de manière autonome et qui permet de cartographier divers concepts clés d’un champ de recherche ainsi que les sources de données principales et les données probantes disponibles (Mays et al., 2001). Arksey et O’Malley (2005) ont proposé un cadre général pouvant guider la réalisation d’une étude de portée. Celui-ci est composé de cinq étapes : 1) identifier les questions de recherche; 2) identifier des études pertinentes (via mots-clés et sélection manuelle), 3) lire et analyser ces études à la manière de données de recherche, 4) catégoriser les données disponibles et 5) synthétiser l’analyse et la catégorisation (Arksey et O’Malley (2005).

Nous avons opérationnalisé notre questionnement de recherche à l’aide des mots-clés suivants (et leur traduction anglaise) : activités/stratégies d’apprentissage, apprentissage actif, apprentissage collaboratif, autodirection, innovation/conception/design/dispositif pédagogique, critiques pédagogiques, engagement/réussite des étudiants, diversité des apprenants, enseignement et apprentissage, enseignement universitaire, paradigmes/approches, pédagogie et société et pratiques enseignantes. Nous avons utilisé les bases de données et moteurs de recherche Cairn, Eric, Érudit, GoogleScholar et Persée pour réaliser nos recherches booléennes.

Ensuite, considérant que des milliers de travaux répondaient aux critères de recherche établis, nous avons sélectionné les recherches les plus susceptibles d’approfondir nos réflexions. Ceci est en accord avec les études de portée puisqu’elles obligent les chercheurs à prioriser certains aspects de la documentation (Arksey & O’Malley, 2005). Au total, 105 travaux ont été retenus. Chaque texte a été catégorisé selon la catégorie d’approche pédagogique à laquelle il s’apparente puis analysé avec un souci particulier de faire ressortir ses fondements, ses caractéristiques et ses applications. À ce sujet, bien que la documentation consultée était essentiellement savante, nous avons cherché des documents institutionnels fournissant des exemples de mises en oeuvre. Finalement, nous avons synthétisé l’information à l’aide d’un modèle conceptuel qui met en lumière les points de convergence entre ces approches et circonscrit un socle commun potentiellement porteur d’une vision différente de l’enseignement et de l’apprentissage.

Comme ne manquent pas de le souligner Arksey et O’Malley (2005), les études de portées sont propices à une évaluation sommaire de la documentation, mais cela ne signifie pas qu’elles représentent une option de moindre qualité. En ce sens, bien que l’étude de portée soit généralement plus rapide qu’une approche systématique, nous soulignons que, considérant le caractère vaste de l’objet d’études, la synthèse de cet objet s’est appuyée sur une démarche d’investigation couvrant une période de 13 mois (janvier 2018 à février 2019).

3. Quatre approches pédagogiques innovantes

Les études réalisées dans les dernières décennies ont mis en lumière les limites de l’enseignement universitaire traditionnel et ont exploré, décrit et analysé des approches qui convergent, en ce sens qu’elles se concentrent sur l’apprentissage et l’apprenant, accordent de l’importance au savoir-être, aux interactions et au travail d’équipe ainsi qu’à l’autonomie des étudiants et à des évaluations centrées sur les processus plutôt qu’uniquement sur les résultats (Armbruster et al., 2009; Hiemstra, 1994; Noel et al., 2015; Zepke & Leach, 2010). Les approches pédagogiques étudiées dans la documentation se distinguent néanmoins par leur conception d’un apprentissage dit « actif ». Ci-dessous, nous présentons quatre approches qui recoupent les propositions de la documentation consultée, soit (1) les approches inductives, (2) les approches expérientielles, (3) les approches abductives et, plus spécifiquement, celle du design thinking, ainsi que (4) les approches d’apprentissage par projets et transdisciplinaires.

Notre étude de portée ne se veut pas exhaustive et ces quatre approches ne recoupent pas l’ensemble des innovations pédagogiques en milieu universitaire. Par exemple, plusieurs études (Loiola & Tardif, 2001; Roegiers, 2012) notent que l’approche par compétence (APC), à la manière d’un nouveau paradigme pédagogique (Chauvigné & Coulet, 2010), s’est généralisée dans plusieurs programmes universitaires, notamment professionnels, et en est venue à transformer les approches pédagogiques utilisées par les professeurs et les chargés de cours. L’APC peut également être conçue comme une approche curriculaire (Roegiers, 2012) compatible avec les quatre approches décrites ci-dessous.

Nous reconnaissons, en outre, que les fondements de certaines de ces approches ont été développés il y a plusieurs décennies et que le lecteur pourrait se questionner quant à leur aspect innovant. Nous avons considéré cette caractéristique à la lumière du potentiel transformatif de ces approches dans le contexte universitaire actuel. Rappelant l’adage selon lequel « rien n’est plus nouveau qu’une vieille idée », Alava et Langevin reconnaissent que « la nouveauté comporte souvent sa part de réitération » (2001, p. 246).

3.1 Les approches inductives

En pédagogie, l’induction est une forme d’apprentissage dans laquelle l’apprenant assume la responsabilité première de ses activités d’apprentissage (Hiemstra, 1994). Cette approche renverse la structure pédagogique traditionnelle selon laquelle l’activité d’apprentissage est d’abord constituée par la présentation et l’explication. Ainsi, au lieu d’amorcer l’apprentissage par des explications conceptuelles, l’enseignant débute en présentant aux étudiants des mises en situation qui illustrent les formes que peuvent prendre les concepts à apprendre (Smart et al., 2012). Les étudiants sont amenés à décrire explicitement ce qu’ils savent et ignorent à propos de la situation et à utiliser des expériences, des discussions ou des recherches afin d’analyser puis généraliser leur compréhension à d’autres situations. Comme Prince et Felder (2007), nous considérons que cette grande approche comprend les dispositifs pédagogiques tels que l’apprentissage inquisitif, l’apprentissage par problèmes, l’apprentissage par la découverte et l’apprentissage par études de cas. Les dispositifs varient selon la nature de la situation d’apprentissage et du degré d’assistance prodigué par l’enseignement. Vincent et Lefrançois (2013), suivant le cadre de Decoo (1996), déclinent d’ailleurs les approches inductives sur un continuum allant d’un apprentissage implicite, mais fondé sur du matériel structuré, implicite sans l’aide de matériel structuré, implicite, mais suivie d’une explication explicite, à un apprentissage explicite selon un processus de découverte guidée.

Les fondements de ces approches sont ancrés dans une conception (socio)constructiviste de l’apprentissage (Stage & Muller, 1998). En s’appuyant sur les principes d’assimilation et d’accommodation de Piaget (1970) et de zone proximale de développement de Vygotsky (1978), les approches inductives considèrent que les apprenants, lorsqu’ils rencontrent une situation nouvelle, essaient de la comprendre en fonction de ce qu’ils savent déjà et, suivant un processus de réflexion guidée et fondé sur des situations de complexité croissante, sont amenés à acquérir de nouveaux schémas et à construire des significations plus sophistiquées ou mieux adaptées.

Afin d’illustrer les implications pratiques des quatre approches pédagogiques, nous nous référons à une situation fictive dans laquelle une professeure en communication désire aborder la thématique des campagnes de sensibilisation en santé publique et vise à faire réfléchir ses étudiants sur les stratégies permettant de conscientiser les jeunes âgés de 18 à 30 ans aux dangers liés à l’utilisation d’un téléphone cellulaire en conduisant. Suivant les approches inductives, cette professeure peut amorcer son cours en immergeant ses étudiants dans la problématique qu’elle désire aborder. Les étudiants visionnent ainsi diverses campagnes de sensibilisation et doivent, seuls ou en équipe, les comparer (selon des paramètres préétablis ou non, selon le degré de directivité) et relever les facteurs qui pourraient contribuer ou nuire à leur impact dans la population. Ils déterminent alors des éléments auxquels la professeure peut rattacher des explications théoriques.

Si la pédagogie inductive facilite l’assimilation de nouvelles connaissances, le degré d’activité de l’apprenant demeure variable. En effet, la désignation « inductive » est porteuse de l’ordre dans lequel se construisent de nouvelles connaissances et pourrait inclure un exposé magistral à la suite d’une mise en situation particulière (Decoo, 1996). Comme le suggère la documentation citée ci-dessous, les approches inductives sont cependant aisément combinées à d’autres approches, telles les approches expérientielles, qui renforcent le caractère actif de l’apprentissage.

3.2 Les approches expérientielles

Pour Legendre (2007), les approches expérientielles regroupent les dispositifs qui favorisent la participation des apprenants à des activités se situant dans des contextes les plus rapprochés possibles des connaissances à acquérir, des habiletés à développer et des attitudes à former. Si ces approches reposent elles aussi en partie sur la théorie de l’apprentissage développée par Piaget (1970), pour qui il ne peut y avoir de construction de connaissances sans expérience de l’environnement et manipulation d’objets, elles reposent également sur la pédagogie pragmatique centrée sur l’action développée par Dewey. Comme l’expliquent Tarrant et Thiele (2016), l’apprenant est invité, à travers ses actions, à faire l’expérience de l’environnement naturel et culturel et, suivant un processus transactionnel, à comprendre l’environnement, à se comprendre lui-même et à comprendre son action sur l’environnement et ses effets. Ces influences réciproques entre expérience, action et réflexion ont, plus récemment, été réinterprétées par Schon (1984) et Jullien et Kolb (1984). Faisant le pont entre les approches inductives et expérientielles, Schön prétend que l’apprentissage se fait non pas par l’application des théories à la pratique, mais par une réflexion dans l’action et sur l’action. Kolb a proposé un modèle qui rend explicite cette relation et qui, soulignons-le, est largement repris dans la documentation consultée (Petkus, 2000; Tomkins & Ulus, 2016). Ce modèle circulaire se décline en quatre phases : l’expérience concrète, l’observation réfléchie, la conceptualisation et l’expérimentation active (Chevrier et Charbonneau, 2000).

Pour décrire chacune des quatre phases, nous reprenons l’exemple fictif de cette professeure désirant élaborer une activité d’apprentissage liée aux campagnes de sensibilisation. Suivant le modèle circulaire, la première étape consiste à faire vivre aux étudiants une « expérience concrète » dans laquelle ils sont amenés à réaliser une activité authentique, pertinente au contexte professionnel, présentant un problème mal défini et requérant une investigation soutenue, souvent de manière collaborative (Duval & Pagé, 2013). Dans cette première phase, les étudiants utilisent les connaissances déjà stockées, sélectionnent et gèrent l’information pertinente en fonction de l’objectif à atteindre. La professeure peut montrer la campagne télévisuelle de sensibilisation réalisée en 2018 par la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) sur les dangers liés à l’utilisation du cellulaire au volant et demander aux étudiants d’analyser la campagne et d’imaginer, individuellement, le plan de sensibilisation qui aurait pu guider cette campagne. Pour Champagne-Poirier, l’observation réfléchie relève « d’un processus de description et de prise de conscience métacognitive » (2016, p. 28). Pour favoriser cette prise de conscience, il importe de permettre aux étudiants de donner du sens à l’expérience vécue, par exemple en leur demandant de résumer la situation d’apprentissage, de présenter le plan élaboré en équipe et d’expliquer la mécanique sous-jacente à leur analyse. Comme le souligne Petkus (2000), l’observation réfléchie devrait permettre aux étudiants de s’interroger sur les caractéristiques de l’expérience vécue, leurs aptitudes et leurs attitudes afin de rendre accessible à la conscience le savoir-faire qui leur a été utile pour accomplir la tâche et le savoir-être qui leur a permis de gérer une tâche qui comporte une part d’inconnu.

Durant la phase de la conceptualisation, les connaissances préalables des étudiants sont confrontées aux apports conceptuels et théoriques proposés par l’enseignant (Tomkins & Ulus, 2016). Ainsi, la professeure peut présenter l’étude de Frenette et Giroux (2016) sur les stratégies de communication dans les campagnes médiatiques sur la sécurité routière. Les étudiants sont alors amenés à (co)construire de nouvelles significations conceptuelles qui sont orientées par le discours théorique de l’enseignante et enracinées dans l’expérience concrète, puis à formuler, par eux-mêmes des généralisations. Finalement, la phase de l’expérimentation concrète prend appui sur l’idée voulant qu’une nouvelle connaissance soit assimilée dans la mesure où l’apprenant est capable de la projeter dans un univers d’applications futures. La professeure peut demander aux étudiants de se placer en équipe et d’élaborer, à partir des nouveaux acquis conceptuels et pratiques, une campagne de sensibilisation sur un autre thème. Comme pour les phases précédentes, les échanges en groupe permettent d’objectiver les résultats de cette expérimentation active fondée sur les généralisations préalablement construites (Chavan, 2011).

Si la situation hypothétique ci-dessus est celle d’une application de ces approches dans un cours particulier, notons que certains établissements universitaires canadiens ont placé les approches expérientielles au coeur de leur offre éducative. Le plan stratégique de l’Université Brock (2018) fait de l’apprentissage par l’expérience (dans les cours, les activités extracurriculaires et les stages) une priorité institutionnelle et un trait distinctif, tel qu’en fait foi le mandat stratégique conclu avec le Gouvernement de l’Ontario (2017). Il faut dire que ce dernier, soucieux de mieux préparer les diplômés au marché du travail, requiert de tous les établissements d’enseignement supérieur qu’ils proposent des activités d’apprentissage expérientiel aux étudiants (Ministère des Collèges et des Universités, 2020).

3.3 Les approches abductives et la pensée créative du design

Alors que les approches expérientielles préparent à des situations d’application connues, Catellin (2004) fait remarquer que la société actuelle, marquée par un accès croissant à l’information et par des situations problématiques multidimensionnelles, requiert des individus qu’ils fassent appel à des ressources incertaines et s’appuient davantage sur l’inférence d’hypothèses provisoires que sur des connaissances maintes fois confirmées. Les approches abductives considèrent que l’attribution du sens à un concept se fait en appréciant les effets qui découlent de sa mise en pratique (Liszka, 2013).

Les approches abductives s’inscrivent dans le courant du pragmatisme de Peirce (2002). La théorie de Peirce date de la fin du 19e siècle et couvre de nombreux champs qu’il n’est pas possible d’examiner dans cet article. Retenons que, selon l’auteur, l’abduction correspond à l’émergence d’une idée nouvelle suscitée par l’association d’un fait (par exemple un problème conceptuel) avec un autre (comme la conception initiale à l’égard du problème). La proposition conjonctive qui en découle, souvent associée à l’intuition, prend appui sur un calcul rétrospectif et inconscient de la plausibilité d’un ensemble de relations spontanément corrélées (Colapietro et al., 2005). Cette suggestion s’avère à la fois créative et rationnelle, puisqu’elle découle aussi bien du jeu libre de l’association des idées émergeant de manière concomitante à l’acte continu de la perception que du processus d’inférence par lequel se vérifie notre connaissance sur le monde et sa cohérence (Anderson, 2005).

Certaines études (Poizat et al., 2013) lient les approches abductives à la perspective énactiviste de Varela (1996). Selon l’énaction, les êtres vivants « énactent » une cognition incarnée qui se construit en interaction avec un « monde-milieu » qui leur est donné à travers les mécanismes de perception propres à l’espèce (Barbier & Durand, 2017). Comme pour Peirce, les situations nouvelles et incertaines (ou les ruptures entre différents micromondes) sont source, pour Varela (1996), de créativité. Dans leur étude de la simplexité, Poizat et al. (2013) établissent un parallèle entre le lien activité-cognition de Varela et la sémiose de Peirce, soit que l’activité cognitive émerge du mouvement interprétatif des relations entre un signe, un objet et un interprétant. L’abduction surgit comme une intuition suggérée par le fait qui permet de relier le signe à son objet sous la forme d’une hypothèse dont l’application, sous forme d’action, est porteuse d’apprentissages. Selon ces approches, une situation d’apprentissage énactive et abductive devrait être organisée selon le monde typique professionnel visé (afin de favoriser la généralisation) et, suivant une visée prospective, inclure des espaces d’actions encouragées (EAE) où les hypothèses des étudiants sont mises à l’épreuve (Poizat et al., 2013). Pour Durand, les EAE sont des « précurseurs prometteurs d’actions et d’expériences, supposés induire un apprentissage » (2009, p. 196) en perturbant « le couplage structurel des formés par un agencement de leur environnement pour déclencher des transformations, et sélectionner celles évaluées comme désirables » (p. 197).

Plusieurs des études consultées ont opérationnalisé les approches abductives en enseignement supérieur (Anderson, 2005; Chiasson, 2005; Colapietro et al., 2005; Plowright, 2016; Strand, 2005). Nous abordons ici le design thinking (Rowe, 1987) ou, en français, la « pensée créative du design » (Luka, 2014). Sommairement, cette pensée peut

être définie comme l’ensemble des méthodes et processus issus du design, déployés pour la résolution de problèmes. Elle permet d’acquérir une vision d’ensemble des enjeux d’une situation, d’en analyser les tenants du point de vue de la connaissance et de proposer des solutions

Grolleau et al., 2019, p. 4

Pour Levesque, l’abduction est au coeur de « la dynamique inférentielle unique de la créativité » (2015, p. 2). Différents auteurs ont formalisé des étapes à suivre pour les pédagogues désirant adopter l’approche de la pensée créative du design. Grolleau et al. (2019) proposent un modèle en cinq étapes principales que nous illustrerons à partir de l’exemple cité précédemment. La première étape est celle de « l’empathie » et vise à inciter les apprenants à réfléchir à un problème concret du point de vue de l’usager et à penser à des solutions qui pourraient s’intégrer à sa vie quotidienne. Dans notre exemple, la professeure de communication peut inviter ses étudiants à se mettre dans la peau de jeunes âgés de 18 à 30 ans et à réfléchir aux besoins sous-jacents à l’usage d’un cellulaire au volant. À l’étape de la « définition », les étudiants doivent reformuler le questionnement général à l’origine de l’activité en lui donnant un sens pertinent avec les besoins des usagers. Par exemple, le questionnement concernant l’utilisation du cellulaire pourrait être : comment faire pour que les jeunes maintiennent sécuritairement leur sociabilité tout en conduisant? La troisième étape est celle d’« imaginer et concevoir » et consiste en l’utilisation d’un « ensemble d’outils pour actionner la pensée divergente et générer un maximum d’idées » (Grolleau et al., 2019, p. 5). À ce stade, la professeure demande aux étudiants de générer une tempête d’idées afin de concevoir, comme hypothèses concurrentes, diverses stratégies de communication susceptibles de répondre au questionnement. À l’étape du « prototypage », les apprenants sont appelés à matérialiser une idée qu’ils ont préalablement émise en hypothèse. Ils peuvent réaliser une ou plusieurs campagnes de communication fondées sur des stratégies qu’ils sont capables d’expliciter. Finalement, l’étape du « test » sert à recueillir des retours des utilisateurs afin de revenir sur le produit, le service ou l’expérience conçue. Tester ces campagnes auprès du groupe-classe ou auprès d’un groupe de discussion constitué pour l’occasion permet aux étudiants de saisir les ajustements qu’ils doivent apporter et, suivant ce processus d’essais (et erreurs), de développer les compétences ou d’acquérir les connaissances pertinentes.

3.4 Les approches par projets et la transdisciplinarité

Les approches précédentes, notamment les approches expérientielles et créatives, s’appuient fréquemment sur le dispositif pédagogique qu’est le projet, soit une démarche d’apprentissage articulée autour d’objectifs et de moyens pour leur donner forme (Boutet, 2016). Plusieurs documents consultés considèrent cependant la pédagogie par projets comme une catégorie d’approches où les apprenants construisent activement leurs connaissances par la réalisation d’activités menant à une production porteuse de sens (Lee et al., 2014). Comme pour les approches expérientielles, les approches par projets ont pour fondement la théorie de Dewey (Boutet, 2016), mais aussi la pédagogie expérimentale de Freinet et la méthode par projets de Kilpatrick (Guay, 2002). Les exemples précédents dans lesquels une professeure propose aux étudiants de réaliser une campagne de sensibilisation constituent des manifestations de cette approche.

En consultant la documentation, nous avons constaté que, s’ils reconnaissaient que des projets peuvent être disciplinaires, la plupart des auteurs soulignent que les modèles de pédagogie par projets sont fréquemment multidisciplinaires, interdisciplinaires ou transdisciplinaires (Boutet, 2016; Brassler & Dettmers, 2017; Capraro et al., 2013; de Los Rios et al., 2010; Guay, 2002; Lee et al., 2014). En effet, si le projet vise à proposer une situation d’apprentissage qui se rapproche des contextes d’application des compétences, il doit prendre en compte la multidimensionnalité d’un monde qui requiert une ouverture à plusieurs disciplines (Dyer, 2003). Notons que la multidisciplinarité est le fait pour des personnes issues de différentes disciplines de travailler parallèlement ou séquentiellement sur un problème, que l’interdisciplinarité consiste en une mise en relation d’au moins deux disciplines afin d’aborder une problématique sous différents angles (Maingain et al., 2002) et que la transdisciplinarité vise la « mise en oeuvre d’une méthode fondamentale commune à toutes les disciplines » (Angers & Bouchard, 1992, p. 69) qui transcende les distinctions entre elles ou qui s’inscrit « au-delà de toute discipline » (Basarab, 1996, p. 27). En réponse aux silos disciplinaires, la transdisciplinarité propose « l’ouverture, l’inventivité, le dépassement des normes et des habitudes en vue de résoudre de façon créative et inédite les difficultés sur lesquelles l’action humaine et celles des organisations techniques dominantes sont en butte » (Pasquier, 2017, p. 8). Les enjeux de santé publique, d’aménagement du territoire, d’intelligence artificielle et divers phénomènes sociaux se prêtent d’ailleurs bien à une approche qui transcende les considérations disciplinaires.

Un projet devient transdisciplinaire s’il oblige les étudiants à relier des concepts issus de différents courants disciplinaires, à proposer des conceptions du problème qui vont au-delà des cadres disciplinaires et à en arriver à un produit final complet (Kogtikov et al., 2016). Dans le cas du projet sur la prévention de l’utilisation du cellulaire au volant, la professeure peut inciter les étudiants à aborder la problématique de la sensibilisation à la sécurité routière en considérant ses implications psychosociales, juridiques, économiques, technologiques, politiques et éducatives. Elle peut également inviter des conférenciers provenant de différentes disciplines et mettant de l’avant différentes façons d’aborder la problématique (de Los Rios et al., 2010). Des enseignants peuvent aussi coordonner collaborativement la réalisation et l’évaluation d’un projet. La professeure de communication peut s’associer à des collègues de psychologie, des sciences de l’éducation, d’informatique et de sociologie pour structurer leurs cours respectifs autour d’un seul et même projet intégrateur adressé à leur cohorte d’étudiants. Au terme du projet, les étudiants qui ont travaillé en équipe avec des collègues des autres cours auront réalisé des campagnes cohérentes avec la complexité de la problématique plutôt que limitées aux considérations découlant de leur ancrage disciplinaire.

Ces exemples pourraient se tenir dans une université « traditionnelle », mais soulignons que certains établissements ont aussi choisi de repenser toute leur offre de programme de manière transdisciplinaire. L’Université Quest (2020), par exemple, n’offre qu’un programme : le baccalauréat en arts et sciences. Pendant les deux premières années, les étudiants s’immergent dans le programme « Fondations » qui s’appuie sur huit domaines, comprend 16 cours et les intègre dans une approche combinant les disciplines; pendant les deux dernières années, les étudiants circonscrivent une problématique qu’ils souhaitent examiner dans le cadre d’un projet intégrateur. De nouveaux établissements opèrent aussi sur des modèles fondamentalement transdisciplinaires. C’est le cas de l’Université de l’Ontario français pour qui « la transdisciplinarité permettrait d’aborder les grands enjeux du 21e siècle en reconnaissant les limites des disciplines, en prenant en compte tous les discours et en proposant l’excellence en dehors des limites disciplinaires » (Rapport du Conseil de planification pour une université de langue française [RCPULF], 2017, p. 74). L’Université de l’Ontario français offre à ses étudiants de prendre part à quatre axes d’études qui couvrent 48 thématiques : études de la pluralité humaine, études de l’économie mondialisée, études des environnements urbains et études des cultures numériques.

4. Discussion : une modélisation des interrelations entre quatre approches pédagogiques

L’objectif de cet article était d’explorer les pédagogies universitaires innovantes susceptibles de répondre à une population étudiante hétérogène et pertinentes considérant l’évolution des sociétés. Notre étude de portée a permis d’identifier les caractéristiques, les fondements et les applications de quatre grandes approches. Prises isolément, elles relèvent de conceptions différentes de la pensée humaine et mènent à des applications distinctes, mais compatibles. La démarche inductive sous-jacente à l’étude de portée suggère cependant que ces approches partagent certains fondements caractéristiques et nous amène à cette proposition abductive, à savoir que les applications de ces approches sont non seulement compatibles, mais se renforcent l’une l’autre. Suivant la dynamique inférentielle de notre propre créativité (Levesque, 2015), cette section propose une synthèse de l’information (Arksey & O’Malley, 2005) sous la forme d’une conceptualisation hypothétique des interactions entre les quatre approches.

Comme mentionné précédemment, l’approche pédagogique centrée sur l’action développée par Dewey apparaît à la fois dans les fondements des approches expérientielles (Tarrant & Thiele, 2016) et des approches par projets (Boutet, 2016). Pour Boutet, les projets constituent des dispositifs qui concrétisent les intentions pédagogiques des approches expérientielles. Ce que Liszka (2013) relève, en outre, c’est que Dewey attribuait lui-même une partie de son approche aux théories abductives de Pierce. Pour Dewey, les concepts sont des significations établies alors que les idées sont des possibilités qui doivent être mises en action avant de devenir des concepts. Les étudiants, par des associations d’idées et un calcul de possibilités (Levesque, 2015), peuvent avoir des intuitions qui, dans un EAE (Durand, 2009), leur permettent de vivre l’expérience du passage d’idée à concept. Pour Beckman et Barry (2007), l’approche créative du design est d’ailleurs assimilée aux approches expérientielles puisque, au coeur de ces approches, réside cette idée selon laquelle le savoir se construit par l’action et que la réflexion sur cette action se nourrit de l’expérience. Comme Berger (2017) l’explique, c’est la confrontation à de multiples expériences vécues qui permet d’adapter les hypothèses de départ et de construire un savoir qui surmonte le dualisme entre pratique et théorie. De manière analogue, si l’induction n’a pas besoin de l’expérience, c’est néanmoins grâce à cette dernière que l’étudiant génère une compréhension subjective potentiellement transférable à d’autres situations (Berger, 2017). L’apprentissage par l’expérience peut, en ce sens, se concevoir comme un dialogue entre induction et déduction.

Les approches expérientielles opérationnalisent donc les principes sous-jacents aux approches inductives, abductives et par projets. Notre étude de portée nous amène également à penser que, malgré des épistémès distinctes, les applications pédagogiques des approches inductives et abductives peuvent se renforcer mutuellement. Liszka (2013) rappelle que le processus de la découverte s’appuie sur les interactions entre l’induction (établir des généralisations de conception), l’abduction (concevoir une hypothèse créatrice dans l’action) et la déduction (formuler une explication prédictive). Si l’induction fournit les observations expérientielles à l’apprentissage, en l’absence d’un déterminisme absolu et face à une réalité complexe et incertaine, cet apprentissage doit aussi s’appuyer sur une pensée abductive (Balat, 2002). Placés dans une situation d’apprentissage déstabilisante, les étudiants émettent une hypothèse qui rend le fait inusité plus cohérent avec les connaissances déjà construites (Levesque, 2015). Les associations entre les faits et les connaissances suggèrent donc l’hypothèse, mais c’est l’induction qui suggère une expérimentation afin d’éclairer ce qui découle de l’hypothèse. L’expérience apparaît alors comme le trait d’union entre l’induction et l’abduction. Comme l’écrit Levesque, c’est par l’induction que « s’observe la régularité des adéquations entre la pensée et le monde. La vérité se trouve donc hors abduction et corroborée par l’expérience » (2015, p. 19).

Notre conceptualisation des interactions entre ces approches émerge d’une compréhension qu’un projet porteur d’apprentissages significatifs serait une manière d’encourager les étudiants à découvrir (induction), à concevoir diverses propositions ou solutions (abduction), à les concrétiser dans une expérimentation concrète (expérience), à faire l’analyse des résultats de cette expérimentation (inductive) et à faire la synthèse (déduction) des connaissances construites au cours du processus. Et, comme l’expliquent Brassler et Dettmers (2017), afin de prendre en compte la multidimensionnalité des enjeux contemporains, ce projet gagnerait en pertinence à s’ouvrir à des perspectives qui combinent, transcendent et dépassent les disciplines.

La Figure 1 constitue une tentative provisoire de synthétiser les constats de la documentation consultée et de conceptualiser les interactions entre les approches pédagogiques innovantes identifiées. L’exemple utilisé précédemment sert encore une fois de plus à illustrer cette conceptualisation. Imaginons que des professeurs donnant des cours de communication, de psychologie, des sciences de l’éducation et de sociologie demandent à leurs étudiants de se placer en équipe avec des pairs des autres cours afin de réaliser un projet intégrateur sous la forme d’une campagne de sensibilisation pour la SAAQ contre l’utilisation du cellulaire au volant. Dans une première étape, les étudiants sont invités à découvrir des campagnes publicitaires, à rencontrer des représentants de la SAAQ et même à discuter avec des adultes de 18 à 34 ans. Ce processus de découverte, de nature inductive, est guidé par la curiosité des étudiants, leurs connaissances antérieures et, à l’intérieur de chacun des cours, par les professeurs. La découverte aboutit à la définition et à la redéfinition d’un questionnement qui pourrait être lié au contenu, à la forme ou au médium le plus susceptible de susciter un changement de comportement chez le public cible. Ensuite, suivant le processus à la fois rationnel et créatif de l’abduction, les étudiants génèrent un maximum d’idées puis formulent une ou des hypothèses en réponse au questionnement. Durant tout le processus, les étudiants sont invités à s’appuyer sur les apports respectifs de leur discipline, mais aussi à en venir à un questionnement qui les transcende. La mise à l’épreuve de ces hypothèses passe par une expérimentation sous la forme d’une campagne de sensibilisation présentée à un groupe de discussion. Les réactions des participants sont colligées et participent aux « faits » pris en compte dans le processus inductif subséquent de l’analyse. Cette analyse peut être présentée aux professeurs afin de formaliser les nouvelles connaissances coconstruites. Suivant le temps alloué au projet, les étudiants peuvent être encouragés à formuler de nouvelles hypothèses ou à passer directement à la synthèse. Dans ce processus en partie déductif, les étudiants coconstruisent une compréhension du questionnement original qui englobe et dépasse leur ancrage disciplinaire, car, pour Nicolescu (1996), l’unité de la connaissance est un impératif de la compréhension du monde présent et, selon notre exemple, l’aboutissement d’un apprentissage inductif, expérientiel et créatif.

Figure 1

Conceptualisation des interactions entre quatre approches pédagogiques

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Conclusion

L’objectif de cet article était d’explorer certaines pédagogies universitaires innovantes pertinentes à une population étudiante hétérogène et à l’évolution des sociétés. Suivant une étude de portée fondée sur 105 documents, nous avons relevé quatre approches : les approches inductives, les approches expérientielles, les approches abductives (et la pensée créative du design) et les approches par projets (parfois transdisciplinaires). Constatant des points de convergence entre les approches, nous avons proposé, à titre d’hypothèse de travail, une conceptualisation mettant en relief comment elles peuvent interagir et se renforcer à travers la réalisation d’un projet intégrateur. De prochaines études pourraient, dès lors, soumettre à l’expérience cette conceptualisation dans des situations d’apprentissage réelles.

Si l’innovation pédagogique peut aider les universités à relever les défis contemporains (Kozanitis, 2010), nous notons cependant qu’une conception pédagogique centriste occulte le rôle joué par l’organisation universitaire. Les pédagogies innovantes ne sont pas des abstractions conceptuelles et leur mise en oeuvre dépend du cadre organisationnel (Casiro & Regehr, 2018). En effet, le perfectionnement offert aux professeurs et chargés de cours (ou celui qui leur est exigé), l’importance relative accordée à l’enseignement par rapport à la recherche, le nombre d’étudiants par classe, la reconnaissance des crédits, la création de programmes, les substitutions de cours, les évaluations des étudiants et des professeurs, de même que l’assurance-qualité, les partenariats avec la communauté et les enjeux de propriété intellectuelle sont tous administrés dans le cadre de structures conçues pour un enseignement dit « traditionnel ». À l’instar de Casiro et Regehr (2018), nous sommes d’avis que de futures études devraient s’intéresser aux façons dont les structures et les processus de gouvernance des nouvelles universités et des universités existantes soutiennent, encouragent, contraignent ou altèrent la mise en place des innovations pédagogiques, car repenser la pédagogie universitaire, c’est aussi repenser l’organisation universitaire.