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La création d’une université́ au 21e siècle est un fait rare et une chance inouïe. En voyant enfin le jour en 2017, l’Université́ de l’Ontario français (UOF), libre de passif et de carcans, a eu la chance de se bâtir comme institution véritablement tournée vers l’avenir, innovante tant dans son organisation que dans sa pédagogie et ses programmes d’études.

Selon de nombreux experts, partout dans le monde, les universités tardent à s’adapter aux nouveaux impératifs du marché du travail et aux besoins des étudiants et étudiantes qui sont très différents de ceux des générations précédentes (Boyd, 2010; Burkus, 2010; Crowe & Dabars, 2015; Grant, 2016; IPSOS, 2008). Cet alignement avec son temps est souvent pensé en rapport avec le marché du travail, mais il faut aussi le voir au niveau des conditions qui habilitent les citoyennes et citoyens à jouer activement leur rôle. C’est pourquoi les compétences dites du 21e siècle sont également évoquées pour définir la nature de la formation universitaire. À cette préoccupation de l’utilité économique et sociale de l’université, il faut néanmoins rappeler que cette institution demeure le milieu privilégié de la recherche et de la définition des grands enjeux et des besoins de la société.

Le désir d’innovation est au coeur même de la mission de l’UOF. Cette université a été invitée à faire preuve d’audace et d’innovation dans la foulée de sa création. Depuis ses débuts, elle oeuvre à créer une « université́ qui mise sur l’excellence dans une économie mondialisée, un monde de plus en plus numérique, pluriel et urbain » (Conseil de planification pour une université de langue française, 2017).

L’UOF est le projet d’une université́ conçue différemment, et cette différence s’est traduite sur plusieurs plans de son développement stratégique. En effet, l’UOF veut collaborer avec les autres établissements et avec ses publics cibles. Elle a une signature pédagogique unique, tant sur le plan du choix et du développement de ses programmes d’études, de son plan de recrutement du corps professoral, de sa vision du développement de la recherche, de l’accès aux connaissances, du design de son espace et de son environnement numérique. Elle place l’étudiant et l’étudiante au coeur de sa stratégie.

Lors du développement des premiers programmes de l’UOF, la centaine de collaborateurs et collaboratrices provenant du monde entier invités à travailler ensemble à son action se sont dits séduits par l’idée de mettre à profit leurs idées et leurs aspirations qui sont souvent irréalisables dans les universités bien établies. À l’UOF, un nouveau modèle universitaire est possible et réalisable.

Par ailleurs, il existe plusieurs modèles universitaires dans le monde qui ont inspiré le développement de l’UOF, comme la Free University of Bozen-Bolzano en Italie, la Quest University en Colombie-Britannique (Canada), le MIT Media Lab aux États-Unis et la Azim Premji University en Inde.

Les responsables de ce numéro de la revue Enjeux et société proposent d’explorer le thème de l’innovation universitaire au 21e siècle en prenant appui sur le cas de l’UOF, mais en abordant aussi des modèles et des pratiques qui ont cours ailleurs dans le monde. Les textes retenus montrent comment l’innovation peut habiter et animer l’institution universitaire afin qu’elle soit à la fine pointe des développements culturels, économiques, politiques et sociaux de son temps. L’appel a porté sur des sujets comme la gouvernance, l’administration, les programmes universitaires, les services technologiques, les environnements physiques, les services aux membres de la communauté́ universitaire, les partenariats, les communications et le marketing ainsi que les finances, ou tout autre sujet pertinent.

La préface a été rédigée par Dyane Adam, présidente du Conseil de planification de l’université de langue française en 2016-2017, puis du Conseil de gouvernance de l’UOF depuis 2018. Elle présente les défis associés à la création de l’Université de l’Ontario français.

Ce numéro compte 15 textes, ce qui montre l’intérêt provoqué par la thématique de l’innovation universitaire. Une série de neuf textes portent spécifiquement sur l’UOF et six autres textes portent plus généralement sur l’université du XXIe siècle.

1. Pleins feux sur l’Université de l’Ontario français

Le premier texte, intitulé « La mise à l’ordre du jour gouvernemental des enjeux de l’enseignement supérieur en français en Ontario de 2003 à 2020 : retour sur la création de l’Université de l’Ontario français » de Linda Cardinal et Martin Normand, tous deux de l’Université d’Ottawa, revient sur les avancées et les reculs de l’enseignement supérieur en français en Ontario. Le texte porte, de façon plus précise, sur les moments clés qui ont jalonné la création de l’UOF depuis 2003. Les auteurs soutiennent que l’établissement a vécu deux naissances, une première en 2017 et une deuxième en 2019. Le texte retrace les efforts déployés par les acteurs en présence afin de maintenir la question de l’UOF à l’ordre du jour gouvernemental et d’assurer sa pérennité.

Le deuxième texte, « Établissements bilingues et gouvernance francophone : espoirs et déroute du projet universitaire des Franco-Ontariens (1945-2008) », de Serge Dupuis de l’Université Laval, propose une chronologie des principaux moments jalonnant les débuts du projet d’université par et pour les francophones défendu par les porte-paroles franco-ontariens depuis les années 1960. Le texte présente le long parcours de l’enseignement supérieur en français en Ontario depuis les premières revendications pour la francisation des universités bilingues, l’élargissement de l’accès aux programmes en français, l’autonomie administrative des francophones et le réseautage des programmes en français dans une nouvelle structure.

Le troisième texte porte sur le discours des médias eu égard au phénomène peu commun que constitue la création d’une nouvelle université. Il étudie la nouvelle de l’abandon du financement de l’UOF qui a secoué la communauté francophone de l’Ontario au mois de novembre 2018. L’analyse qualitative et quantitative de 2 405 articles de journaux reprend en grande partie des textes du journal Le Droit, de Radio-Canada et de ONfr+ qui à eux seuls ont produit 60 % du corpus. L’article « Université de l’Ontario français. Lorsqu’une vague médiatique soulève un enjeu de société », par François-René Lord de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), analyse un moment marqué par une amplification médiatique de type media-hype.

Cette université, arrachée de longue lutte par la communauté franco-ontarienne, aura, selon Jean-Bernard Robichaud, des retombées importantes sur les plans économique et sociétal pour le Centre-Sud-Ouest de l’Ontario, pour la province et pour la francophonie tout entière. Dans son article intitulé « Les effets de l’Université de l’Ontario français », Jean-Bernard Robichaud de l’Université de Moncton affirme que les retombées économiques seront significatives dès la quatrième année d’opération, mais que les retombées pour le projet de société franco-ontarien seront encore plus grandes.

Le cinquième texte, écrit par François Guillemette de l’UQTR, s’inscrit dans la même perspective. Il présente les résultats d’une recherche-action sur la manière dont l’Université de l’Ontario français peut opérationnaliser son désir d’innover et fonder ses pratiques pédagogiques sur la recherche. Parmi les différentes démarches nécessaires au développement d’une approche par compétences, il y a, notamment, l’identification des compétences, la structuration des programmes, l’alignement constructif, l’identification des trajectoires de développement, une pédagogie de la progression et le transfert des compétences. L’article intitulé « L’approche par compétences dans la programmation pédagogique » fait suite à un premier article qui portait sur le passage du paradigme de la transmission en enseignement au paradigme de l’apprentissage guidé (Guillemette, 2020).

Dans une note de recherche intitulée « Le rôle du Conseil de gouvernance dans la création de l’Université de l’Ontario français », Jade Boivin de l’Université d’Ottawa s’intéresse à l’expérience des gouverneurs pionniers depuis leurs nominations en avril 2018. Ces derniers ont eu la responsabilité de définir la mission, la vision et les valeurs de l’UOF. Ils ont aussi été responsables de superviser l’administration générale des affaires de l’université, d’approuver le budget et de veiller à son exécution. Le sentiment de responsabilité et d’imputabilité des membres du Conseil envers les communautés est très fort. Les gouverneurs se sentent personnellement responsables du respect de la mission de l’institution ainsi que de celle du Conseil de gouvernance.

Le septième texte est un manifeste intitulé « Pour une cité francophone à Toronto » rédigé par Joël Beddows du Théâtre français de Toronto. Ce texte intègre une déclaration co-signée par 19 personnes, des leadeurs et leadeuses d’organismes clés de la francophonie torontoise et ontarienne qui se sont rassemblés afin de discuter des mandats, des historiques et des raisons d’être des organismes représentés par chacun et chacun. Ils sollicitent toutes les autorités compétentes afin d’être soutenus par la promotion d’un projet, la création du Carrefour relié à l’UOF. Le Carrefour est, pour reprendre les mots de l’auteur, un « espace permettant le croisement des imaginaires, le partage des savoirs, la mise en commun des pratiques et la réinvention permanente des modes de production et de diffusion ». Ce projet aura des retombées locales, provinciales, nationales et internationales en tant que levier essentiel à une francophonie progressiste et tournée vers l’avenir.

2. L’Université au XXIe siècle : réflexions, diagnostics et pratiques innovantes

Le huitième texte, rédigé par Didier Paquelin de l’Université Laval et Maëlle Crosse de La Rochelle Université, porte sur l’évolution de l’enseignement supérieur. Selon les auteurs, l’université du futur sera moins à la recherche de nouvelles méthodes et davantage une organisation qui offre les conditions pour que le plus grand nombre réalise ses apprentissages dans une perspective inclusive et d’autonomisation. La responsabilisation, l’ouverture et la confiance seront, selon eux, propices à relever le défi d’une approche inclusive dans un climat bienveillant. Les auteurs reviennent sur les évolutions qui viennent bouleverser l’enseignement supérieur à notre époque, incluant le passage d’une logique d’enseignement à une logique d’apprentissage, la reconnaissance du sujet comme un acteur-auteur du processus formatif, la pression à l’innovation, la promotion de l’excellence, l’injonction à l’innovation pédagogique, l’approche holistique, systémique et collaborative, et l’ouverture et le décloisonnement. Leur article intitulé « Responsabilisation, ouverture et confiance : pistes pour l’enseignement supérieur du futur » identifie les vulnérabilités pour en faire des leviers.

Le neuvième texte porte également sur les transformations récentes au sein du milieu de l’enseignement supérieur et sur l’approche pédagogique. Dans l’article intitulé « Faire face aux transformations dans l’enseignement supérieur : une conceptualisation des interactions entre différentes innovations pédagogiques », Olivier Bégin-Caouette de l’Université de Montréal, Olivier Champagne-Poirier de l’Université de Sherbrooke et Francisco A. Loiola, Alexandre Beaupré-Lavallée et Philippe Paradis, tous trois de l’Université de Montréal, s’appuient sur une étude de 105 documents pour explorer les fondements et les applications de quatre approches pédagogiques innovantes : les approches inductives, expérientielles, abductives et par projets transdisciplinaires. Les auteurs proposent une conceptualisation originale de ces interactions afin de faire progresser les réflexions quant à l’enseignement et à l’apprentissage.

Marie-Eva Andriantsara et Diane Gagné, de l’UQTR, s’intéressent à deux idées d’innovation soumises par les acteurs et actrices du système d’enseignement supérieur public à Madagascar. En posant un diagnostic sur la gestion des ressources humaines (GRH) de ce système d’enseignement, les auteures se sont intéressées aux défaillances en lien avec le système de dotation, principalement en termes de recrutement, de rémunération et de rétention des ressources professorales. Les auteures montrent que les règles bureaucratiques dysfonctionnelles régissent la gouvernance universitaire et affectent négativement la GRH. Leur article intitulé « Revoir la gouvernance et la gestion des ressources humaines dans une perspective d’améliorer, voire d’enraciner les institutions d’études supérieures publiques malgaches dans le 21e siècle » permet de comprendre que le système d’enseignement supérieur public malgache est malmené à cause de sa rigidité et de son inadéquation au contexte universitaire.

Dans l’article « La mise en oeuvre d’un projet d’université populaire et pluriépistémique au Brésil », Gustavo B. Bichalho Gonçalves de l’Université fédérale du Sud de Bahia et Corina Borri-Anadon de l’UQTR présentent les tensions liées à la mise en oeuvre de l’Université fédérale du Sud de Bahia au Brésil de 2014 à 2019. L’article documente la mise en oeuvre de cette université dans ses premières années de fonctionnement à partir des orientations clés de son plan institutionnel initial, soit une université populaire et pluriépistémique.

La création ou le développement de nouvelles universités est un fait rare, mais les universités innovent notamment par le développement de nouveaux programmes et de nouveaux départements. Dans leur article « Développement des départements et programmes d’études en communication dans les universités au Québec : une synthèse des connaissances », Marie-Chantal Falardeau de l’Université de Sherbrooke, Marie-Claude Lapointe de l’UQTR et Claude Martin de l’Université de Montréal présentent une synthèse des connaissances liées au développement des programmes et départements universitaires en communication au Québec. Leur synthèse montre que les programmes de communication découlent de diverses influences disciplinaires et qu’ils témoignent des changements vécus par la société québécoise.

Dans une note de recherche intitulée « Du désintéressement à l’emballement : les médias socionumériques pour enseigner, diffuser, communiquer et recruter dans le milieu universitaire », Jason Luckerhoff de l’UQTR, Vincent Raynauld du Emerson College et Mireille Lalancette de l’UQTR montrent que les médias socionumériques se sont imposés comme une composante importante du paysage médiatique et qu’ils ont un impact important sur différentes facettes du monde universitaire. Ils ont été, selon les auteurs, une source de choc pour la culture universitaire plus traditionnelle. Dans cette note, les auteurs discutent des usages des médias socionumériques dans le monde universitaire en abordant trois thématiques : 1) l’enseignement, 2) la recherche, 3) les communications de l’université et le recrutement.

Émanuelle Maltais de l’Université de Montréal, Jason Luckerhoff de l’UQTR, Olivier Bégin-Caouette de l’Université de Montréal et Michel Umbriaco de la TÉLUQ co-signent une note de recherche intitulée « Bref résumé et discussion concernant le Document regroupant le Rapport des journées de délibérations et le Document de réflexion et de consultation » qui fait suite à une précédente note de recherche (Maltais et al., 2021) qui proposait un résumé du document de consultation publié à l’automne 2020 par le scientifique en chef concernant l’université québécoise du futur.

Ce numéro de la revue Enjeux et société qui porte à la fois sur l’université du XXIe siècle et plus spécifiquement sur l’Université de l’Ontario français a été pensé au moment où Normand Labrie agissait comme premier recteur fondateur de l’UOF. Il est depuis 2019 de retour à l’Institut d’études pédagogiques de l’Ontario à l’Université de Toronto comme professeur titulaire de sociolinguistique et vice-doyen aux programmes académiques. Nous lui avons demandé d’en écrire la postface. Normand Labrie y note l’importance de ne plus séparer les programmes comme les lieux du développement et de la circulation des connaissances. Aussi est-il essentiel que l’université du XXIe siècle décloisonne les disciplines, crée des liens plus étroits avec la société et repense sa pédagogie, comme l’ont fait l’UOF, le MIT et CentraleSupélec.