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Depuis la feuille de route sur les langues au Canada[1], conçue et rédigée en 2003 par le ministre Stéphane Dion et son équipe, il est devenu chose commune de penser que l’avenir, sinon le présent de la francophonie hors Québec, passe par l’apport d’immigrants. Ces derniers, croit-on, devaient pallier le faible taux de fertilité des populations francophones en place et fortifier une société vieillissante, tout en diversifiant et en adaptant mieux cette dernière aux défis d’un monde vu comme pluriel et multiculturel. Lors du dépôt du plan Dion, des membres des communautés francophones minoritaires, s’ils se ralliaient aux vues du ministre, n’en cachaient pas moins leurs doutes. Ils étaient plusieurs à trouver que ces vues reflétaient davantage les voeux de l’auteur du rapport que la réalité elle-même car, selon eux, la majorité des communautés francophones hors Québec étaient peu ou prou travaillées par les questions de l’immigration – à part peut-être dans les grands centres urbains (Toronto, Vancouver, etc.), nous y reviendrons. Certes, ici et là, des indices d’un changement imminent étaient en train de poindre, à commencer par la transformation de l’ACFO (Association canadienne-française de l’Ontario) en AFO (Association des francophones de l’Ontario), symbole d’une « désethnicisation » de l’identité des francophones de l’Ontario. Dans les faits comme dans les discours, un changement d’ampleur semblait se préparer au sein des communautés francophones minoritaires.

Quelques années plus tard, ils étaient légion à ne jurer que pour et par l’apport de l’immigration, signe que la feuille de route avait réussi à transformer les consciences des élites francophones à défaut de changer le portrait sociodémographique de la francophonie. Or, de 2003 à 2019, la réalité de l’immigration s’est installée même au sein de diverses communautés francophones minoritaires, comme elle s’était affirmée dans les grandes cités cosmopolites canadiennes quelques années auparavant (voir notamment Traisnel, 2019).

Dans le champ des études sur les francophones minoritaires du Canada, l’apport de l’immigration allait également aider à élucider partiellement une énigme : celle des nombres (voir notamment Marcoux et Richard, 2019)[2]. Depuis les années 1970, plusieurs chercheurs avaient traité la délicate question de l’assimilation des francophones. Plusieurs travaux du mathématicien Charles Castonguay ont su fouetter les consciences en révélant que les taux d’assimilation du français vers l’anglais variaient entre 30 % et 70 % d’une province à l’autre – seuls le Québec et le Nouveau-Brunswick conservant respectivement des taux de 101 % et de 90 % (Castonguay,  2005).

Selon ses « prédictions »[3], les francophones des communautés minoritaires semblaient fondre comme neige au soleil et le moment n’était pas loin de leur dissolution complète dans le tout anglophone canadien. Si quelques études sont venues depuis montrer les limites de l’approche des transferts linguistiques et des calculs ne reposant que sur deux indicateurs[4], l’idée même d’assimilation linguistique progressive n’était cependant pas une illusion. Et tous peuvent témoigner d’un oncle, d’une cousine, d’un ami ou d’une soeur partis vivre à Toronto, Calgary ou Saint John’s et qui auraient « perdu » leur français. L’énigme, s’il en est une, était bien sûr celle du maintien, voire du léger accroissement de la population ayant le français comme première langue officielle parlée (PLOP). Si assimilation il y avait (même lente), la population francophone des communautés minoritaires du Canada aurait dû en toute logique diminuer, et ce, de manière même assez considérable au fil du temps. Avec un âge médian de 42 ans en 2011 et un taux de natalité de 1,5, deux facteurs contribuant à la non-reproduction de cette population (Statistique Canada, 2014), rien ne semblait s’opposer de l’intérieur à cette tendance. Et pourtant, cette population demeurait relativement stable. En Ontario, de 1991 à 2016, le nombre d’individus ayant le français comme première langue officielle parlée est passé de 483 445 à 501 235 – soit une augmentation de 17 790 personnes en 25 ans[5].

L’immigration devint dès lors l’explication toute faite résolvant une part de l’énigme du maintien de la population francophone hors Québec. L’assimilation et la décroissance naturelle de la population étaient compensées par l’immigration internationale : voilà qui devint la thèse la plus plausible. Mais c’était sans compter sur la migration des Québécois francophones vers l’Ontario. De 2011 à 2016, ils étaient pourtant 19 985 immigrants dont la première langue parlée officielle était le français pour 21 060 migrants venus du Québec pour s’installer en Ontario (Statistique Canada, 2019). La migration interprovinciale était-elle le facteur méconnu expliquant le maintien du nombre de francophones au sein des communautés francophones minoritaires du Canada, plus particulièrement des francophones de l’Ontario? Ce facteur semblait chez plusieurs, sinon disqualifié, du moins banalisé. Qu’est-ce qui ferait migrer des Québécois francophones et pourquoi ceux-ci partiraient-ils de leur patrie pour se joindre au reste du Canada dominé par l’anglais, semblaient dire les plus cyniques? Sans être explicite, on induisait ici une sorte de rupture identitaire formelle incarnée par des frontières, celles de l’Ontario à l’ouest, du Nouveau-Brunswick à l’est et de Terre-Neuve au nord, comme si le Québec était une nation isolée (virtuellement indépendante) dans un État fédéral, et, de ce fait, en rupture avec l’ordre canadien. Selon ces représentations et ces stéréotypes, le migrant francophone quittant le Québec pour le ROC (Rest of Canada) ne pouvait être qu’un paria en rupture avec un Québec jugé trop autonome culturellement ou insuffisamment « canadian ». Mais était-ce vraiment le cas? Comme le dit Laniel, toutes les représentations portant sur la nature de la migration des francophones du Québec vers le Canada avaient pour elles d’éluder complètement « les relations historiques et contemporaines entre communautés francophones et québécoises » (Laniel, 2017, p. 533), et de penser l’homo Quebecensis sans partage d’intention et de vision du monde avec les autres francophones du pays. Si ce rappel était pertinent, cette façon de concevoir et d’interpréter le sens de la migration interprovinciale est-elle pour autant juste empiriquement? L’évaluation empirique de cette proposition audacieuse est l’un des buts de cet article.

Quels immigrants internationaux, quels Québécois viennent grossir les rangs de la francophonie minoritaire du Canada? Qui sont ces Québécois qui quittent leur province? Le font-ils dans un désir de rupture avec l’univers québécois ou de continuité avec une identité transfrontalière, celle qui anima le Canada français d’hier? S’il est fort difficile de répondre à cette dernière question à partir de la seule exploration des recensements, peut-on du moins mieux comprendre les facteurs de la mobilité des Québécois francophones, vers l’Ontario notamment?[6]

Pour établir ce portrait d’ensemble avec toutes les nuances qui sont nécessaires, nous avons utilisé les recensements canadiens[7] des années 1991 à 2016, ainsi que l’Enquête nationale auprès des ménages de 2011 (Statistique Canada, 2014). En utilisant comme variable géographique la province d’habitation des individus, nous avons déterminé les flux migratoires quinquennaux de l’Ontario. Ainsi, nous avons pris en compte le lieu d’habitation d’origine, que celui-ci soit situé dans une province canadienne ou dans un autre pays, cinq ans avant le recensement (t-5) et au moment du recensement (t). D’un état à l’autre, l’analyse de cette variation nous a permis de suivre et d’étudier l’évolution de l’apport potentiel des migrants francophones. Puisque notre intérêt est d’abord tourné vers le fait français en Ontario, nous avons uniquement soumis à cette analyse les individus ayant le français comme première langue officielle parlée (PLOP)[8]. Les résultats présentent essentiellement les données migratoires des francophones de première langue officielle au niveau provincial en fonction de leur lieu de départ. Néanmoins, notre analyse ne se limite pas aux mouvements interprovinciaux. L’originalité de notre démarche réside dans l’examen des parcours migratoires des francophones ontariens issus de différents flux de migrants. Nous nous intéresserons d’abord aux migrants en provenance du Québec, puis à ceux venant des autres provinces canadiennes, et enfin, aux immigrants internationaux. Distinguer ces trois profils de migrants pour les différents lieux d’origine nous permettra de mieux saisir la complexité de la structure et leur apport à la francophonie ontarienne. En guise de conclusion, nous élargirons la question en y incluant la variable religieuse afin de mieux saisir le rôle que ce facteur culturel pourrait jouer dans la migration.

Une réserve s’impose. Le déploiement de cette structure migratoire n’est pas toujours direct. Pour diverses raisons, qui vont d’un désir d’intégration aux aspects économiques, le parcours d’un migrant interprovincial ou d’un immigrant peut être jalonné d’escales, plus ou moins longues, qui relient le lieu d’origine et l’Ontario en passant par un espace tiers. Nos résultats ont mis en lumière un parcours fréquemment utilisé par les francophones provenant de l’extérieur du Canada et allant s’installer en Ontario. Ce quatrième flux comprend les individus en provenance de l’international, s’installant d’abord au Québec et migrant ensuite – lors d’une seconde migration – en direction de l’Ontario. Pour les besoins de la présentation statistique, nous les nommerons les migrants pivotants.

Langue française, immigration internationale et migration interprovinciale des Québécois vers l’Ontario : bref retour sur une littérature abondante

Vers la fin des années 1960 et au courant de la décennie suivante, certains chercheurs commencent à s’intéresser aux rapports qui s’opèrent entre la migration interprovinciale canadienne et certains facteurs économiques. Pionnière dans le domaine, Isabel B. Anderson s’est intéressée à l’effet du développement économique sur la redistribution de la population. Pour ce faire, elle utilisa les recensements de 1921 à 1961 et le revenu moyen par habitant. Par cette approche, l’auteure s’intéresse aux coûts et bénéfices de la migration et montre que « l’âge, l’instruction, l’état civil et l’importance numérique de la famille influent sur la mobilité » (Anderson, 1967, p. 48). À son tour, John Vanderkamp (1969, 1971, 1972) s’intéressera, toujours avec la même approche coûts/bénéfices, au rapport entre le chômage et la migration. Tout comme Anderson, il avancera que la migration vise une certaine amélioration de la condition économique de la part de l’initiateur. Or ce que nous apprennent tous ces travaux, c’est que ce processus n’est malheureusement pas toujours très concluant. À défaut d’améliorer leurs revenus, ou bien de dénicher une nouvelle occasion, plusieurs migrants doivent emprunter le chemin du retour. C’est ce qu’il appellera les return migrations (Vanderkamp, 1971, 1972; Vanderkamp et Grant, 1988). Au moment où les études économétriques semblent être légion, Thomas J. Courchene se distingue en proposant une étude qui dépasse les dimensions économiques de la migration interprovinciale (Courchene, 1970). Les hypothèses qu’il propose confirment celles déjà avancées par Anderson et Vanderkamp, mais en repoussent les limites. Selon lui, la combinaison de caractéristiques culturelles, telles la religion ou la langue, expliquerait une part des migrations québécoises. Ce faisant, il vient confirmer ce que d’autres chercheurs avaient seulement supposé avant lui[9].

La fin des années 1970 marque un tournant dans l’analyse des migrations interprovinciales. Les auteurs francophones se démarqueront davantage et la question de la langue sera désormais centrale dans plusieurs de ces grandes études. Denise Desrosiers, Joel E. Gregory et Victor Piché seront parmi les premiers à avancer que « les facteurs non économiques jouent [aussi] un rôle considérable dans le cas des entrées et des sorties du Québec » (Desrosiers, Gregory et Piché, 1978, p. 44). C’est donc par la lorgnette québécoise que l’analyse des déterminants culturels de la migration s’est imposée. Dans leurs travaux, Réjean Lachapelle et Jacques Henripin (1980) considéreront aussi la langue comme un facteur déterminant tout au long du processus migratoire. Selon eux, partager la langue du lieu de destination facilite l’accès aux informations nécessaires, que ce soit pour se loger ou trouver un emploi. Ainsi, cela pourrait avoir un effet sur la propension à migrer ou sur le « coût d’adaptation et d’intégration linguistique et culturelle » (Lachapelle et Henripin, 1980, p. 200).

Ces travaux plutôt théoriques mettront la table pour un certain nombre de recherches plus empiriques. Le livre Le travail et l’espoir de Roger Bernard (1991) propose une fine analyse du parcours des migrants québécois qui choisissent de s’installer dans le nord de l’Ontario. Pour lui, prendre en compte la culture dans la migration ne signifie pas rejeter les facteurs économiques : l’un et l’autre sont essentiels pour comprendre l’acte de migration des Québécois (Bernard, 1991, p. 36). Là où Bernard voyait « [des] réseaux migratoires, continus et enchevêtrés les uns dans les autres, participant au maintien ou à l’effritement du processus de communalisation des Franco-Ontariens » (Bernard, 1988, p. 47), André Langlois concevra le migrant dans son « sentier migratoire », ses structures et sa culture (Langlois, 1992, p. 231). Ces approches n’omettent toutefois pas l’ensemble des variables sociodémographiques. Les écrits de Langlois ont bien montré que les migrations interprovinciales ne sont pas réductibles au facteur linguistique et qu’il est possible d’y combiner un certain nombre de variables sociodémographiques. Il dira notamment que « l’âge, mais aussi, le niveau de scolarisation, le statut socio-économique et le mode de vie urbain ou rural » ont une importance particulière dans ces mouvements (Langlois, 1992; Langlois et Castonguay, 1993, p. 401).

La progression, la complexification de différentes études et l’avènement de nouvelles voies d’analyses – les statistiques notamment – ont permis au champ de connaître des développements dans plusieurs directions. C’est alors que la migration deviendra un vecteur d’analyse pour aborder les nouvelles populations, souvent minoritaires. Cet intérêt croissant pour les études migratoires se traduit notamment par la création du réseau Métropolis en 1996. Issus d’une initiative gouvernementale, les axes en sont nombreux et fort diversifiés. Retenons notamment les travaux de Chedly Belkhodja et de Nicole Gallant qui juxtaposent au fait français et à ses mouvements des analyses des milieux minoritaires, de l’altérité, des institutions et des enjeux identitaires. Pour eux, la migration doit nécessairement être appuyée par trois aspects complémentaires : le recrutement/l’attraction, l’accueil et l’intégration (Gallant, Roy et Belkhodja, 2006; Gallant, 2007). Le recrutement et l’attraction doivent passer par une meilleure coordination des communautés, notamment en milieu rural (Gallant, 2007) et une approche globale où l’information circule efficacement devrait guider ce processus (Gallant, Roy et Belkhodja, 2006, p. 94; Belkhodja, 2008, p. 91). Ces travaux se distinguent des précédents par l’importance accrue qu’on y accorde aux rapports entre les communautés d’accueil et les francophones en provenance d’autres pays.

L’émergence de ces travaux coïncide avec de réelles transformations démographiques. Ces transformations, ainsi qu’une inquiétude de plus en plus palpable des francophones en milieu minoritaire pour leur survie à moyen et à long terme, suscitèrent la production de nouveaux types de données. C’est notamment ce genre de travail que fera Charles Castonguay en utilisant les statistiques descriptives de recensement, pour produire des données analytiques. Pour ce faire, il ne se limitera pas aux seules données relatives à l’immigration. Il enchâssera cette problématique dans celles de la fécondité, du transfert linguistique et de l’assimilation au sein d’un ensemble plus englobant : la vitalité linguistique francophone au Canada. Pour le mathématicien, ces dimensions relevaient d’un même enjeu et ne pouvaient être prises séparément, car elles étaient interdépendantes et agissaient toutes sur le déficit intergénérationnel du français[10]. L’immigration francophone est perçue par lui comme une solution potentielle à la faible fécondité des femmes francophones et au taux d’assimilation grandissant des populations francophones minoritaires à l’extérieur du Québec. « À moins que la très grande partie des futurs gains migratoires ne soient francophones ou ne se francisent, disait-il, la population francophone du Québec [et a fortiori celle des communautés francophones minoritaires] diminuera à la fois en nombre et en poids relatif » (Castonguay, 1988, p. 59). Pour Castonguay, la pérennité des communautés francophones dépend nécessairement des migrants en provenance du Québec. Il observe notamment que le poids important des Québécois francophones migrant vers le reste du pays supplante celui des migrants francophones d’outre-mer, ce qui est particulièrement vrai chez les jeunes (Castonguay, 2008). Pour lui, il faut être soucieux de l’immigration vers les grandes agglomérations fortement peuplées et urbanisées, où le faible niveau de concentration linguistique prédispose à l’assimilation, à la minorisation et à l’anglicisation (Castonguay, 2002, p. 228-229).

Peu à peu, l’ancrage géographique devient central dans la gestion de l’immigration. Mathieu Charron avance que « la communauté territoriale exerce une influence importante sur les pratiques linguistiques locales (…) ainsi que sur la perception de la francité. (…) [P]lus les francophones sont nombreux sur un territoire, plus le français est utilisé et plus on perçoit sa présence » (Charron, 2017, p. 412). Charron fait ainsi écho aux travaux pionniers de la géographe Anne Gilbert (2010). Or, dans les plus petits centres, l’immigration peut faire aussi planer le spectre de l’altération. Nicole Gallant avance que « la crainte la plus répandue associée à l’immigration (…) est que cela dilue l’identité et la culture francophone minoritaire locale » (Gallant, 2007, p. 94). D’autre part, l’immigration peut se dissoudre dans la masse sans créer une communauté effective. À ce propos, Gilles Forlot écrit que « la francophonie torontoise a fini par se diluer dans un multiculturalisme », et ce, en dépit du soutien que lui apportent plusieurs institutions (Forlot, 2005, p. 227). Bien qu’on puisse utiliser le français à certains endroits, cela n’est pas pour autant le gage d’un milieu francophone prospère, où il est viable d’accueillir un immigrant francophone avec l’espoir qu’il garde sa langue.

Variables démographiques, ancrages territoriaux, réseaux, identités et dynamiques institutionnelles sont au nombre de ce que Diane Farmer considérera pour penser une politique d’ensemble sur l’immigration francophone (Farmer, 2008, p. 147). Or, bien qu’une telle vision d’ensemble puisse guider plusieurs politiques en matière d’immigration, la dimension stratégique de leur mise en place ne fait pas nécessairement l’unanimité. Chedly Belkhodja est l’un de ceux qui critiqueront cette approche, la qualifiant « d’une affaire de chiffres, de cibles et de performance », voire d’approche « managériale » (Belkhodja, 2011, p. 136). Pour lui, « ce jeu de la statistique » réduit l’immigrant à n’être qu’un « figurant dans une vitrine multiculturelle et folklorique » (Belhkodja, 2011, p. 136 et 142). Ces approches, selon lui, devraient être plus soucieuses des interactions sociales dans un espace plus convivial, où est réduite la distance entre nous et l’autre (Belkhodja, 2011). Pour y parvenir, il propose « une prise de parole et un engagement pour le réel ». Il reconnaît la difficulté de cette entreprise et il convient que l’approche stratégique est aussi le propre des immigrants qui font du « shopping » lorsque vient le temps de choisir une terre d’accueil. En effet, les immigrants ont plus de chance de migrer d’une province à une autre – et moins de chance d’y revenir – que les individus nés au Canada. Cela semble s’expliquer par leur situation socioéconomique et socioculturelle, comme en témoignent les études statistiques de Newbold :

[traduction] En raison de la similitude des raisons expliquant la migration des migrants interprovinciaux nés au Canada et de ceux nés à l’étranger, les résultats suggèrent que les différences de migration observées entre les groupes nés à l’étranger et les autres groupes sont largement explicables par l’hypothèse des caractéristiques et moins par le lieu de naissance en soi. Après contrôle des variables individuelles et systémiques, les incidences liées au lieu de naissance n’ont pu expliquer qu’une part relativement faible du processus de départ ou de destination, bien que les déterminants ethniques aient été plus importants que les dimensions économiques pour expliquer le processus de choix du départ. En fait, le processus de décision migratoire des personnes nées à l’étranger peut être fortement basé sur la langue maternelle et la similarité culturelle. (Newbold, 1996, p. 745)[11]

D’autres chercheurs, dont Karen M. King et Bruce K. Newbold, ainsi que Kao-Lee Liaw et Lei Xu, chercheront à comprendre avec finesse les déterminants de la migration interprovinciale des immigrants. Leurs études nous intéressent à double titre : d’une part, parce que nous tentons de mieux comprendre l’apport à la vitalité des communautés francophones où s’installent les migrants et le rôle qu’ils peuvent jouer dans leur pérennité; et d’autre part, parce que ces travaux traitent d’abord des migrations interprovinciales des Québécois francophones, aspect moins abordé par la littérature et auquel nous consacrerons la deuxième partie de cet article. Pour ces chercheurs, la migration est d’abord influencée par le capital humain. Pour eux, les caractéristiques individuelles (âge, sexe, état matrimonial, etc.) prédisposeraient plus ou moins un individu à migrer. Cette perspective qu’adoptent King et Newbold envisage aussi la possibilité pour le migrant de mobiliser son capital humain là où il s’établit. Il y aurait, selon eux, un choix rationnel du coût et des conséquences de la migration (King et Newbold, 2011, p. 3). Ces auteurs, tout comme Liaw et Xu, notent que les locuteurs anglophones se déplacent davantage au Canada que les francophones. La maîtrise de l’anglais aurait un effet positif sur la migration interne des individus nés à l’étranger (King et Newbold, 2011, p. 3). Ces caractéristiques qui semblent aller de soi dans le contexte canadien permettent à ces chercheurs de traiter de catégories particulières de migrants : les way-station migrants (King et Newbold, 2007; 2011) et les post-landing migrants (Liaw et Xu, 2007). Dans le premier cas, King et Newbold se servent des recensements pour définir le concept de way-station migrant :

[traduction] Les way-station migrants (migrants de passage) sont définis comme des individus qui ont résidé dans trois régions différentes en 1991 (1996), 1995 (2000) et 1996 (2001). Par conséquent, les way-station migrants sont des migrants qui ont déménagé deux fois, la première fois entre 1991 (1996) et 1995 (2000), et la seconde entre 1995 (2000) et 1996 (2001). En somme, un lieu de transit devient la destination intermédiaire (enregistrée en 1995 [2000]) entre l’origine de 1991 (1996) et la destination observée en 1996 (2001). (King et Newbold, 2007, p. 247)[12]

Cette définition fonctionnelle du migrant a pour effet d’identifier ses lieux de passage et sa destination finale. On ne tient pas compte du lieu de naissance de l’individu. Elle montre néanmoins que certaines grandes villes/régions (Toronto et ses environs) ont un pouvoir d’attraction autant pour ceux qui sont de passage que pour ceux qui veulent y rester. Cette approche permet notamment d’appréhender la Ville Reine comme une redistributrice d’immigrants (King et Newbold, 2007, p. 260). Les autres régions, quant à elles, sont analysées à l’aune de leur manque d’attractivité, ce qui est particulièrement le cas pour le Québec.

Liaw et Xu, quant à eux, tiennent compte du moment d’entrer au pays et de la province de résidence pour développer le concept d’immigrant de court séjour (post-landing migrant)[13]. À la différence de la définition du migrant en transit vers une région (way-station migrant), celle-ci prend en compte le moment où l’immigrant entre au Canada. Cela permet notamment d’affirmer que les immigrants seraient plus susceptibles de parcourir de longues distances lors de la seconde migration que les individus nés au Canada[14]. Quelque peu différents, ces concepts rendent compte des migrations successives et marquent l’importance qu’ont l’Ontario et la Colombie-Britannique dans l’attraction des migrants (Liaw et Xu, 2007, p. 19). Cela entraîne une forte concentration des immigrants à l’arrivée, et au départ de bon nombre de ceux qui habitaient de plus petites communautés[15]. Sans être directement calquée sur le modèle des way-station migrants ou celui des post-landing migrants, notre approche des migrants pivotants se veut englobante, car elle tient compte de tout type de migration vers l’Ontario d’un individu né à l’extérieur du Canada et en partance du Québec.

La question de la langue française dans la migration interprovinciale québécoise a aussi été spécifiquement traitée par plusieurs chercheurs. Dans ses études les plus importantes sur la migration interprovinciale[16], Ross Finnie a utilisé des données administratives modélisées au moyen d’une approche longitudinale. Cela lui a permis de comparer l’importance de certains facteurs – présents sous forme de variables – dans les parcours migratoires de certains individus. Son approche globale, attribuable aux données administratives détaillées, lui a permis de cibler les déplacements sur une base annuelle. Il traite d’abord du Québec sous l’angle culturel plutôt qu’économique. Pour lui, le taux de migration interprovinciale du Québec est d’abord explicable par sa culture distincte et sa langue. Il affirme que [traduction] « la langue a également un rôle à jouer (…), le Québec et le Nouveau-Brunswick ayant des taux de migration inférieurs à ce que la taille de leur population pourrait laisser croire »[17] (Finnie, 1999, p. 235). Pour appuyer cet argument voulant que les francophones du Québec restent proportionnellement plus souvent entre eux, il analyse les flux importants d’anglophones qui quittent le Québec pour gagner le ROC. C’est aussi vrai pour les francophones du ROC  : ceux-ci migrent proportionnellement plus que leurs voisins anglophones vers le Québec[18] (Finnie, 2004, p. 1773). Il nomme cet effet de migration « minority language effect ». Il avance également qu’un effet de proximité est en jeu pour les Maritimes, mais aussi entre le Québec et l’Ontario.

Notons finalement que deux études parues dans le collectif  La vie dans une langue officielle minoritaire au Canada, dirigé par Rodrigue Landry (2014), se sont intéressées à la migration interprovinciale des francophones nés à l’étranger. Ainsi, l’étude de Jack Jedwab et Julie Perrone  dresse un portrait descriptif de la migration québécoise francophone en Ontario. Pour leur part, Anne Gilbert, Nicole Gallant et Huhua Cao s’intéressent aux mouvements migratoires interprovinciaux des francophones issus de l’immigration et des Québécois. Selon eux, il faut distinguer deux types de migrations alimentant les communautés francophones : les migrations temporaires et les migrations permanentes. Néanmoins, il en ressort une caractéristique particulière : « Les communautés minoritaires comptent plusieurs personnes qui n’ont pas vécu très longtemps dans la province où ils habitaient au moment de l’enquête » (Gilbert, Gallant et Cao, 2014, p. 277). Pour étayer cette affirmation, les auteurs nous présentent un tableau des migrations par province et par lieu de naissance des migrants francophones en fonction de la concentration francophone du milieu dans lequel ils habitent (Gilbert, Gallant et Cao, 2014, p. 276). Qu’il s’agisse du premier ou du second type de migrant, ce qui est le plus frappant c’est la relative nouveauté de leur déménagement en Ontario et le renouvellement perpétuel de la migration interprovinciale des francophones du Québec.

Nous l’écrivions en introduction, Laniel ira plus loin et proposera une modélisation sociohistorique du Québec comme état-parent, rayonnant d’une certaine manière dans toute la francophonie canadienne depuis plusieurs années. Le modèle de Laniel, qu’il établit par comparaison avec d’autres nations (européennes) partageant avec des pays limitrophes une culture et une langue communes, voire des relations instituées de coopération et de reconnaissance réciproque, innove en proposant une toute nouvelle façon de concevoir la migration interprovinciale comme le complément et le prolongement d’une culture commune plutôt que comme une rupture frontalière. Mettant l’accent sur la continuité, Laniel accentue une perspective déjà présente dans la littérature, mais en lui donnant une ampleur et une cohérence jamais développée auparavant.

Migration et immigration francophone en Ontario (1991-2016)

Rappelons qu’après le Québec, l’Ontario est la province réunissant le plus grand bassin de francophones. En 2016, ils étaient 593 330 (Statistique Canada, 2019) à avoir le français comme première langue officielle parlée, ce qui représente près du double du Nouveau-Brunswick – troisième province francophone en importance –, où cette population s’élevait alors à 233 125 individus (Statistique Canada, 2019) (Annexe 1). Bien que leur nombre soit imposant, les Franco-Ontariens ne représentaient que 4,5 % du poids démographique de leur province (Annexe 1) et 7,4 % de celui de la francophonie canadienne. Depuis 1991, en dépit de l’augmentation de leur nombre absolu dans la province, leur poids relatif au niveau provincial et national a légèrement diminué[19].

Cette relation démographique entre les provinces semble lier de près le Québec à l’Ontario. Le graphique 1 présente un portrait global de la provenance des migrants francophones (PLOP) qui s’installent en Ontario. En 2016, 45,3 % des entrants francophones provenaient du Québec contre seulement 11,8 % pour les autres provinces. Quant aux immigrants internationaux, ils représentaient 42,9 % du poids migratoire francophone durant cette période. En cette matière, on constate sans peine l’apport modéré, voire négligeable, des provinces canadiennes autres que le Québec à la francophonie ontarienne. De 1991 à 2016, leur proportion est passée de 18,6 % à 11,8 %, positionnant ainsi le Québec comme principal pourvoyeur de migrants francophones, et ce, depuis plus de 25 ans. Pour la même période, les Québécois représentaient entre 49,3 % et 45,3 %[20] du poids migratoire francophone entrant en Ontario[21]. Quant aux migrants internationaux, leur proportion est passée de 32,1 % à 42,9 %[22]. Pour cet article, nous nous concentrons d’abord sur ces deux dernières catégories – Québec et international –, puisqu’elles représentent la presque totalité des arrivants francophones en Ontario.

Graphique 1

Proportion d'entrants francophones (%). Lieu d'habitation 5 ans auparavant (Québec, extérieur du Canada et lautres provinces) des individus de première langue officielle française qui habitent en Ontario, 1991-2016

Proportion d'entrants francophones (%). Lieu d'habitation 5 ans auparavant (Québec, extérieur du Canada et lautres provinces) des individus de première langue officielle française qui habitent en Ontario, 1991-2016

1. Statistique Canada, Recensement de la population : 1991, 1996, 2001, 2006, 2016 [Canada] Fichier maître préparé pour diffusion dans le réseau des Centres de données de recherche du Canada, 2019.

2. Statistique Canada, Enquête nationale auprès des ménages : 2011 [Canada] Fichier maître préparé pour diffusion dans le réseau des Centres de données de recherche du Canada, 2019.

3. Chaque année de recensement prend en compte la migration encourue dans la période de 5 ans précédant le recensement. Le portrait de 2016 prend ainsi en compte les individus arrivés depuis 2011.

-> Voir la liste des figures

De 1991 à 2001, on peut estimer qu’un entrant francophone (PLOP) sur deux vient directement du Québec. Cette proportion décline avec les années, mais demeure malgré tout importante. De 2006 à 2016, le poids des migrants francophones québécois glisse sous la barre des 50 % pour se situer à 45,3 %. De manière générale, cette baisse est notamment attribuable, d’une part, à la hausse du nombre d’immigrants internationaux et, d’autre part, à la baisse de migrants interprovinciaux québécois (voir Annexe 3).

Lorsqu’on le précise, ce portrait de l’Ontario diffère grandement de celui des entrants francophones à Toronto[23]. Les francophones de cette ville viennent en grande partie de l’extérieur du Canada. En 2016, parmi les entrants francophones (PLOP) de la Ville reine, on compte 61,7 % de migrants internationaux contre 31,7 % de migrants québécois. De 1991 à 2016, les francophones issus de l’immigration représentaient plus de la moitié des entrants francophones, contrairement à l’Ontario dans son ensemble qui a crû surtout grâce à l’apport de la migration québécoise (voir 1991-1996 et 1996 -2001- Annexes 2 et 3). Une fois cette distinction faite, remarquons que la tendance qui va en s’affirmant à Toronto semble aujourd’hui se généraliser peu à peu à l’ensemble de la province quant à l’importance accrue du nombre de migrants internationaux francophones (voir Annexes 2, 3, 4).[24]

Évidemment, ce portrait demeure partiel. Il ne s’agit ici que d’un premier survol de données rarement colligées dans la littérature sur la francophonie canadienne. Pour complexifier un peu ces données, il importe d’ajouter une catégorie bien particulière de migrants, celle que nous avons nommée précédemment les « pivotants », c’est-à-dire les francophones issus de l’immigration qui s’installent d’abord au Québec et qui entreprennent par la suite une migration interprovinciale, à un moment ou à un autre, notamment vers l’Ontario. Les pivotants sont d’abord des migrants internationaux et ensuite des migrants interprovinciaux. Il s’agit de francophones issus de l’immigration internationale ayant vécu un certain temps au Québec avant de se déplacer vers une autre province. Le poids relatif de ce groupe, ayant le français comme première langue officielle parlée (PLOP), par rapport à l’ensemble des entrants francophones en Ontario, a presque triplé de 1991 à 2016, passant de 5,5 % à 14 %. Le fait d’ajouter cette dernière catégorie d’analyse a pour effet de relativiser le poids des migrants québécois, en les distinguant de ceux nés à l’étranger.[25] La migration des Québécois francophones nés au Canada passe alors de 43,9 % à 31,2 % entre 1991 et 2016 – ce qui représente une diminution importante. Autrement dit, des 45,3 % de migrants francophones en provenance du Québec vers l’Ontario en 2016, seulement 31,2 % seraient des résidents Québécois francophones, nés au Canada, de 2e génération et plus.

Cette tendance observée pour la migration des pivotants vers l’Ontario semble également s’affirmer pour la région métropolitaine de Toronto. De 1991 à 2016, la proportion de migrants pivotants par rapport au total des entrants francophones est passée de 8 % à 14,8 %, diminuant plus encore la proportion déjà faible de migrants québécois qui partaient pour cette ville (voir Annexe 5). En 2016, la proportion de migrants québécois nés au Canada ne dépasse la proportion de migrants pivotants que de 2,1 %, situant ainsi ces deux groupes à un niveau comparable quant à leur apport dans la métropole ontarienne.

Graphique 2

Profils (détaillés) des individus ayant le français comme première langue officielle parlée qui ont migré vers l'Ontario dans les cinq dernières années, 1991-2016

Profils (détaillés) des individus ayant le français comme première langue officielle parlée qui ont migré vers l'Ontario dans les cinq dernières années, 1991-2016

1. Statistique Canada, Recensement de la population : 1991, 1996, 2001, 2006, 2016 [Canada] Fichier maître préparé pour diffusion dans le réseau des Centres de données de recherche du Canada, 2019.

2. Statistique Canada, Enquête nationale auprès des ménages : 2011 [Canada] Fichier maître préparé pour diffusion dans le réseau des Centres de données de recherche du Canada, 2019.

3. Chaque année de recensement prend en compte la migration encourue dans la période de 5 ans précédant le recensement. Le portrait de 2016 prend ainsi en compte les individus arrivés depuis 2011.

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Lorsqu’on regroupe au sein de la même catégorie migrants francophones issus directement de l’étranger et migrants pivotants, le portrait est saisissant : de 1991 à 2016, de recensement en recensement, la proportion des francophones nés à l’étranger dans l’ensemble des entrants francophones s’accroît de façon telle qu’on peut y déceler l’émergence d’un nouveau régime migratoire.

Graphique 3

Profils (regroupés) des individus ayant le français comme première langue officielle parlée qui ont migré vers l'Ontario dans les cinq dernières années, 1991-2016.

Profils (regroupés) des individus ayant le français comme première langue officielle parlée qui ont migré vers l'Ontario dans les cinq dernières années, 1991-2016.

1. Statistique Canada, Recensement de la population : 1991, 1996, 2001, 2006, 2016 [Canada] Fichier maître préparé pour diffusion dans le réseau des Centres de données de recherche du Canada, 2019.

2. Statistique Canada, Enquête nationale auprès des ménages : 2011 [Canada] Fichier maître préparé pour diffusion dans le réseau des Centres de données de recherche du Canada, 2019.

3. Chaque année de recensement prend en compte la migration encourue dans la période de 5 ans précédant le recensement. Le portrait de 2016 prend ainsi en compte les individus arrivés depuis 2011.

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En 1991, plus de 50 % des migrants francophones qui entreprenaient un déplacement du Québec vers l’Ontario étaient nés au Canada. Le pourcentage de Franco-Québécois nés au Canada est dépassé, peu à peu, par celui des francophones nés à l’extérieur du pays, et ce, dès 1996. La proportion s’inverse dès lors. Des années 1996 à 2001, la concurrence entre ces deux profils migratoires demeura relativement élevée. Ce n’est qu’en 2006 que les entrants francophones (PLOP) nés à l’étranger (immigrants ou pivotants) constitueront plus de 60 % des effectifs globaux, jusqu’à atteindre 64,6 % des entrants francophones en 2016. En conséquence, la part des citoyens francophones (PLOP) nés au Canada en provenance du Québec diminuera de 34,3 % entre 1991 et 2016, passant de 53,9 % à 35,4 %. Autrefois majoritaires, les Franco-Canadiens nés et provenant du Québec représentent aujourd’hui plus ou moins le tiers de ceux-ci.

À nouveau, si l’on compare ce portrait à celui de Toronto, la tendance s’accentue (voir Annexe 6). Depuis 1991, sept entrants francophones (PLOP) sur dix ne sont pas nés au Canada. De 2006 à 2016, leur proportion a dépassé le seuil des 80 %. Les migrants québécois francophones nés au Canada, qui représentaient 30,2 % en 1991, ne sont plus que 18,1 % en 2016 (voir Annexe 6).

Discussion

Cette présentation des statistiques des entrants francophones (PLOP) en Ontario de 1991 à 2016 permet d’établir un portrait diachronique nuancée. Il appert que les configurations dominantes de la migration et de l’immigration francophones vers l’Ontario ont changé profondément depuis les vingt-cinq dernières années. Tout se passe comme si un modèle continental canadien-français avait peu à peu cédé sa place à un modèle international et cosmopolite, et ce, en quelques années seulement. Évidemment, il ne s’agit pas d’une rupture brutale, mais de changement dans la continuité, le modèle dominant s’effaçant peu à peu au profit de l’émergence d’une nouvelle configuration.

Nous proposons d’expliciter cette transformation à partir de trois moments symbolisant chacun l’avènement de trois régimes de migration francophone nationale et internationale différenciés. On entend ici par régime de migration francophone nationale et internationale une configuration dominante de l’entrée de francophones au sein d’une province, marquée aussi bien par des tendances sociodémographiques de fond que par des évènements économiques, politiques et des traits culturels qui en déterminent ou, du moins, en influencent la signification et la teneur. Le régime de migration francophone nationale et internationale est construit selon les traditions politiques nationales et un interventionnisme étatique plus ou moins prononcé. À l’instar du concept de régime linguistique chez Linda Cardinal et Selma Sonntag, le régime de migration francophone nationale et internationale ne doit pas être confondu « avec ses différentes dimensions ou composantes » (Cardinal et Sonntag, 2015, p. 118; voir aussi Cardinal et Normand, 2011). En outre, il dépasse les politiques d’immigration et les politiques linguistiques des différents gouvernements, même si celles-ci peuvent peser lourd dans la transformation des régimes de migration; de même, il ne peut être ravalé aux seuls aspects démographiques, malgré toute leur importance. Le régime de migration francophone nationale et internationale est le produit de plusieurs tendances, conjonctures, lois, règlements et évènements.

À partir des données descriptives que nous avons analysées portant sur les entrants francophones (Québec, pivotants et immigration internationale) en Ontario de 1991 à 2016, nous proposons que l’Ontario a connu trois régimes de migration francophone nationale et internationale différenciés, en autant de moments. Des années 1971 aux années 1991, l’Ontario aurait été travaillé par ce que nous nommons un régime continentaliste canadien-français dominant où les migrants québécois nés au Canada auraient formé la majorité des entrants. Dans ce régime, la francophonie minoritaire d’Ontario pouvait aisément se renouveler par l’apport des migrants québécois francophones nés au Canada. On peut croire qu’à cette époque, le régime de migration francophone nationale et internationale permettait à ces derniers de s’inscrire et d’être inscrits à l’intérieur d’un certain continuum continental canadien-français[26]. Des années 1991 à 2006, le pourcentage d’entrants internationaux (immigration et pivotants) augmente de plus de 15 %, donnant à voir une situation en pleine transformation. Le régime dominant de migration francophone nationale et internationale semble alors de moins en moins prendre racine dans le foyer canadien-français. Ce sont les entrants internationaux et québécois nés au Canada qui font augmenter alors le nombre total des nouveaux venus chez les francophones d’Ontario. L’univocité d’hier cède peu à peu devant un régime national concurrentiel, où deux visions du développement du Canada semblent chercher de manière concomitante à s’affirmer. La vision binationale héritée d’une conception dualiste du Canada (au temps de la Commission Laurendeau-Dunton, pour ne prendre que cet exemple) est mise à mal par une conception de plus en plus internationaliste de l’avenir du Canada. Il importe de spécifier que cette période correspond à une augmentation importante du nombre d’immigrants internationaux originaires des pays en émergence ou des pays ayant un corpus religieux exogène au corpus chrétien. Ce type d’immigration et son volume n’auront de cesse d’augmenter par la suite. L’Ontario, Toronto au premier chef, sera la pierre angulaire de cette transformation du Canada. De 1996 à nos jours, nous l’avons vu, cette tendance s’accentuera, laissant apercevoir l’institutionnalisation d’un nouveau régime de migration francophone nationale et internationale. Sur le plan provincial, de 2006 à nos jours, tout se passe comme si s’était consolidé un régime cosmopolite multiculturel non seulement par l’augmentation du nombre de migrants francophones venus de l’étranger, mais par la transformation du type de migration interprovinciale. Rappelons que, en 1991, les pivotants ne représentaient qu’environ 5,5 % de l’ensemble des migrants francophones interprovinciaux du Québec vers l’Ontario ; en 2006, ils étaient environ 9,9 % ; en 2016, ils en constituaient 14 %, soit une augmentation de 254 %[27] en l’espace de 25 ans.

Si, de 1991 à 2006, les francophones de l’Ontario pouvaient être divisés sur le devenir de leur communauté – les uns croyant à une certaine continuité du complexe canadien-français en deçà des différences entre les Québécois et les Franco-Ontariens, les autres étant convaincus qu’une rupture sociodémographique était à l’oeuvre au sein de la société ontarienne –, de 2006 à 2016, l’essor du nombre d’entrants internationaux (immigrants et pivotants) imposait désormais la donne et forgeait les politiques qui suivront, comme en témoigneront plus tard les débats autour du choix de Toronto comme lieu de la première université française en Ontario. Involontairement, le régime national concurrentiel contribuait à forger des lectures fortement différenciées, selon le lieu d’où parlait l’analyste.[28] Celui qui avait devant lui la situation de Toronto pouvait avoir grand mal à se convaincre de la permanence d’une intention vitale du Canada français (Thériault et Meunier, 2008). En revanche, à Ottawa ou au Nord, Nord-est de la province, toutes les conditions sociodémographiques étaient rassemblées pour estimer le contraire[29]. Cette différenciation des régions, qui a maintes fois été constatée (voir Meunier et Nault, 2012), s’est lentement atténuée, bien qu’une étude plus poussée puisse montrer sa persistance. Ici, la super diversité (voir Vertovec, 2007) de la ville de Toronto vient assurément doper les moyennes provinciales et accentuer un phénomène qui est d’ampleur plus modeste ailleurs en Ontario. Il faut cependant ajouter immédiatement que Toronto représente de loin le lieu d’arrivée le plus prisé des entrants francophones (PLOP). Il est toutefois possible de s’interroger sur cette différenciation des régions ontariennes pour savoir si elle n’induit pas et ne maintient pas, d’une certaine manière, la coexistence de plusieurs régimes de migration francophone nationale et internationale au sein même de la province. Ainsi, il importe de ne pas penser l’existence de ces trois régimes dans un schéma évolutionniste où le second viendrait complètement déloger le premier, et ainsi de suite. Évidemment, la coexistence de plusieurs régimes simultanés selon les régions au sein de la province complexifie la tâche de l’analyste et l’amène à nuancer ses conclusions. Des études plus poussées en ce sens demeurent à entreprendre pour mieux comprendre l’ampleur et les limites de cette coexistence régionale.

Qui de Laniel (2017) ou de Gallant et Belkhodja (2004)[30] a raison? La feuille de route du ministre Dion avait-elle bien appréhendé la situation ou accentuait-elle unilatéralement une réalité à peine émergente? D’où viennent ces entrants francophones en Ontario : de l’immigration ou de la souche canadienne-française en provenance du Québec? La réponse à cette question est d’importance, car elle détermine en sous-main le type de francophonie qui est en train de se dessiner actuellement en Ontario. Sommes-nous devant une continuité d’intention culturelle ou devant une rupture sans précédent dans l’histoire de l’Ontario français? Si ces questions ont quelque chose de rhétorique, elles n’en décrivent pas moins une interrogation profonde, à l’heure où le Québec et l’Ontario français, depuis les frasques de Doug Ford, ne se sont jamais autant rapprochés.

À l’observation des données ci-dessus, la réponse à cette question est double et l’approche diachronique utilisée ici vient clairement nuancer les explications hâtives. D’abord, il appert que l’une des sources les plus importantes de l’immigration francophone, jusqu’à 2001 du moins, fut celle constituée des Québécois nés au Canada. Cela contredit une partie de la littérature qui, bien avant déjà, déclarait tarie cette source dite traditionnelle. Rappelons que, en 2001, 38,9 % des entrants francophones étaient alors des Québécois nés au Canada. Certes, si on s’en tient à la tendance générale, de recensement en recensement on peut voir cette proportion diminuer, mais avant de déclarer éteint ce foyer de migration, comme le font certains commentateurs, il nous semble essentiel de bien comprendre ce qu’une telle statistique signifie. Le fait qu’un peu moins de 40 % des entrants francophones de l’Ontario étaient des Québécois francophones nés au Canada conduit légitimement à penser qu’une part importante de la culture franco-ontarienne a sans cesse été travaillée par la souche québécoise. On peut non seulement croire que cela transparait dans les manières d’être, de penser, de juger, de sentir, de parler, etc., mais aussi dans les façons de « faire société » (Thériault, 2007) et, par conséquent, de penser la place du fait français au sein de l’ensemble canadien. Cet ajout constant de 20 000 à 30 000 personnes tous les 5 ans (voir Annexe/Tableau A3) – correspondant à environ 5 % de la population ayant déclaré le français comme première langue parlée – n’est pas négligeable. Il contribue à structurer, année après année, par agrégation, l’imaginaire de la société franco-ontarienne, et peut influencer aussi le type de développement de ses principales institutions. Une part de la complétude institutionnelle se réaliserait ainsi à partir des cadres sociaux d’une souche partagée entre le Québec et l’Ontario – souche qui ne reproduirait pas tant les termes d’un Canada français d’hier, qu’elle inventerait une façon hybridée de constituer une sensibilité novatrice et redynamisée, puisant à un foyer historique commun. En somme, l’hypothèse de Jean-François Laniel est ici incontournable, surtout pour les années antérieures à 2001. Depuis, l’Ontario a connu une importante transformation de son régime de migration francophone nationale et internationale, l’apport de la souche des Québécois nés au Canada semblant diminuer toujours plus. Depuis 2006 surtout, le portrait sociodémographique de l’Ontario a été modifié d’une façon de plus en plus marquée par l’arrivée d’entrants nés à l’extérieur du Canada. Si la souche des Québécois nés au Canada demeure néanmoins considérable (avec 30 % des entrants totaux), l’apport des individus nés à l’étranger est aujourd’hui pratiquement du double, consacrant un régime cosmopolite multiculturel. Ces derniers chiffres donnent raison à tous les analystes priant la communauté de transformer ses vues sur la francophonie ontarienne de demain. Ces statistiques donnent toutefois aussi raison à tous ceux qui, d’urgence, espèrent un réchauffement des relations Québec/francophonie ontarienne pour que se perpétue et prospère une souche commune. Ces résultats signifient sans doute également que les analystes, quelle que soit l’hypothèse qu’ils chérissent, devront prendre en compte les deux sources dominantes d’entrants francophones comme une donnée du futur de la francophonie ontarienne…, car tout n’est pas qu’une question de tendances démographiques.

En effet, tout ne s’explique pas uniquement par les tendances de fond. Les flux migratoires internationaux ou interprovinciaux sont aussi accélérés ou freinés par les politiques migratoires, mais aussi parfois par des évènements. L’analyse de l’augmentation des pivotants (Québécois nés à l’extérieur du Canada) en est un exemple. Nous le disions, le nombre de ces derniers a presque triplé en 25 ans (Graphique 2), contribuant ainsi à une augmentation des entrants issus de l’immigration et à une diminution du pourcentage de Québécois nés au Canada par rapport au total des entrants. Pourquoi y a-t-il de plus en plus de personnes issues de l’immigration qui quittent le Québec pour l’Ontario? On pourrait aisément consacrer tout un article à cette seule question, tant elle est complexe et tant elle sollicite diverses motivations de la part de ces Québécois qui migrent vers l’Ontario. Comme nous le montrait la revue de littérature, l’analyse des dimensions qui pourraient expliquer une part des déterminants de cette migration interprovinciale déborde les variables socio-économiques classiques, bien que celles-ci ne soient pas sans importance, bien au contraire. Or, on retrouve deux facteurs culturels qui semblent ici agir avec force : d’une part, la langue et, d’autre part, la religion. Primo, le fait de déclarer l’anglais comme première langue officielle parlée est un puissant déterminant du déménagement vers l’Ontario. En 2016, les personnes de cette catégorie avaient 9,8 fois plus de chance de migrer vers l’Ontario que les individus ayant identifié le français comme première langue parlée. À l’évidence, pour la même période, les plus scolarisés (bac universitaire ou plus) avaient 2,5 plus de chance de migrer que ceux ayant obtenu un diplôme secondaire ou moins. Toujours en 2016, le fait d’être membre d’une minorité visible (1,5 fois plus qu’une personne qui ne l’était pas) ou d’être né à l’extérieur du Canada (1,2 fois plus qu’une personne née au Canada) ne semblaient pas être des déterminants majeurs de la migration. En revanche, l’appartenance à une religion minoritaire, par rapport au catholicisme auquel s’identifient toujours 83,5 % des Québécois en 2011[31], semble ici avoir son importance. En 2011, les citoyens se déclarant musulmans avaient 2,5 fois de plus chance d’avoir migré en Ontario dans les cinq dernières années (que les catholiques). Ce ratio était de 25 % supérieur à celui prévalant 20 ans auparavant – donc, le fait d’appartenir à la religion musulmane était plus encore un déterminant du départ de ces citoyens québécois vers l’Ontario. Dit autrement, il semble que les musulmans québécois imaginent de plus en plus leur vie ailleurs qu’au Québec. À l’évidence, on pourrait ici faire appel aux travaux nombreux sur l’islamophobie des Québécois de « souche ». Mais il serait hâtif de tirer des conclusions en ce sens. En effet, en 2011, chez les Québécois francophones (PLOP) nés à l’extérieur du Canada de confession hindoue, sikhe, pentecôtiste et de l’Église unie, pour ne prendre que ces exemples, les chances de partir en Ontario variaient entre 2,1 et 16,2 fois[32] plus que pour les catholiques francophones (PLOP). D’autre part, pour la même année, en ce qui concerne la migration interprovinciale vers l’Ontario des Québécois anglophones (PLOP) nés à l’extérieur du Canada de confession hindoue, sikhe, bouddhiste, luthérienne, presbytérienne et de l’Église unie, les chances de déménager variaient entre 2,6 et 8 fois[33] plus que pour les catholiques anglophones (PLOP). En un mot, que l’on soit anglophone ou francophone affecte peu les probabilités de déménager en Ontario chez ces populations et c’est donc l’appartenance aux religions minoritaires au Québec en général qui semble être un des déterminants de la migration vers l’Ontario des Québécois nés à l’étranger. Ce ne serait pas tant ici affaire d’une religion en particulier, comme le laissent souvent entendre certains commentateurs du monde médiatique, qu’une question de rapport à la religion en général. On pourrait faire l’hypothèse que les Québécois nés à l’étranger et de religion minoritaire considèrent les Québécois, leur culture et leurs institutions comme étant réfractaires ou du moins, hésitants à l’égard du pluralisme religieux en acte, ce qui accroitrait la probabilité qu’ils quittent une nation qui a fait du catholicisme sa religion culturelle (Meunier et Wilkins-Laflamme, 2011) et de la laïcité sa religion civile (Meunier, 2019). Se sentant alors, pour une raison ou une autre, mal à l’aise, ils verraient dans l’Ontario une terre d’accueil et d’acceptation du pluralisme religieux. Ainsi, le régime migratoire actuel des francophones en Ontario, que nous avons nommé cosmopolite multiculturel, découlerait non seulement d’une accentuation de l’immigration internationale, mais aussi d’une polarisation des positions culturelles autour du rapport dominant à la religion développé respectivement par la société québécoise et par la société ontarienne. Depuis près de 20 ans, de la crise des accommodements raisonnables à la Loi 21, les Québécois ont beaucoup discuté de ces postions et y ont perdu assurément une part de leur unité (Meunier, 2016). Pendant ce temps, à tort ou à raison, bien des néo-Québécois ont trouvé dans ces discussions la source d’une inquiétude partagée; peut-être même ont-elles agi comme un repoussoir.