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Lors de son adresse à l’Assemblée fédérale, prononcée le 20 février 2019, Vladimir Poutine, dans la partie de son propos consacrée à la politique extérieure, mentionne les pays asiatiques avant d’aborder les relations avec l’Occident, saluant la dynamique positive des relations de la Russie non seulement avec la Chine, mais aussi avec l’Inde, « partenaire stratégique particulièrement privilégié », le Japon et l’Asean (Putin 2019). Pourtant, d’une manière générale, l’intention affichée depuis plusieurs années par Moscou de rééquilibrer sa diplomatie et ses relations économiques extérieures au profit du « vecteur asiatique » suscite le scepticisme. Dans les pays occidentaux, ce rééquilibrage est fréquemment considéré comme étant essentiellement le produit de la crise des rapports stratégiques entre la Russie et la communauté euro-atlantique, d’autant plus après l’annexion de la Crimée en 2014 (Miller 2020). Experts et chercheurs russes semblent, quant à eux, également perplexes. Certains avancent qu’en fait, « depuis la guerre russo-japonaise, la Russie n’a pas cherché à jouer un rôle en Asie orientale, choisissant d’économiser les ressources stratégiques pour d’autres régions qu’elle [juge] d’importance supérieure, comme l’Europe et le Moyen-Orient » (Lukin 2019). En Asie pas moins qu’en Europe, souligne un autre chercheur russe, on se demande si la « réorientation asiatique » de Moscou s’inscrit dans le long terme (Tsvetov 2016), d’autant que, en 2020, Moscou peine objectivement à avoir un réel impact sur la situation économique et stratégique dans la zone.

Cependant, et pour difficile qu’il soit, le « pivot asiatique » de la Russie mérite attention. Il est d’une part fondé sur la prise en compte de réalités géopolitiques et géoéconomiques marquées par le déplacement du centre de gravité des affaires internationales vers l’Asie. Certains spécialistes occidentaux notent ainsi que Vladimir Poutine insiste sur l’activation de la politique asiatique de son pays parce que cela est présumé positif du point de vue de la recherche de statut de puissance globale à l’heure où « le concert des grandes puissances est censé être plus asiatique et moins européen » (Hill et Lo 2013). De plus, après 2014, ce rééquilibrage devient encore plus indispensable pour la Russie, qui doit compenser la perte d’accès à un certain nombre de marchés, technologies et capitaux occidentaux dont les sanctions l’ont privée. Enfin, le mouvement de Moscou vers l’Asie correspond à beaucoup d’enjeux liés à son projet de puissance, et vise à pallier un certain nombre de faiblesses et de risques mettant en cause ce projet – de la vulnérabilité que représente la situation difficile de l’Extrême-Orient russe à l’intégration, dans les perspectives stratégiques russes, de l’impossibilité d’établir avec les puissances occidentales un partenariat sur un pied d’égalité susceptible de valoriser sa stature internationale, sans oublier le risque d’une dépendance excessive envers la Chine.

Sans doute encouragées par les succès enregistrés dans la seconde moitié des années 2010 au Moyen-Orient, qui a vu la réaffirmation de la Russie comme acteur de premier plan, et potentiellement servies par une donne régionale plus favorable (abandon par les États-Unis du Trans-Pacific Partnership Agreement, inquiétude des pays asiatiques face à la montée en puissance des tensions stratégiques sino-américaines), les autorités russes poursuivent donc l’effort d’ancrage de leur pays dans la zone Asie. La Russie joue-t-elle au mieux les possibilités ouvertes par ce contexte apparemment plus favorable ?

I – Une Russie peu présente en Asie rattrapée par les réalités internes et internationales

A – La Russie postsoviétique face à l’Asie : un intérêt initialement timide

Certains politologues russes rappellent que la discussion sur la nécessité de développer les relations avec les pays d’Asie-Pacifique dure depuis des décennies à Moscou, depuis avant même l’éclatement de l’urss (Lukin 2016). Dans les années 1990, des spécialistes russes des affaires internationales estimaient que la Russie devait « préserver et raffermir sa position en tant que l’une des principales puissances de la région Asie-Pacifique, ce qui renforcerait sa position internationale sur le continent eurasiatique et dans le monde en général » (Kortunov 1996). La politique asiatique de Moscou, dans l’après-guerre froide et jusqu’à un passé récent, a été déterminée principalement d’une part par la priorisation des questions de sécurité, d’autre part par des considérations tenant à la stature internationale du pays. Le premier objectif a dicté à la Russie d’établir rapidement une relation de bon voisinage avec la Chine, en y consacrant un effort diplomatique considérable afin d’assurer le règlement du problème frontalier et d’établir des mesures de confiance dans le domaine militaire. Le second objectif a amené Moscou, dans la conduite de sa politique étrangère, à se concentrer, au moins jusqu’au milieu des années 2000, sur le rapprochement avec les pays occidentaux, dont le leadership dans les affaires internationales paraissait alors incontestable. S’y associer devait permettre à la Russie de rehausser son rang international en dépit des fortes contraintes qui pesaient alors sur sa diplomatie et sa puissance militaire.

Les premières déceptions à cet égard – liées entre autres à l’élargissement de l’Otan et aux modalités des interventions occidentales dans les Balkans – susciteront un regain d’intérêt de la part des autorités russes pour le « vecteur asiatique ». Ainsi, c’est en 1996 que Moscou signera un partenariat stratégique avec Pékin au nom de la nécessité de promouvoir un ordre international multipolaire, avant d’établir en 1998, principalement sur ce même fondement, le format de concertation russo-sino-indien au niveau des ministres des Affaires étrangères[1]. Paradoxalement cependant, le fait qu’à Moscou, la communauté euro-atlantique ait été perçue comme un problème de sécurité pour la Russie a contribué à alimenter sa focalisation sur les relations avec les pays occidentaux, au prix d’une attention largement moins soutenue pour les problématiques régionales asiatiques.

B – La prise de distance avec le monde occidental

À partir du deuxième mandat de Vladimir Poutine (2004-2008), le mouvement vers l’Asie va cependant prendre une dimension plus structurante. Plusieurs constats ont considérablement stimulé la volonté politique des autorités russes d’arrimer plus solidement la Russie à l’espace asiatique. La frustration à l’égard des pays occidentaux s’est accentuée, amenant insensiblement la Russie à rompre avec ce qui avait été « sa priorité existentielle » (Korolev 2016 : 54), à savoir l’intégration dans le système euro-atlantique. En effet, après le 11 septembre 2001, Moscou escomptait qu’en échange d’une attitude coopérative en matière de lutte contre le terrorisme international, elle obtiendrait de Washington et, partant, de la communauté euro-atlantique, la reconnaissance de ses « intérêts privilégiés » dans l’espace postsoviétique et la prise en compte de ses préoccupations de sécurité sur certains sujets (élargissement de l’Otan, avenir géopolitique de l’espace postsoviétique, défenses antimissiles en particulier). Quelques années plus tard, l’analyse qui domine à Moscou, après la guerre en Irak et les révolutions de couleur, est que l’espoir de nouer un partenariat avec les pays occidentaux ne nécessitant pas de s’aligner sur leurs préférences et leurs valeurs était illusoire[2]. En parallèle s’est imposée l’idée d’une perte de vitalité de l’Occident au regard du dynamisme économique, voire stratégique, de la zone Asie-Pacifique, qualifiée de « moteur économique du monde entier » par le ministre du Développement de l’Extrême-Orient Aleksandr Galuška (Lûtova 2015). L’intérêt des interactions avec les pays occidentaux se trouve ainsi en partie dévalué, ce que confortera de fait la crise économique et financière globale de 2008-2009 (dont les pays asiatiques se sortiront mieux que les pays européens, principaux partenaires commerciaux de la Russie).

C – Une question de souveraineté

S’ajoutent à ces constats deux facteurs interconnectés qui confèrent davantage de profondeur à l’inclination des autorités russes pour l’Asie : la désaffection socioéconomique de l’Extrême-Orient russe qui est perçue comme une menace pour la sécurité nationale, et la conscience d’un creusement du différentiel de puissance avec la Chine, au profit de cette dernière. Vladimir Poutine a plus d’une fois exprimé sa préoccupation quant à l’état de la partie orientale du territoire de la Fédération de Russie (voir par exemple Putin 2019). Le dépeuplement (Motrich et Molodkovets 2019) et la désindustrialisation qui la frappent sont, selon lui, susceptibles de compromettre à terme la souveraineté de la Russie sur ces territoires, où la défiance à l’égard du pouvoir central semble assez répandue (à tel point que certains supposent que « le destin de l’Extrême-Orient pourrait être de se détacher de la Fédération de Russie » ; Shlapentokh 2018). Le gouvernement russe a pris des mesures pour tenter de remédier à cet état de choses, comme l’établissement d’un ministère spécifique pour le développement de l’Extrême-Orient en 2012, la création, à partir de 2015, de zones économiques spéciales dotées de régimes fiscaux favorables, ou certains projets phares portés par la puissance publique, comme le nouveau cosmodrome de Vostočnyj. D’ici à 2025, de nouveaux aéroports internationaux doivent être construits à Habarovsk, Ûžno-Sahalinsk et Petropavlovsk-Kamčatkskij, ce qui, avec la multiplication par 1,5 (jusqu’à 210 millions de tonnes), sur la même période, de la capacité du bam (Bajkalo-Amurskaâ Magistral’, la ligne ferroviaire Magistral Baïkal-Amour) et du Transsibérien, devrait aider au développement de la Sibérie et de l’Extrême-Orient (Putin 2019). Cependant, les contributions de l’État russe aux différents projets pour la région étant appelées à demeurer limitées du fait de la contrainte budgétaire, le président Poutine n’a pas fait mystère de sa conviction que les investissements étrangers seraient la clef de la redynamisation de l’Extrême-Orient, ce qui suppose un meilleur ancrage de la Russie dans la vie économique asiatique. La stratégie nationale pour cette région vise à sa transformation en une zone manufacturière susceptible, grâce à des investissements étrangers, de permettre la création d’un plus grand nombre d’emplois qu’une économie axée principalement sur l’exportation des ressources naturelles et du sous-sol, ce qu’est majoritairement, en l’état actuel des choses, celle de l’Extrême-Orient. D’ailleurs, dans sa stratégie pour l’Asie, la Russie recherche non seulement une diversification des marchés d’exportation pour les hydrocarbures, mais aussi une expansion de ses positions pour des produits manufacturés et agricoles, dont une partie, idéalement, devrait être produite dans l’Extrême-Orient, que le gouvernement russe a institué en « zone de développement accéléré » (Fortescue 2016 : 49-50). Ce dernier tente d’attirer des sociétés agroalimentaires asiatiques dans la région pour élargir ses marchés d’exportation, les invitant à y exploiter des terres – dispositif qui semble intéresser, notamment, la Chine (Medetsky 2019). Le développement de « l’attractivité touristique » de la région est également l’un des enjeux prioritaires identifiés par le pouvoir russe (Putin 2019).

D – Les enjeux stratégiques asiatiques dans la politique de puissance russe

Attirer des investissements étrangers dans l’économie de la Sibérie et de l’Extrême-Orient est l’une des motivations principales du lancement, à Vladivostok, du Forum économique oriental[3] en septembre 2015, dont l’objet est de renforcer les liens économiques et d’affaires entre la Russie et les pays asiatiques. Dans ce contexte, si le gouvernement russe est probablement confiant dans la solidité de la relation de bon voisinage construite patiemment avec la Chine depuis la fin de la guerre froide, il n’en est pas moins vigilant quant aux distorsions dont pourrait être porteur un engagement chinois fort dans l’économie de la partie orientale du territoire russe, ce qui rejoint son inquiétude plus générale quant au fossé qui se creuse entre les deux pays et à son détriment, sur le plan de la puissance, depuis un quart de siècle. Ainsi, un autre dessein structurant de l’effort de rééquilibrage de la politique extérieure de la Russie vers l’Asie réside dans son souci de diversifier autant que possible les partenaires sur le « vecteur oriental » de sa vie internationale.

Pour en mesurer la profondeur, il faut sans nul doute ajouter à cet ensemble de facteurs du « pivot asiatique » de la Russie les dynamiques stratégiques à l’oeuvre en Asie. Il s’agit de l’intérêt de plus en plus marqué des États-Unis pour l’Asie-Pacifique depuis le rebalance annoncé par l’administration Obama (Clinton 2011), mais aussi de la compétition stratégique croissante entre Washington et Pékin, des inflexions de la politique de défense japonaise, de l’instabilité de la situation sur la péninsule coréenne, du développement des capacités de l’armée chinoise, voire de la perception d’une rivalité avec les États-Unis pour l’influence sur l’Inde. Certains de ces enjeux sont au coeur de l’effort récent de renforcement et de modernisation des moyens militaires de la Russie dans la partie orientale de son territoire, bien que cet effort soit moins soutenu que dans la partie occidentale. Enfin, depuis 2014, les sanctions occidentales imposent à la Russie de se montrer plus constante dans sa ligne d’affirmation de ses positions en Asie. Si, comme nous le verrons ensuite, les effets tardent à s’en faire sentir, l’effort de Moscou pour améliorer ces dernières est indéniable et multidirectionnel. Les rapports avec la Chine n’ont cessé de se consolider (voir infra). Après avoir accueilli, en 2012 à Vladivostok, le sommet de l’Apec (Asia Pacific Economic Cooperation), la Russie s’efforce de se montrer plus présente sur le dossier nucléaire nord-coréen. Tandis que les autorités russes recherchent visiblement une densification du partenariat avec l’Inde et le Viêt Nam, Moscou s’est attelée (certes tardivement) à développer ses relations avec l’Asean (Association of Southeast Asian Nations) et ses pays membres. Organisant en 2016, à Sotchi, un sommet Russie-Asean et ouvrant l’année suivante une représentation près l’Asean, Moscou était représentée par son chef de l’État lors du sommet de l’Asie orientale de 2018 – un événement attendu de longue date par les pays d’Asie du Sud-Est, perplexes quant à la réalité de l’intérêt politique russe[4] ; la même année, les relations Russie-Asean étaient portées au niveau du partenariat stratégique.

Il est intéressant de noter que, pour certains observateurs, l’engagement plus fort de la Russie en direction de l’Asie du Sud-Est s’expliquerait par l’absence de progrès rapide dans les rapports entre Moscou d’une part, le Japon et l’Inde d’autre part, appréhendés comme des partenaires clefs dans la stratégie de diversification de la politique asiatique au-delà de la Chine (Hutt 2016 ; Shagina 2019). Et d’une manière générale, en 2020, le « pivot asiatique » de la Russie peine toujours à satisfaire les attentes placées en lui par le président Poutine depuis le milieu des années 2000.

II – L’ancrage économique de la Russie en Asie : un bilan en demi-teintes

Sur le volet économique, enjeu central du mouvement de la Russie vers l’Asie, les évolutions paraissent lentes et difficiles.

A – L’Extrême-Orient russe en mal de partenaires étrangers

L’espoir des autorités russes d’attirer des investissements dans ses territoires asiatiques peine à se matérialiser. Tandis que le district fédéral Extrême-Orient[5] ne contribue toujours que pour environ 5 % au pib de la Fédération de Russie, les investissements étrangers, y compris asiatiques, ne s’y pressent pas. Ils ne représentaient ainsi, en 2017, que 7,5 % de l’ensemble des investissements accueillis dans le district. L’essentiel de ces investissements étrangers (90 %) portait sur les ressources naturelles. Seulement 2,5 % des entreprises enregistrées dans le district fédéral disposaient de capitaux étrangers (Kapoor 2019). Le volontarisme du premier ministre japonais Abe, soucieux de s’appuyer sur une densification des coopérations économiques avec la Russie pour faciliter le règlement de la question territoriale et limiter son rapprochement avec la Chine[6], n’a pas suffi à dissiper les préventions des entreprises privées japonaises, peu attirées par le climat d’investissement incertain qui caractérise la Russie. Ainsi, les sociétés japonaises ne représentent que 0,03 % de l’investissement étranger direct en Russie, et s’avèrent plus enclines à envisager d’investir dans la partie européenne de son territoire que dans son Extrême-Orient (Shagina 2019)[7]. La Chine dose elle aussi ses investissements alors que l’on pourrait s’attendre à ce que, pour des raisons politiques (affichage d’une relation forte avec Moscou pour répondre aux pressions américaines), elle veuille investir plus massivement en Russie. Les « projets eurasiatiques » de la Corée du Sud, qui, dans la première moitié de la décennie 2010, visaient, entre autres, à mobiliser les coopérations économiques avec la Russie pour contribuer, dans le domaine gazier ou du transport ferroviaire, à une amélioration progressive et durable des liens entre les deux Corée, n’ont pour l’heure porté que peu de fruits.

B – Les échanges commerciaux : en progression mais toujours modestes

En dépit d’une progression qu’il convient de souligner, les échanges commerciaux avec l’Asie demeurent modestes au regard de la relation commerciale que la Russie entretient avec l’Union européenne. Début 2018, les relations avec l’Apec représentaient 30 % du commerce extérieur de la Russie, contre 43 % pour l’ue (Vovchenko et al. 2019). Selon les statistiques russes, les échanges commerciaux, en 2018, représentaient 108,3 milliards de dollars américains avec la Chine[8], 20 milliards avec le Japon, 24,8 milliards avec la Corée du Sud, 20 milliards avec l’Asean et 8,2 milliards avec l’Inde (Kapoor 2019). Derrière ces chiffres se cachent des déséquilibres importants. Ainsi, si la Chine est le premier partenaire commercial de la Russie depuis 2010, celle-ci occupe une part plus marginale dans le commerce extérieur de la Chine (elle en est le onzième partenaire commercial en 2018). Qualitativement également, on note un déséquilibre – les exportations de la Russie vers la Chine étant dominées par les matières premières, tandis qu’elle importe de Chine majoritairement des produits manufacturés. Si le commerce Russie-Asean a été multiplié par cinq entre 2005 et 2014, il ne pèse guère que pour 1 % dans le commerce extérieur de l’Asean (Hutt 2016). Moscou et New Delhi déplorent régulièrement la maigreur de leur relation commerciale bilatérale.

C – La diversification des marchés énergétiques vers l’Asie

Deux des principaux piliers de la présence économique internationale de la Russie – le secteur des hydrocarbures et l’industrie d’armement – poussent leurs positions en Asie, avec des effets indéniables mais qui restent à consolider. Stimulé par la volonté affichée de l’Union européenne de diversifier ses sources d’approvisionnements énergétiques et de réduire sa consommation d’hydrocarbures (Shikin et Bhandari 2017 : 4), la Russie entend réaliser à terme 30 % de ses exportations de gaz et de pétrole vers l’Asie (Tsvetov 2016). Cette orientation coïncide en Russie avec le déplacement de l’exploitation des hydrocarbures de la Sibérie occidentale, dont les gisements sont en voie d’épuisement, vers la Sibérie orientale. L’oléoduc Sibérie orientale-océan Pacifique, entré en service en 2010, a permis à la Russie de devenir le premier fournisseur de pétrole de la Chine. Les exportations de gaz vers l’Asie, jusque récemment limitées aux transferts de gaz naturel liquéfié (gnl) de Sakhaline-2 (en majorité vers le Japon), vont augmenter avec l’entrée en service, fin 2019, du gazoduc « Force de Sibérie » vers la Chine et les grands projets gnl dans le Grand Nord. Ces derniers, en partie orientés vers les marchés asiatiques[9], bénéficient d’ailleurs d’investissements de pays de la zone. On pense évidemment ici au montage financier qui a été conçu pour le projet Yamal-lng, partagé entre Novatek (50,1 %), Total (20 %), la China National Petroleum Corporation (cnpc ; 20 %) et le Fonds des routes de la soie (9,9 %). Lors du Forum économique oriental de septembre 2014, dont le Premier ministre indien Modi était l’invité d’honneur, Novatek et H-Energy Global Limited ont signé un accord sur la fourniture de gnl russe à l’Inde. Novatek développera des terminaux à cet effet, et une joint venture vendra du gnl à l’Inde, mais aussi au Bangladesh et à d’autres pays (India Times 2019). Cet accord, traduisant la volonté des deux pays de diversifier leur relation économique bilatérale, très limitée au-delà de l’armement et du nucléaire civil, devra contribuer à la réalisation de l’objectif des deux gouvernements de porter le volume des échanges commerciaux de 8,2 milliards de dollars américains en 2018 à 30 milliards en 2025[10]. Des compagnies japonaises sont en négociations pour l’acquisition de parts dans Yamal-lng-2 (Novatek), Baltic-lng (Gazprom) et dans les plans d’expansion de Sakhalin-2 (Shagina 2019).

D – L’industrie d’armement russe et les marchés asiatiques

La Russie s’est établie comme le deuxième fournisseur d’armement en Asie, et même le premier en Asie du Sud-Est, qui compte désormais pour environ 12 % de ses exportations d’armes pour un montant de 6,6 milliards de dollars américains entre 2010 et 2017 (Tobin 2019). Elle réalise avec les pays asiatiques plus de 60 % de ses exportations d’armement, partagées entre l’Inde (le premier client de l’industrie d’armement russe[11]), la Chine, le Viêt Nam (ancien allié de l’urss et destinataire de près de 80 % des ventes d’armes russes en Asie du Sud-Est pour 2010-2017 ; Tobin 2019), l’Indonésie (représentant 10 % des ventes d’armes russes en Asie du Sud-Est pour 2010-2017[12]), le Cambodge, le Myanmar, le Bangladesh. La Russie cherche également à vendre de l’armement aux Philippines (qui envisagent d’acquérir des hélicoptères Mi-17 et à qui l’industrie d’armement russe propose la production conjointe d’armes légères et de petit calibre), et est de retour sur les marchés thaïlandais (par la vente d’hélicoptères de transport) et laotien (avec des équipements de seconde main), tout en s’efforçant d’affirmer ses modestes positions en Malaisie et au Sri Lanka.

E – Le manque d’attractivité de la Russie comme partenaire économique

La poursuite de l’élargissement des positions économiques de la Russie en Asie dépendra, entre autres, de sa capacité de réaliser les ambitieux projets de modernisation de ses infrastructures maritimes, notamment sur la Route maritime du Nord, vue par les autorités russes comme un des atouts à déployer pour renforcer l’accès du pays aux marchés asiatiques[13]. D’une manière générale, la Russie devra convaincre ses partenaires asiatiques de l’intérêt de développer leurs relations économiques avec elle. Un chercheur russe, se disant peu étonné de la lenteur de la progression de l’ancrage économique régional de la Russie, juge qu’il était illusoire d’escompter que les pays asiatiques « [sauveraient] la Russie au détriment de leurs propres intérêts », en d’autres termes qu’ils commerceraient à perte ou investiraient dans des projets d’investissement peu construits (Loukine 2016). Cet avis sévère reflète certaines critiques récurrentes quant aux limites de l’attractivité de la Russie pour les acteurs économiques asiatiques – complexité des procédures administratives, manque de transparence dans leur mise en oeuvre, instabilité législative, lourdeurs bureaucratiques, opacité du système juridique (Shagina 2019). Est souvent évoqué, également, le retard (si ce n’est la mauvaise volonté) avec lequel les élites économiques russes se sont investies dans le rééquilibrage vers l’Est voulu par les autorités politiques. De ce fait, l’action économique russe en direction de l’Asie reste obérée par un déficit de connaissance et d’expérience des marchés et des pratiques. Le manque de cadres qualifiés et l’insuffisance des infrastructures, ainsi que les salaires élevés (Korostikov 2015 ; Fortescue 2016 : 51) constituent d’autres obstacles ; la taille relativement restreinte du marché de la consommation russe est également mentionnée comme facteur limitant la propension des acteurs économiques asiatiques à s’intéresser à ce marché (Shagina 2019). Les contraintes financières auxquelles est soumis l’État russe pèsent également : son incapacité à proposer des projets d’investissement dans des infrastructures telles que le Japon ou la Chine peuvent en financer ou cofinancer constitue également un frein au développement de sa présence en Asie du sud-est. La Russie ne compterait ainsi que pour 0,2 % des investissements étrangers dans les pays de l’Asean, un peu moins des deux tiers de cet investissement russe étant concentré au Viêt Nam (Hutt 2016). La situation est d’autant plus complexe que « les milieux d’affaires chinois, japonais et sud-coréens […] ne sont pas très familiers de la Russie, simplement parce qu’elle a été fondamentalement absente de la région pendant des décennies » (Tsvetov 2016).

F – La Russie et les sanctions occidentales : quels recours en Asie ?

A priori, la Russie devrait d’autant plus chercher à pallier ces difficultés (constatées de longue date) que les sanctions occidentales rendent plus urgent le renforcement des liens économiques avec les partenaires asiatiques. La plupart d’entre eux n’ont d’ailleurs pas suivi les pays occidentaux sur cette question des sanctions. Certains pays asiatiques jouent un rôle, qui reste difficile à quantifier, dans la substitution aux importations de produits occidentaux – d’ailleurs pas toujours à des conditions de prix favorables à la Russie. Des sociétés chinoises vendent à cette dernière des plateformes de forage (y compris pour le Grand Nord) et des technologies de récupération assistée d’hydrocarbures. Comme la Chine, l’Inde et des pays d’Asie du Sud-Est lui fournissent des composants électroniques (Shagina 2020). Dans certains cas, qui restent emblématiques, comme le projet Yamal, des financements asiatiques sont venus pallier la défaillance des investisseurs occidentaux. Le gouvernement japonais, tout en prenant des sanctions (limitées) à l’encontre de la Russie en 2014, a également promis des garanties aux acteurs du secteur privé désireux d’investir dans des projets avec des entités russes soumises à sanctions – ce qui n’a toutefois pas suffi à dissiper les inquiétudes des sociétés privées japonaises, qui ont renoncé à un certain nombre de projets dans l’énergie ou l’aéronautique (Shagina 2019).

De fait, les tensions russo-occidentales (et en particulier les sanctions extraterritoriales américaines) sont perçues par beaucoup de pays asiatiques comme un facteur de risque supplémentaire pour les investisseurs, et ceux-ci préfèrent donc travailler sur des marchés moins aléatoires que la Russie (Tsvetov 2016 ; Shagina 2019, 2020). Certains États invoquent ces mêmes raisons pour expliquer leur hésitation à acquérir des armements russes (Robles 2019)[14]. Pour beaucoup d’observateurs, l’empilement des sanctions américaines contre la Russie, « refroidissant » le Japon et la Corée du Sud dans leur volonté de coopération avec elle, ne fait que renforcer le poids de la Chine dans la vie économique de la Russie, selon des termes souvent favorables à la première, accentuant ainsi l’asymétrie du partenariat à son désavantage (Shagina 2020)[15].

III – La Russie en Asie, puissance d’équilibre ou « partenaire minoritaire » de la Chine ?

Faute d’ancrage économique très structurant pour elle comme pour les partenaires asiatiques, la Russie peut-elle miser, pour renforcer ses positions dans l’espace asiatique, sur ce qui a fait son succès au Moyen-Orient, à savoir un jeu diplomatique lui permettant de se poser en puissance d’équilibre dans un contexte stratégique de plus en plus troublé par la montée des tensions entre Washington et Pékin et l’affirmation des ambitions de la République populaire de Chine (rpc) ? Certains éléments suggèrent que les autorités russes y pensent. Cependant, en l’état actuel des choses, l’élément le plus saillant dans ce cadre demeure le partenariat stratégique avec Pékin.

A – La densification du partenariat stratégique avec Pékin : pour le meilleur et pour le pire

Ce partenariat est devenu pour la Russie un facteur essentiel, à la fois dans sa stratégie de sécurité (établissement de relations de bon voisinage) et dans son effort pour projeter d’elle une image de puissance à stature globale (lien privilégié avec la deuxième puissance économique mondiale). Après la crise ukrainienne, la Russie, sous la pression des sanctions et des mesures diplomatiques destinées à l’isoler (exclusion du g8 par exemple), a opté pour une « intimité stratégique grandissante » avec la rpc (Muraviev 2019). Les illustrations de ce choix quelque peu forcé par les circonstances sont nombreuses. L’armée chinoise est devenue le premier acquéreur étranger du système anti-aérien S-400 et du chasseur multirôle Su-35. Les relations se sont densifiées dans le domaine de l’énergie, notamment avec l’entrée en service du gazoduc « Force de Sibérie », et des investissements chinois limités mais de portée stratégique (projet Yamal, acquisition de 10 % de Sibour par Sinopek, à hauteur de 1,3 milliard de dollars américains…). En juin 2019, la Russie et la Chine ont conclu une entente sur le développement par Huawei de la 5G en Russie, et différentes coopérations en matière d’intelligence artificielle sont à l’étude. Les sociétés russes se financent plus amplement sur les marchés chinois : les niveaux d’emprunt sont passés de 0,25 milliard de dollars américains en 2007 à 18,07 milliards en 2015 (Gabuev 2016)[16]. Initialement très prudente sur l’Initiative Ceinture et Route, ne serait-ce que parce que celle-ci ne réservait qu’une place limitée à la Russie, Moscou a accepté d’en annoncer, en mai 2015, la connexion avec l’Union économique eurasiatique, projet clef dans sa politique extérieure, destiné à préserver autant que faire se peut son influence dans l’ex-urss[17]. Les coopérations militaires se densifient nettement également (Schwartz 2019), et le président Poutine a annoncé que son pays allait aider la Chine à développer un système d’alerte avancée pour détecter les attaques de missiles. Ces avancées, qui sont en partie un produit de la pression occidentale sur la Russie, découlent également de son anticipation d’un ordre international qui sera, à son sens, davantage déterminé par le poids de la Chine que par celui de l’Union européenne, dont Moscou semble supposer qu’elle va peiner à trouver les voies de son « autonomie stratégique ».

Quand le président français Emmanuel Macron, proposant de tendre la main à la Russie, avance que celle-ci pourrait décider de la saisir de peur de devenir « l’alliée minoritaire de la Chine » (Macron 2019), pense-t-il faire écho à des préoccupations croissantes à ce sujet en Russie ? De fait, la presse russe relève que la Chine a profité de la situation difficile dans laquelle s’est trouvée la Russie après 2014 pour lui imposer de dures conditions de négociation sur le gazoduc « Force de Sibérie » ou pour multiplier par trois ou quatre le prix des composants qu’elle lui vend pour son système de navigation Glonass (Korostikov 2015). De même, la question du partage de l’influence entre la Chine et la Russie en Asie centrale, où la première investirait dix fois plus que la seconde (énergie, chemin de fer, usines de ciment, tourisme, agriculture, etc.), fait l’objet de nombreuses conjectures en Russie (Overčenko 2015).

Certains spécialistes russes des questions internationales se veulent plutôt optimistes sur les effets, pour la Russie, de sa relation plus étroite avec la Chine, car les autorités chinoises, selon eux, « ne se croient pas capables de contrôler un pays aussi ambitieux et aussi indépendant d’esprit que la Russie, même quand celle-ci se trouve dans une période de grande faiblesse » (Trenin 2016 : 13). Toujours est-il que, pour d’autres observateurs russes, soulignant que sur des enjeux clefs de la géopolitique asiatique, comme le dossier nucléaire nord-coréen ou les conflits de souveraineté en mer de Chine du Sud, « la Russie a eu tendance à soutenir la Chine ou a affiché une neutralité amicale », le rapport de forces déséquilibré avec la Chine aurait d’ores et déjà dicté au Kremlin « de s’abstenir de jouer le facteur équilibrant [to balance] la Chine en Asie orientale », voire « d’aider les visées hégémoniques de la Chine en Asie-Pacifique » (Lukin 2019). La Russie espérerait ainsi une forme d’accord avec la Chine selon la logique des sphères d’influence : « Moscou affiche sa déférence envers Pékin concernant les questions est-asiatiques tandis que, en échange, les Chinois reconnaissent le rôle leader de la Russie dans la majeure partie des anciennes républiques soviétiques et au Moyen-Orient » (ibid.). De fait, observer les marines russe et chinoise conduire des exercices en mer de Chine orientale et méridionale (respectivement en 2014 et 2016) ou voir Moscou soutenir la position de Pékin contre le jugement de la Cour d’arbitrage de La Haye de 2016 sur la mer de Chine méridionale, alors qu’elle avait jusqu’alors préféré la neutralité, suscite sans doute des interrogations, en Asie, sur la possibilité pour une Russie qui serait devenue trop dépendante de la Chine de poursuivre une politique asiatique qui ne soit pas influencée par les préférences de cette dernière, largement perçue à l’échelle régionale comme étant motivée par des ambitions hégémoniques.

Cela risque, entre autres effets potentiels, de remettre en cause l’une des finalités originelles du rééquilibrage de la politique extérieure de la Russie vers l’Asie, à savoir le souci d’établir des contrepoints à la relation déséquilibrée avec la Chine pour préserver l’image de puissance du pays et, sur le plus long terme, sa sécurité face à Pékin. Cette ambition est au demeurant contrariée également, dès l’origine du « pivot » russe vers l’Asie, par la focalisation de la Russie sur le souci d’atténuer l’empreinte régionale des États-Unis[18], en compliquant ses relations avec leurs alliés japonais et sud-coréen – dont la Russie espère pourtant obtenir des investissements et des transferts de technologies de pointe. Néanmoins, le contexte asiatique, marqué par l’inquiétude face à la montée en puissance de la Chine, offre des leviers à la Russie, certains pays asiatiques voyant leur intérêt dans une relation russo-chinoise moins forte, voire considérant Moscou comme une potentielle puissance d’équilibre en Asie, sa crédibilité géopolitique ayant été rehaussée par les effets de son intervention en Syrie et le redressement de ses capacités militaires. On pense ici au Japon d’Abe et à l’Inde de Modi. Certains faits suggèrent que la Russie, consciente de ces opportunités, n’a pas abandonné sa « politique asiatique nuancée et multidimensionnelle de diversité stratégique dans les affaires régionales » (Kozyrev 2014). C’est la raison pour laquelle la Russie, tout en acceptant la connexion entre l’Union économique eurasiatique et l’Initiative Ceinture et Route, évoque un grand partenariat eurasiatique associant également l’Asean et l’Organisation de coopération de Shanghai[19].

B – Face à la dégradation du contexte stratégique asiatique, des opportunités pour Moscou ?

En tout cas, certains spécialistes russes invitent le Kremlin à profiter de la donne stratégique actuelle pour pousser ses pions : pour eux, la Russie devrait s’appuyer sur la montée des tensions entre la Chine et les États-Unis qui, selon Karaganov, va rendre le partenariat avec la Russie nécessaire aux pays de la région, et leur « proposer […] un agenda qui ne serait pas d’aussi grande envergure que les projets américains ou chinois mais qui pourrait être bien plus coopératif » (Koldunova 2018). D’autres supposent que les membres de l’Asean pourraient s’y intéresser particulièrement, ce que montrerait, selon ces experts, l’invitation faite par l’Asean à la Russie en même temps qu’aux États-Unis, en 2010, de participer au Sommet de l’Asie orientale (Hutt 2016).

La politique d’exportation d’armements dans la zone se veut une illustration du maintien par la Russie d’une ligne autonome de celle de Pékin en Asie. C’est ainsi que des équipements militaires sont vendus à des pays qui ont des contentieux avec la Chine – notamment l’Inde et le Viêt Nam, qui comptent au nombre des plus gros clients de l’industrie d’armement russe. La progression des budgets de défense en Asie du Sud-Est, dont la Russie a bénéficié, s’explique en bonne partie par les tensions territoriales en mer de Chine du Sud. Vendre des armes à la fois à la Chine et au Viêt Nam, opposés sur cette zone, « donne à la Russie plus de poids et d’influence politique dans la région », estiment certains observateurs (Kruglov 2019). La Russie développe aussi des coopérations de défense de plus ou moins grande envergure avec différents pays asiatiques. Elle tente d’intensifier et de densifier les interactions militaires avec l’Inde. En 2019, elle a participé à des exercices Asean orientés sur des thématiques sécuritaires intéressant les pays de la zone (lutte anti-terroriste, sécurité maritime, maintien de la paix), exprimant ainsi une disposition à contribuer à leur sécurité. Avec le Viêt Nam, qui a octroyé à la Russie, en 2014, un droit d’accès aux infrastructures de la base de la baie de Cam Rahn, les acteurs du secteur de l’énergie russe explorent des gisements d’hydrocarbures situés en mer de Chine du Sud.

Conclusion

Considérant le rééquilibrage de la politique extérieure russe vers l’Asie, bien des observateurs occidentaux tendent à en regarder principalement le volet chinois (Fattibene 2015), à souligner les risques de déclassement international dont il est potentiellement porteur pour la Russie, et à considérer que cette initiative est surtout instrumentale dans la réalisation des objectifs de politique étrangère de la Russie vis-à-vis de l’Occident. Si certains d’entre eux sont sceptiques, bon nombre de politologues russes voient cet effort comme « largement irréversible » (Lukin 2018 : 128) et estiment que la politique de Moscou en Asie devient « globale et de nature stratégique » même « s’il reste un long chemin à parcourir » (Karaganov 2017).

Il est évident qu’avec l’affichage d’un « pivot » vers l’Asie, Moscou se situe dans un effort de communication visant à signifier qu’elle n’est pas isolée sur la scène internationale après 2014 et qu’elle peut pallier les effets des sanctions occidentales en s’appuyant sur d’autres partenaires. L’objectif de contrecarrer les desseins américains, si présent dans la politique extérieure russe, est bien perceptible dans cette zone comme ailleurs. On pense ici aux accusations récurrentes du ministère russe des Affaires étrangères sur l’effet contre-productif de la pression des États-Unis sur la Corée du Nord et de leur position sur les conflits en mer de Chine méridionale, ou encore aux propositions poussées par la Russie et la Chine depuis 2010 sur une architecture de sécurité dans le Pacifique présentée comme, en substance, moins clivante que le système d’alliances américain dans la région. Cependant, d’autres éléments suggèrent que les motivations de la démarche russe vers l’Asie sont plus profondes et structurantes, car elles répondent à des dynamiques propres, non rattachées à la « question occidentale ».

Certains politologues russes soulignent que « pour la Russie, ne pas développer une meilleure présence en Asie n’est pas moins contre-nature » que l’état actuel de dégradation de ses rapports avec l’Occident (Tsvetov 2016), si ce n’est que, « au 21e siècle, l’Asie est pour la Russie au moins aussi importante que l’Europe, voire plus importante encore » (Trenin 2016 : 22). L’insistance du président Poutine sur la nécessité de rééquilibrer les relations extérieures, notamment économiques, de la Russie vers l’Asie suggère qu’il partage cet avis. Ce « pivot » devrait en effet d’autant plus mobiliser les autorités russes qu’il se heurte à de nombreuses difficultés, probablement parce qu’il n’a pris de dimensions concrètes que récemment, dans un contexte historique fortement marqué par la focalisation de la diplomatie russe sur le « vecteur occidental » (Trenin 2016 : 5-6).

Après avoir longtemps négligé cette orientation préconisée par le chef de l’État depuis le milieu des années 2000, les bureaucrates russes semblent la prendre désormais davantage en compte. Le fait que, objectivement, l’Occident, sous l’effet de dynamiques internes et internationales, soit moins prédominant dans les affaires internationales et que, par ailleurs, l’Asie-Pacifique paraisse plus allante sur le plan économique, joue son rôle dans l’affirmation de la motivation russe. Les acteurs économiques se montrent également plus attentifs à la réorientation poussée par le gouvernement russe – les sanctions jouant leur rôle, que les patrons de corporations des secteurs stratégiques y soient ou non soumis. De nombreux membres de la communauté d’affaires russe, après 2014, ont en effet commencé à juger « trop élevés » « les risques politiques de la coopération économique avec l’Occident » (Loukine 2016). D’autres éléments peuvent a priori faciliter une insertion plus poussée de la Russie en Asie, comme l’abandon par les États-Unis de l’Accord de partenariat transpacifique, qui aurait pu enclencher des dynamiques susceptibles de la compliquer, et, plus généralement, le sentiment, du côté des alliés régionaux des États-Unis, que la ligne de ces derniers est devenue plus difficilement lisible.

Ainsi, le mouvement vers l’Asie répond à des préoccupations de Moscou touchant à la fois à son statut de puissance et à sa conception de sa sécurité. Jusqu’à présent, la Russie a donné le sentiment de vouloir faire profil bas dans les affaires de sécurité régionale. Cependant, un certain nombre d’acteurs de la zone s’intéressent à son potentiel comme puissance d’équilibre. Moscou ne souhaite visiblement pas renforcer sa présence militaire régionale, n’étant, selon un chercheur russe, « pas intéressée à être un facteur de sécurité réel dans l’Asie-Pacifique » (Hutt 2016). Sa politique de défense va continuer à prioriser les directions stratégiques Ouest et Sud – la direction stratégique Est lui semblant moins menacée. Et « [t]ant que la Russie demeurera une formidable puissance militaire et nucléaire, [les autorités russes considéreront que] les territoires extrême-orientaux sont à l’abri d’agressions de tout prédateur potentiel », suppose un chercheur russe (Lukin 2019 ; voir aussi Kofman 2018 ). Il est probable, du reste, que bon nombre de pays de la région se félicitent de ce que la donne régionale ne soit pas davantage complexifiée par l’irruption d’une autre puissance militaire aux relations conflictuelles avec les États-Unis. Cependant, si elle perçoit que cela peut être la clef d’un développement de ses partenariats économiques régionaux, encore si défaillants, et d’une emprise moindre de la Chine, Moscou tentera sans doute, dans l’avenir proche, de jouer plus activement la carte de la puissance médiatrice, capable de traiter avec l’ensemble des acteurs, comme elle l’a jouée avec un relatif succès au Moyen-Orient.