Corps de l’article

De nouveaux défis se posent à la francophonie canadienne depuis quelques décennies, certains étant de nature identitaire[1]. En effet, les identités contemporaines tendent à être caractérisées par leur pluralité et leur fragmentation (Bock, 2004, p. 119). Cet article présente une analyse de la transformation de l’Association canadienne-française de l’Ontario (ACFO) en l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO). Y sont recensés deux moments décisifs qui ont marqué, en 1990-1991 et 2006, des changements profonds dans le monde associatif franco-ontarien. L’année 1990 constitue un moment décisif en ce qui concerne le positionnement des associations par rapport au multiculturalisme. L’année 2006 est, quant à elle, celle de la refonte de l’ACFO.

Ces deux moments décisifs sont influencés par des acteurs précis, comme le ministère du Patrimoine canadien, ainsi que par des idées politiques. En effet, deux projets politiques, qui sont en réalité deux conceptions du Canada, s’affrontent dans la période comprise entre 1971 et 1990. D’une part, on trouve le biculturalisme, soit la compréhension du Canada comme résultant d’un pacte entre les peuples fondateurs canadien-anglais et canadien-français; de l’autre, le multiculturalisme, soit la compréhension du Canada comme une mosaïque de cultures dans laquelle aucune n’a de statut particulier ou fondateur. Ces deux projets politiques sont en réalité deux manières de définir la nature du vivre ensemble. Le multiculturalisme[2] et l’immigration sont souvent abordés ensemble par les associations francophones. Ainsi nous entendrons par « immigration » le phénomène de l’accueil, à l’intérieur des frontières du pays, de personnes en provenance d’autres pays et qui sont destinées à obtenir la citoyenneté à parité avec les citoyens du pays. Cette analyse propose donc un regard sur le positionnement du milieu associatif face à ces enjeux et ne se veut pas une généralisation à la francophonie canadienne ou ontarienne dans son ensemble.

L’historien Michel Bock a abordé la transformation du positionnement des « dirigeants politiques de la francophonie canadienne » en ce qui a trait à la politique du multiculturalisme entre 1971, date de l’énoncé de politique sur le multiculturalisme, et le début des années 1990 (Bock dans Thériault et Laniel, 2016). Toutefois, lorsque les chercheurs se sont penchés sur les thèmes de l’immigration et du multiculturalisme dans les communautés francophones du Canada, c’était le plus souvent à partir d’une perspective qui n’est pas celle à laquelle cet article se rattache. En effet, l’on se penchait surtout sur la réalité de l’immigration et de l’intégration dans les communautés francophones canadiennes (Quell, 1998; Grimard 2004; Gallant et Belkhodja, 2005; Farmer dans Cardinal, Gilbert et Thériault, 2008). Des portraits statistiques de la francophonie canadienne au regard de l’immigration francophone ont également été produits (Cardinal, Plante et Sauvé, 2006-2010; Cardinal et Gonzalez Hidalgo, 2012; Traisnel, 2010-2011; Belkhodja et Traisnel, 2014). D’autres études sur le pluralisme identitaire ont vu le jour, soit dans la perspective de dépolitiser certains enjeux identitaires dans la francophonie canadienne (Juteau, 1994), soit pour documenter l’évolution de l’identité francophone entre les années 1970 et 1990 (De Vriendt, dans Langlois et Létourneau, 2003) et le changement des politiques fédérales d’immigration (Paquet, 2016).

On comprendra que les études sur l’immigration et le multiculturalisme au sein de la francophonie ontarienne s’inscrivent dans le champ largement défriché des écrits sur l’identité francophone en situation minoritaire au Canada, dont Linda Cardinal a dressé la typologie en distinguant une école postnationaliste à Toronto et une école néonationaliste à Ottawa (Cardinal, 2012). Depuis ce qu’on a appelé l’éclatement du Canada français à la fin des années 1960 (Martel, 1997), nous assistons à une profusion d’études sur l’identité. François-Olivier Dorais (2013) brosse un tableau de la littérature portant sur cette importante rupture annonciatrice de la provincialisation des identités. Certains chercheurs en ont par la suite nuancé le récit lors des États généraux du Canada français. La fracture se serait consolidée après les années 1970, sous l’influence de la reconfiguration identitaire opérée par le gouvernement libéral de Pierre Elliott Trudeau et d’une référence amoindrie au pacte des peuples fondateurs (Bock, 2001; Savard, 2008; Dorais, 2013, p. 9-10). Le présent article s’inscrit dans cette lecture de l’historiographie de l’identité franco-ontarienne. À cet égard, le travail de Stéphane Savard, qui a documenté les prises de position des leaders franco-ontariens face aux politiques fédérales de multiculturalisme (Savard, 2008), fait figure d’exception. Son analyse se termine toutefois en 1984. Reprenant la balle au bond, nous proposons une analyse exhaustive de cet enjeu à une période ultérieure et en documentons le lien avec la refonte de l’ACFO.

Deux associations représentant la francophonie canadienne sont mentionnées dans cet article. La première, l’Association canadienne-française d’éducation d’Ontario (ACFÉO) est fondée en 1910, soit deux ans avant l’éclatement de la crise du Règlement 17 dans la province (1912-1927) (Bock et Charbonneau, 2015). Elle devient en 1969 l’Association canadienne-française d’Ontario (ACFO), organisme communautaire qui représente la communauté francophone la plus nombreuse en dehors de la province de Québec. La seconde est la Fédération des francophones hors Québec (FFHQ), fondée en 1975 et qui deviendra en 1992 la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFA). Il s’agit d’une association pancanadienne de représentation des francophones, dont fait partie l’ACFO depuis 1975.

L’analyse procédera comme suit. Dans un premier temps seront présentés le cadre d’analyse et la méthodologie employés pour la documentation de ces moments décisifs. Nous aborderons dans un deuxième temps les prises de position de la FFHQ et de l’ACFO entre 1971 et 1990, dans leur rapport au projet politique multiculturel. La troisième partie de l’analyse sera consacrée au premier moment décisif, soit l’adoption du projet politique du multiculturalisme par les associations francophones. La quatrième, à la restructuration de l’ACFO entre 1991 et 2006, au regard notamment de son nouveau projet politique multiculturel. Et la cinquième, au second moment décisif de 2006, à savoir la refonte de l’ACFO en AFO.

Le cadre d’analyse des changements institutionnels

La notion de « moment décisif » est utilisée dans le cadre de cette analyse pour documenter le changement que l’on constate au plan institutionnel, en suivant une trame chronologique. En ce sens, ce travail peut être considéré comme étant proche d’une analyse institutionnelle historique, qui fait appel à l’outil des moments décisifs ou « jonctions critiques » (Capoccia, 2016, p. 89). Ces moments décisifs renvoient à des situations, dans l’histoire d’une institution, au cours desquelles la trame des possibles, pour les acteurs y évoluant, s’amplifie et permet des actions qui auront une incidence sur le développement de l’institution (Capoccia, 2016, p. 91-92, p. 98). Deux moments décisifs semblaient importants dans la reconstitution de la refonte de l’ACFO entre 1990 et 2006, et, bien que l’identification d’une date précise soit toujours quelque peu arbitraire, on peut démontrer que des changements institutionnels importants sont intervenus dans le monde associatif franco-ontarien lors des périodes identifiées.

L’analyse a aussi fait appel à un outil d’étude historique, la recherche archivistique, afin de reconstituer l’évolution des idées et de décrire le rôle des individus qui en étaient porteurs. Il était donc question de recomposer, dans sa temporalité, l’évolution des idées et son impact sur les associations représentant les francophones de l’Ontario et du Canada, ainsi que le rôle des acteurs qui défendaient ces idées – les premiers étant également influencés par les secondes. Cela a donné lieu à un travail de dépouillement des archives des fonds de l’ACFO et de la FCFA au Centre de recherche en civilisation canadienne-française (CRCCF). En somme, l’analyse effectuée dans le cadre de cette recherche emprunte à l’institutionnalisme historique la notion de moment décisif ou jonction critique, à l’histoire le travail de reconstitution historique grâce aux archives, et enfin à la pensée politique l’évolution des idées ou projets politiques ainsi que des facteurs d’influence dans l’évolution des idées. Dans le cadre d’une recherche plus globale sur le repositionnement des associations représentant les francophones en situation au Canada par rapport à l’immigration et au multiculturalisme entre 1960 et 2010, des entretiens ont été menés auprès de six acteurs[3]. Dans l’analyse plus circonscrite présentée ici, des références directes seront faites à l’entretien avec Hilaire Lemoine, directeur du Programme de langues officielles du ministère du Patrimoine canadien de 1994 à 2006.

Les documents consultés dans le fonds C2-ACFO sont les procès-verbaux de toutes les assemblées générales, annuelles ou spéciales de l’ACFO depuis sa fondation. Ce corpus inclut des congrès généraux, des colloques, des symposiums et des concertations nationales, des rapports d’ateliers et des documents précongrès. Ont été consultés les dossiers documentant les relations entre l’ACFO et d’autres associations, dont l’Association multiculturelle francophone de l’Ontario (AMFO) et l’Association interculturelle franco-ontarienne (AIFO), ainsi que les relations des organismes externes. Les dossiers traitant de l’assimilation ont également été explorés, car au fil de la recherche, il devenait clair que l’immigration et le déclin démographique étaient souvent mis en relation. Pour des fins de compréhension historiographique de l’identité francophone canadienne, les dossiers portant sur les États généraux du Canada français (1967 et 1969) ont été inclus dans l’étude. Évidemment, les dossiers traitant de la transformation et de la refonte de l’ACFO, ainsi que ceux portant sur les versements de fonds et relations avec le Secrétariat d’État, ont également été dépouillés. Les archives de la FFHQ/FCFA sont intéressantes dans la mesure où elles nous renseignent sur les prises de position des associations francophones dans tout le Canada, et plus particulièrement de l’ACFO en Ontario, dont il est principalement question dans cet article.

Par la suite, pour guider la lecture de ces documents, nous avons identifié les dossiers et thèmes abordés, au fil du temps, dans les assemblées générales annuelles et repéré des mots-clés comme « immigration », « multiculturalisme », « pluralisme », « ethnoculturel (le[s]) », « intégration », « ouverture », « diversité » et « tolérance ». À partir de ces mots-clés, nous avons reconstitué la chronologie de l’apparition du thème correspondant et de son contexte, en documentant les propos émis, l’identité de l’émetteur ainsi que le cadrage de l’enjeu, et en déterminant si le propos présenté constituait une rupture avec les prises de position de l’Association jusqu’à ce moment. Ce processus nous a permis d’évaluer si certaines prises de position avaient été influencées par quelque facteur que ce soit.

En chemin vers un premier moment décisif : la FFHQ et l’ACFO entre 1971 et 1990

Au début des années 1990, la position de la FFHQ et de l’ACFO en ce qui concerne le projet politique canadien multiculturel a changé de façon plutôt drastique. Il suffira d’illustrer par quelques exemples leur position initiale pour comprendre l’ampleur et la profondeur du moment décisif des années 1990. Si l’on remonte à 1969, après le dépôt du rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, le gouvernement libéral de Pierre Elliott Trudeau adopte la Loi sur les langues officielles, qui consacre le bilinguisme canadien. Le multiculturalisme est toutefois préféré au biculturalisme, et c’est dans son énoncé d’octobre 1971 à la Chambre des communes que Trudeau explique que :

Aux yeux de la Commission [Laurendeau-Dunton], du gouvernement et, j’en suis sûr, de tous les Canadiens, il ne peut y avoir une politique culturelle pour les Canadiens d’origine française et britannique, une autre pour les autochtones et encore une pour tous les autres. Car, bien qu’il y ait deux langues officielles, il n’y a pas de culturelle officielle, et aucun groupe ethnique n’a la préséance.

Bibliothèque et Archives Canada, 1971

L’énoncé de politique sur le multiculturalisme laisse entrevoir ce que l’ACFO dénoncera comme une scission entre langue et culture[4] et sera à l’origine de son opposition à ce projet politique concurrent au biculturalisme. Le président général de l’Association canadienne-française de l’Ontario, Ryan M. Paquette, écrit au premier ministre qu’ « [...] une langue est vivante dans la mesure où la culture dont elle est l’expression est vivante. Or, au Canada, on ne peut faire autrement que constater l’expérience de deux cultures vivantes »[5]. Paquette ne s’oppose pas à la reconnaissance des groupes ethniques, mais craint une folklorisation et une minorisation de la culture française au Canada (Boily, 2017, p. 32). De fait, en 1975, l’ACFO affirme que se développe un nouvel intérêt pour l’immigration[6], intérêt qui s’accroîtra au cours des années 1980. Lors de cette décennie, son positionnement quant au multiculturalisme et à l’immigration commence à changer, notamment en raison de pressions internes de certains militants de l’ACFO, comme Pierre-Eddy Toussaint et David Welch, qui tentent d’amener à l’ordre du jour une discussion sur l’inclusion dans l’Association des francophones de toutes origines (Boily, 2017, p. 64-131).

En 1975, la Fédération des francophones hors Québec, organisme regroupant les neuf associations de francophones vivant en situation minoritaire au pays (dont l’ACFO), est mise sur pied. Son positionnement initial quant au projet politique du multiculturalisme est également négatif. En 1977, la FFHQ édite le manifeste Les Héritiers de Lord Durham. Ce document de réflexion sur la mise en oeuvre des recommandations de la Loi sur les langues officielles de 1969 sonne l’alarme quant à la possible disparition des francophones hors Québec (FFHQ, 1977). Dans une section intitulée « Multiculturalisme : menace à la culture française », on trouve cette prise de position on ne peut plus claire :

Un autre problème qui menace l’identité et l’activité culturelle des francophones hors Québec est le concept du Canada comme étant un pays bilingue mais multiculturel. Cette politique fédérale qui trouve plusieurs partisans au niveau des gouvernements provinciaux nous relègue ainsi trop facilement et subtilement au même niveau qu’une autre minorité ethnique.

FFHQ, 1977, p. 98

La FFHQ appelle de ses voeux, dans le même document, une immigration francophone accrue, qui ne serait pas réservée exclusivement au Québec (FFHQ, 1977, p. 29 et p. 32).

Un autre exemple peut mettre en lumière cette opposition d’idées. En 1978, le Conseil consultatif canadien du multiculturalisme (CCCM) organise à Ottawa une troisième conférence nationale sur le multiculturalisme. La FFHQ refuse l’invitation qui lui est faite d’y participer. Dans sa lettre de refus, la directrice générale (par intérim) de la Fédération, Francine Lalonde, écrit que

[...] la F.F.H.Q. doit, pour des raisons d’ordre idéologique, décliner cette offre. Faisant partie de l’un des deux peuples fondateurs, les francophones hors Québec ne peuvent s’identifier à une politique de multiculturalisme. La F.F.H.Q. maintient que pour les communautés francophones, la culture demeure indissociable de la langue. Or donc, elle constitue partie intégrante d’un groupe majoritaire. [...] J’espère que vous comprendrez ces raisons qui motivent notre refus.[7]

D’autres exemples pourraient être cités afin d’illustrer l’opposition ferme de l’ACFO et de la FFHQ au projet politique multiculturel, qui faisait concurrence au projet politique biculturel auquel ces associations souscrivaient. L’idée selon laquelle les associations francophones devront repenser leurs communautés dans leur pluralité commencera à germer entre les années 1980 et 1990, mais d’une manière non linéaire. En effet, on peut rejeter le multiculturalisme comme projet politique concurrent tout en souhaitant la promotion et l’accroissement du pluralisme ethnique. Une période de transition s’installe ainsi pour l’ACFO, période qui débouchera sur un changement absolu de projet politique et, finalement, sur une refonte intégrale.

Lors de cette période de transition qui s’étend approximativement entre 1980 et 1990, on voit aussi apparaître une première association de francophones issus des communautés culturelles et remettant en question le potentiel représentatif des associations traditionnelles comme l’ACFO. L’Association multiculturelle francophone de l’Ontario (AMFO) questionne la représentativité de l’ACFO, tandis que l’Association interculturelle francophone de l’Ontario (AIFO) souhaite davantage de rapports entre les groupes ethnoculturels et les représentants des associations traditionnelles (Boily, 2017, p. 104). En 1984, l’ACFO ajoute le dossier « Multiculturalisme » à ceux qui seront examinés lors de la prochaine assemblée générale annuelle, dans le but de favoriser le dialogue avec « [...] les groupes ethniques multiculturels et autres minorités visibles non encore sensibilisées par le fait français en Ontario »[8]. L’ACFO en vient à voir les membres des communautés ethnoculturelles et immigrantes comme des alliés potentiels dans la défense du fait français en Ontario et mentionne moins, dans les questions relatives à ces groupes, le projet politique biculturel (Boily, 2017, p. 93), sans que l’on puisse pour autant en conclure qu’elle l’ait abandonné.

À titre d’illustration, le gouvernement ontarien, en 1988, fait pression sur l’ACFO pour qu’elle prenne position en faveur du multiculturalisme comme « priorité gouvernementale » et en insistant sur le fait que « seule la notion de multiculturalisme peut fournir le cadre social où chaque femme et chaque homme peut se retrouver comme citoyen à part entière, dont les droits et les caractéristiques sont respectés »[9]. L’Énoncé de principes relatifs aux groupes ethnoculturels », adopté par l’Association en 1985, serait un pas dans la bonne direction, sans toutefois être suffisant[10]. La réaction de l’ACFO ne se fait pas attendre : elle réplique que « l’application du principe du multiculturalisme est difficilement conciliable avec le statut officiel du français et de l’anglais, si on poursuit jusqu’au bout la logique qui veut qu’il y ait un lien indissociable entre la langue et la culture (et à un autre titre le pouvoir politique) »[11]. Pour l’Association, l’appui au pluralisme est garanti s’il ne constitue pas un obstacle à l’avènement d’un Ontario bilingue[12]. C’est dans cet ordre d’idées que l’ACFO achève sa réplique au gouvernement ontarien en affirmant

[qu’] il y a une différence majeure entre le fait d’affirmer que le gouvernement doit veiller à ce que chaque citoyen, quelle que soit son origine ethnique, ait une chance égale de participer à la société ontarienne et celui d’affirmer que « seule la notion de multiculturalisme peut fournir le cadre social où chaque femme et chaque homme peut se retrouver comme citoyen à part entière…[13]

En ce sens, on voit clairement que l’ACFO a encore du mal à digérer le projet politique multiculturel et lui préfère le projet biculturel, sans pour autant nier l’importance de l’inclusion des groupes ethnoculturels francophones de la province.

Le moment décisif de 1990-1991 : du biculturalisme au multiculturalisme

La Fédération des francophones hors Québec débute en 1987 un processus de discussion avec l’un de ses membres, l’Association canadienne-française de l’Alberta, sur la réalisation d’une étude de terrain au sujet du multiculturalisme dans la communauté francophone de l’Alberta[14]. Le rapport édité de cette étude, menée par Stacy Churchill et Isabel Kaprielian, Les communautés francophones et acadiennes du Canada face au pluralisme, est publié en 1991. L’ouvrage fait la promotion d’une alliance entre les minorités francophones du Canada et les autres minorités du pays, dans le but d’accroître le pluralisme des francophonies minoritaires au Canada. Désormais, bilinguisme et multiculturalisme seront pensés et présentés comme étant complémentaires (Churchill et Kaprielian, 1992, p. III et p. V), et non plus emblématiques de deux projets politiques concurrents, ce qui constitue un changement de positionnement majeur pour les associations francophones du pays. Il s’agit d’un premier moment décisif d’importance pour notre analyse. Par ailleurs, dans son projet de société « Dessein 2000 », la FFHQ redéfinit ses orientations, au moment où « toute la nation [...] est plongée dans un processus de renouvellement »[15] avec la négociation d’accords constitutionnels comme celui du Lac Meech en 1990. La FFHQ explique que

les concepts qui nous ont si longtemps servi, comme la dualité linguistique par exemple, risquent un ébranlement profond si on ne réussit pas à les moderniser. D’autres concepts tel celui des deux peuples fondateurs sont de moins en moins retenus et c’est à nous de leur trouver un substitut respectueux de toutes les composantes sociales. [...] Graduellement, les vieilles inquiétudes ont fait place à une certaine audace rafraîchissante. [...] Dans la foulée des démarches amorcées il y a maintenant trois ans, la Fédération s’est dotée d’une politique avant-gardiste face au pluralisme et s’est tout à coup mise à réfléchir sur les moyens d’en arriver à un contrat social basé sur le respect des différences[16].

Au fond, la FFHQ affirme que bilinguisme et multiculturalisme peuvent cohabiter, alors que quelques années auparavant, elle affirmait trouver entre eux une « incompatibilité idéologique ». Puis, lors de son assemblée générale de 1991, la Fédération des francophones hors Québec (FFHQ) prend officiellement le nom de Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFA) (FCFA, 2005), choisissant de se définir désormais « à l’extérieur de toute référence au Québec » (Bock, 2016, p. 212). Ainsi, en 1990, le changement est total pour la FCFA et l’une de ses associations membres, l’ACFO, est à la veille d’un autre moment décisif d’importance qui surviendra l’année suivante.

Au moment où le gouvernement fédéral adopte la Loi sur le ministère du Multiculturalisme et de la Citoyenneté, l’ACFO organise le Sommet de la francophonie ontarienne, en juin 1991. Lors de ce Sommet, l’Association adopte un plan de développement global qui pour la première fois mentionne à plusieurs reprises les « groupes ethniques ou nouveaux arrivants ». En effet, le président d’honneur du Comité d’orientation pour le plan de développement global, Paul Demers, observe que les groupes ethnoculturels

prennent [...] leur place dans l’échiquier politique canadien, au point qu’on ait récemment créé à Ottawa un ministère au multiculturalisme. Les autochtones sont devenus des acteurs constitutionnels de poids, alors que les communautés francophones hors Québec ne semblent plus être en mesure d’influencer l’agenda politique comme elles le souhaiteraient.

ACFO, 1991, p. 53

Il est vrai que les groupes ethnoculturels sont de plus en plus présents. De fait, plusieurs organismes ethnoculturels participent au Sommet de la francophonie ontarienne, comme l’Association haïtienne de l’Ontario, l’AIFO, l’Association maghrébine franco-ontarienne, l’Association marocaine de l’Ontario, l’AMFO et l’Association zaïroise de l’Ontario.

Comme la FFHQ avec Dessein 2000, l’ACFO sent le besoin de redéfinir ses orientations à l’aube des années 1990. Une nouvelle définition de ce qu’est un francophone en Ontario est dans ce contexte adoptée lors du Sommet :

Il a été résolu que l’expression « communauté franco-ontarienne » serait désormais utilisée pour faire référence non seulement à l’héritage culturel canadien-français de la communauté, mais aussi au patrimoine ethno-culturel francophone auquel contribuent des Franco-Ontariens et des Franco-Ontariennes de races et de cultures diverses, souvent nés ailleurs. L’expression « communauté franco-ontarienne » doit donc être comprise ici dans son sens le plus large, soit celui de toute sa diversité culturelle et ethnique.

ACFO, 1991, p. 10

Suite au Sommet, l’ACFO développe une correspondance importante avec l’Association interculturelle franco-ontarienne (AIFO) dès l’automne 1992, dans le but de travailler à « la consolidation et l’intégration des communautés ethnoculturelles dans la société franco-ontarienne », constituant ainsi « une expression concrète des résolutions adoptées lors du Sommet de la francophonie ontarienne de juin 1991 »[17]. L’année suivante, en 1993, Krisna Nair de l’AIFO et Jean Tanguay de l’ACFO auront plusieurs échanges au sujet de l’accueil des nouveaux arrivants[18]. La correspondance entre les deux organismes devient, à cette époque, bien plus fréquente, démontrant ainsi une certaine convergence d’intérêts[19]. L’ACFO a également créé un poste de vice-présidence, destiné à être occupé par un membre représentant les communautés ethnoculturelles francophones de l’Ontario (Boily, 2017, p. 162). En somme, avec ce premier moment décisif, l’ACFO avait exprimé le voeu de se rendre plus représentative de la diversité ethnique et culturelle en Ontario et commencé à se transformer en ce sens.

En chemin vers un second moment décisif : l’ACFO entre 1991 et 2006

Dans le contexte politique national de la préparation et de la tenue, par le gouvernement québécois, du second référendum sur la souveraineté du Québec, la francophonie canadienne se définit de moins en moins par rapport à son ancien foyer national canadien-français. On ne mentionne pratiquement plus le pacte des peuples fondateurs dans les écrits des associations francophones canadiennes à partir des années 1990. Les francophones du Canada se sentent de moins en moins partie prenante d’un même peuple avec le Québec, qui est très près de quitter la fédération sans égard aucun pour les francophones des autres provinces. Cela achève de convaincre les communautés francophones que leur futur politique et identitaire dépend du gouvernement fédéral. L’enchâssement du bilinguisme et du droit à l’instruction dans la langue de la minorité dans la Charte canadienne de 1982 fait que les francophones voient dans ces garanties fédérales le moyen d’assurer leur avenir et leur survie au Canada. C’est dans ce contexte que le second facteur d’influence des transformations que nous documentons commence à prendre sa place.

Le ministère du Patrimoine canadien, qui succède au Secrétariat d’État (existant depuis la Confédération canadienne) est créé en 1993 et reçoit les dossiers du multiculturalisme du ministère du Multiculturalisme et de la Citoyenneté du Canada (Brosseau et Dewing, 2009). En tant que principal bailleur de fonds des associations francophones canadiennes, il propose à ces dernières en 1994 une nouvelle méthode de financement sous forme de partenariat. Cette nouvelle structure de financement émerge dans le contexte d’importantes coupes budgétaires effectuées par le gouvernement libéral de Jean Chrétien dans tous les ministères, incluant celui du Patrimoine canadien (Boily, 2017, p. 167). Dans cette foulée, les Ententes Canada-communautés sont mises sur pied. Le financement fourni dans le cadre de ces ententes ne serait plus accordé selon les projets soumis « à la pièce » pour aide financière au ministère, mais pour une période de cinq ans (entretien avec Hilaire Lemoine, cité dans Boily, 2017, p. 167).

En Ontario, la représentation des francophones ne revient pas à l’ACFO, qui était pourtant, historiquement, l’association porte-parole des francophones de la province. Un nouvel interlocuteur est créé : la Coalition pour le développement et l’épanouissement de la communauté franco-ontarienne et des minorités raciales francophones de l’Ontario[20]. En effet, l’ACFO n’est qu’une association parmi plusieurs dans la province : elle occupe cependant le rôle de secrétaire de la nouvelle Coalition en la personne de sa présidente, Trèva Cousineau[21]. Selon Patrimoine Canada, la Coalition pour le développement et l’épanouissement de la communauté franco-ontarienne et des minorités raciales « se veut un comité d’action politique ponctuel par excellence de la communauté franco-ontarienne pour convaincre le gouvernement canadien d’assumer ses responsabilités face à la Loi sur les langues officielles et pour dénicher un financement adéquat au développement de notre communauté »[22]. Plus de 18 millions de dollars sont accordés dans la période de 1995 à 1999 pour le financement des associations francophones de l’Ontario. Cent mille dollars sont destinés à « assurer la mise en oeuvre d’un plan d’action élaboré pour les minorités raciales francophones de l’Ontario [...] qui comprendra un volet qui prévoit l’intégration à l’ensemble de la francophonie ontarienne »[23].

Un élément est crucial pour bien comprendre la restructuration de l’ACFO : au milieu des années 1990, cette dernière n’est pas perçue comme étant le porte-parole légitime des francophones de l’Ontario, en dépit de ses efforts pour adopter une définition inclusive de ce qu’est un Franco-Ontarien lors de sa première transformation. Elle n’avait pas cette « crédibilité » pour parler au nom de tous les francophones de l’Ontario (entretien avec Hilaire Lemoine, cité dans Boily, 2017, p. 169). Pour André Lalonde, président de l’ACFO au moment de la signature de l’Entente, il est primordial que Patrimoine Canada se soit engagé dans une démarche qui reconnaît explicitement les communautés ethnoculturelles francophones de l’Ontario[24]. Accroître le pluralisme est un enjeu d’importance pour l’ACFO comme pour son bailleur de fonds principal. L’Association annonce dès 1996 un « processus de changement institutionnel » dans le but d’être plus représentative des communautés ethnoculturelles et des minorités raciales. Patrimoine Canada verse à l’ACFO, en mars 1995, une subvention de sept mille dollars visant un projet de rapprochement interculturel[25]. L’année suivante, L’ACFO met sur pied le projet « Rapprochement intercommunautaire », subventionné par Patrimoine Canada[26]. Le comité directeur, qui inclut le président de l’ACFO et celui de l’AIFO, se réunit à Toronto en avril 1996 en vue d’identifier quels sont les « obstacles à l’intégration des communautés ethnoculturelles dans les organismes franco-ontariens »[27].

C’est dans le cadre de son rôle de concertation, que l’ACFO se veut inclusive pour assurer une meilleure représentation de la communauté francophone de la province. Dans cette perspective, les représentants et représentantes de l’ACFO voient la nécessité d’élargir la concertation pour être efficace auprès des gouvernements provincial et fédéral, et aussi auprès de la communauté générale. L’ACFO se veut donc un outil de concertation plus important et puissant. Pour ce faire, elle a entrepris plusieurs démarches, parmi lesquelles se trouve le processus de changement institutionnel. […] [L]e changement institutionnel vise les personnes qui sont absentes de la prise de décisions, des projets et activités communautaires. Parmi les groupes identifiés, on cite les membres des communautés ethnoculturelles et minorités raciales […]. Malgré cette volonté vive de l’ACFO d’encourager les organismes franco-ontariens à entreprendre un dialogue avec les communautés ethnoculturelles, les défis de l’intégration dans les organismes […] [franco-ontariens] demeurent énormes[28].

Par ailleurs, l’existence d’un budget réservé par Patrimoine Canada à la promotion du pluralisme et de l’intégration des immigrants est claire lorsqu’on consulte les critères de financement du Comité conjoint de démarrage de l’Entente Canada-communautés Ontario. Le ministère et l’exécutif du Comité de démarrage s’entendent en effet sur trois axes de développement des communautés francophones : l’« approche au développement », les « trajectoires de développement » et l’intégration des minorités raciales, qui comprend les objectifs suivants : « a) assurer une présidence des minorités raciales francophones; b) leur donner une voix; c) permettre leur enracinement dans la communauté [et] d) permettre le rayonnement bénéfique de la communauté »[29].

Les Ententes Canada-communautés, pilotées par le ministère du Patrimoine canadien, participent du projet politique multiculturel canadien, en plein essor à cette époque. À titre d’exemple, le gouvernement fédéral annonce en 1997 un programme de multiculturalisme renouvelé, ainsi que la mise sur pied de la Fondation canadienne des relations raciales. Le nouveau programme de multiculturalisme vise une plus grande représentation des minorités ethnoculturelles dans les institutions publiques et une plus grande sensibilisation au multiculturalisme. La Fondation canadienne des relations raciales, quant à elle, bénéficie « d’un fonds de dotation unique de [vingt-quatre] millions de dollars consentis par le gouvernement fédéral, et fonctionne principalement grâce aux intérêts que lui rapportent ses investissements » (Brosseau et Dewing, 2009). Il serait toutefois erroné de penser que le pluralisme et la représentation des minorités raciales seraient la seule préoccupation des associations francophones entre le milieu et la fin des années 1990. Parmi d’autres enjeux, elles doivent faire front commun, en 1997, lors de la crise de l’hôpital Montfort d’Ottawa, menacé de fermeture. La cause sera finalement remportée devant la Cour d’appel de l’Ontario en 2001, l’hôpital Montfort restant ouvert en plus de recevoir une protection constitutionnelle[30].

En 1998, La Coalition pour le développement et l’épanouissement de la communauté franco-ontarienne et des minorités raciales francophones de l’Ontario, interlocuteur principal de Patrimoine canadien dans la négociation des Ententes Canada-communautés, est remplacée par un autre organisme : la Direction Entente Canada-communautés Ontario (DECCO). La DECCO succède à la Coalition comme « mécanisme » ou « association parapluie » regroupant toutes les associations francophones de l’Ontario. L’ACFO est une fois de plus supplantée en tant qu’association ou organisme représentatif de tous les francophones de la province (Boily, 2017, p. 186). Formée de seize secteurs, la DECCO représente aussi les « groupes identitaires » : les aînés et les retraités, les femmes, la jeunesse ainsi que les minorités raciales et ethnoculturelles[31]. Le nouvel organisme est directement affilié avec Patrimoine Canada, ce qui crée une situation particulière en Ontario français : l’association qui regroupe toutes les associations francophones de la province relève directement du principal bailleur de fonds des communautés francophones. La prise de décision est ainsi très « conjointe ». Hilaire Lemoine, directeur du Programme d’appui aux langues officielles au ministère du Patrimoine canadien de 1994 à 2006, relate qu’à cette époque, « ce que nos collègues des autres ministères reprochaient à Patrimoine, c’était [d’être] beaucoup trop proches des communautés. [...] Nous, on était un peu les défenseurs des communautés. Puis eux, ils trouvaient qu’on était des fois un petit peu trop proches » (cité dans Boily, 2017, p. 190). Dans ce contexte, on peut inférer que cette proximité accroît de façon considérable l’influence du ministère sur le milieu associatif francophone. C’est ainsi que l’on voit l’étendue de l’influence de l’acteur gouvernemental qu’est le ministère du Patrimoine canadien dans la transformation de l’ACFO.

De fait, Patrimoine Canada accorde un financement en 1998 pour « appuyer l’ACFO dans ses efforts de changements institutionnels par l’augmentation de la représentation et la participation des communautés des minorités raciales et ethnoculturelles » au Forum provincial[32]. En 1999, la ministre libérale du Patrimoine canadien annonce que dix millions de dollars sont investis dans les Ententes Canada-communautés, en plus de la création d’un fonds interministériel de plus de cinq millions de dollars pour aider le développement à long terme des communautés. Parallèlement, le ministre des Finances consacre soixante-dix millions de dollars aux langues officielles. L’Entente Canada-communauté Ontario est du même coup renouvelée pour la période allant de 1999 à 2004 (FCFA, 2005).

Malgré les efforts de Patrimoine Canada pour rendre l’Entente inclusive, l’Association interculturelle franco-ontarienne (AIFO) la critique, dans un communiqué de presse daté du 17 mai 1999, pour son incapacité à satisfaire les besoins particuliers des communautés ethnoculturelles de l’Ontario. L’AIFO demande plus d’autogestion et d’autodétermination pour les communautés ethnoculturelles et réclame une partie de l’enveloppe de l’Entente Canada-communautés, tout en assurant vouloir maintenir leurs relations avec les associations francophones de l’Ontario[33]. Le président du Comité de direction de la négociation de l’Entente écrit à la ministre du Patrimoine canadien pour appuyer la plainte de l’AIFO. La ministre Sheila Copps demande immédiatement à la présidente de l’ACFO de préparer une « ébauche de discussion » qui permettrait de bâtir un modèle pour « assurer l’inclusion dans la gestion de l’entente autant en ce qui concerne les minorités raciales et ethnoculturelles que les femmes et tout autre organisme dont l’activité vise à répondre à des besoins particuliers à des segments de la communauté »[34].

Il importe pour l’ACFO de tenir compte des critiques comme celle de l’AIFO, car comme son rapport sur l’assimilation publié au tournant du millénaire l’indique, « plusieurs Franco-Ontariens de souche ont l’esprit suffisamment ouvert pour constater que notre renouvellement linguistique devra nécessairement passer par ces francophones qui arrivent chez nous d’ailleurs en nombres croissants ».[35] L’immigration semble aussi faire partie des préoccupations fédérales depuis quelques années. Déjà, à la fin des années 1990, le gouvernement fédéral avait mis sur pied le programme de candidats des provinces, par lequel les provinces pouvaient sélectionner des candidats pour l’immigration selon leurs propres critères, et faire suivre ces choix au gouvernement fédéral (Boily, 2017, p. 189). Ce dernier investit aussi par l’entremise du Plan d’action sur les langues officielles (ou Plan Dion) en 2003. Parmi les dix institutions fédérales financées pour la promotion des langues officielles, on trouve le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration. Dans la foulée du Plan Dion, le Comité directeur Citoyenneté et Immigration - Communautés en situation minoritaire rend public un premier cadre stratégique visant à favoriser l’immigration dans les communautés francophones en situation minoritaire (Gouvernement du Canada, 2003a; Gouvernement du Canada, 2003b; Boily, 2017, p. 205).

L’Association canadienne-française de l’Ontario traverse une période difficile au tournant des années deux mille et se retrouve en situation de crise. D’une part, on l’a vu, l’ACFO n’est pas considérée comme l’association qui pouvait légitimement représenter tous les francophones de l’Ontario auprès de Patrimoine Canada dans le contexte de l’Entente Canada-communauté Ontario. De l’autre, l’ACFO est de plus en plus désemparée devant les revendications des minorités ethnoculturelles, qui se multiplient depuis les années 1990 (entretien avec Hilaire Lemoine, cité dans Boily, 2017, p. 212). C’est ce qui mène l’Association à son second moment décisif, où elle sera forcée de se refonder entièrement.

Le moment décisif de 2006 : la refonte de l’ACFO

Au cours de l’année 2003, l’Association se voit imposer par le ministère du Patrimoine canadien un repositionnement stratégique devant aboutir au printemps 2005. À ce sujet, Hilaire Lemoine explique que

c’est à ce moment que le ministère [du Patrimoine canadien] a donné [quelque chose comme un] ultimatum [à l’ACFO]. On a donné beaucoup d’argent à l’ACFO, on a beaucoup dépensé auprès de consultants, pour voir avec l’ACFO comment elle pourrait se repositionner, ce qu’elle pourrait devenir, ce qu’on voulait qu’elle soit : une porte-parole oui, mais moderne, possédant l’aval, le consentement des autres [groupements francophones de l’Ontario]. Et c’est un peu comme ça [que] l’ACFO est éventuellement devenue l’AFO.

cité dans Boily, 2017, p. 213

Par ailleurs, suivant l’exemple de l’ACFO locale de Toronto qui, en 2003, change de nom et passe de l’Association canadienne-française de l’Ontario de Toronto à l’Association des communautés francophones de l’Ontario de Toronto, l’ACFO provinciale change de nom et de mission lors de son assemblée générale annuelle à l’automne 2004. L’ACFO devient l’Assemblée des communautés francophones de l’Ontario. Sa mission change également et devient explicitement politique : alors qu’elle visait à « promouvoir le développement et l’épanouissement de la communauté franco-ontarienne », elle veut maintenant « assurer une représentation efficace et efficiente de la communauté francophone auprès des instances politiques » (CRCCF, 2003)[36].

Lors de cette même assemblée générale annuelle, on évoque une nouvelle phase de transformation de l’ACFO, qui doit devenir un tout nouvel organisme. Résultant de consultations entre la DECCO et l’ACFO, la nouvelle association sera basée sur le modèle des deux organismes tout en agissant « en conformité avec l’esprit de l’ACFO » et en assurant « une réelle représentativité des régions, des secteurs et des individus qui pourrait être acceptable à la communauté francophone de l’Ontario[37] ». Le repositionnement de l’ACFO imposé par Patrimoine Canada se termine. La nouvelle structure de représentation, l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO), est donc le résultat d’une fusion entre l’ACFO et la DECCO. Dès son lancement en avril 2006, elle est présentée comme étant « capable de rassembler un consensus respectueux de la réalité d’aujourd’hui ».[38] L’ACFO change complètement, dans sa structure, sa mission et sa manière de fonctionner. L’ACFO historique n’était pas perçue comme légitimement représentative de l’entièreté de la francophonie ontarienne. La redéfinition du francophone en Ontario, lors du Sommet de la francophonie en juin 1991, n’était en somme pas suffisante pour rendre l’Association représentative de toutes les facettes de la diversité franco-ontarienne.

Le ministère du Patrimoine canadien a donc imposé à l’ACFO un repositionnement en vue de la rendre plus représentative de la diversité franco-ontarienne et notamment des groupes ethnoculturels. La fusion entre l’ACFO et la DECCO, qui a débouché sur l’AFO, n’aurait pas été, elle, imposée par Patrimoine Canada (entretien avec Hilaire Lemoine, cité dans Boily, 2017, p. 215). Le ministère a été un facteur d’influence dans la restructuration et la refonte de l’ACFO, mais cette transformation finale aurait pu prendre d’autres formes. D’autres facteurs ont eu leur importance à l’époque, ne serait-ce que les projets politiques dont il a été question plus haut. En effet, le multiculturalisme canadien, qui était un projet politique concurrent au biculturalisme, est devenu un projet politique complémentaire au bilinguisme canadien aux yeux du monde associatif franco-ontarien. Ce projet politique, on l’a vu, était porté principalement par les gouvernements (fédéral et provincial), mais aussi par une pluralité d’acteurs au sein même du monde associatif francophone. L’influence de Patrimoine Canada sur l’ACFO n’a conséquemment pas été la seule dans ce processus de transformation. L’ACFO n’était pas perçue, notamment par d’autres associations francophones de l’Ontario, comme la représentante légitime de la communauté franco-ontarienne dans son ensemble. L’influence du ministère du Patrimoine canadien n’est toutefois pas négligeable, étant donné sa grande proximité dans la prise de décision. L’apport de cet article est de mettre en lumière cette proximité et de retracer le rôle de Patrimoine Canada dans cette refonte de l’ACFO dans le contexte plus large d’un changement d’adhésion à un projet politique dans la francophonie ontarienne à la même époque.

Deux transformations importantes dans le monde associatif de la francophonie ontarienne ont été documentées dans cette analyse. Ces deux moments décisifs ont donné leur forme actuelle à la structure de l’Assemblée de la francophonie ontarienne (AFO) et accompagné un changement d’adhésion à un projet politique. Dans un premier temps, avant les années 1990, l’ACFO et la FFHQ (dont l’ACFO est membre) s’opposent au projet politique canadien du multiculturalisme, en raison de la scission entre langue et culture que celui-ci opère. Au fond, le multiculturalisme est perçu comme une potentielle entrave au bilinguisme canadien récemment acquis. Au cours des années 1980, en Ontario, on commence à se rallier à l’idée du gouvernement fédéral selon laquelle bilinguisme et multiculturalisme sont plutôt complémentaires. Le premier moment décisif du début des années 1990 vient consacrer cette nouvelle prise de position.

Les transformations ne sont pas terminées au lendemain de ce premier changement, puisqu’au cours des années 1990 et au début des années 2000, l’ACFO n’est plus perçue comme l’Association pouvant représenter la francophonie ontarienne dans son ensemble, malgré ses efforts de redéfinition d’elle-même pour être davantage pluraliste. Le ministère du Patrimoine canadien, son principal bailleur de fonds, intervient dans cette restructuration de l’Association qui se trouve en situation de crise et dont la légitimité est contestée. Le ministère impose un changement profond à l’ACFO, changement qui prendra la forme de la fusion entre la Direction Entente Canada-communautés Ontario, nouvelle structure de financement de Patrimoine canadien, et l’ACFO, en 2006. C’est désormais le nouvel organisme, l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO), qui parle au nom des francophones de la province.

La présentation de ces changements importants dans la francophonie ontarienne a tenu compte le plus possible de tous les éléments contextuels politiques et historiques. Néanmoins, d’autres avenues auraient pu être explorées en complément de ce qui est proposé ici. Une possibilité serait de retracer les changements de personnel au sein des associations ainsi que les réseaux d’influence des acteurs qui y oeuvrent. Une autre, de produire une analyse de ces transformations au regard de la composition démographique de la population de la province. Cet article propose une étude du potentiel d’influence d’un projet politique dans un milieu associatif donné. D’autres analyses semblables pourraient être réalisées pour mettre au jour des éléments d'explication complémentaires.