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La mobilité et la conscience de la cellule végétale ne sont pas à ce point endormies qu’elles ne puissent se réveiller quand les circonstances le permettent ou l’exigent.

Bergson 2009 [1941] : 114

Portant actuellement son attention au-delà de l’humain, l’anthropologie multiplie ses possibilités de composer avec le réel, dont celui issu du végétal. Alors que la tradition anthropologique a documenté l’usage que l’humain fait des plantes, ce que les plantes font à l’humain a peu retenu l’attention, et chercher de nouvelles compositions bénéfiques potentielles avec le végétal à travers les recherches semble aussi lui avoir échappé. Il s’agit ici de s’intéresser à ces relations humano-végétales laissées pour compte, et elles passent par une attention accrue à la puissance d’agir de la plante dans ses enlacements, ses attachements, voire ses devenirs avec l’humain. C’est là que se situe l’apport spécifique de ce numéro veillant en quelque sorte à rétablir un équilibre dans l’étude des existants et de leurs interrelations avec les humains. Ainsi, comment les plantes augmentent-elles ou diminuent-elles les vies humaines, et inversement ? Comment une frénésie autour de la molécule pour guérir s’accompagne-t-elle aujourd’hui d’un engouement pour la plante entière dans son milieu ? Que dire de ces enchevêtrements et comment faire proliférer ces potentiels en lien avec la fragilisation des vies ? Voilà autant de questions auxquelles s’intéresse ce numéro, explorant la question de la plante en anthropologie et par-delà, le contexte pandémique semblant propice à une forme de ré-enchantement en provenance du végétal.

Si l’héritage aristotélicien avait situé les plantes au bas d’une échelle hiérarchique des vies, Henri Bergson offre le moyen d’en apprécier les habiletés selon leurs tendances dans le mouvement général de la vie, « lequel crée, sur des lignes divergentes, des formes toujours nouvelles » (2009 [1941] : 102). Une plante, ayant appris à infléchir l’énergie de la radiation solaire, trouve « dans l’atmosphère, dans l’eau et dans la terre où elle est placée, les éléments minéraux qu’elle s’approprie directement. » (Ibid. : 110.) Le végétal a ainsi développé des capacités accentuées de communication, de synthèse de molécules essentielles, de couplage avec le vent… qui le dispensent de se mouvoir tout en étant vital en alimentant ceux qui se déplacent ; l’humain et l’animal ne se perpétuent pas longtemps sans lui, ses sucs, molécules, textures, formes, goûts, arômes, et il prolifère à son tour en connivence avec l’humain et l’animal. Alors que plusieurs continuent à s’agencer de manière fortuite avec le végétal, à la manière du vent[1], les plantes glissent souvent discrètement à l’arrière-plan ou sont plus violemment reléguées en bioressources à exploiter. Elles peuvent encore attirer subtilement, parfois triompher en nous de manières excessives (pensons ici aux assuétudes), apparaître et disparaître de nos quotidiens, assiettes, films, photos, performances, voire de nos écrits et imaginaires selon diverses vitesses et lenteurs, intensités et atténuations. Leur omniprésence aérienne, aromatique et sonore rend possiblement leur présence ou absence attentionnelle paradoxalement difficile à percevoir, notamment leur sensibilité ou puissance affective qui agit sur, dans et à travers nous. Une attention à cette coaction végétale offre une possibilité de penser avec ceux qui habitent l’air, l’eau ou le végétal — ce dernier étant ici compris comme atmosphérique à l’instar de Emanuele Coccia (2016), enlaçant mais excédant aussi ce qui enlace, en s’attachant ou en « prenant corps » (Luccioni, ce numéro), toujours sur le point de devenir quelque chose d’autre.

Avant d’introduire les contributions de ce numéro, nous faisons un bref tour d’horizon des approches et méthodologies pouvant faire fi d’une compréhension du végétal en anthropologie de manière générale et nous y employons ensuite selon trois grands déploiements : en l’occurrence la dissolution de l’ethnobotanique, le tournant ontologique versus le tournant des plantes et le déplacement de l’arborescence au rhizome.

Présences ou absences des plantes

Quoi qu’il en soit, ces créatures et plantes vivent ensemble dans une combinaison de compétition et de dépendance mutuelle, et c’est cette combinaison qui est la chose importante à considérer.

Bateson 1972 : 430 [notre traduction]

De manière générale, le végétal peuple les écrits anthropologiques de fond en comble depuis le classique Coral Gardens and Their Magic (1935) de Bronislaw Malinowski jusqu’à How Forests Think (2013) de Eduardo Kohn, en passant par Lapensée sauvage (1962) de Claude Lévi-Strauss, The Forest of Symbols (1967) de Victor Turner et Visionary Vine (1972) de Marlene Dobkin de Rios, pour n’en nommer que quelques-uns. Nonobstant leur omniprésence, il est souvent relevé que les plantes passent largement inaperçues dans la littérature anthropologique. Diana Gibson (2018) note que cet aveuglement à l’égard des plantes se remarque par une absence de méthodes pour en tenir compte. Le végétal serait par ailleurs devenu un joueur clé dans le cadre de l’émergence de ce que S. Eben Kirksey et Stefen Helmreich (2010) appellent une « ethnographie multiespèce ». « Les animaux, les plantes, les champignons et les microbes, autrefois confinés, dans les écrits anthropologiques, au domaine de la zoé ou “vie nue” — ce qui est tuable — commencent à apparaître aux côtés des humains dans le domaine du bios, avec des vies lisiblement biographiques et politiques » (Agamben 1997, dans Kirksey et Helmreich 2010 : 545 [notre traduction]). Nonobstant cette inversion, l’aveuglement perçu par rapport aux plantes en anthropologie fait par ailleurs peut-être justement allusion aux manières subtiles et souples qu’ont les plantes de résonner à travers nous, le végétal pouvant néanmoins transformer profondément à la fois théorie et méthode. Les approches de Colin M. Turnbull dans The Forest People (1961) ou encore de Steven Feld dans Sound and Sentiment (1990) sont notables à cet égard alors qu’elles font résonner la forêt dans une attention sonore, dans le sens de porter attention aux manières qu’a le végétal de perdurer dans l’imagination, voire d’émerger en paroles et expressions musicales des rythmes du quotidien. Dans The Mushroom at the End of the World, Anna Tsing (2015) éveille aussi, dans son écriture, les rythmes du végétal, de l’animal et de l’humain, notamment à travers les enchevêtrements du pin, de l’humain et de l’animal (champignon). On peut encore noter que Palma Africana de Michael Taussig[2] se distingue aussi par une forme d’écriture qui s’unit au végétal, principalement en s’éloignant de la violence de la plante-objet, de son nominalisme et de l’utilitarisme propre à la plantation.

Le sens de ce déplacement peut aussi se noter dans l’attention accordée au thème du végétal dans d’autres numéros d’Anthropologie et Sociétés. Les plantes apparaissent dans l’un des premiers numéros de la revue, en 1978, publié sous la direction de Yvan Simonis, numéro intitulé « Ethnomédecine ethnobotanique » ; deux des quatre articles abordent alors le végétal dans un esprit classificatoire tout en problématisant cette démarche. Le végétal apparaît de nouveau dans la revue suivant des approches matérialistes et écologiques en 1996 (« La nature culturelle », numéro dirigé par Carole Lévesque), et une approche environnementale en 2005 (« Forêts tropicales », sous la direction de Rebecca Hardin). Ces deux publications touchent la question des interactions humain-plantes et leurs questionnements respectivement épistémologiques et ontologiques. Le numéro ici proposé résonne avec celui de Hardin tout en allant plus profondément dans l’expérience sensible des rencontres avec le végétal. Par-delà la revue, les dernières années montrent un intérêt accru entourant cet entre-deux humain-plante. En 2017, Andréa-Luz Gutierrez Choquevilca dirige un numéro spécial des Cahiers d’anthropologie sociale portant sur la question du pharmakôn, du corps humain ou végétal (« Guérir/Tuer »), et un numéro spécial double, « Le végétal, savoirs et pratiques », dirigé par Nathalie Chouchan, paraît en 2018 dans les Cahiers philosophiques. Aussi en 2018, un numéro spécial d’Anthropology Southern Africa dirigé par Diana Gibson et William Ellisa porte sur les interfaces humain-plantes (« Human and Plant Interfaces: Relationality, Knowledge and Practices »). Alors que ces contributions s’intéressent plutôt aux relations interstitielles de l’entre-deux humain-plante, un numéro spécial d’Anthropology Today dirigé par John Hartigan Jr. (2019) porte sur l’ethnographie des plantes (« Ethnography of Plants ») ; le texte de présentation de ce numéro propose de penser la plante comme sujet ethnographique (« Plants as Ethnographic Subjects »), dédoublant ainsi la plante-objet avec l’idée de plante-sujet. S’y retrouve notamment un article de Becky Schulthies (2019) qui propose un modèle phytocommunicationnel de partitionnement des plantes pour comprendre les relations humain-plante. Dans un mouvement contraire, ou latéral, à ce dernier numéro, mais en lien avec les précédents, nos propos tendent plutôt vers une dissolution à la fois du « sujet » et de l’« objet », qu’il s’agisse de l’humain ou de la plante, afin de s’intéresser à leurs devenirs.

Les méthodes ou manières d’appréhender les plantes dans la recherche anthropologique montrent que ce déplacement implique l’éloignement d’une quête de collecte de données, voire d’identification de plantes et de leurs usages associés, pour porter plutôt attention à leurs enlacements et attachements dans la rencontre. Cela peut évoquer un empirisme délicat ou « connaissance de l’intérieur » tel celui auquel Johann Wolfgang von Goethe (2009 [1791]) a été amené au fil des longues heures passées auprès des plantes, une approche qui fait écho à ce que Tim Ingold (2013b) qualifie similairement de « connaissance de l’intérieur » ou d’éducation de l’attention pour l’anthropologie. Alors que dans La métamorphose des plantes von Goethe (2009 [1791]) est en quête d’une Urplfanze, un motif archétypal dans la nature à partir duquel toute matière végétale émerge, Baylee Brits et Prudence Gibson (2018 : 12) disent faire l’inverse en cherchant à découvrir les multiples vrilles de l’être végétal qui émergent avec de nouveaux savoirs attestant que les plantes ont de plus grandes habiletés sensorielles que celles que nous avions pu imaginer auparavant. Nous nous intéressons ici à ces multiples vrilles non pas de l’être végétal, mais de ses devenirs possibles. Il faut aussi préciser que si la science permet actuellement de prendre plus grandement conscience de ces habiletés sensorielles des plantes, plusieurs peuples n’en ont jamais douté, ayant conservé « un sens pratique d’engagement dans le monde matériel » (Hsu 2010 : 36). La dernière décennie voit ces méthodologies visant à se rapprocher des plantes par coprésence intime se multiplier et elles impliquent une attention au végétal, une entrée dans leur « temps » comme technique de soin (Boke 2016), d’apprendre à écouter les plantes ou à devenir attentif à leurs vitalités (Chudakova 2017 ; Nathen 2018) ou d’étirer nos habiletés perceptives (Gibson 2018). D’autres ont porté attention à l’amour qui émerge dans les relations humain-plante (Archambault 2016), des qualités appréhendées en s’engageant dans ces contextes. Se déplaçant dans les laboratoires, Nathasha Myers (2015a, 2015b) a pour sa part montré comment le biologiste moléculaire est affecté par les molécules des plantes qu’il étudie et les affecte, proposant ainsi en anthropologie des manières de « devenir-senseur » (2016), de conspirer avec les plantes. Certains se sont récemment demandé comment faire une entrevue avec une plante, liant art et ethnographie (Kirksey 2014) ou encore se sont intéressés à la production de films pour les plantes ; dans l’un et l’autre cas, cela inspire de nouvelles approches et méthodologies transformatives pour se rapprocher des plantes dans l’imagination réelle.

Il peut encore s’agir de collaborations avec le végétal, l’humain, l’animal et l’élémental, comme dans les travaux innovateurs de Timothy Choy et de Tsing (2015) avec les champignons, créant une nouvelle forme de collaboration en anthropologie avec le Matsutake Worlds Research Group (2009). Ce groupe et ses ouvrages ont culminé récemment avec la publication d’un numéro spécial de Social Analysis (2018), « Matsutake Worlds », s’affairant à l’étude de l’éphémère, de l’élusif, aux arômes qui nous gardent en suspension (Choy 2018), une approche particulièrement pertinente au regard du végétal qui passe notamment son goût à travers le champignon par sa coprésence. Une autre méthode largement utilisée dans ces intérêts pour les plantes est liée aux approches en études des sciences et des technologies (STS) en ce qu’il s’agit de suivre la transformation des plantes alors qu’elles changent de mains, de territoires et de pratiques (Laplante 2015), à savoir comment on les (dé)(re)composent. Cela peut inviter, par exemple, à prendre au sérieux ce que le isangoma (guérisseur) Xhosa dit des plantes cultivées en rang devant servir à une étude clinique, soit que ces plantes mises en esclavage ont perdu leur « vie », et donc leur utilité ou efficacité (ibid.). En d’autres termes, elles y perdent leur potentiel de transformations bénéfiques pour l’humain. Ce guérisseur et d’autres rencontrés lors de recherches tant en Amazonie brésilienne (id. 2004) qu’en océan Indien (id. 2016) entretiennent des manières très sophistiquées d’affecter les plantes et de se laisser affecter par elles, voire maximisent les potentiels bénéfiques d’un devenir-plante pour l’humain et d’un devenir-humain pour la plante (Laplante 2016, 2017a, 2017b ; Laplante et Sacrini 2016 ; Laplante et Jacovella 2018). Cette phénoménologie sensible et rhizomique transversale s’intéresse à ce qui émerge de la rencontre, aux affects indéterminés créant de nouvelles possibilités dans la coaction ou un co-devenir végétal pouvant s’étirer dans l’écriture, et jusqu’au virtuel artistique (Ryan 2015), notamment en évitant l’objectification ou l’appropriation.

La quête de « découverte » ou celle veillant à documenter un « état des choses », prépondérante jusque dans les années 1990 et ultérieurement, constitue un exemple de telles dérives d’appropriations ; il suffit de constater le titre du livre de Mark J. Plotkin, Tales of a Shaman’s Apprentice. An Ethnobotanist Searches for New Plants in the Amazonian Rain Forest (1993). Cette (con)quête du monde végétal et par-delà se lie à celle de sauvegarde des savoirs (Balée 1994). Elle touche en particulier des plantes maîtres, qui sont souvent par ailleurs réduites, encore aujourd’hui, à la catégorie des plantes psychiques ou hallucinogènes (La Barre 1938 ; Reichel-Dolmatoff 1971, 1975) ou encore à une molécule biochimique, ramenant toute explication des relations écologiques à des déterminants chimiques (voir Dicke et Takken 2006, par exemple). La captation par des modèles de l’ethnobotanique, de l’ethnoscience (Clément 1987), de l’ethnobiologie (Beaucage 1997) ou de l’ethnopharmacologie (Etkin 1990, 1993) laisse aussi toujours pendre une question coloniale. Pour s’en déprendre, Ruth Goldstein évoquait récemment l’idée d’une nouvelle branche de l’« ethnobotanique du refus » (« ethnobotanies of refusal » [2019]) devant se joindre à ce qu’elle nomme néanmoins un tournant « ethnobotanique ». Il s’agit notamment de ne pas nécessairement tout documenter : « En fin de compte, respecter les myriades de formes de résistance plant(ées)-humaines découlera d’une écoute attentive et d’une réciprocité étudiée dans les relations humains-plantes » (ibid. [notre traduction]). Critiquée depuis plus de quatre décennies, l’ethnobotanique des sciences biologiques et écologiques cherche toujours des solutions à la fois théoriques et méthodologiques afin de minimiser les distorsions ou encore de simplement extraire des entités botaniques pour les inclure dans d’autres modèles (Albuquerque et al. 2019), laissant entrevoir de potentielles appréciations des approches en anthropologie.

Largement issue d’observations d’explorateurs, commerçants, missionnaires, naturalistes, anthropologues et botanistes s’intéressant à l’usage des plantes dans des cultures « exotiques » (Davis 1995 : 40), l’ethnobotanique comme pratique dans la tradition intellectuelle européenne remonte aux errances de Dioscoride, publiées dans De materia medica en 77 ap. J.-C. (ibid. : 41). Il faudra par ailleurs attendre, au 17e siècle, Carl Linnaeus et son concept élégant de « nomenclature binomiale » qui procurera le cadre classificatoire pouvant recueillir la pléthore de « nouvelles découvertes » arrivant en Europe de toutes parts du monde (ibid. : 42). Les anthropologues ne se mêlent à la foulée qu’au 19e siècle, complexifiant rapidement la tâche en signalant le besoin d’une réorientation méthodologique, voire d’une orientation théorique dépassant la compilation brute de noms de plantes pour mieux s’intéresser aux interactions entre les humains et les plantes, à savoir comment les uns entrent dans la vie des autres (ibid. : 43). Le travail récent de Theresa L. Miller (2019) propose en ce sens un passage vers une forme d’ethnobotanique sensorielle s’intéressant aux alliances humains-plantes dans ce qu’elle nomme « une ethnographie multiespèces », sans toutefois dénouer le cadre classificatoire classique qui demeure la référence[3]. Cet approfondissement ouvrant sur ce que le végétal peut faire à l’humain se constate de manière plus engagée dans l’article de Florence Brunois (2002) ; entrant avec l’idée de produire le dessin de plantes dans un mandat ethnobotanique classificatoire inspiré par André-Georges Haudricourt du Museum national d’Histoire naturelle, elle ressort du terrain transformée, munie de nouveau desseins, voire affectée par le végétal, l’affectant ainsi à son tour. L’atelier d’ethnobotanique au musée de Salagon dans le cadre du master 1 et 2 de l’École des hautes études en sciences sociales dirigé par Brunois-Pasina déborde actuellement clairement les deux mandats classiques, utilitariste et classificatoire ; en 2019, elle s’intéressait par exemple au dialogue avec l’invisible que nous font entamer les plantes. Claudine Friedberg sera similairement passée de l’ethnobotanique à l’anthropologie (Bahuchet 2018), veillant à insuffler une souplesse aux manières d’appréhender la diversité des relations entretenues avec le végétal.

Dissolution de l’ethnobotanique

Quelques mois avant son décès intervenu à l’été 2018, Friedberg, dernière grande figure de l’ethnobotanique française[4], et moi-même (Florence Brunois-Pasina) nous étions décidées à écrire un article commun pour témoigner de notre conviction que l’ethnobotanique devait être revisitée pour tout simplement la dissoudre afin d’ouvrir ce champ anthropologique de la recherche à de plus vastes perspectives que celles développées depuis sa naissance, à savoir l’utilitarisme et la taxonomie. Bien qu’il demeure inachevé, il nous a pourtant semblé opportun de restituer son résumé dans cette introduction, celui-ci ayant le bénéfice d’éclairer l’intention de ce numéro spécial voué au renouvellement de l’épistémologie des études ethnologiques sur la complexité des relations que nouent les plantes avec les humains et les autres existants terrestres[5]. Le voici :

Dès sa naissance, l’ethnobotanique a mis l’accent sur l’importance du rôle des plantes dans la vie des sociétés humaines. Cependant cette nouvelle approche a peiné à s’abstraire de son héritage colonial en focalisant ses études sur les seuls usages que puisent les humains du végétal ou encore sur leurs manières de les classer, interdisant par là même de comprendre et de restituer la formidable complexité des liens qui président à ces relations végétales, lesquelles — resituées dans leur contexte social, environnemental, cosmologique et global — ne se limitent pas aux seules relations bilatérales ni à leur seule utilité symbolique ou matérielle. Aujourd’hui, à l’aune du défi climatique, de la globalisation des phénomènes écologiques et sociaux, des avancées de la biologie végétale et de l’urbanisation des sociétés humaines, il apparaît clairement que l’expression ethnobotanique comme expression d’un saussissonnement en différentes ethno-quelque chose (Friedberg 2005) est par trop restrictive pour saisir les formidables enjeux des façons d’être au monde et d’habiter le monde avec les existants dont, bien sûr, les plantes.

Revenons, si vous le voulez bien, sur les limites épistémologiques évoquées dans ce résumé, que nous souhaitons dépasser dans ce numéro spécial consacré au devenir-plante.

De l’utilitarisme aux classifications

Le terme ethnobotanique fut inventé en 1896 par John Harshberger, un botaniste américain dont les travaux portaient sur l’origine du maïs. Ses recherches le conduisirent à récolter des résidus végétaux archéologiques, ce qui le poussa à concevoir une nouvelle discipline — l’ethnobotanique — afin de mieux comprendre la position culturelle des tribus s’étant servi des végétaux et d’identifier la distribution ancienne de ces mêmes plantes, soit leurs parcours sociogéographiques, perspective qu’Haudricourt nommera plus tard l’« ethnobotanique historique ». Ambitieuse, cette nouvelle discipline n’était toutefois pas affranchie des préoccupations commerciales et industrielles ethnocentriques qui sous-tendaient ces inventaires de la flore locale, à l’instar des recherches du botaniste américain Stephen Powers (1875) consacrées aux ressources du monde végétal que les aborigènes utilisaient à des fins médicinales, alimentaires, textiles, manufacturières, ornementales, et ainsi de suite.

L’ethnobotanique française n’échappera pas à ce même destin, conjuguant l’étude des usages et inventaires des plantes locales et exogènes avec leur appropriation ou substitution par les Occidentaux[6]. Ainsi, en 1929, le Museum national d’Histoire naturelle institue la chaire « Productions coloniales d’origine végétale », occupée par Auguste Chevalier. Une revue au titre évocateur est créée pour la diffusion des différents travaux : Revue de botanique appliquée et agriculture. Le sommaire de son premier numéro est éloquent quant au rôle incombant à cette chaire. À titre d’exemples, citons : « La lutte des maladies des plantes par la sélection des races immunes », « Le succès de l’hévéa au Congo belge », « Recherche relative aux palmiers à huile » — autant de résultats de type agronomique visant à asseoir l’étude botanique sur la matérialité végétale à des fins productivistes et colonisatrices. Et ce n’est qu’à l’issue des guerres d’indépendance que la chaire sera rebaptisée « Chaire d’ethnobotanique[7] », dirigée par Roland Portères, laquelle deviendra plus tard le Laboratoire d’ethnobotanique puis d’ethnobiologie sous la direction de Jacques Barrau, puis celle de Claudine Friedberg, Marie Roué et Serge Bahuchet. Le journal sera également rebaptisé JATBA, soit Journal d’agriculture traditionnelle et de botanique appliquée, présageant un intérêt plus manifeste pour les savoirs et savoir-faire botaniques locaux. C’est dans ce cadre institutionnel qu’émergeront les travaux d’Haudricourt et de Louis Hédin sur l’homme et les plantes cultivées (1943) et l’histoire de leur domestication, en mettant l’accent sur l’importance d’étudier « les relations générales qui existent entre les croyances et les techniques de l’homme et l’ensemble du monde végétal » ainsi que « la trame végétale de l’histoire humaine » (cité dans Barrau 1971 : 239). Un tournant épistémologique est indéniablement amorcé, comme l’indiquent les titres des numéros de JATBA. « Tubercules et pouvoirs », un numéro spécial dirigé par Michel Panoff (1982), illustre cette amorce en réunissant les articles d’Haudricourt, Pierre Lemonnier, Jean-Luc Lory, Alban Bensa, Bernard Juillerat et François Sigaut, entre autres, soit des contributeurs issus majoritairement de l’anthropologie sociale. Tous ces articles ont en commun la restitution ethnographique très précise des modes de cultures locaux et surtout de placer les plantes cultivées au coeur du système social, politique, économique, technique et symbolique. Cet intérêt accordé aux plantes cultivées et à leurs utilités socialement multiformes était d’ailleurs au coeur des préoccupations d’un groupe de recherche nommé Écologie et Société, créé par Barrau et Maurice Godelier en 1975. D’inspiration marxiste, la recherche était vouée aux rapports de production des plantes domestiquées pour mieux saisir les rapports sociaux entre les hommes et entre les hommes et les femmes. Dès lors, la plante cultivée devient la médiatrice, le prétexte pour nous parler de la vie des humains : elle reste néanmoins perçue comme un objet naturel mais est toujours socialisée matériellement ou idéellement.

Outre-Atlantique, avec la naissance de « The New Ethnography » instituée par George Peter Murdock dans les années 1950 émerge la volonté de restituer « une anthropologie de la science (de la classification) du peuple », soit « ce que le peuple Y considère comme une science X » (Sturtevant 1964 [notre traduction]). Parmi ses chefs de fil, nous retrouvons Brent Berlin, Harold C. Conklin, Dennis E. Breedlove ou encore Paul Kay et Roy Ellen, dont l’ambition est de se consacrer essentiellement à l’analyse de « l’emprise taxonomique » sur les plantes. Deux approches des classifications botaniques populaires vont alors rapidement se distinguer : d’un côté, celle qui s’est mise en quête chez les « autres » de taxonomies semblables à celles des classifications linéennes en s’appuyant sur la seule observation des plantes à partir des organes reproducteurs tout en les déshumanisant, et, de l’autre, celle qui, à l’inverse, s’est évertuée à montrer des différences culturelles dans les traitements classificatoires non occidentaux. Aussi leurs conclusions se sont rapidement opposées. Tandis que la première, proposée par des ethnobiologistes évolutionnistes et cladistes[8], suppose une universalité des processus de classification en reconnaissant un statut cognitif aux catégories nommées et à leur hiérarchie (Berlin et al. 1968, 1973 ; Berlin 1992 ; Atran 1998), la seconde relativise cette même « emprise taxinomique » universelle en révélant une emprise culturelle tant sur les processus de nomination ou de catégorisation que sur leur hiérarchie (Bulmer 1967, 1974 ; Dwyer 1984, 1996 ; Revel 1990 ; Chaumeil et Chaumeil 1992 ; Howell 1996 ; Hviding 1996 ; Friedberg 1997 ; Brunois 2001, 2002). Ce débat n’est pas clos.

Cependant, et aussi importante soit son issue, on ne doit pas sous-estimer la réalité de son objet. Les classifications et les nomenclatures populaires des plantes, et par-delà des existants, sont plus complexes qu’il n’y paraît pour certains, et nous sommes loin d’avoir saisi la complexité de leur élaboration[9].

En effet, même s’il est possible d’admettre des prédispositions humaines — partagées d’ailleurs par de nombreux non-humains comme les pigeons, les primates, etc. — à reconnaître des domaines spécifiques (Atran 1998), « lisibles » au niveau de base des classifications (au sein duquel les êtres sont désignés par un monoléxème) qui correspondrait à un « niveau générique » (Berlin 1992) — celui des espèces — ou encore au « niveau basique » selon la psychologie cognitive, cette prédisposition entendue nous éclaire bien peu, d’une part, sur les divers rapports qu’établissent les sociétés entre ces unités végétales (ou domaines) et sur l’interprétation qu’elles en donnent, et, d’autre part, sur les schèmes sous-tendant ces mises en rapport (Dwyer 1984 ; Revel 1990 ; Descola 1996 ; Howell 1996 ; Brunois 2001). Car, comme le précisait déjà Conklin : 

[À] la différence des taxa scientifiques, les ségrégats indigènes peuvent appartenir à plusieurs structures hiérarchiques distinctes. Le même ségrégat peut être placé comme catégorie terminale dans une taxonomie basée sur la forme et l’apparence et en même temps comme une catégorie terminale ou non, dans une autre taxonomie basée sur une approche culturelle.

Conklin 1962, cité dans Revel 1990

Ce constat conduit Conklin à repréciser le rôle de l’ethnobotanique, laquelle devrait consister, selon lui, à « étudier les systèmes d’idées, de notions et d’attitudes qu’un groupe ethnique donné a à l’égard de son milieu végétal ambiant. […] [L’]ethnobotanique n’a guère à se préoccuper d’observations relevant de la Botanique systématique scientifique[10] » (Barrau 1971 : 241).

Reste que cette multiplicité et diversité des regroupements est sans doute une caractéristique fondamentale de la pensée classificatoire populaire. Toutes les études ont montré à quel point les individus ne classent pas les êtres et les choses selon un unique modèle ou selon une seule « attitude classificatoire » : plusieurs types d’associations sont mis en oeuvre dans ces regroupements. Celles-ci peuvent relever, de manière non exclusive, du symbolisme, de l’usage (médicinale, alimentaire, technique, etc.), de l’écologie, de l’esthétique, de l’émotion, de la mythologie, de la parenté ou encore de la cosmologie. Elles correspondent à autant de taxonomies différentes, entrecroisées et non hiérarchisées, ayant la particularité d’être substituables, « se présent[ant] en paradigmes à la pensée du locuteur » (Revel 1990 : 60), au sens où, selon les contextes, l’individu « utilisera l’une ou l’autre de ces partitions. » (Ibid.)

Cette extraordinaire flexibilité taxonomique s’oppose, bien sûr, à la fixité que propose « le plan basique de la nature », fondé exclusivement sur six niveaux hiérarchiques et statiques[11] (Berlin 1992), et c’est en cela que son étude anthropologique est des plus pertinentes encore aujourd’hui. En effet, en raison de leurs caractéristiques singulières, l’analyse de ces différents niveaux classificatoires nous permettrait de mettre davantage en lumière les différents types, critères[12] et processus de catégorisation et de classification des plantes et ce qu’ils doivent respectivement aux dispositions cognitives, aux conceptualisations du monde[13] ou aux interactions avec celles-ci. C’est à ce niveau-là que d’éventuels universaux sont à rechercher « afin d’éviter de tomber dans une universalité artificielle de l’ordonnancement » (Descola 1996) qui ne rend pas compte des réalités ethnographiques : si les niveaux de base qualifié de « specièmes » par Bulmer (1974) traduisent généralement des discontinuités objectives, les autres niveaux de regroupement transgressent le dualisme naturaliste en reposant sur d’autres processus d’objectivation. Quelles sont donc leurs caractéristiques ?

Tout d’abord, ces regroupements ne servent pas à identifier mais à penser, et « cette pensée est celle du groupe social et non de l’individu » (Revel 1990 : 60). Ainsi, ils « jouent un rôle non seulement dans les relations avec les plantes et les animaux, mais également dans le fonctionnement global de la société » (Friedberg 1997 : 11). Ils participent comme ils témoignent de la conception que les individus se font de l’organisation du monde et des êtres qui le composent (Dwyer 1984 ; Revel 1990 ; Brunois 2007). Finalement, ces catégorisations procèdent d’une logique interactive, idéelle et matérielle, au sens où chacune traduit une relation particulière dans laquelle les individus d’une société donnée peuvent interagir avec l’être végétal à classer et à catégoriser. Ce qui explique, bien sûr, qu’une même plante puisse participer de plusieurs regroupements et, à l’inverse, et sans contradiction, que les êtres végétaux avec qui les individus entrent rarement en interaction sont généralement non nommés distinctement et classés indifféremment dans un unique taxon. Reste que, dans tous ces cas de figure, le processus de classification résulte bien de la définition et de la perception que les individus ont de leur engagement avec les êtres végétaux à classer.

Ces particularités reconnues, mais non étudiées, appellent une révision de l’approche de la pensée classificatoire des plantes. Ainsi Philippe Descola propose-t-il d’analyser les logiques relationnelles mises en oeuvre dans les catégorisations en interrogeant à chaque niveau classificatoire les schèmes métonymiques et métaphoriques associés à ces relations (1996). De son côté, Friedberg invite à étudier ces taxonomies par le biais de l’analyse de la conceptualisation des humains et des non-humains et de la position qu’ils occupent dans le réseau des relations qui fondent le fonctionnement de la société (1997). Edvard Hviding préconise, quant à lui, de reconsidérer les classifications, non pas à travers les propriétés morphologiques que possèderaient ces « objets qui existent objectivement dans le monde[14] », mais par l’intermédiaire de leur « prototype », et de mettre ainsi l’accent sur l’engagement plutôt que sur le désengagement et les discontinuités définies a priori (1996 : 181). Peter Dwyer, quant à lui, affirme que les différents schèmes gouvernant le processus reliant les catégories entre elles ne peuvent se comprendre que resitués dans le contexte dans lequel ils prennent place, car « les catégories et leurs relations sont incorporées dans la fabrique de la culture, elles sont parties intégrantes de l’acte d’exister » ; si, poursuit-il « différents groupes de gens peuvent percevoir les mêmes entités dans la nature, quand ils classent ces entités, ils imposent leur ordonnancement du monde » ; or, « les taxonomies enregistrent ces ordonnancements : ils émergent des interactions entre les hommes et le monde » (Dwyer 1996 [notre traduction]). Dwyer ne se contente donc pas de relativiser l’approche taxonomique en nous montrant combien les taxonomies ne traduisent pas un ordre naturel indépendant de la culture comme aiment à le prétendre les biologistes ; il précise les modalités gouvernant l’interférence entre le contexte socioécologique et le système classificatoire. Et ces modalités sont d’ordre relationnel : elles nous parlent d’engagement.

Il ne s’agirait donc plus d’analyser comment les sociétés organisent et pensent les plantes comme « objets naturels » déshumanisés, mais comment elles organisent et pensent des êtres dont la définition de la catégorisation est relationnelle, ce qui implique logiquement qu’étudier les discontinuités du monde végétal n’équivaut pas uniquement à étudier les discontinuités objectives et limitativement morphologiques de celui-ci, mais aussi à étudier les discontinuités relationnelles, émotionnelles, affectives qu’introduisent les diverses cosmologies entre les humains et les plantes afin de comprendre « quel rôle chaque culture leur attribue au sein d’un système de signification » (Lévi-Strauss 1962 : 73). Conçue ainsi, la question des modes de socialisation des plantes constitue une autre manière d’appréhender les savoirs botaniques locaux, une sorte d’entrée méthodologique qui permet d’éclairer un aspect fondamental laissé jusque-là dans l’ombre par des analyses menées à partir d’autres perspectives (anthropologie économique, technologie culturelle, ethnosciences) : la façon dont les savoirs botaniques et leur mise en pratique s’inscrivent dans — et témoignent de — la conception qu’ont les individus des plantes et, par-delà, du monde et de son fonctionnement. Rendre compte du caractère « intégré » ou « incorporé » des savoirs et expériences liés aux plantes devient donc notre priorité[15].

Il ne s’agit donc plus de relever simplement les usages des plantes ou encore les noms qui leurs sont attribués comme si ces connaissances étaient « désincarnées », mais d’aller au-delà et de comprendre comment ces mêmes connaissances et pratiques du monde végétal intègrent l’environnement, le social et le cosmos, autrement dit l’ontologie de chaque société. En somme, pour être en mesure d’effectuer des comparaisons raisonnées, il revient à l’anthropologie de se prêter à une analyse critique des relations aux plantes et d’expliquer les processus d’identification (morphologique, émotionnelle, affective, sensorielle) et les modalités relationnelles qui les sous-tendent, étant entendu que ces connaissances ethnobotaniques se fondent sur des relations réciproques entre les humains et le monde végétal (Barrau 1975 ; Haudricourt et Dibie 1987 ; Brunois 2005a, 2005b).

Dans cet ordre d’idées, il résulte que notre recherche doit « situer l’action et l’intention dans le contexte d’un engagement mutuel entre les gens et l’environnement » (Ingold 1996) et « examiner les savoirs liés aux plantes dans le cadre de l’ensemble de ces relations » (Friedberg 1997 : 5). La perspective est certainement innovante, car, en reconnaissant l’interactivité des rapports hommes-plantes, elle étend à ces existants le statut d’« agents » relationnels ; elle attribue à ces mêmes existants leur agentivité certaine.

D’ailleurs, les recherches sur l’acquisition et la production des connaissances ont reconnu, elles aussi, une même désobjectivation des existants terrestres et la transgression du dualisme nature/culture que ces deux approches ethnobotaniques sous-tendaient. Elles constatent en effet que la connaissance ne sous-tend pas une intériorisation de l’environnement mais un comportement efficace dans un contexte donné (Maturana et Varela 1987) ; qu’elle est une relation négociée avec la nature ou encore que le processus d’apprentissage est un dialogue entre l’individu, la société et l’environnement s’inscrivant dans une communauté de pratiques interactives dans lesquelles s’engage pleinement l’individu (Goody 1978 ; Lave 1993), ce qui conforte la proposition d’Ingold selon laquelle « les individus pensent les pensées qu’ils ont parce qu’ils habitent, s’engagent avec le monde » (2000 : 186 [notre traduction]).

Tournant ontologique versus tournant des plantes ?

Le tournant ontologique dont on trouve déjà des traces en anthropologie chez Alfred Irving Hallowell (1955) et dans La pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss (1962), a pris de l’ampleur avec Eduardo Viveiros de Castro (1998), Philippe Descola (2005) et Bruno Latour (2012), en passant par Marilyn Strathern (1995) et Roy Wagner (1981), pour n’en nommer que quelques-uns. Ce tournant a entraîné un bouleversement d’ordre épistémologique en introduisant un relativisme dans les modes d’identification et relationnels que nouent les sociétés humaines avec les non-humains. L’objectivation des existants terrestres n’est plus la règle : elle ne relève plus d’un universalisme occidocentrique, voire scientifique hégémonique. De nombreux ouvrages ethnologiques ont enrichi cette nouvelle proposition heuristique mais en mettant toujours l’accent sur le statut des animaux au détriment des plantes, confortant peut-être la réflexion de Georges Canguilhem selon laquelle « si la science de l’animalité a pris beaucoup d’avance sur la science de la végétalité, c’est dû essentiellement à l’animalité de son auteur[16] » (1970 ; Brunois 2003). Le tournant ontologique produira donc un vide ontologique[17] en négligeant d’intégrer l’onthos du végétal dans sa danse anthropologique[18] :

Or, cette donne anthropologique […] conduit aujourd’hui à l’avènement d’un formidable paradoxe contemporain. En effet, au moment même où s’invisibilise lentement mais sûrement le vivre avec les plantes des collectifs non modernes — biaisé par l’« angle mort ontologique » [de l’anthropologie] —, le savoir naturaliste — qui avait privé intentionnellement les plantes d’intériorité et d’intelligence — redécouvre l’interactivité du végétal, soit son pouvoir d’agir et de réagir au monde[19] ! Dans l’espace décontextualisé que sont les laboratoires scientifiques, des biologistes du végétal mettent en place des expériences sur une plante isolée, le mimosa sensitif, et prouvent à force d’expérimentations répétées que celle-ci mémorise, pense, communique. Bref, par le biais d’une externalisation du contexte vivant de la plante (lequel externalise simultanément les divers collectifs d’humains et non-humains qui cohabitent ou ont cohabité avec le mimosa), les naturalistes attribuent au végétal des dispositions inédites — des mots imprononçables jusque-là — et s’enorgueillissent de réaliser une découverte scientifique… quand ces mots végétaux, ces mêmes mots prononcés par les plantes, sont depuis longtemps entendus et répondus par les autres hommes qui habitent le monde contextualisé[20] !

Brunois-Pasina 2018 : 11

L’ontologie naturaliste envisage classiquement la « culture » comme se démultipliant sur un fond de « nature » que l’on nomme communément « environnement » (Descola 2005) et dans lequel on inclut les plantes. Cet « environnement » posé comme arrière-plan extérieur à l’humain devient alors quelque chose à « préserver », à « conserver », souvent à l’écart de l’humain, ou encore quelque chose à exploiter comme bioressource ou à des fins esthétiques pour l’humain (Brunois et al. 2000). La question des changements climatiques liée à la qualification de la période actuelle d’« Anthropocène » dispose par ailleurs du concept de « nature » comme arrière-plan stable non humain de l’histoire (humaine). L’arrière-fond ainsi rendu instable amène à repenser naturescultures comme une seule et même chose et redonne alors tout son sens aux autres ontologies, qu’elles soient qualifiées d’« animistes » ou autre, humaines et par-delà. C’est en percevant le risque d’une nouvelle réification de l’« anthropos » dans ce discours de l’Anthropocène, aussi nommé l’« Âge de l’humain » alors que l’on trouve ses traces dans les strates géologiques (Waters et al. 2016), que plusieurs anthropologues proposent d’emblée de complexifier ou de repeupler l’Anthropocène (Latour 2014 ; Choy et Zee 2015 ; Szerszynski 2017 ; Tsing et al. 2017 ; Choy 2018), en nuançant qu’il s’agit d’un problème de Capitalocène, impliquant certains humains et non tous, et avertissant qu’il faut rapidement passer au Chthulucène ou à la pensée tentaculaire (Haraway 2015 ; Haraway et al. 2016), voire au Plantationocène. Ce dernier terme fait allusion à la « transformation dévastatrice de divers types de fermes, pâturages et forêts entretenus par l’humain sous forme de plantations extractives et closes, reposant sur le travail esclavagiste et d’autres formes de travail exploité, aliéné et typiquement amené d’ailleurs » (Haraway 2015). Il offre également des manières de trouver d’autres sortes de collaborations potentielles dans les relations entre les vies.

Sans tomber dans l’excès d’un Planthroposcène proposé par Myers (2016, 2017), appelant à un « Plant Turn », il revient aujourd’hui à l’anthropologie de reformuler sa démarche à l’égard des relations emmêlant, enchevêtrant, enlaçant, attachant les hommes et les plantes, touchant les plantes et leurs relations aux multiespèces terrestres et spirituelles. De reconnaître déjà leur extraordinaire autonomie d’existence, c’est-à-dire leur extraordinaire puissance vitale[21], produisant elles-mêmes les conditions de leur reproduction dans l’environnement global, dans la zone critique dite Gaïa (Dutreuil et Pocheville 2016). De reconnaître qu’elles constituent une source d’inspiration pour l’homme tant d’un point de vue artistique que matérialiste ou encore cognitif (Brunois-Pasina et Krief, sous presse) comme pour les animaux d’ailleurs, ce que nous avons montré chez les chimpanzés, qui font usage des plantes médicinales, trait partagé avec les humains (Krief et Brunois-Pasina 2017 ; Brunois-Pasina et Krief, sous presse). De reconnaître, enfin, l’être relationnel que la plante est par excellence, participant volontiers et généralement avec succès d’un réseau des vivants multiple et multisitué (Hallé 1999 ; Lestel et al. 2010), fondé sur des processus et des compétences relationnels, intentionnels, interactifs et communicatifs.

Ces reconnaissances de la plante comme alter ego vivant (Brunois 2003), socialement, écologiquement et politiquement (Coccia 2016) vital, sont cruciales pour réinventer une anthropologie soucieuse d’intégrer réellement l’ensemble des existants à la scène ethnographique. Seule leur description phénoménologique précise chez les unes et les autres sociétés permettra en effet de mener à bien des comparaisons raisonnées d’ordre ontologique et d’asseoir des relations causales entre les expériences, les perceptions et les pratiques spécifiques que nouent les humains avec ces êtres d’exception. Là, le naturalisme prédateur se fait l’éloge du productivisme végétal de masse[22] sans égard à son bien-être, sa singularité, ses affects et ses sens, développant une apathie sans limite (plutôt qu’une empathie [Marder 2012a]), car il entretient les plantes dans un vide ontologique et juridique (Brunois 2004). Les plantes sont réduites à des « objets, esclaves silencieux sur lesquels [on mène des expériences scientifiques et] on intervient au moindre coût pour s’assurer qu’ils approvisionnent les besoins impétueux de l’être humain » d’aujourd’hui et de demain (Brunois 2018 : 20). Or, à l’inverse de la mondialisation des pratiques issue de l’ontologie naturaliste qui prône l’universalité d’une physicalité végétale, les pratiques des non modernes font l’éloge du « microbisme » et inscrivent les interactions qu’ils nouent avec le végétal dans un espace terrestre réel au sens d’interspécifique et singulier[23] : « C’est donc au travers d’une véritable écologisation des communs que l’anthropologie doit se réinventer pour être en mesure de restituer la singularité des savoir-vivre avec les plantes et des phrasés qui se murmurent sous la canopée » (ibid. : 21) et tissent, au fil de leur cohabitation dialogique, une histoire enlacée, attachée, toute singulière.

De l’arborescence au rhizome

Déjà amplement ancrée dans la métaphore de l’arbre, de la filiation, des souches, de l’herbe et des branches, des champs, de la racine et du radical, l’anthropologie fait de plus en plus paraître le rhizome et ses passages latéraux dans ses écrits. Cela fait écho aux recherches en biologie moléculaire qui rendent de plus en plus visibles les passages transversaux entre les formes de vie. En anthropologie cette ouverture se dessine dans un déplacement proposant de ne plus « se penser comme êtres, mais comme devenirs — c’est-à-dire, non pas comme entités discrètes et préformées, mais comme trajectoires de mouvement et de croissance » (Ingold 2013a : 9 [notre traduction]). L’importance d’entretenir de bonnes relations avec le végétal reprend ici tout son sens, le renouveau d’intérêt envers les plantes se faisant dans un mouvement qui tend résolument vers l’avant ou vers ce qui est sur le point de se réaliser. Le thème de l’alliance, de l’enlacement ou de l’attachement se comprend ici comme étant celui d’agencements au sens deleuzien et spinoziste, voire de corps sans organes ou de corps multiples pouvant laisser des traces les uns à travers les autres, dans un flot affectif. La question des attachements dans la vie végétale est particulière alors qu’elle exprime une contradiction générative interne : bien ancrée dans son lieu de croissance par ses racines, l’agencement de ses parties est tellement relâché/souple qu’elle peut laisser aller presque tous ses organes, montrant ainsi une résilience et une ténacité, une plasticité et une habileté à survivre dans des environnements et circonstances extrêmes (Marder 2012b). Cette puissance végétale semble donc mériter toute notre attention en soi, tout comme savoir comment elle peut (dé)faire l’humain autrement.

Ce qui se passe entre l’humain et l’animal a intéressé de nombreux anthropologues, les travaux de Marianne Lien (2015), David Jaclin (2013), Vinciane Despret (2010), David Abram (2010), Donna Haraway (2003) et Astrida Neimanis (2007) se penchant plus directement sur le devenir-animal, la molécularité corporelle et l’animal qui devient, au sens deleuzoguattarien (Deleuze et Guattari 1980). Parmi ces auteurs, Neimanis (2013) transposera cette approche aux manières de « penser avec l’eau », proposant une anthropologie plus « aqueuse », et Abram (1996) aura étendu ses sensibilités au devenir-animal au végétal, dans le sens du chamane qui s’ouvre aux attentions sensibles d’autres vies afin de soigner. La notion de « compagnonnage » développée par Haraway a récemment été prolongée au végétal, notamment par Foyer et al. (2020). Scott Simon (2017) montre pour sa part comment Gaïa guide encore un maillage multiespèce autour du millet chez les Truku et Sediz de Taiwan, maintenant de cette manière son essence spirituelle, bien qu’un réseau basé sur la participation de marchés de travail et de commodités le remplace de plus en plus, modifiant ainsi le statut ontologique de la plante. Cette dissociation de la plante et de son essence enchanteresse est discutée par Taussig dans TheCorn Wolf (2015), faisant allusion à Wittgenstein qui suggère que ce qui est caché dans la dernière gerbe du langage est ce qui nous est le plus familier ; la disparition du dieu végétal et son sacrifice, c’est ce que l’on retrouve dans les supermarchés (2015 : 2). Dans Palma Africana (2018), Taussig porte une attention plus particulière au devenir-palme et cherche spécifiquement à savoir comment le laisser émerger dans l’écriture, avec l’animal, l’eau et ainsi de suite, « de telle manière que le langage lui-même devient “écologique” » (2018 : 245), voire ré-enchante le monde à travers ces vitalités. Ainsi s’agit-il de s’intéresser à ce qui se passe lorsque l’on rend les relations humain-plante/animal/élémental tout à la fois — plutôt qu’exclusivement celles humaines — responsables des manières de (dé)composer le monde. Il est question de se rallier aux oeuvres qui offrent une pensée végétale ou plus précisément une entente végétale, dans le double sens d’écouter et de composer ensemble selon une attention sur un plan d’immanence à travers lequel se tissent des lignes ou tendances vitales qui se versent les unes à travers les autres. Coccia parle de l’extension du domaine de la vie : « par les plantes, la vie se définit d’abord comme circulation des vivants » (2016 : 22) ; « la vie n’a jamais abandonné l’espace fluide » (ibid. : 51). Il s’agit donc d’occuper cet espace fluide ou lisse (Deleuze et Guattari 1980 ; Ingold 2015) ou, en d’autres termes, d’habiter le milieu des choses, entre les herbes, afin de porter attention à la fois à la manière dont les plantes entendent, à comment nous les entendons, et de manière plus importante encore aux résonances dans l’entre-deux ou à ce qui passe latéralement des unes aux autres.

En philosophie, Karen L. F. Houle reprend la notion de « devenir » deleuzoguattarienne pour définir le devenir-plante comme étant « l’émission de particules par une alliance hétérogène que nous faisons et qui exprime en action les qualités uniques des plantes et des vies végétales » (2012 : 187). Il s’agit de dire que les plantes agissent sur, dans et à travers nos vies humaines de manières particulières, et inversement. Cette auteure note que « [l]es universitaires ont peu accordé d’attention à l’imagination de ce que l’expression singulière des plantes pourrait être » (ibid. : 185), expliquant que faire cela ne consiste pas à vouloir « établir une vérité à propos des plantes en général ; à dire que la vie secrète des plantes est “cool” ; à savoir comment la vie des plantes est similaire ou différente de celle de l’humain, et à quel degré ; ni ne s’agit-il d’argumenter que les plantes méritent un statut moral » (id. 2011 : 98). Au contraire, prendre la vie singulière des plantes au sérieux constitue une manière de libérer la pensée ou de trouver de nouvelles ou anciennes manières qu’ont les plantes de permettre de faire les choses autrement lorsqu’on les écoute plutôt que maintenir une surdité lorsque l’on cherche à les domestiquer ou à les contrôler, à la fois en pratique et en pensée. Michael Marder note que « les plantes sont les mauvaises herbes de la métaphysique ; dévaluées, non voulues dans son jardin bien cultivé, mais qui croissent dans l’entre-deux des catégories classiques de la chose, de l’animal et de l’humain » (2013 [notre traduction]). En études critiques des plantes (Critical Plant Studies), Hannah Stark abonde dans le même sens : « si la vie des plantes est un angle mort de la métaphysique occidentale, prendre les plantes sérieusement en compte nous invite à réévaluer les catégories et hiérarchies qui composent nos systèmes de pensée » (Stark 2015 [notre traduction]). C’est précisément à travers le végétal que Deleuze et Guattari (1980) cherchent à créer quelque chose de nouveau à partir de la métaphysique occidentale, qualifiant cette dernière d’« arborescente » et la première, de « rhizomique ». Alors que les deux modèles relèvent du végétal, à l’arbre généalogique échappent toutes les complexités de la vie des plantes qui sont plus versatiles et généreuses que ressortant exclusivement d’une seule origine et formant des branches ; elles s’étirent et se répandent aussi transversalement et de manières continuellement nouvelles.

C’est dans cet élan que Marder (2013, 2014, 2016a) et Marder et Luce Irigaray (2016) proposent une pensée par la plante, voire développent une ontologie végétale. Marder (ce numéro) suggère notamment que tout devenir est devenir végétal, vertimus, un tournement sur soi en régénérescence continuelle, la fermeture circulaire correspondant à l’ouverture absolue. Si Maurice Merleau-Ponty (2006 : 1) reprochait à la science de « manipule[r] les choses et renonce[r] à les habiter », il s’agit ici de voir comment il est possible d’habiter la plante, voire comment cohabiter avec elle. Ces agencements et affects qui émergent prennent de multiples formes méritant attention, et c’est là que l’on retrouve des chemins de devenirs potentiels à explorer relativement à la confluence de l’humain et de la plante. Coccia (2016) vise pour sa part à dépasser le rhizome, le trouvant trop terrestre, amenant l’idée que la plante est atmosphère, l’étant et la constituant à la fois, du même souffle. La philosophie végétale qu’il développe est celle de la mixtion, de l’ouvert, le végétal liant ciel et terre, se propulsant à la fois vers la terre et s’élançant vers le ciel, renouvelant sans cesse le monde qui est souffle, air. Selon ce philosophe, la plante et sa structure peuvent « être beaucoup mieux expliquées par la cosmologie que la botanique. Aussi, l’anthropologie a beaucoup plus à apprendre de la structure d’une fleur que de l’autoconscience linguistique des sujets humains pour comprendre la nature de ce qu’on appelle rationalité » (2016 : 146). La souplesse végétale ouvre, voire rend audible la puissance vitale, et semble-t-il multiplie les collaborations transdisciplinaires.

Divers ouvrages collectifs réunissent ainsi botanistes, anthropologues, philosophes, artistes, historiens, regroupant des écrits en provenance de la neuroscience, des mathématiques, de la littérature, de l’écologie végétale ou encore des films, photographies, sons, performances ou installations artistiques mettant en scène le végétal — par exemple le numéro spécial « Plantes » dans Esse arts + opinions (Babin 2020), l’ouvrage transdisciplinaire L’intelligence des plantes en question dirigé par Marc-Williams Debono (2020[24]), Theatrum Botanicum (Orlow et Sheikh 2018), Botanical Drift. Protagonists of the Invasive Herbarium (von Zinnenburg Carroll 2017), Moving Plants (Thorsen 2017) ou Puissance du végétal et cinéma animiste. La vitalité révélée par la technique (Castro et al. 2020). Philosophes, spécialiste en littérature et botaniste, tradipraticien et anthropologues, les auteurs de ce numéro poursuivent ici cette conversation en s’intéressant plus particulièrement aux enlacements et attachements du devenir-plante.

De la liane à la feuille, en passant par les tubercules, les arômes et le silence

Il aurait été possible d’organiser les sept textes du numéro selon les formes végétales qu’ils évoquent, les époques ou les régions géographiques d’où ils émergent, mais dans l’esprit de nous interroger sur l’onthos du végétal, nous les présentons selon les vitalités du végétal vers lesquelles ils tendent. Ainsi les trois premiers textes, en l’occurrence ceux de Pascal Luccioni, de Gillian G. Tan et de Jean-Claude Mboka Ingoli, s’intéressent à ce qui excède les enlacements des plantes, cherchant notamment à savoir comment des mondes prennent corps dans la rencontre humain-plante selon les contextes. S’ensuivent les textes d’Aliènor Bertrand, de Doriane Slaghenauffi et de Romain Simenel qui s’intéressent plus particulièrement aux manières dont les plantes instituent des mondes, ou y résistent, selon les formes d’attachements. Enfin, Julie Laplante et Kañaa reviennent au point où les mondes se renouvellent incessamment, et notamment au devenir-plante. Les réflexions circulent, des mythes de l’Antiquité hellénistique (Luccioni) aux pratiques des nomades du plateau tibétain (Tan) et aux semeuses (baloni) à la lisière de plantations abandonnées au Congo-Kinshasa (Mboka Ingoli). Elles se poursuivent sur le chemin de l’oeuvre de Condillac à Descola et retour (Bertrand), puis au coeur de pratiques de chamanes shipibo en Amazonie péruvienne attirant une clientèle occidentale (Slaghenauffi). On sautille ensuite auprès d’enfants et de fleurs dans les « écoles buissonnières » en France, au Maroc, en Inde ou au Japon (Simenel) ou voltige dans la banlieue de Yaoundé, dans la forêt reboisée ou ancestrale camerounaise (Laplante et Kañaa). Autrement, la liane apparaît sous la forme de la vigne (Luccioni) et de l’ayahuasca (Slaghenauffi), les fleurs jaillissent à travers leurs arômes et leurs expressions (Bertrand, Simenel et Tan), les tubercules de manioc se manifestent dans leurs enchevêtrements (Mboka Ingoli), l’arbre et la feuille surviennent dans leurs puissances vitales fluctuantes en continuel devenir (Laplante et Kañaa), toutes ces expressions prenant forme dans la thèse du devenir-plante de Marder.

Luccioni montre d’abord comment la facilité de devenir-plante dans les mythes grecs se dissipe pendant la période moderne, pour constater un retour potentiel actuel. La facilité du devenir-plante dans l’Antiquité est entre autres notable dans les écrits médicaux et diététiques de l’époque qui mettent en oeuvre une continuité dans les physicalités ou dans la matérialité entre le végétal et l’humain dans son ontologie ; cette continuité se fait plus particulièrement par la coction, qui offre l’exemple le plus achevé, dans le sens de « mélange », de « métamorphose », de « digestion », de « mûrissement », d’« émanation » ou de « cuisson », de sorte à ce qu’elle prenne corps dans la rencontre. Les entrelacements pouvant témoigner de la notion de « pharmakon », le bon ou le mauvais, ne suffisent donc pas pour tenir compte de la matière vivante susceptible de prendre part aux mêmes processus. Cette possibilité se fait dans le passage du temps et de la chaleur, qui affectent sa matière, comme l’exemple de la vigne et des lianes, avec lesquels il est question d’alignement sur le passage du temps selon les saisons — ceci étant stoppé aujourd’hui avec les plantes dans un emballage de plastique au supermarché, ce qui fait perdre l’occasion d’apprendre à saisir sur le vif un voisinage éloquent à la lisière au gré du temps. Tan montre pour sa part que le silence ou la discrétion des plantes prend plusieurs autres formes que celles subies en raison de la domination ou de l’instrumentalisation, dont celle des plantes elles-mêmes ; le silence est à la fois la condition de la vie végétale et une invitation à « penser-plante », voire un moyen d’ouvrir une compréhension de l’humain à travers celle du non-humain et de la non-identité végétale. C’est l’excès de l’enlacement qui démontre comment une attention instrumentale n’exclut pas immédiatement les aspects affectifs des relations humains-plantes dans les relations nomades-plantes sur le plateau tibétain. Le bouddhisme tibétain conçoit une hiérarchie des vies faisant en sorte que la sensibilité végétale s’estompe lorsque d’autres êtres qui se déplacent sont présents (tel l’animal), mais peut émerger à nouveau lorsqu’ils s’absentent. La catégorie « plante » est par ailleurs absente ou intrinsèquement instable, la majorité de la population tibétaine en Chine utilisant plutôt des mots spécifiques désignant des types de vies végétales particulières. Certaines de ces vies végétales deviennent sacrées ou peuvent apaiser les déités prébouddhistes par la fragrance de leur fumée rituelle, comme une plante proche du genévrier-cyprès ou lorsqu’un arbre ou buisson ayant des qualités attractives est « libéré » ; ce geste de « libération de la vie » en guise d’équilibre cosmique peut se faire avec le végétal lorsqu’il est difficile de le faire avec l’animal. Les relations nomades-plantes varient donc dans leurs intensités, toujours instables et ambivalentes, spontanées et créatives ; l’absence de culture des plantes empêche une dichotomie fixe entre les aspects utilitaires et expressifs de telles relations. À la lisière de plantations abandonnées au Congo-Kinshasa, Mboka Ingoli montre quant à lui comment les semeuses (baloni) de manioc tissent des vies humaines et non humaines qui dépassent les savoirs agronomiques ; elles peuvent notamment éveiller la présence d’alliés de la vie, ancêtres et génies, et des forces latentes, animales et végétales, par un usage adéquat de la parole. Le potentiel de vie du manioc est aussi augmenté par la cérémonie du nengo visant à lutter contre les mauvaises puissances dans les champs, mais aussi chez les personnes qui entreront en relation avec le végétal. L’agencement aux rythmes et tonalités des corps humains et non humains devient central ou oriente les possibilités d’attachements fructueux. Cette attention accordée aux écologies affectives dans les champs vient pallier ou répondre aux désirs d’initiatives de projets agricoles annonçant vouloir porter attention aux savoirs locaux mais qui sont au demeurant sourds à tout ce qui déborde dans ces tissages de vies au quotidien.

Les trois contributions suivantes se penchent sur la question cognitive, à savoir si elle ne se trouve pas à partir de la possibilité de ressentir le végétal, inversant ainsi l’usuelle primauté accordée à l’intelligence humaine. Bertrand procède à cette inversion par une attention métaphysique très singulière accordée au végétal chez Condillac dans son Traité des sensations, « montr[ant] qu’imaginer une succession d’[odeurs de fleurs] suffit pour penser la possibilité logique des opérations élémentaires de l’esprit » (1947 : 224). À la lisière de la poésie et de la philosophie, cette fois, une pensée avec le végétal émerge, mettant en suspension l’attitude naturelle non pas par introspection, mais en évoquant une capacité de sentir. La sensation de l’odeur de fleurs singulières devient « la condition logique de toute institution », « retourn[ant] ainsi l’ensemble des termes classiques de l’étude mécanique des corps », provenant d’une attention philosophique usuellement accordée aux animaux, et « éten[d] subtilement le langage naturel aux plantes » et, par l’odorat, au vivant ou à ceux qui habitent l’air, rejoignant ainsi l’ensemble des êtres vivants devant tenir à l’existence d’un langage expressif commun. Ainsi l’esprit n’est pas organisé selon un principe d’automation, comme la commande de mouvements, mais par un principe architectonique de transformation des sensations, par exemple sentir l’odeur d’une fleur, dépassant du même coup l’opposition sujet et objet : « L’enlacement des plantes est ainsi davantage un processus infini qu’une expérience analysable. » « [L]’ambition de comprendre la diversité des formes de l’attachement aux plantes avec lequel faire monde » prend ici tout son sens. Slaghenauffi argumente en ce sens que « les plantes utilisées [dans le chamanisme shipibo] seraient capables d’“indigéniser” le corps du patient occidental dans un but curatif, mais aussi afin de faire subir au touriste une forme de socialisation par les plantes. » L’idée selon laquelle « la personnalité s’acquiert à partir de l’ingestion de substances exogènes selon un principe de “contagion” […] fait dès lors apparaître le “touriste chamanique” comme le sujet par excellence du déficit de vitalité ». Une ontologie des maîtres des plantes (rao) dans le monde du chamane (vitalité métahumaine, brillance, couleurs, mouvements et vibrations) serait absente dans celui du touriste privé de relations avec les richesses végétales. « [L]’efficacité thérapeutique reposerait sur une dynamique relationnelle spécifique débouchant sur un dispositif performatif total permettant au médico d’accéder à une vision holistique du malade indispensable à sa guérison », ce que les Shipibo qualifient de « chirurgie cosmique ». « Cette “chirurgie cosmique” s’oppose à la médecine occidentale jugée morte, voire pathogène, car hors de tout complexe relationnel. » L’auteure affirme que « [d]ans le contexte actuel de la déforestation, […] l’incorporation, par le chamanisme shipibo, de nouvelles formes de connaissance et de pouvoir liées à l’altérité des Occidentaux, qui fonctionnent en complément du pouvoir “traditionnel”, constitue une forme de palliation à l’affaiblissement du règne végétal ». Simenel propose pour sa part de dire que faire « l’expérience sensible […] des plantes stimule […] le développement de compétences culturelles et intellectuelles », étant entre autres source d’imagination, d’empathie. Il suppose qu’une « univocité de l’être repose sur une double articulation du processus de transformation de la matière en vie, sur le plan de la morphogénèse et de la structure, que Deleuze et Guattari décrivent comme […] [s]édimentation et […] plissement », fibre et repliement (1980 : 56). Cette « univocité de l’être permet de penser les interactions interspécifiques sur un même plan comme des symbioses de mouvements et d’affects ». De plus,

[l]a perspective goethéenne de la métamorphose complète[rait] la théorie de l’univocité de l’être quand elle est appliquée aux rapports entre plantes et enfants : l’enfant utilise l’être de la plante, matière mais aussi énergie [...] ou force [...], pour reproduire des formes et des idées de sa culture, tandis que les formes de la plante sont reproduites dans l’univers des humains par l’intermédiaire de l’enfant. [...] Cette dynamique de métamorphose qui anime l’échange entre l’intelligence des humains et celle des plantes, mais aussi des animaux, [serait] à l’origine du développement d’« univers de formes » qui associent collectifs humains et autres existants dans une même filiation harmonieuse de production d’informations et d’émotions.

Enfin, le dernier texte s’intéresse à ce qui est sur le point d’advenir. Laplante et Kañaa portent attention aux relations fluctuantes avec le végétal à travers trois espace-temps, notamment un site de guérison à Yaoundé, une forêt déboisée et une forêt ancestrale au Cameroun. La longévité des arbres dans cette dernière instance permet une quête de puissances vitales plus intense et pouvant subsister plus loin dans le temps et dans l’espace. La forêt récemment replantée est plus fragile bien qu’elle laisse place à la négociation et à l’appel des plantes, qu’il est aussi possible d’interpeler. Les feuilles de jeunes arbres jouent à cet égard un rôle cosmologique et attirent l’attention afin d’indiquer ce qu’elles peuvent faire dans un traitement particulier et vers quelle autre plante aller. Ces vitalités sont en veille sur le site d’accueil des patients, le guérisseur à l’affût d’agencements pertinents pouvant permettre d’augmenter les vitalités au passage. La rencontre du guérisseur et de l’anthropologue se fait selon une attention sonore aux plantes et se décrit comme un devenir leste ou plus particulièrement comme un devenir-plante continuel dans ses enlacements, ses agencements et ses extensions cosmologiques prédictives et transformatrices. Le texte est coécrit en vertu de ces coactions orientées vers ce qui n’est pas encore anticipé. Le texte de Marder reprend la question du devenir-plante plus directement, à la fois dans sa forme et sur le fond. Sous forme d’essai critique ou de méditation, il s’agit d’une contribution originale qui dessine les contours d’une ontologie relationnelle à partir de l’étymologie du verbe latin vertere pour faire la lumière sur la façon dont le devenir-plante fertilise notre habileté de penser les plantes, nos relations au monde végétal, à nous-mêmes et aux autres. Joueur, surfant sur les vagues sémantiques de vertere telles qu’elles tournent les idées du « devenir », du « rien », de la « métamorphose », du « métabolisme » et de la « mimésis », le texte offre une série de semences phénoménologiques qui, si plantées et si on leur porte attention, ont le potentiel de germer en réflexions anthropologiques vigoureuses. Structuré en trois préambules et dix thèses, le manuscrit est un hybride entre une constitution et un manifeste philosophico-anthropologique. Il constitue une tentative de fonder ou de déranger le terrain afin de semer une nouvelle vision conceptuelle et théorique. Cette stratégie textuelle a l’avantage de procurer un terrain sans encombre à une série d’idées élémentales d’une philosophie végétale offrant une résonance aux contributions de ce numéro[25].