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Près de quarante ans après son enchâssement dans la constitution, nous savons maintenant que la Charte canadienne des droits et libertés (Charte) a eu un effet profond sur la société canadienne. L’un de ses impacts les plus importants aura été de modifier le rapport de force entre le législatif et le judiciaire au profit de ce dernier. En effet, les nouvelles dispositions constitutionnelles ont participé à un élargissement significatif du pouvoir des tribunaux, notamment en matière de révision judiciaire (Howe et Russell, 2001). Les groupes visés par la Charte, dont les minorités de langue officielle, ont commencé à se tourner vers les juges afin de faire entendre leurs revendications. Les francophones hors Québec (FHQ), dans leur mobilisation judiciaire, « ont proposé une vision des droits linguistiques conforme à leurs aspirations » (Foucher, 2008, p. 463). Ces « aspirations » ont historiquement pris la forme de revendications visant l’obtention des outils nécessaires à leur « développement global » (Normand, 2012, p. 13), voire à une plus grande reconnaissance de leur autonomie individuelle et institutionnelle (Chouinard, 2014). Après une première décennie où les litiges constitutionnels portés devant la Cour suprême du Canada (CSC) ont eu des résultats mitigés, dès 1990 les FHQ ont enregistré plusieurs gains juridiques importants, notamment dans les domaines scolaire et judiciaire. Ils ont alors cherché à élargir la portée de ces droits et à les étendre à de nouveaux domaines. Or, le bilan récent de la jurisprudence de droit linguistique est moins reluisant, les FHQ ayant essuyé de nombreux revers à la CSC depuis la seconde moitié de la décennie 2000.

Ce changement de paradigme coïncide avec l’élection à Ottawa d’un nouveau gouvernement, les Libéraux ayant été remplacés par les Conservateurs en 2006 après 13 ans au pouvoir. En nommant huit des neuf juges de la CSC durant les neuf années de son règne, le Premier ministre Harper a modifié sa composition de façon importante. Plusieurs voix se sont élevées durant cette période, dont celle de l’ancien premier ministre Paul Martin, s’inquiétant du possible affaiblissement de la Charte par une Cour conservatrice, plus réfractaire à une interprétation généreuse des droits qui y sont enchâssés (Cameron, 2018, p. 536). Ces craintes étaient nourries par la relation parfois tendue qu’ont entretenue les Conservateurs, et notamment la frange ex-Réformiste du parti, dont Stephen Harper faisait partie (Bateman, 2018), avec la Charte. Ce parti critiquait non seulement le contenu de ses dispositions, mais aussi leur interprétation par les tribunaux, parfois qualifiée « d’activisme judiciaire » (Morton et Knopff, 2000; Manfredi, 2016).

Cette coïncidence entre l’arrivée à Ottawa d’un gouvernement critique de la Charte et la remise en cause des droits linguistiques à la Cour suprême invite la question à savoir si c’est la nomination de huit juges à la CSC par Stephen Harper qui a causé le changement d’attitude observé à la CSC en matière de droit linguistique. Le présent article démontrera qu’on ne peut pas inférer une telle influence. Pour ce faire, notre analyse prendra en compte trois variables. La première est le niveau de soutien affiché par le gouvernement conservateur à l’endroit des langues officielles durant cette décennie (Cardinal, Gaspard et Léger, 2015). La seconde est le lien prédictif entre les préférences politiques du parti du premier ministre au pouvoir et les décisions des juges nommés par celui-ci. Cette variable est couramment utilisée dans les modèles attitudinaux de l’étude du comportement des juges mais semble avoir peu de pertinence dans le cas canadien, comme semble le démontrer plusieurs études (Alarie et Green, 2009; Macfarlane, 2018; Roux, 2015; Songer et Johnson, 2007; Songeret al., 2012), et ce, malgré le caractère partisan du processus de nomination à la magistrature (Haussegeret al., 2010; Cameron, 2018). La dernière variable est le bilan des années Harper dans des litiges portés devant la CSC et touchant d’autres articles de la Charte; ce bilan est marqué par les revers subis à plusieurs reprises par le premier ministre face à une Cour déterminée à en maintenir une interprétation libérale et généreuse (Manfredi, 2016; Hennigar, 2017; Macfarlane, 2018; Cameron, 2018). Autrement dit, l’enjeu des langues officielles bénéficiant d’un certain soutien et étant l’objet de peu d’affrontements juridiques chez les Conservateurs[1], le faible degré de partisannerie dans la prise de décision des juges et le comportement de la Cour dans d’autres domaines touchant la Charte durant la même période suggèrent que l’accession au pouvoir d’un nouveau gouvernement conservateur ne peut pas expliquer ce changement de paradigme jurisprudentiel.

Cet article sera divisé en quatre parties. Premièrement, nous effectuerons un bref survol de la jurisprudence de droit linguistique depuis l’adoption de la Charte[2] afin de faire la lumière sur le changement de paradigme observé depuis les années 2000. Deuxièmement, nous examinerons les préférences politiques du gouvernement Harper en matière de langues officielles. Nous verrons que ce dernier, malgré certaines différences notoires avec le gouvernement précédent, n’a pas remis en question les fondements du régime linguistique canadien. En troisième lieu, nous explorerons le lien prédictif entre l’affiliation partisane et les attitudes politiques des juges au Canada et ses limites. Quatrièmement, nous discuterons rapidement d’autres litiges touchant la Charte à la CSC durant le règne Harper. Enfin, en guise de conclusion, nous discuterons d’hypothèses alternatives afin de comprendre le changement de paradigme observé dans la jurisprudence de droit linguistique, et évoquerons certaines avenues législatives possibles pour répondre aux défaites essuyées par les FHQ dans l’arène judiciaire.

La jurisprudence de droit linguistique à la Cour suprême du Canada, de 1982 à 2015

Pour effectuer l’analyse de la jurisprudence de droit linguistique à la CSC, nous mobiliserons les outils théoriques du néo-institutionnalisme historique (Lecours, 2002). Ceux-ci nous permettront de prendre en compte à la fois les éléments de continuité (ou de « dépendance au sentier ») dans le discours interprétatif des juges et d’identifier les jalons importants (ou « jonctions critiques ») de l’interprétation judiciaire présidant à ce qu’on appellera des « changements de paradigme » dans le domaine des droits linguistiques. À la suite des travaux de Peter Hall, nous définissons la notion de paradigme comme « un ensemble global de concepts [en l’occurrence, des principes d’interprétation mobilisés par les juges] qui dicte comment [les juges] doivent envisager les problèmes auxquels ils sont confrontés » (Hall, 1992, p. 91-92). Ces principes d’interprétation, puisés dans les traditions étatiques canadiennes, informent la portée du régime linguistique canadien (Cardinal, 2015) et guident l’interprétation des dispositions linguistiques par les juges. Néanmoins, ils ne sont pas immuables. Comme nous le verrons, les juges eux-mêmes, par leur pratique interprétative, peuvent contribuer à en modifier le sens ou mobiliser d’autres principes existants dans le régime linguistique canadien. À cet égard, nous inscrivons notre approche dans le sillon des travaux de Jane Jenson. Celle-ci accorde une place à l’agentivité au sein de l’approche institutionnelle, considérant que les acteurs sont [traduction] « simultanément assujettis aux structures et des sujets agissants, portant dans leurs pratiques et leurs systèmes de valeurs la possibilité à la fois de la stabilité et de changement sociaux »[3] (Jenson, 1989, p. 236).

1982-2003 : La formulation graduelle d’un paradigme d’interprétation large et généreuse

La première décennie suivant l’adoption de la Charte offre un bilan mitigé de l’avancement des droits linguistiques. Malgré une victoire importante concernant le bilinguisme législatif et judiciaire au Manitoba (Renvoi : Droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721), cette décennie est surtout marquée par le principe d’interprétation du compromis politique à la CSC, mobilisé par les juges afin de limiter la portée des dispositions constitutionnelles linguistiques (Green et Rhéaume, 1990). Ce compromis apparaîtra dès 1986 dans trois décisions de la CSC que l’on appelle aujourd’hui la « trilogie du compromis » : MacDonald c. Ville de Montréal, [1986] 1 R.C.S. 460, Bilodeau c. P.G. (Manitoba), [1986] 1 R.C.S. 449, et Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick c. Association of Parents, [1986] 1 R.C.S. 549. Ces trois causes portaient sur le droit de recevoir des documents émanant des tribunaux et d’obtenir un procès dans la langue officielle de son choix. Selon la Cour, « l’une ou l’autre » des langues officielles pourrait être utilisée (MacDonald, au para. 3). Les tribunaux de la province du Québec, du Manitoba, ou du Nouveau-Brunswick avaient le loisir de délivrer des actes dans l’une ou l’autre langue officielle, et pas nécessairement la langue préférée de l’usager. La Cour explique que le législateur avait

[…] introduit non pas un programme ou système de bilinguisme officiel global, même en puissance, mais plutôt une forme limitée de bilinguisme obligatoire au niveau législatif, combinée à une forme encore plus limitée d’unilinguisme optionnel, au choix de la personne qui s’exprime dans les débats parlementaires ou dans une instance judiciaire […]. [C]e système […] ne garantit pas que l’orateur, le rédacteur ou l’auteur de procédures ou de pièces de procédure sera compris dans la langue de son choix par ceux à qui il s’adresse[4].

Macdonald, au para. 103

Ces trois décisions marquent une défaite importante pour les FHQ (et dans l’arrêt Macdonald, les Anglo-Québécois) dans le domaine judiciaire. Ces décisions ont marqué la jurisprudence, créant des effets subséquents de dépendance au sentier, tant à la Cour suprême qu’aux tribunaux inférieurs, et ont débordé le domaine judiciaire. Elles ont notamment restreint les droits linguistiques provinciaux des minorités de langue officielle pendant plusieurs années (Foucher, 2005, p. 143)[5].

En 1988, un litige similaire visant le droit d’obtenir un procès en français fut entamé en Saskatchewan (R. c. Mercure, [1988] 1 R.C.S. 234). La CSC a déterminé, d’une part, que l’article 110 de l’Acte des Territoires du Nord-Ouest[6] a continué d’être en vigueur après l’adoption de la Loi sur la Saskatchewan de 1905, mais, d’autre part, qu’il n’a pas été enchâssé dans la Constitution de 1867[7]. Elle suggère à l’Assemblée législative provinciale d’abroger l’article 110 afin de formaliser son unilinguisme anglais :

[L]’Assemblée législative peut avoir recours à l’expédient manifeste, voire même ironique, de l’adoption d’une loi bilingue abrogeant les restrictions que lui impose l’art. 110, puis déclarant valides toutes les lois provinciales nonobstant le fait qu’elles aient été adoptées, imprimées et publiés en anglais uniquement.

Mercure, p. 280-281

Suite à cet arrêt, la Saskatchewan a adopté une nouvelle Loi linguistique, confirmant l’unilinguisme officiel anglais de la province (Rainey, 1988, p. 231). L’Alberta, qui avait des dispositions juridiques identiques, fit de même quelques mois plus tard (Foucher, 2005, p. 144), une décision confirmée par la CSC deux ans plus tard dans l’arrêt R. c. Paquette, [1990] 2 R.C.S. 1103.

En somme, la décennie 1980 préside, en particulier dans le domaine judiciaire, à l’avènement d’un paradigme d’interprétation des droits linguistiques marqué par une attitude de retenue de la part des juges (Braën, 1988, p. 40-42) et reposant sur le principe du compromis politique. Celui-ci résulte en un constat d’échec pour la mobilisation judiciaire des FHQ. Les décisions prises dans ce nouveau cadre signifiaient que ces derniers étaient toujours dépendants de la bonne volonté des législateurs provinciaux afin d’obtenir des services dans la langue officielle de leur choix – une bonne volonté qui faisait souvent défaut.

Durant la décennie suivante, les juges poseront graduellement de nouveaux jalons en vue d’une interprétation libérale des droits linguistiques, révisant au passage une partie du contexte interprétatif propre à la décennie 1980, notamment en insufflant une nouvelle direction au principe du compromis politique. Leurs décisions auront des conséquences importantes pour l’autonomie des FHQ. En 1990, la CSC a été saisie de la cause Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342 portant sur l’article 23 de la Charte, soit le droit à l’instruction dans la langue officielle de la minorité. Un groupe de parents d’Edmonton réclamait le droit à une école française gérée par un conseil scolaire homogène de langue française et le contrôle des heures d’enseignement en français dans le curriculum scolaire (Mahe, p. 16). La décision de la CSC stipule que dans l’article 23, la désignation « des établissements d’enseignement de la minorité linguistique » signifie bel et bien que « [c]es établissements appartiennent à la minorité et que la minorité linguistique devrait donc avoir à l’égard des établissements d’enseignement une certaine mesure de gestion et de contrôle »[8] (ibid., p. 34). À partir de ces observations, les obligations provinciales découlant de l’article 23 seront établies selon la « méthode du critère variable », qui détermine que plus une communauté est démographiquement forte, plus elle a droit à un grand niveau d’autonomie, pouvant aller jusqu’à l’obtention d’un conseil scolaire francophone indépendant (ibid., p. 37). Considérant le nombre potentiel d’ayants droit à Edmonton, la Cour conclut qu’une école francophone indépendante est nécessaire, mais pas la création d’un conseil scolaire homogène francophone. Les parents se voient plutôt offrir « le droit d’être représentés au conseil scolaire séparé et le degré de gestion et de contrôle correspondant » (ibid., p. 52), leur nombre au conseil devant être au moins proportionnel au nombre d’élèves de la minorité dans le district scolaire (ibid., p. 60). Enfin, la Cour a décidé que le School Act restreignait indûment les heures d’enseignement en français, tout en faisant preuve de retenue (Pelletier, 1993, p. 84) : selon les juges, « les tribunaux devraient se garder d’intervenir et d’imposer des normes » en matière de curriculum scolaire et laisser à la province le soin d’« élaborer une solution appropriée aux circonstances » (Mahe, p. 58). Selon le juge en chef Dickson, le caractère réparateur de l’article 23 signifie qu’il tient du droit positif, c’est-à-dire qu’il porte des obligations pour la province. Il reconnaît également qu’il faut faire preuve de prudence lors de son interprétation. Réitérant l’effet restreignant du principe du compromis politique énoncé dans la trilogie de 1986, il explique :

C’est à très juste titre que le juge Beetz [invitait alors] les tribunaux à la prudence dans l’interprétation de droits linguistiques. L’article 23 illustre parfaitement la raison d’une telle prudence. Cette disposition énonce un nouveau genre de garantie juridique, très différente de celles dont les tribunaux ont traditionnellement traité. […] En effet, l’art. 23 confère à un groupe un droit qui impose au gouvernement des obligations positives de changer ou de créer d’importantes structures institutionnelles. S’il y a lieu d’être prudent dans l’interprétation d’un tel article, cela ne veut pas dire que les tribunaux ne devraient pas « insuffler la vie » à l’objet exprimé ou devraient se garder d’accorder des réparations, nouvelles peut-être, nécessaires à la réalisation de cet objet[9].

Mahe, p. 28

Par « être prudent », Dickson entend que les juges doivent garder à l’esprit les obligations (notamment financières) que leur interprétation impose aux provinces. Par contre, dans ce même passage, le juge en chef Dickson mitige la force du compromis politique représenté en tant que principe limitant la portée des droits linguistiques en faisant plutôt appel au caractère réparateur de l’article 23, qui incite à une lecture généreuse de cette disposition.

En somme, la Cour reconnaît que l’article 23 a une portée collective (Foucher, 1990, p. 10), en entérinant le droit à des structures institutionnelles comme les écoles et les conseils scolaires. C’est un premier pas vers une plus grande autonomie dans le domaine scolaire; cependant, cette interprétation ne répond pas pleinement aux revendications des FHQ.

L’interprétation de l’article 23 dans Mahe est par ailleurs reprise en tous points en 1993 dans le cadre du Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Manitoba), [1993] 1 R.C.S. 839. Ce renvoi, amorcé par le gouvernement du Manitoba, avait pour but de déterminer si l’article 23 comportait un droit à « des lieux distincts pour l’instruction dans la langue de la minorité » (841). La Cour a clarifié le droit de la minorité francophone à des établissements d’éducation qui lui appartiennent, sous sa gestion et son contrôle, et dans des lieux distincts de la majorité – le tout dans l’optique du « critère variable » selon la population d’étudiants à desservir.

La prochaine décision importante à la CSC sera celle relative à l’affaire Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768 en 1999, dont l’enjeu central, à l’instar de celui de la trilogie de 1986, était le droit d’être entendu dans la langue officielle de son choix devant un juge et un jury. Le jugement majoritaire rendu par la Cour se distancie radicalement de la jurisprudence de 1986. Non seulement la Cour crée-t-elle un précédent dans son interprétation du Code criminel, mais elle révise aussi les dispositions constitutionnelles de la Charte et de la Loi constitutionnelle de 1982 concernant la langue des tribunaux. Selon la Cour, l’interprétation restrictive des droits linguistiques dans la trilogie de 1986, reposant sur le principe du compromis politique, était une anomalie à redresser, alors que les décisions antérieures et subséquentes de la Cour en matière linguistique proposaient plutôt une interprétation « libérale et fondée sur leur objet » (ibid., au para. 15). Comme l’explique le juge Bastarache :

Même si les droits linguistiques constitutionnels découlent d’un compromis politique, ceci n’est pas une caractéristique qui s’applique uniquement à ces droits. […] [L]’adoption des art. 7 et 15 de la Charte résulte aussi d’un compromis politique et […] l’histoire constitutionnelle du Canada ne fournit aucune raison de penser qu’un tel compromis politique exige une interprétation restrictive des garanties constitutionnelles.  Je conviens que l’existence d’un compromis politique n’a aucune incidence sur l’étendue des droits linguistiques.

ibid., au para. 24

On voit apparaître ici un changement de paradigme clair quant à l’incidence du principe du compromis politique par rapport à la décennie 1980. Le juge Bastarache indique par ailleurs que les législateurs ont révisé la Loi sur les langues officielles et le Code criminel à la fin des années 1980 et cite les propos du ministre de la Justice consignés au Hansard de la Chambre des communes : « […] [U]n procès devant un juge ou un jury qui comprenne la langue de l’accusé devrait être un droit fondamental et non un privilège » (ibid., au para. 23)[10]. Finalement, la Cour énonce, pour la première fois, le principe d’égalité réelle selon lequel les locuteurs des deux langues officielles doivent obtenir des services de qualité équivalente. Elle en conclut que les tribunaux où sont entendues des causes de droit criminel devraient être bilingues afin d’assurer le respect de ce droit essentiel, octroyant ainsi aux FHQ une plus grande autonomie individuelle dans le domaine judiciaire.

L’année suivante, la Cour fut à nouveau saisie d’un litige en matière scolaire dans l’affaire Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard, [2000] 1 R.C.S. 3. Au coeur du litige se trouvait l’enjeu du pouvoir discrétionnaire du ministre de l’Éducation face aux recommandations du conseil scolaire francophone quant à l’emplacement de leurs écoles à l’Île-du-Prince-Édouard. Les principes mobilisés par les juges placent cette décision en continuité avec la jurisprudence antérieure en matière scolaire. Ces derniers rappellent que « les droits linguistiques doivent dans tous les cas être interprétés en fonction de leur objet »[11] (Arsenault-Cameron, au para. 27), signalant la dualité linguistique et le caractère réparateur de l’article 23 visant à remédier « à l’érosion historique progressive des groupes de langue officielle » (ibid., au para. 26). Ils soulignent aussi la portée collective de l’article 23, en jugeant que le ministre de l’Éducation avait « restrei[nt] le droit collectif des parents des enfants d’âge scolaire »[12] (ibid., au para. 29). La CSC a tranché qu’il était du devoir du ministre de respecter les décisions de la commission scolaire puisque celles-ci respectaient « toutes les exigences provinciales et constitutionnelles » (ibid., au para. 61). De plus, « [l]orsqu’une commission de la minorité linguistique a été établie en vue de satisfaire à l’art. 23, il revient à la commission, parce qu’elle représente la communauté de la minorité linguistique officielle, de décider ce qui est le plus approprié d’un point de vue culturel et linguistique » (ibid., au para. 42). Ses décisions devraient être respectées tant qu’elles n’interagissent par avec « le contenu et les normes qualitatives des programmes d’enseignement » (ibid., au para. 53). La Cour fait ici avancer l’autonomie des FHQ en matière scolaire, notamment en fixant des limites au pouvoir discrétionnaire ministériel et en reconnaissant le rôle des conseils scolaires francophones en tant que porte-parole communautaires.

Les juges ont poursuivi sur cette lancée dans Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse, [2003] 3 R.C.S. 3, une cause portant sur le devoir d’une province de répondre à ses obligations en matière d’instruction dans la langue de la minorité dans un délai raisonnable. La Nouvelle-Écosse tardait depuis plusieurs années à construire plusieurs écoles homogènes de langue française. Des parents des municipalités touchées ont plaidé que leurs droits étaient brimés par la province. Le juge de première instance a donné raison aux parents et a indiqué que la province avait manqué à ses obligations en vertu de l’article 23, en ne prenant pas en compte le contexte de la Nouvelle-Écosse, où le taux d’assimilation était « inquiétant » (Doucet-Boudreau, au para. 5). La province aurait dû agir sans tarder afin de contrer ces taux d’assimilation. Le juge a ordonné aux représentants de la province de faire « de leur mieux » pour construire ces écoles et d’offrir les programmes scolaires nécessaires dans les cinq districts touchés dans des délais plus ou moins précis. Finalement, « il [s’est déclaré] compétent pour entendre les comptes rendus des défendeurs sur leur respect de l’ordonnance » et a organisé une prochaine rencontre avec les différentes parties pour obtenir ce compte rendu (ibid., au para. 7). La province a porté en appel cette dernière partie de la décision.

La CSC a donné raison au juge de première instance. Dans sa décision majoritaire, elle convient que les tribunaux doivent faire preuve de prudence afin de ne pas usurper les pouvoirs du législateur. Cependant, la CSC conclut que le juge de première instance avait bien identifié les facteurs historiques et contextuels, notamment le « contexte urgent d’érosion culturelle » (ibid., au para. 40) et l’histoire moins que reluisante du respect des droits à l’enseignement en langue française dans la province (ibid., au para. 38). Sans les suivis du juge, les parents auraient dû retourner en Cour à chaque nouveau retard de la part du gouvernement, une solution injustement onéreuse pour les membres de la communauté qui « attendaient depuis trop longtemps et avaient consacré beaucoup d’énergie à la réalisation de leurs droits » (ibid., au para. 61). La CSC circonscrit donc le pouvoir discrétionnaire des gouvernements en leur rappelant leur obligation d’agir dans un délai approprié dans le domaine scolaire.

En somme, on constate un changement graduel dans les principes d’interprétation mobilisés par les juges dans le domaine des droits linguistiques de 1982 au début des années 2000. Le principe du compromis politique limitant la portée des droits linguistiques, en particulier, est graduellement mis de côté au profit de principes permettant aux juges d’établir une interprétation plus libérale et généreuse de ces droits. Pour les FHQ, cela s’est traduit en plusieurs avancées notables devant les tribunaux durant cette seconde période, tant dans les domaines scolaire que législatif ou judiciaire.

2005-2018 : Une remise en cause du paradigme d’interprétation libérale et généreuse des droits linguistiques

Forts de ces victoires, les FHQ ont porté devant la Cour des litiges dans de nouveaux domaines de droit linguistique à partir de la seconde moitié de la décennie 2000, testant l’interprétation libérale et généreuse développée par la CSC dans la dernière décennie. Or, ces causes, notamment en matière de développement économique et de pouvoirs municipaux, n’ont pas eu le résultat escompté. Pis encore, dans des domaines où les FHQ avaient autrefois remporté des succès importants, ils essuieront bientôt quelques reculs.

En 2005, la Cour a rendu son jugement dans l’arrêt Charlebois c. Saint John (Ville), [2005] 3 R.C.S. 563. Mario Charlebois contestait une contravention de stationnement écrite seulement en anglais par la Ville de Saint John, par le moyen d’une requête rédigée seulement en français. La Ville et le Procureur général du Nouveau-Brunswick ont tenté, par l’entremise d’une demande écrite seulement en anglais et plaidée en anglais devant le juge, de faire annuler la contestation de Charlebois. Ce dernier a porté le litige devant la CSC pour s’opposer à l’unilinguisme de la Ville et de ses représentants. Selon lui, l’article 22 de la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick (LLONB) s’appliquait aux municipalités de la province et obligeait la Ville de Saint John à utiliser la langue officielle de son choix (le français)[13]. La Cour a rendu un verdict donnant raison à la Ville. La majorité a conclu qu’en vertu du principe de cohérence interne de la LLONB, les municipalités ne faisaient pas partie des institutions mandatées par la loi pour offrir des services dans les deux langues officielles. En contrepartie, l’année suivante, la Cour suprême a donné raison, dans l’arrêt Paulin (Société des Acadiens et Acadiennes du Nouveau-Brunswick Inc. c. Canada, [2008] 1 R.C.S. 383), à une Néo-brunswickoise qui avait été interpelée seulement en anglais par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) pour un excès de vitesse. Selon la plaignante, lorsque la GRC opérait pour le compte du Nouveau-Brunswick, elle était tenue de respecter le régime linguistique de la province, plus généreux que les dispositions fédérales. La CSC a donné raison à Mme Paulin; la GRC devrait donc fournir des services de police provinciale dans les deux langues officielles sur l’ensemble du territoire du Nouveau-Brunswick.

En 2008, la Cour se penche à nouveau sur la qualité des services gouvernementaux dans les deux langues officielles dans l’affaire DesRochers c. Canada (Industrie), [2009] 1 R.C.S. 194, qui porte sur les obligations linguistiques d’un organisme agissant pour le compte du gouvernement fédéral. Selon la Cour, en vertu du principe d’égalité réelle, la communauté francophone de Simcoe Nord touchée par la question en litige aurait droit à des services de qualité égale, en l’occurrence en matière de développement économique, à ceux reçus par la majorité, et dont certains pourraient être d’une nature différente. Le contenu du principe d’égalité ne devrait pas être considéré comme étant uniforme : « Il doit être défini en tenant compte de la nature du service en question et de son objet » (DesRochers, au para. 51). Toutefois, ce principe d’égalité ne garantirait pas à la communauté francophone le droit à une institution distincte de celle de la majorité en matière de développement économique, même si une telle institution offrait déjà un service de meilleure qualité qu’une institution bilingue. La Cour refuse donc ici d’octroyer aux FHQ une autonomie institutionnelle dans le domaine du développement économique, démontrant les limites du principe d’égalité réelle.

Ensuite, l’arrêt Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britanniquec. Colombie-Britannique, [2013] 2 R.C.S. 774 porte sur la possibilité de déposer des documents de preuve en français devant un tribunal de cette même province. Selon le jugement majoritaire de la Cour, la langue anglaise reste la seule langue acceptée à ce jour en vertu d’une législation britannique datant de 1731, la province n’ayant jamais adopté de législation remplaçant cette loi vétuste. La Cour explique cette décision : « Même si elle reconnaît l’importance des droits linguistiques, la Charte reconnaît par ailleurs l’importance du respect des pouvoirs constitutionnels des provinces » (au para. 56). Les FHQ de la Colombie-Britannique sont déboutés par cette décision, alors que la Cour remet entre les mains du législateur le pouvoir de décider d’un aspect important du droit d’ester en justice dans la langue officielle de son choix. Il s’agit ici d’un recul vis-à-vis de l’interprétation libérale et généreuse des droits linguistiques dominant dans le domaine judiciaire depuis Beaulac.

En 2014, la CSC entend l’affaire Thibodeau c. Air Canada, [2014] 3 R.C.S. 340, une cause portant sur les obligations linguistiques d’Air Canada découlant de l’article 22 de la Loi sur les langues officielles[14] et sur la possibilité pour les tribunaux canadiens d’imposer à la compagnie aérienne le paiement de dommages-intérêts aux passagers dont les droits linguistiques ont été brimés. La Cour reconnait que la LLO a un statut quasi constitutionnel, ce qui signifie qu’elle doit être interprétée « de manière à promouvoir les considérations de politique générale qui (les) sous-tendent […] » (Thibodeau, au para. 12). Elle donne néanmoins prépondérance à la Convention de Montréal, une convention internationale à l’égard des responsabilités des transporteurs aériens qui ne couvre pas la langue de service. Air Canada n’aurait donc pas à payer les dommages-intérêts suite aux manquements à ses obligations en vertu de la LLO. Non seulement cette décision remet-elle en question l’utilité de la LLO pour protéger les droits linguistiques des Canadiens, mais elle signifie un refus de la Cour de reconnaître l’égalité des deux langues officielles dans le domaine du transport aérien.

L’année 2015 a vu l’audition de trois causes de droit linguistique à la CSC. Dans Rose-des-Vents c. Colombie-Britannique (Éducation), [2015] 2 R.C.S. 139, la CSC devait décider si la Colombie-Britannique répondait à ses obligations en matière d’instruction dans la langue de la minorité à Vancouver, où il existe une seule école primaire francophone à l’ouest de la ville, celle-ci étant considérée inadéquate. La CSC a énoncé les éléments importants du test répondant au principe « d’équivalence réelle » de l’instruction dans la langue de la minorité avec celle de la majorité, soit les facteurs pédagogique, structurel, contextuel, et financier (aux paras. 34-41). Ce test a déterminé que la province n’avait pas rempli ses obligations constitutionnelles car l’expérience éducationnelle proposée à Rose-des-Vents n’était pas équivalente à celle proposée dans les institutions de la majorité dans la même région. La Cour n’offre pas ici d’avancée vers une plus grande autonomie pour les FHQ dans le domaine scolaire, mais rappelle au gouvernement britanno-colombien ses obligations envers la minorité francophone de la province.

L’affaire Conseil scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c. Yukon (P.G.), [2015] 2 R.C.S. 282 concerne, pour sa part, le pouvoir des conseils scolaires francophones eu égard à l’admission des élèves. Le conseil scolaire en question souhaitait accueillir des élèves qui n’étaient pas admissibles selon l’article 23 de la Charte. La Cour rappelle que « [l]e fédéralisme demeure une caractéristique notable en matière de droits des minorités linguistiques » (ibid., au para. 68) et que les provinces et territoires sont responsables de la mise en oeuvre des droits découlant de l’article 23. Elles peuvent décider de déléguer des pouvoirs aux conseils scolaires mais cela n’avait pas été le cas au Yukon. La revendication d’autonomie de la communauté visant les pleins pouvoirs d’admission dans ses institutions éducatives n’a donc pas été satisfaite par la Cour.

Enfin, dans l’arrêt Caron c. Alberta, [2015] 3 R.C.S. 511, deux plaignants cherchaient à voir reconnaître aux provinces de la Saskatchewan et de l’Alberta un caractère bilingue similaire à celui dont jouit le Manitoba. Autrement dit, ils tentaient de faire renverser l’arrêt Mercure à l’aide de nouvelles preuves historiques. Les juges ramenèrent à l’avant-plan le principe du compromis politique, en indiquant que la création des provinces de l’Ouest canadien reposait sur un tel compromis, et qu’en matière linguistique, ce compromis avait pris la forme d’une province bilingue, le Manitoba, et de deux provinces unilingues, la Saskatchewan et l’Alberta. La preuve historique selon laquelle une garantie de protection des droits linguistiques des habitants existant à l’époque des Terres de Rupert aurait été transférée à la création de ces deux nouvelles provinces n’a pas convaincu la majorité des juges. La Cour ajoute :

Lorsqu’on examine les droits historiques concernant les minorités, il faut se rappeler que, même à l’époque de la Confédération, la protection des droits des minorités était considérée comme « un facteur essentiel dans l’élaboration de notre structure constitutionnelle ».

Cependant, si importants soient-ils, ces principes ne peuvent pas avoir préséance sur le texte écrit de la Constitution. […]

La Cour doit donner une interprétation généreuse aux droits linguistiques constitutionnels; elle ne doit pas en créer de nouveaux[15].

ibid., aux paras. 35-38

Cette dernière phrase peut se lire comme un avertissement des juges aux FHQ : leurs revendications outrepassent leur interprétation des dispositions linguistiques, et le pouvoir des juges ne doit pas empiéter sur le pouvoir du législateur. En l’absence d’un texte de loi clair ou d’une preuve historique jugée convaincante par une majorité des juges, la Cour a donné préséance à son propre précédent ainsi qu’à l’autonomie des provinces. L’Alberta et la Saskatchewan demeurent des provinces régies par l’unilinguisme anglais.

En somme, on constate un changement assez remarquable dans la jurisprudence récente de la Cour suprême en matière de droits linguistiques. Ce changement s’explique tant par la teneur des causes portées devant les tribunaux, les FHQ tentant de repousser les limites de leur autonomie dans un nombre de domaines où la Cour ne s’était pas prononcée jusqu’alors, que par la réponse de la Cour à ces requêtes et les principes mobilisés pour formuler cette réponse. Le retour du principe du compromis politique, qui avait été graduellement neutralisé dans le courant des années 1990, est particulièrement flagrant à cet égard.

Le changement de paradigme jurisprudentiel et la « Cour Harper » : une conjoncture?

La période de transition dans la jurisprudence présentée ci-dessus correspond au changement de régime à Ottawa, alors que les Conservateurs de Stephen Harper ont été portés au pouvoir après plus d’une décennie de gouvernements libéraux. Le Parti conservateur a une réputation d’antipathie envers la Charte et le pouvoir de révision judiciaire qu’elle a octroyé aux tribunaux. Comme l’explique Manfredi, [traduction] « les conservateurs ont été parmi les adversaires les plus acharnés, sinon les seuls opposants, à l’adoption de la Charte, et les intellectuels conservateurs ont vigoureusement critiqué la Charte et son application judiciaire » (Manfredi, 2016, p. 955). Macfarlane (2018, p. 14) va plus loin en soulignant la méfiance des Conservateurs envers les tribunaux de façon plus générale. Cette méfiance est celle de la classe intellectuelle conservatrice canadienne dans son ensemble, qui critique ce qu’elle appelle « le gouvernement des juges » ou « l’activisme judiciaire », où elle voit une usurpation du pouvoir législatif par la magistrature en vue de la mise en oeuvre d’un programme politique libéral (Morton et Knopff, 2000). Harper lui-même écrivait, en 2000 :

[traduction] Je partage plusieurs des inquiétudes de mes collègues et alliés au sujet d’un « activisme judiciaire » partisan et des extrêmes auxquels il peut conduire. Je suis aussi d’avis que la Chartedes droits et libertés a plusieurs défauts, et qu’il n’existe aucun mécanisme sérieux pour rendre les juges de la Cour suprême responsables de leurs décisions ou réviser celles-ci.

Makin, 2011, cité dans Macfarlane, 2018, p. 9

Le gouvernement Harper et les langues officielles

Néanmoins, une fois au pouvoir, le premier ministre Harper n’a pas tenté de modifier en profondeur le régime linguistique hérité des Libéraux. Selon Cardinal, Gaspard et Léger (2015), le gouvernement conservateur n’a pas fait grand cas de la dualité linguistique, ce qui transparaît tant dans ses nominations politiques (notamment au Conseil des ministres ainsi qu’à la CSC où, usant de son pouvoir discrétionnaire, M. Harper a nommé des juges unilingues anglophones, rompant ainsi avec la pratique de nomination de juges bilingues précédemment mise en place[16]) que dans les programmes qu’il a abrogés[17] (ibid., p. 578). En revanche, pour ce qui touche au financement des langues officielles, Stephen Harper n’a pas sabré dans les programmes fédéraux dans le cadre de ses compressions budgétaires, comme certains le craignaient[18]. Il a maintenu un financement important pour les langues officielles pendant la durée de son règne, notamment par l’entremise des Plans d’action sur les langues officielles (ibid.), un instrument de politique publique quinquennal qui avait vu le jour en 2003 par l’entremise du ministre Stéphane Dion. Les Conservateurs de Harper ont maintenu le financement du plan d’action 2003-2008 suite à leur élection en 2006, et ont renouvelé (et augmenté) ce financement en 2008. Toujours selon Cardinal, Gaspard et Léger, les Conservateurs se démarquent néanmoins des Libéraux par leur discours concernant les langues officielles. Alors que les Libéraux promouvaient les langues officielles comme des éléments centraux de l’unité et de l’identité canadiennes, les Conservateurs, pour leur part, ont plutôt cherché à en vanter les bénéfices sociaux et (surtout) économiques (ibid., p. 592). Malgré ce recadrage discursif, le gouvernement Harper n’a pas tenté de modifier le régime linguistique canadien par la voie législative pendant ses neuf années au pouvoir. Il semble donc peu probable qu’il ait souhaité voir la CSC modifier son interprétation dans ce domaine.

L’influence idéologique du règne Harper sur la magistrature à la Cour suprême

Si le gouvernement Harper n’a pas démontré d’aversion profonde pour l’enjeu des langues officielles, se pourrait-il qu’il en soit autrement d’une magistrature de tendance conservatrice, nommée par ce dernier? Selon Songeret al., dans l’étude du comportement des juges, [traduction] « l’une des mesures a priori les plus évidentes de la discipline est l’affiliation partisane du représentant qui nomme le juge […] [L]e postulat ici est que le représentant gouvernemental choisira des candidats dont les croyances idéologiques ressemblent aux siennes » (Songeretal., 2012, p. 69). La démonstration d’une influence idéologique du gouvernement Harper sur la Cour reste toutefois à faire. Certes, comme Haussegeret al. (2010) le constatent, il existe une tradition de nominations partisanes au Canada, bien que certaines réformes mises en oeuvre à la fin des années 1980 aient mis fin aux nominations d’individus non qualifiés. Néanmoins, les premiers ministres prennent aussi en compte d’autres critères dans leurs nominations, dont la représentation régionale, la diversité sexuelle et ethnique, et l’expertise légale des candidats, ce qui tempère l’envie qu’ils pourraient avoir de nommer des juges selon leurs affinités politiques (Ostberg et Wetstein, 2006, p. 687).

Le gouvernement Harper a indéniablement réinjecté une dose de partisannerie dans les nominations à la plus haute cour du pays. Il a dérogé aux processus de sélection en vigueur, d’abord en nommant Thomas Cromwell à la veille des élections de 2008 (Alarie et Green, 2009, p. 4); puis, après « l’affaire Nadon »[19], en utilisant son pouvoir discrétionnaire pour sélectionner directement les nouveaux juges (Cameron, 2018, p. 537). Durant ses neuf ans au pouvoir, Stephen Harper a nommé en tout huit juges, dont cinq siègent encore aujourd’hui : Michael Moldaver et Andromache Karakatsanis, nommés en 2011; Richard Wagner, nommé en 2012; Suzanne Côté, nommée en 2014; et Russell Brown, nommé en 2015. Il a aussi nommé Marshall Rothstein en 2006, Thomas Cromwell en 2008 et Clément Gascon, en 2014; ces derniers ont pris leur retraite respectivement en 2015, 2016, et 2019 (Cour suprême du Canada, 2018; 2019). Le Premier ministre Harper a donc laissé sa marque sur la plus haute Cour du pays.

Or, il est moins que certain que ces nominations aient fait de la CSC une cour plus conservatrice. L’idéologie demeure un facteur peu fiable pour déterminer l’attitude des juges. Une étude de Stribopoulos et Yahya (2007) portant sur la Cour d’appel de l’Ontario … a révélé une corrélation statistique significative entre les positions idéologiques défendues par le parti ayant nommé un juge et les avis rendus par celui-ci , mais d’autres facteurs non idéologiques, comme le sexe du juge, avaient une influence plus importante. Par ailleurs, plusieurs études du comportement judiciaire à la CSC, où les juges sont considérés comme étant plus indépendants du fait qu’ils ne peuvent pas bénéficier d’une promotion ultérieure, ont démontré que le parti politique du premier ministre ayant nommé un juge n’a qu’un impact statistique, au mieux, limité sur l’idéologie ou les décisions subséquentes du juge. L’étude multivariée de Songeret al. (2012, p. 133) démontre qu’en comparaison avec les États-Unis, les facteurs idéologiques prennent beaucoup moins de place dans le processus décisionnel des juges canadiens. D’autres facteurs tels que la collégialité et la valeur octroyée au consensus et à la clarté jurisprudentielle, exemplifiée par le grand nombre de décisions unanimes rendues par la Cour (Ostberg et Wetstein, 2006, p. 680), sont plus importants dans l’esprit des juges. Alarie et Green, pour leur part, constatent non seulement que le parti du premier ministre responsable de la nomination n’a que peu d’incidence sur les décisions des juges, mais que les préférences idéologiques des juges évoluent parfois avec le temps, et ce, de façon imprévisible (Alarie et Green, 2009, p. 39). La faible valeur prédictive de ce facteur aurait notamment à voir, d’une part, avec la proximité idéologique relative des partis conservateur et libéral, et d’autre part, avec l’idéologie dominante dans les écoles de droit canadiennes. Selon Macfarlane, les intellectuels du milieu juridique et les juristes canadiens tendent à être très en faveur du pouvoir judiciaire et d’une interprétation robuste de la Charte (Macfarlane, 2018, p. 16). C’est donc faute de candidats de droite que le gouvernement Harper aurait été amené, peut-être malgré lui, à nommer des juges centristes.

Le bilan du règne Harper dans d’autres litiges chartistes à la CSC

Finalement, malgré la tendance coutumière de la CSC à faire preuve de déférence envers le législateur et à être plus souvent l’alliée du gouvernement du jour que son adversaire (Ostberg et Wetstein, 2006; Macfarlane, 2018), il semblerait que le contraire se soit produit durant le règne Harper, et ce, même lorsqu’il eut nommé une majorité des juges à la Cour. Le Premier ministre Harper a développé une relation particulièrement houleuse avec le judiciaire (Manfredi, 2016; Hennigar, 2017; Macfarlane, 2018), déclenchant une crise politique sans précédent lorsqu’il a accusé la juge en chef Beverley McLachlin d’avoir agi de façon inappropriée en tentant de le contacter directement durant « l’affaire Nadon » précédemment mentionnée.

Le gouvernement Harper a aussi essuyé un nombre impressionnant de revers devant les tribunaux durant ses neuf années au pouvoir, à tel point que la CSC s’est vu attribuer le sobriquet de [traduction] « véritable Opposition officielle de Harper » (Martin, 2014). Une fois au pouvoir, M. Harper a fait face à de sérieuses embûches dans la mise en oeuvre de son programme politique, et la CSC ne fut pas le moindre de ses soucis. Macfarlane (2018) et Manfredi (2016) ont étudié les promesses principales du gouvernement Harper et constaté que la Cour suprême a bloqué plusieurs de ses politiques phares, particulièrement en matière de droit criminel et constitutionnel. Nous pensons notamment aux affaires Canada (P.G.) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101 en matière de prostitution, Carter c. Canada (P.G.), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331 en matière de suicide assisté, Canada c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44 en matière d’incarcération, et Canada (P.G.) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134 à l’égard des sites d’injection supervisée, en matière de droit criminel, et au Renvoi relatif à la réforme du Sénat, 2014 CSC 32 et au Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6, [2014] 1 R.C.S. 433, en droit constitutionnel. Comme le souligne Macfarlane, depuis l’adoption de la Charte, le gouvernement Harper est

[traduction] le seul à avoir vu invalider des politiques définies spécifiquement dans sa plateforme électorale, cinq d’entre elles en constituant même des promesses majeures. C’est aussi le seul gouvernement à avoir perdu chacun des renvois qu’il a soumis à la Cour.

Macfarlane, 2018, p. 18

Dans ces causes, les décisions des juges sont en continuité idéologique avec celles des juges nommés avant l’arrivée de Stephen Harper au pouvoir; nous ne voyons donc pas d’effet « de paradigme » comme celui constaté plus haut dans le domaine des droits linguistiques.

Le bilan de ces défaites judiciaires n’est pas sans importance pour notre propos, car il signifie que le gouvernement ne semble pas avoir été en mesure d’influencer l’idéologie de la CSC en faveur d’une interprétation moins robuste de la Charte. Au contraire, cette dernière s’est décidément comportée en contre-pouvoir pendant le règne Harper, protégeant une interprétation libérale et généreuse de la Charte dans certains domaines, et ce, malgré les souhaits très clairs du législateur. Voilà une raison de plus pour laquelle l’arrivée au pouvoir du gouvernement Harper ne peut être responsable du changement de paradigme dont témoigne la jurisprudence de droit linguistique récente.

Des avenues à explorer

En somme, la littérature portant sur la position idéologique des Conservateurs envers les langues officielles, sur l’influence du parti politique responsable de leur nomination sur l’idéologie des juges, et sur la relation du gouvernement Harper avec la CSC ne nous permet pas de déterminer que le gouvernement Harper serait responsable du changement d’attitude de la CSC envers les droits linguistiques depuis son arrivée au pouvoir. La présente analyse ouvre la porte à plusieurs nouvelles questions de recherche, et notamment à l’exploration d’autres facteurs afin d’expliquer ce changement de paradigme. Nous aimerions soumettre une hypothèse, qui ne porte pas sur l’attitude des juges ou sur la composition de la Cour, mais bien sur les dispositions législatives que les juges doivent interpréter : les FHQ seraient-ils arrivés au bout de la logique des textes législatifs existants, limitant ainsi la possibilité pour les juges de continuer à répondre positivement à leurs doléances? Si cette hypothèse était confirmée, elle signalerait la nécessité pour les FHQ de modifier leur démarche et de délaisser la mobilisation judiciaire au profit d’une mobilisation politique.

L’action politique concertée auprès des législateurs reste primordiale pour les minorités. Seul le législateur peut effectuer une modification des textes de loi ayant égard aux droits linguistiques canadiens ou négocier des ententes permettant de déroger à la constitution. Un tel mouvement existe déjà : au moment où ces lignes sont écrites, un effort concerté des organismes porte-paroles des FHQ vise la modernisation de la Loi sur les langues officielles (Radio-Canada, 2018). C’est aussi par la mobilisation politique que les Franco-Ontariens ont obtenu une université homogène de langue française – une institution dont l’existence n’est pas protégée par l’article 23 de la Charte. On peut aussi mentionner la signature d’une entente entre le gouvernement et le conseil scolaire francophone du Yukon, intervenant suite à la défaite juridique de ce dernier et visant à lui octroyer des pouvoirs supplémentaires en matière d’admission des élèves (Radio-Canada, 2016). La communauté franco-albertaine a aussi convaincu le gouvernement provincial d’adopter une Politique sur les services en français à l’été 2017, suite à sa défaite dans l’arrêt Caron (Pierroz, 2017). Ces avancées politiques demeurent précaires, car elles dépendent de la volonté du législateur, et les FHQ souffrent toujours d’un déficit démocratique les laissant souvent à la merci des humeurs de la majorité[20]. Elles sont toutefois autant d’exemples qui démontrent les vertus de la mobilisation politique pour les FHQ. Ce n’est qu’avec l’aval des législateurs qu’une refonte des droits linguistiques sera envisageable[21]. Malgré la nécessité continue de la mobilisation judiciaire, l’action des FHQ ne peut pas s’y circonscrire, car le droit a des limites intrinsèques. Voilà ce que nous semble signaler de plus en plus clairement la CSC depuis 2005.