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Introduction

Au cours de la décennie 2000, le terme Grand Paris émerge dans les médias franciliens et nationaux sans que l’on sache précisément de quoi il s’agit. Il évoque généralement un territoire métropolitain dans la région capitale aux frontières diversement définies selon les acteurs et les secteurs d’action publique.

Cette émergence dans l’espace public du problème du Grand Paris, qui découle d’un intérêt accru des acteurs publics, d’abord locaux, puis nationaux, pour le Grand Paris comme dossier aux contours fluctuants, flous et souvent conflictuels, constitue le point de départ de nos recherches. Ces dernières vont porter, d’une part, sur la compréhension de ce qu’est le Grand Paris pour les acteurs qui utilisent cette expression et, d’autre part – et plus largement –, sur ce qu’il signifie, s’agissant des transformations des relations entre l’État et les collectivités locales, sur leurs interdépendances et sur leurs rôles respectifs en matière de gouvernance et d’aménagement d’un territoire considéré comme stratégique pour l’État central. En d’autres termes, il s’agit dans le présent article d’analyser un objet « déjà là », pour reprendre la formule de Pierre Favre, en l’occurrence un objet discursif, pour comprendre ce en quoi il fait problème pour les acteurs, leurs représentations du problème, le cheminement de ce problème, de son cadrage jusqu’à sa mise en politiques publiques.

Dans quelle mesure les acteurs locaux (des communes à la Région) ont-ils la capacité de construire leur propre cadrage du problème de gouvernance face à l’État ? Comment expliquer que l’aménagement du territoire par le projet urbain ait été préféré à la réforme institutionnelle dans la décennie 2000 pour répondre au problème de coordination dans la métropole francilienne, puis qu’une réforme institutionnelle créant un gouvernement métropolitain soit rendue possible en 2014 ? Nous faisons l’hypothèse que le traitement de ce problème par les acteurs publics est à analyser principalement par le prisme du clivage centre-périphérie à la suite des réformes décentralisatrices dès 1982, c’est-à-dire en mettant l’accent, parmi l’ensemble des variables qui seront prises en compte dans notre article, sur la variable institutionnelle.

La coordination d’acteurs publics dans une métropole mondiale : un problème public local ou national ?

Le cadre conceptuel du présent article s’inscrit d’une part dans la sociologie des problèmes publics et d’autre part dans l’analyse des politiques publiques. Naissant « de la conversion d’un fait social en objet de préoccupation et de débat, éventuellement d’action publique » (Neveu, 2015, p. 7), le problème public du Grand Paris se construit dans la décennie 2000 comme un problème de la gouvernance d’un grand territoire métropolitain et de ses multiples politiques sectorielles[2]. Il abrite en ce sens une famille de problèmes publics sous-jacents (manque et insalubrité de logements, perte de compétitivité économique, saturation du réseau de transport routier et public, problèmes sociaux, problèmes environnementaux avec une pollution croissante…)[3]. Mis à l’ordre du jour politique de façon récurrente avec des débats politiques, des grands travaux et des réformes institutionnelles depuis plus de deux siècles (Fourcaut et al., 2007), le problème public du « Grand Paris » s’impose à nouveau à l’orée de ce siècle, car « un écart entre ce qui est et ce qui devrait être » est perçu par plusieurs acteurs décisifs (Padioleau, 1982, p. 25), la définition commune de ce qui devrait être demeurant jusqu’en 2008 non consensuelle.

La gouvernance de la métropole francilienne, comme celle d’autres métropoles mondiales, est alors remise en question : la métropole francilienne serait-elle devenue ingouvernable (Estèbe et Le Galès, 2003 ; Lefèvre, 2002) ? La complexité accrue de sa gouvernance est liée à une triple fragmentation : économique, institutionnelle et sociale. Les mutations de la société – mobilité géographique croissante, évolutions des trajectoires familiales –, du système économique – financiarisation de l’économie, mondialisation – et du système d’action publique – multiplication des parties prenantes en matière d’action publique – compliquent la capacité des acteurs publics à faire des choix, à les mettre en oeuvre et à obtenir des résultats conformes aux objectifs poursuivis. Or, l’unité urbaine francilienne ne dispose pas d’institution unifiée capable de mettre en cohérence l’action publique et d’assurer un leadership sur le territoire métropolitain[4].

Le Conseil régional d’Île-de-France (Crif) gouverne un territoire qui déborde celui de l’unité urbaine, avec de vastes franges rurales, notamment à l’est dans le département de Seine-et-Marne. L’unité urbaine est découpée en plusieurs échelons d’administration qui, en se constituant en veto players, dans leurs conflits et leurs intérêts divergents, vont compliquer, voire empêcher la prise de décision[5]. Loin d’organiser un gouvernement unifié à l’échelle de la métropole francilienne, le développement de l’intercommunalité s’est opéré sous la forme de multiples Epci (établissements publics de coopération intercommunale) plus concurrents que solidaires au sein des aires urbaines.

Carte 1

Unité urbaine de Paris, aire urbaine de Paris, région d’Île-de-France

Source : IAU ÎdF, 2014

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Il s’agit alors de faciliter la coordination d’acteurs multiples dans ce contexte de fragmentation pour assurer le gouvernement de la ville, c’est-à-dire réussir à prendre et à mettre en oeuvre les décisions nécessaires pour améliorer le quotidien et le cadre de vie des habitants.

Le cadre théorique et méthodologique

L’analyse de ce problème public va s’appuyer sur un modèle d’analyse original combinant les apports de plusieurs modèles classiques des politiques publiques, proposé dans un article récent par Michael Howlett, Allan McConnell et Anthony Perl (2017)[6]. Ce modèle permet d’associer le caractère synthétique des différentes séquences d’une politique publique à la distinction analytique de l’analyse des courants multiples (ACM) avec plusieurs courants (Policy solutions, Politics, Problem comme dans le modèle de Kingdon, et Process et Program), tout en intégrant le rôle des acteurs et des idées propres à l’Advocacy Coalition Framework (ACF) dans la formulation des solutions et dans les périodes de couplage entre courants (voir le tableau synthétique qui suit).

Tableau 1

Le problème public du Grand Paris depuis 2001 et les cinq courants du Policy Process (librement adapté du modèle de Howlett et al., 2017, p. 73)

Le problème public du Grand Paris depuis 2001 et les cinq courants du Policy Process (librement adapté du modèle de Howlett et al., 2017, p. 73)

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Ce modèle permet d’expliquer la façon dont une solution de politique publique a été préférée à une autre dans plusieurs étapes successives. Il s’agit en effet de distinguer, d’une part, pourquoi et comment un problème public émerge et est mis à l’ordre du jour (modèle de l’ACM de Kingdon) et, d’autre part, pourquoi, au sein de multiples solutions alternatives, certaines sont choisies : il s’agit d’insister alors sur les possibilités de couplage entre construction des problèmes, formulation des solutions d’action publique et contexte politique (à la fois ses opportunités et ses facteurs de blocage). Le processus de construction du problème public Grand Paris n’est en effet pas linéaire. Il suit un avancement soumis à plusieurs revirements sur la définition des problèmes, sur les solutions pertinentes pour y répondre, sur les acteurs participant à sa définition et à son cadrage. La distinction des séquences dans la construction de ce problème public permet de déterminer le rôle spécifique de certains acteurs publics devenant entrepreneurs de cause dans la mise à l’ordre du jour politique et médiatique, dans la décision et dans la mise en oeuvre des politiques publiques (Neveu, 2015).

Le présent article mobilise les résultats d’une enquête qualitative effectuée entre 2008 et 2015 dans le cadre de recherches doctorales (Chauvel, 2015). Cette enquête s’est appuyée sur 21 entretiens semi-directifs menés dans une visée informative auprès de cadres administratifs territoriaux et étatiques ainsi que d’élus locaux et nationaux : 5 à l’échelon communal et intercommunal (hors Paris), 5 pour Paris, 5 au niveau régional, 2 dans des organismes publics de gestion des transports publics, 4 au niveau étatique (central et déconcentré). Elle s’est également appuyée sur une analyse textuelle et informative visant à rendre compte de la construction du problème public du Grand Paris : de la documentation grise (verbatim issus des réunions entre élus, rapports d’information, rapports parlementaires, notes, communiqués de presse, dossiers techniques construits par l’Apur [Atelier parisien d’urbanisme], le Conseil régional, le Stif [Syndicat des transports d’Île-de-France]) ; de discours politiques ; des débats parlementaires sur la loi 2010-597 du 3 juin 2010 créant un réseau de transport du Grand Paris ; de la presse généraliste et spécialisée (les principales sources d’information en la matière ont été Le Monde, Libération, Le Figaro, Le Parisien, LeJournal du Dimanche et La Gazette des communes) ; des articles de blogue de journalistes spécialisés dans la vie politique francilienne et les enjeux relatifs aux collectivités territoriales et aux élus.

Les sections qui suivent vont successivement envisager les cinq courants en les liant aux différentes séquences de construction des problèmes publics. La section 2 montrera comment la construction du problème public du Grand Paris émerge chez les acteurs locaux comme un problème public local dans une dynamique bottom-up (courant des problèmes). La section 3 exposera ensuite comment les enjeux politiques, mais surtout institutionnels, constituent des facteurs de blocage déterminants dans la prise de décision (courant politique). Face aux arrangements institutionnels et aux luttes institutionnelles, l’État prend en charge le problème du Grand Paris et le reformule comme un problème national. La section 4 fera enfin voir comment le problème du Grand Paris est mis en politiques publiques à l’occasion de deux fenêtres d’opportunité, l’une en 2010 avec la création d’un projet urbain de transport public, l’autre en 2014 avec la création d’une nouvelle institution métropolitaine (courants Process et Program). Approfondissant la littérature scientifique existante sur la gouvernance métropolitaine parisienne, le présent article insiste donc sur les premières séquences (mise à l’ordre du jour, policy formulation, decision making) sans développer les phases de mise en oeuvre ni d’évaluation. Il entend ainsi contribuer à la réflexion sur la territorialisation des problèmes publics et sur l’évolution du clivage centre-périphérie dans les liens entre les États centraux et leur capitale.

1. D’un problème local à un problème national : le rôle des acteurs politiques dans l’émergence et le cadrage cognitif du problème du Grand Paris

Il s’agit dans cette partie de revenir sur la formulation des problèmes par les acteurs publics concernant la gouvernance de l’aménagement du territoire en Île-de-France. Deux acteurs politiques locaux contribuent à définir et à cadrer le problème de la gouvernance de l’aménagement du territoire dans la métropole parisienne dans cette phase d’émergence (définition et cadrage) bottom-up : la Ville de Paris (2.1) et le Conseil régional d’Île-de-France (2.2).

1.1 Paris comme entrepreneur de cause du problème institutionnel (2001-2007)

L’enjeu de définition d’un problème, de construction d’une causalité (Radaelli, 2000 ; Stone, 1989), doit impérativement être établi si l’on veut analyser l’émergence d’un problème public, car la définition qui finira par s’imposer aura des effets importants en termes de pouvoirs.

Ce processus de définition du problème du Grand Paris se passe très largement en dehors de l’espace public, avec une publicité très limitée dans un premier temps. La société civile ne s’intéresse pas ou que très peu à ces questions, à ce processus construit par des élus locaux (Garraud, 1990), dans la décennie 2000[7]. La notion de « politique tranquille » (quiet politics) formulée par Culpepper définit bien le cas analysé ici, avec une politique cadrée et formulée en dehors de l’espace public par les acteurs administratifs et élus de plusieurs collectivités (la Ville de Paris, la Région Île-de-France et les mairies de la petite couronne) et les experts. Dans la phase d’émergence du problème (2001-2007), c’est véritablement la Ville de Paris qui impose sa définition de la question du Grand Paris (histoire causale, instruments utilisés, valeurs).

En rupture avec l’histoire des relations Paris-banlieue marquée par la domination de la ville-centre sur sa périphérie, une politique de coopération entre maires locaux est mise en place en 2001. Le nouveau maire socialiste de Paris, Bertrand Delanoë, confie à un élu communiste du 20e arrondissement une nouvelle délégation, celle de la coopération avec les collectivités territoriales. Cette dernière commence par des relations bilatérales sur des projets d’aménagement circonscrits de part et d’autre du boulevard périphérique.

Puis est mis en place un espace de débat informel entre élus locaux[8], avec sept réunions organisées en 2006 et 2007 réunissant des dizaines de maires de la petite couronne parisienne. Cet espace de débat informel entre élus franciliens, sans capacité d’action, car sans ressources financières, incarne l’idée selon laquelle seule l’échelle métropolitaine est à même de répondre aux échecs de l’action publique dans la résolution des problèmes publics. Il s’agit de « faire métropole » dans les têtes en effaçant la barrière symbolique du périphérique, en luttant contre une représentation de la Ville de Paris comme hautaine et condescendante vis-à-vis des communes voisines et en construisant du consensus sur les problèmes d’action publique à résoudre par les élus locaux en coopération. Cette expérience de coopération entre élus provoque la nécessité d’établir un diagnostic partagé, un récit commun de la situation francilienne ; c’est la « construction de sens en situation » (Chatel et al., 2005, p. 16).

Il est intéressant de regarder (à partir des verbatim des rencontres[9]) comment l’expression métropole s’impose peu à peu dans le langage des maires participant à la démarche parisienne. En 2001, un terme (agglomération) domine largement les quatre autres (métropole, région capitale, zone dense, fait métropolitain), utilisés marginalement, voire aucunement. En 2008, les cinq sont utilisés, certes à des niveaux différents. Cela dénote malgré tout une confusion grandissante sur la qualification du territoire. Le langage paraît ici impuissant à procéder à la simplification du réel : sont utilisés comme synonymes des termes aux nuances pourtant variées, à savoir métropole, agglomération et zone dense.

Figure 1

L’émergence du discours métropolitain. Répartition des expressions métropole, agglomération et région capitale en 2001, 2006-2007 et 2008

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Dans ce processus d’émergence du discours « métropolitain » comme moteur du désir de coopération chez les élus, il est frappant de constater l’absence de consensus sur ce à quoi fait référence le « fait métropolitain » : soit l’agglomération parisienne, ou l’unité urbaine au sens de l’Insee [Institut national de la statistique et des études économiques] (périmètre retenu pour le syndicat Paris Métropole avec quelques aménagements), ou l’aire urbaine, toujours au sens de l’Insee, soit dans ce cas plus ou moins l’Île-de-France (Lefèvre, 2004 ; Lévy, 2006). Derrière ces débats sémantiques se cachent en fait des conflits politiques et institutionnels au coeur desquels se trouve la Région Île-de-France (Subra, 2012), conflits que nous analyserons dans la section 3.

1.2 Le rôle régional dans la formulation du problème de la gouvernance de l’aménagement du territoire

C’est le travail d’une autre collectivité locale, le Conseil régional d’Île-de-France (Crif), qui va contribuer également à l’émergence du problème public du Grand Paris. Les réflexions autour de la révision du schéma d’aménagement régional (Sdrif) menée par la Région à partir de 2005 font renaître la question du Grand Paris, surtout dans ses aspects sectoriels (logement, développement économique, réduction des inégalités territoriales) et, de façon plus marginale, dans son aspect institutionnel. La démarche, organisée pour la première fois par la Région Île-de-France, est ambitieuse : elle vise à associer dans une dimension participative les habitants, les experts, l’administration et les élus des différentes institutions pour la production d’un document capable de répondre aux enjeux et d’améliorer le cadre de référence de 1994 (lutte contre l’étalement urbain, contre les inégalités territoriales en matière d’accès à l’emploi, prise en compte des enjeux environnementaux) [Lefèvre, 2003].

C’est une approche par faisceaux, par « communautés de destin », qui est privilégiée, avec Paris au centre : des enjeux territoriaux sont définis, selon des lignes floues ne correspondant pas au découpage politico-administratif (un enjeu Seine-et-Marne, un enjeu régional grand-est, etc.). D’où la lutte sur la lecture du territoire : Paris doit-il être considéré comme un territoire en tant que tel ou faut-il le découper pour le mettre en lien avec les territoires de banlieue qui lui sont proches ? Les élus parisiens n’acceptent pas cette lecture qui nie sa spécificité. L’adjoint socialiste au maire de Paris chargé des Finances, du Développement économique et de l’Emploi Christian Sautter dénonce un modèle polycentrique défendu par les territoires riches, principalement de droite, désirant éviter la péréquation, selon l’élue Verte au CRIF chargée de la révision du SDRIF :

Une fois, j’ai été, j’ai eu une discussion […] dans le bureau de Christian Sautter. Je pensais que c’était un tête-à-tête. En fait, ils étaient sept dans le bureau. Il a fini debout : « Ce que tu veux faire, c’est Sarkoland : laisser les riches entre eux et laisser les pauvres entre eux. » Moi, j’ai juste dit : « Je veux faire des lieux de débats[10]. »

Après quelques débats organisés à Créteil ou encore Bobigny dans cette logique de faisceaux, Paris est finalement considéré comme un espace territorial en propre au sein d’un territoire régional se prolongeant jusque dans le Bassin parisien.

Paris a très mal vécu tout ce… Il y avait cette impression que Paris en tant que tel n’existait pas. Mais pourtant Dieu sait s’ils étaient présents dans les négociations. En particulier lorsqu’il a fallu rentrer dans le dur sur combien chacun se prend-il de la charge de construction de logements neufs. Paris a très bien su défendre ses intérêts […] On renversait le regard, c’était la région, la grande région, la région en tant que territoire, la région même en tant que bassin, avec l’association des grandes villes du Bassin parisien, et en créant la C8, c’est-à-dire la C8, la coordination du Conseil régional d’Île-de-France avec les sept autres.

Il faut réfléchir à l’articulation des acteurs publics et privés au sein de ces grands faisceaux allant du centre de Paris vers l’extérieur du territoire régional, où certaines collectivités territoriales voisines de l’Île-de-France, de façon semblable à Paris avec les communes voisines, regrettent les « externalités négatives » nées de la proximité à la région capitale.

Dans ce courant des problèmes, ce sont bien les acteurs locaux, parisiens et régionaux, qui jouent un rôle essentiel dans la définition et le cadrage de ce problème de coordination entre institutions au sein de la métropole et du problème de son aménagement, problème public qui demeure local.

2. Des institutions en lutte pour le leadership politique en matière d’aménagement métropolitain

Le problème public du Grand Paris est façonné par des acteurs et des institutions en compétition pour le leadership politique en Île-de-France ou, pour reprendre le titre de l’ouvrage dirigé par Daniel Gaxie (Gaxie, 1997), en lutte[11]. Le political stream[12] comporte ainsi plusieurs processus déterminants : plusieurs changements de chefs d’exécutifs (3.1) et des luttes d’institutions entre le Conseil régional d’Île-de-France et Paris (3.2) et entre le Conseil régional et l’État (3.3).

2.1 Plusieurs changements d’exécutifs au niveau local et national

Ce sont bien les changements d’exécutifs qui vont permettre la mise à l’ordre du jour politique, puis médiatique, de la question du Grand Paris (ainsi que le suggère Kingdon comme ouvertures de fenêtres d’opportunité). Un basculement politique s’opère en 1998 au Conseil régional d’Île-de-France, avec la victoire de la liste de gauche menée par Jean-Paul Huchon. Trois ans plus tard, la gauche gagne également pour la première fois la Ville de Paris, avec Bertrand Delanoë, et met fin à plus de deux décennies de gouvernement de la droite (Haegel, 1989). Le rapport de force partisan change en Île-de-France autour d’un rééquilibrage à gauche entre les socialistes, les Verts et les communistes.

Tableau 2

Exécutifs franciliens et nationaux et leur majorité politique (1998-2015)12

Exécutifs franciliens et nationaux et leur majorité politique (1998-2015)12

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Ces basculements de majorités ont permis la mise à l’ordre du jour politique du problème du Grand Paris, dans des termes différents, à la Ville de Paris et au Conseil régional d’Île-de-France. C’est avec un autre changement d’exécutif, à la présidence de la République cette fois, que le problème public du Grand Paris va désormais être mis à l’ordre du jour gouvernemental et médiatique. Dans les premiers mois suivant son élection comme président de la République, et alors que la démarche parisienne de concertation entre élus demeure encore assez confidentielle, Nicolas Sarkozy fait une série de déclarations sur l’aménagement de l’agglomération parisienne et sur la nécessité de repenser l’organisation institutionnelle en Île-de-France à cette fin. Son intérêt pour un projet ambitieux pour la région capitale s’inscrit dans son expérience de représentant local dans le département des Hauts-de-Seine en Île-de-France, dans la poursuite des projets présidentiels architecturaux d’envergure pour la capitale ainsi que le rôle de ses proches collaborateurs. C’est surtout un discours prononcé le 26 juin 2007 à l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle pour l’inauguration d’un terminal qui permet au dossier du Grand Paris de faire irruption de manière fracassante dans l’espace public et de lancer un processus qui va happer peu à peu toutes les institutions publiques et tous les acteurs privés en Île-de-France. Nicolas Sarkozy consacre en effet un tiers du discours à expliquer pourquoi et comment l’État doit prendre en charge la question de l’aménagement de l’Île-de-France[13]. Ces discours, en révélant la nature de la volonté présidentielle, constituent en quelque sorte une feuille de route du projet du Grand Paris, qui en est alors aux premiers balbutiements. Ils montrent le rôle central de Paris pour la France, l’intérêt de concilier aménagement du territoire et réorganisation institutionnelle, la place que doit avoir l’État en matière d’aménagement en Île-de-France et le rôle majeur de l’architecture[14].

À la suite de ces discours est ainsi lancée une vaste consultation internationale d’équipes interdisciplinaires sur l’avenir de la métropole parisienne. Dix équipes menées par de grands cabinets d’architectes sont sélectionnées et exposent en 2009 au Palais de Chaillot. Par ailleurs, cette volonté d’un projet d’aménagement pour la région capitale se traduit par la création en 2008 d’un secrétariat d’État au développement de la région capitale, au sein même du gouvernement donc. Ces deux initiatives contribuent, d’une part, à alimenter les débats sur la définition du problème du Grand Paris et des solutions pour y répondre et, d’autre part, à inscrire le problème à l’ordre du jour médiatique. Les « policy images » constituent une mise en récit nécessaire dans la construction du problème et dans les solutions à trouver pour y répondre (Baumgartner et Jones, 1984). Celles de la consultation d’architectes sont diffusées dans un nombre croissant de médias en 2009 et diffusent dans l’espace public une représentation du problème comme un problème d’attractivité, de rayonnement et de modernisation de la métropole.

Tableau 3

Consultation d’architectes : des projets pour la métropole (4 exemples issus des 10 projets)

Consultation d’architectes : des projets pour la métropole (4 exemples issus des 10 projets)

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En parallèle de ces changements d’exécutifs, les luttes institutionnelles s’articulent autour de la montée en puissance de l’acteur régional dans la décennie, qui dérange à la fois la Ville de Paris, qui préfère mener son propre programme, et l’État, qui souhaite garder un rôle stratégique dans la région capitale malgré le transfert, avec la décentralisation, de compétences en matière d’aménagement au Conseil régional.

2.2. La montée en puissance du Conseil régional face à Paris

Le Conseil régional s’institutionnalise en effet dans un environnement institutionnel déjà complexe, marqué par de nombreuses institutions puissantes et autonomes, dans la mesure où il existe une proximité des élus locaux avec le pouvoir central (Zylberberg, 1992). Sa volonté de leadership régional en matière d’aménagement du territoire est contrariée.

Paris, capitale de la France, et ville puissante dans bien des domaines, est ainsi une force d’attraction pour l’ensemble du territoire francilien. De par son histoire, son statut de capitale et son prestige, elle constitue un référent indépassable pour le Crif, collectivité jeune et peu légitime. Depuis cinq siècles, Paris a su évoluer en se transformant et en restant ainsi « propice à l’éclosion de nouvelles idées et à l’épanouissement de changements économiques et sociaux » (Gilli, 2014, p. 31‑33). La ville a ainsi pu conserver son rôle de capitale mondiale où se concentrent les pouvoirs, le prestige, les honneurs et les richesses, ce qui est une des spécificités des capitales (Wallerstein, 1980)[15]. Pour Claude Raffestin, la capitale a un « rôle fondamental de donatrice de sens » à travers la sémiosphère qu’elle matérialise (Raffestin, cité dans Taylor et al., 1993, p. 16). Par leurs monuments et leurs choix d’urbanisation, les capitales permettent, dans la plupart des cas, de rendre compte des valeurs politiques dominantes d’un pays, ainsi que le constate John Meisel (Meisel, cité dans Taylor et al., 1993, p. 3). La capitale, considérée comme un pouvoir et comme une ville, est bien une institution[16]. La Ville de Paris, sûre de son prestige et de sa puissance en France et dans le monde, décide pourtant de s’ouvrir à la coopération avec les collectivités locales voisines, comme nous l’avons vu. De référent indépassable pour la région Île-de-France, elle devient un partenaire dans un jeu qui, en demeurant malgré tout inégal, voit la région émerger dans la décennie 2000.

Forte de ces nouvelles compétences, mais freinée par des ressources financières limitées, la Région Île-de-France souhaite affermir son rôle sur le territoire francilien. Mais cette ambition est freinée par une relation très ambivalente à Paris. Mobilisée par la révision du Sdrif et aveuglée par son ambition de leadership, elle ne veut pas voir émerger une structure de coopération à l’échelle métropolitaine qui aurait son mot à dire dans ses domaines de compétences : aménagement du territoire, développement économique, réduction des inégalités territoriale, logement. Alors qu’elle peine à s’affirmer comme pilote en matière d’aménagement du territoire, une métropole viendrait compliquer d’autant plus sa tâche. Cette crainte de la Région contre une émergence métropolitaine s’appuie également sur le fait que la dynamique métropolitaine qui touche toutes les capitales est plutôt favorable aux métropoles (article de Daniel Béhar, dans Pasquier et Lemouzy, 2013). Les relations entre métropoles et régions sont souvent complexes et conflictuelles, et la métropolisation juridique et politique en marche s’oppose au processus d’affirmation des régions[17]. Lorsque la Ville de Paris lance sa démarche de coopération, le Conseil régional passe donc d’une non-prise en compte du sujet à une attention forcée. Les positionnements au sein du cabinet du président du Conseil régional sont d’ailleurs contrastés sur la stratégie à adopter sur la question du Grand Paris et la position à affirmer vis-à-vis de la démarche parisienne. La « question parisienne », comme le formule à front renversé une collaboratrice du président de région, impose rapidement de choisir une ligne de conduite. On trouve au sein du Conseil régional, au sein du cabinet de Jean-Paul Huchon, mais aussi au-delà, une attitude assez antiparisienne, dans la suspicion plus que dans l’animosité : « Souvent, quand je voyais mes collègues du cabinet de Paris, je leur disais : “Bon, on est un peu des cousins de Province, avec nos gros sabots”, voilà. Très grand hégémonisme parisien[18]. » La collaboratrice précise : « Donc y’a ça, y’a l’espèce de ressenti régional, que Paris est tout puissant, Paris va nous bouffer. »

La Région a des difficultés à créer une identité régionale propre qui ne soit pas directement assimilable à Paris intra-muros. La recherche d’une identité francilienne se fait « contre » Paris, autant qu’elle se sert de Paris. La difficulté à exister face à Paris est très paradoxale. Comme l’écrit Simon Ronai, « il est encore plus étrange que la Région “Île de France”, qui pour les visiteurs du monde entier est totalement assimilée à Paris, épouse ces querelles et cherche à se doter à son tour d’une identité propre pour exister à côté, voire contre Paris alors que toutes les études, notamment celle du comité régional du tourisme, montrent la vanité de cette perspective » (Ronai, 2007).

C’est pourquoi le rapport à Paris est si conflictuel et ambigu : à la fois dans la logique de partenariat et dans une logique de fascination-répulsion. Les deux institutions doivent néanmoins coopérer dans la définition et la mise en oeuvre de leurs politiques publiques. Paris, à l’instar des autres collectivités locales franciliennes, demande le soutien financier de la Région pour certains grands projets.

2.3 Les luttes entre le Conseil régional et l’État

Les difficultés du Conseil régional d’Île-de-France à incarner un leadership politique en matière d’aménagement du territoire se retrouvent particulièrement dans ses relations à l’État. Après la phase de décentralisation de 2003-2004, le Conseil régional croit en son autonomisation et a l’illusion que la décentralisation est un acquis qu’il faut mettre en oeuvre. En 2005, l’État impose pourtant à la Région des opérations d’intérêt national, les Oin, en pleine collaboration sur le Sdrif[19]. Les relations se compliquent, mais elles sont « fluides » : le travail continue par le biais de comités techniques, des comités de pilotage entre les services de l’État et les services de la Région.

Après le discours de Nicolas Sarkozy à Roissy en juin 2007, les relations entre l’État et la Région vont passer une nouvelle phase qui se durcit encore plus avec l’arrivée d’un secrétaire d’État au développement de la région capitale. Il est « difficile de considérer qu’il y aurait un ministre de tutelle de la région[20] ».

La création en mars 2008 d’un « secrétariat d’État au développement de la région capitale » inscrit dans les priorités gouvernementales la question du Grand Paris (Chauvel, 2013). À sa création, le secrétariat d’État est placé sous la tutelle du ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de l’Aménagement du territoire (Meeddat). Sa structure et ses missions font de lui une administration de mission de type « état-major » articulant administration et politique (Quermonne, 1991, p. 29‑30). Cette nouvelle administration s’insère dans un paysage politico-administratif francilien déjà bien complexe. À rebours de la dynamique d’autonomisation du Conseil régional en matière d’aménagement du territoire dans les années 2000, l’État affiche sa volonté de contrôler l’aménagement du territoire francilien avec la création d’une administration de mission au sein du gouvernement. Cette administration de mission a pour objectif de proposer un projet global d’aménagement de la région capitale, soit exactement les mêmes contours que le Sdrif. Les deux institutions vont donc s’opposer sur les objectifs en termes de construction de logement et de croissance (Subra, 2009[21]. Le ressentiment de la Région est grand vis-à-vis du projet étatique. Le sentiment d’avoir été jugée « petits bras », de ne pas avoir d’ambition, alors que les services régionaux se sont formés sur les enjeux techniques, fait l’effet d’une douche froide. Beaucoup d’élus régionaux vivent encore dans l’illusion d’être à égalité avec l’État. Pourtant, la Région se rend bien compte qu’elle est perdante contre la machine parlementaire : comme « on n’avait aucune chance de s’en sortir », explique la directrice de cabinet du groupe socialiste au Conseil régional, il faut dès lors rentrer dans un processus de compromis permanent avec les services de l’État pour négocier sur chaque point[22]. Face à un pouvoir central proche physiquement, avec des outils directement transférés de l’État, la Région a le sentiment d’être en permanence contrée dans sa capacité d’action :

On a tout le temps, tout le temps, tout le temps, plus que n’importe quelle collectivité en face, un État qui contraint, qui met un ministre de la région, qui bloque les financements, qui fait passer une loi Grand Paris, qui en permanence est en contre, en contre, en contre, essaie d’isoler en faisant des alliances avec d’autres grandes collectivités[23].

Puisque l’Île-de-France est en tête de liste en France sur la plupart des secteurs d’activité, les ambitions régionales correspondent de fait aux ambitions nationales : l’État et la Région sont condamnés à devoir s’entendre. Le directeur de cabinet du président de région en vient à la conclusion suivante :

Le réseau du Grand Paris, l’État ne peut pas le réaliser sans nous. Et nous, on peut pas réaliser notre plan de mobilisation des transports sans l’État. Donc l’État et la Région Île-de-France se tiennent par la barbichette. Aucun des deux ne peut faire seul ce qu’il veut sur un territoire de cette taille-là et de cette importance, on va dire dans, dans, dans le fonctionnement de la métropole entière. Quel que soit le sujet dont on parle. On parle recherche : 40 % des chercheurs français sont en Île-de-France. On parle transport aérien : le no 1 français, il est à Roissy. On parle agriculture : la première région agricole, c’est l’Île-de-France, parce que les céréaliers de Seine-et-Marne sont ceux qui font le blé avec lequel on fait le pain des Français[24].

D’une opposition frontale entre deux projets d’aménagement et de transport concurrents, le partenariat devient pour l’une et l’autre institution inéluctable jusqu’à l’accord de janvier 2011 entre ces deux projets. La séquence marque néanmoins une nette recentralisation de l’aménagement régional, au coeur même de l’État central et non plus seulement de l’État déconcentré, à rebours de la thèse d’un gouvernement à distance qui caractérise certaines politiques publiques (Epstein, 2005 ; Epstein, 2013).

Avec la révision de son schéma d’aménagement, la Région acquiert une capacité politique à agir en matière d’aménagement du territoire. Mais face à la puissance symbolique et politique de Paris et au leadership politique de l’État en matière d’aménagement du territoire malgré les avancées décentralisatrices, les partenariats s’inscrivent dans des négociations conflictuelles marquées par l’intérêt national.

3. Deux solutions pour mieux aménager la métropole parisienne : la réalisation d’un projet urbain et la création d’un gouvernement métropolitain

Alors que le problème public du Grand Paris se construit comme un problème de coordination entre acteurs en matière d’aménagement du territoire et que le courant politique apporte autant d’opportunités que de freins au changement, le courant des solutions constitue, de façon indépendante, l’ensemble des propositions des entrepreneurs dans les communautés de politiques publiques. Ces solutions sont indépendantes des problèmes, mais vont être rattachées à un problème lors d’une fenêtre d’opportunité.

Il s’agit dès lors d’analyser dans cette quatrième section comment le problème du Grand Paris est mis en politiques publiques (Programm) avec la conjonction de ces trois courants. Une fenêtre s’ouvre en 2010 avec la loi créant un pharaonique projet urbain de transport public en rocade (4.1). Puis, une deuxième fenêtre s’ouvre en 2013 sur la réforme territoriale (4.2). Nous avons vu dans la section précédente la force des contraintes politiques et des arrangements institutionnels qui réduisent la possibilité d’ouverture de ces fenêtres.

3.1 Aménager par le projet urbain : la consécration d’un projet urbain de transport public en rocade (2007-2012)

Au printemps 2007, le Grand Paris comme problème de gouvernance métropolitaine est dans les mains d’un cercle restreint d’élus locaux. Mais la logique incrémentale de changement par la concertation et la coopération sera bouleversée par une véritable rupture. En 2007, les déclarations de Nicolas Sarkozy sur la nécessité de repenser l’organisation institutionnelle de la métropole francilienne font en effet réagir l’ensemble de la classe politique francilienne[25] et mobilisent tous les acteurs des politiques publiques en Île-de-France. À partir de ce moment, la question du Grand Paris sera inscrite définitivement à l’ordre du jour médiatique, puis à celui gouvernemental.

Le choix de l’État de créer un secrétariat d’État au développement de la région capitale doit tout d’abord permettre d’élaborer un « métaprojet », un cadre global d’action, une vision du projet, avant de penser les projets concrets (Pinson, 2009, p. 175). La lettre de mission du secrétaire d’État Christian Blanc, reçue le 7 mai 2008, fixe pour objectif de « permettre à la France de tenir son rang dans la compétition des territoires, en faisant de sa capitale une “ville-monde” ouverte, dynamique, attractive, créatrice de richesses et d’emplois, qui constitue pour la nation un atout décisif dans la compétition économique du 21e siècle ». Tenir son rang dans la « compétition » – terme deux fois cité en une phrase – de nature économique est donc l’enjeu essentiel de cette mission. Le secrétaire d’État écrit ainsi dans le journal Le Monde que « la genèse du Grand Paris est liée à la volonté de mettre la France en mouvement[26] », en expliquant que la place de Paris parmi les villes les plus puissantes du monde est menacée par le développement de villes comme Mumbai ou Shanghai. La lettre de mission évoque un projet d’aménagement global pour la région capitale qui doit associer conjointement croissance et cohésion, dans une logique durable, autour de projets pour le logement, les transports, le développement économique et l’emploi. Mais l’intérêt de Christian Blanc pour un modèle décentralisé présenté dans son rapport de 2004 dans lequel il défend le rôle des régions, notamment, est relativisé dans le cas de Paris (Blanc, 2004). Il explique en effet en entretien que le développement de Paris ne peut être pris en charge que par l’État pour donner l’impulsion et les moyens nécessaires à un projet d’envergure :

Je suis très fortement en faveur de la décentralisation, au sens de la prise de responsabilité économique, de pilotage économique. Par les régions, à l’image de ce qui se passe en Espagne ou en Allemagne. Ensuite, il y a une autre chose, c’est la constitution d’une ville-monde, dans une capitale. Bon. Et on ne va pas décider que la capitale de France est à Strasbourg. Donc là, à mon sens, le rôle de l’État est absolument essentiel, de pilotage. C’est pas pour rien que c’est ce qui s’est passé à Londres. D’ailleurs, on peut fort bien imaginer que l’opération étant réussie sur une ou deux générations, les choses puissent évoluer et qu’il y ait effectivement une intégration, une participation beaucoup plus forte des élus locaux dans un certain nombre de décisions. Mais dans la phase de pilotage initial, je pense que seul l’État peut le faire[27].

Afin de mettre en oeuvre ce métaprojet, Christian Blanc utilise une méthode de travail incomprise par les élus locaux. Une membre de son cabinet explique aussi qu’il a justifié ainsi le fait de travailler de manière isolée :

En tout cas, M. Blanc, quand il a commencé sa mission, il nous disait presque tous les jours : « Ce sera difficile, on va se faire allumer de tous les côtés, donc il faut qu’on travaille seuls. » Ce qui était vrai, objectivement. C’était vrai, et même, il nous avait dit que ça allait être dur. Et moi je dirai que ça a été encore plus dur que ce qu’il nous avait dit […] Moi je, pendant deux ans et demi à côté de M. Blanc, je dois bien dire que de toute part, de toute part, on s’est fait, tout le monde a cherché à torpiller ce qu’on faisait[28].

L’ambition de Christian Blanc, partagée par ou empruntée à Nicolas Sarkozy, de copier la méthode Delouvrier le conduit à privilégier un travail ambitieux en petite équipe afin d’aboutir à un projet d’envergure répondant aux enjeux exposés dans la lettre de mission. Cette phase durera un an et mènera à la sélection de sept territoires de projet qui répondent à un souci de cohérence économique et d’équilibre géographique (voir la carte qui suit). Puis, des groupes de projets associant des acteurs de terrains seront établis sur chacun de ces territoires.

Carte 2

Les 7 pôles du Grand Paris et le projet de transport public automatique en rocade

Source : Lachèvre, C. (2009, 7 octobre). « Le Grand Paris entame sa longue route », Le Figaro.https://www.lefigaro.fr/conjoncture/2009/10/07/04016-20091007ARTFIG00053-le-grand-paris-entame-sa-longue-route-.php

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La deuxième phase du travail est relative à la définition d’un projet de réseau de transport en commun surtout souterrain, surnommé le Grand Huit, desservant les clusters. Le schéma du Grand Huit présenté dans la presse devient petit à petit l’incarnation du Grand Paris pour nombre de franciliens : « cette image épurée, séductrice et séduisante, du Grand Huit s’inscrit ainsi dans le mental des Français et des Franciliens » (Orfeuil et Wiel, 2012, p. 68). Ce réseau est en concurrence avec celui proposé dans le Sdrif de la Région Île-de-France, appelé Arc Express. Christian Blanc cherche à ménager les susceptibilités des élus locaux qui n’auraient pas été consultés et à avancer rapidement sans blocage politique. Le président du Conseil régional, Jean-Paul Huchon, est le premier à s’estimer écarté de ce processus de consultation, et la relation entre les deux hommes dégénère rapidement, dans le contexte tendu de révision du Sdrif. C’est toute l’institution régionale qui est touchée par le processus de projet, concurrent du Sdrif, mis en place par le secrétariat d’État.

Cette méthode du secret est déroutante et incomprise des élus, mais elle n’empêche pas Christian Blanc de mener à bien sa mission. Car contre toute attente, la loi no 2010-597 du 3 juin 2010 relative au Grand Paris est adoptée deux ans seulement après l’installation du secrétariat d’État. L’élaboration du projet de loi s’établit pourtant dans un contexte houleux au sein de l’État, avec des concurrences entre ministères. Les discussions parlementaires, longues et intenses, ne remettent pas en cause le projet étatique malgré des points de débats particulièrement discutés. Consacrant le rôle de l’État, deux établissements publics sont créés, la Société du Grand Paris (Sgp) pour la maîtrise d’oeuvre du Grand Paris, et l’Établissement public Paris-Saclay (Epps) pour le développement de cette zone située au sud-ouest de Paris.

Le processus de projet qui se met en place à partir de 2007 en Île-de-France décline les deux facettes de la gouvernance urbaine mises en évidence par Patrick Le Galès (2011). L’élaboration du métaprojet est principalement conduite par l’État, qui s’appuie sur le secrétariat d’État et les architectes dans le cadre de l’Atelier international du Grand Paris (Aigp)[29]. Et au niveau des projets proprement dits, on assiste à une conjonction d’instruments de politiques publiques souples (initiatives du syndicat Paris Métropole, etc.) et d’instruments de politiques publiques contraignants (la loi sur le Grand Paris de juin 2010, qui s’impose au Sdrif dans la poursuite des objectifs, et notamment le nombre de logements sociaux à construire).

Une fois la loi votée, des clarifications sont rapidement apportées sur la portée du projet. Après deux débats publics sur leurs projets concurrents organisés conjointement entre le 1er octobre 2010 et le 1er février 2011, l’État et la Région Île-de-France trouvent un compromis sur le tracé du métrophérique avec la signature d’un protocole d’accord État-Région le 26 janvier 2011[30]. Le nom du réseau porte la trace de ce rapprochement : du réseau de transport du Grand Paris (État) et du réseau Arc Express (Conseil régional), le Grand Paris Express (GPE). Ce protocole État-Région signe le retour à une période de coopération entre l’État et les collectivités territoriales autour de la mise en oeuvre du réseau de transport et des contrats de développement territorial. Les controverses et les conflits subsistent néanmoins, notamment sur le tracé du réseau. Plusieurs chercheurs soulignent le prisme étroit de lecture des enjeux du Grand Paris par l’État. L’action du secrétariat d’État est critiquée au motif qu’elle ignore justement les acquis de la recherche urbaine en limitant l’ambition initiale à un seul projet de transport (Bocquet, 2009, p. 48 ; Delpirou, 2014 ; Orfeuil, 2014). Les critiques portent sur l’intérêt d’un projet de transport de cette envergure et de ce coût financier pour répondre aux enjeux ainsi que sur la déconnexion entre le nouveau réseau de transport et le réseau existant. L’intérêt de penser de manière conjointe la rénovation du réseau et son extension dans le Grand Paris Express conduisent à plusieurs redéfinitions du projet (Orfeuil, 2014). Pour autant, la question de l’articulation entre la Sgp et le Stif reste posée. En effet, la conception et la mise en oeuvre du projet Grand Paris Express ne sont pas, par dérogation, du ressort du Stif, mais de celui de la Sgp nouvellement créée.

La Sgp travaille sur le tracé du Grand Paris Express sur 200 km de réseau, principalement souterrain, créant quatre nouvelles lignes et en prolongeant deux autres. Elle prépare également les contrats de développement territorial en consultation avec ses partenaires afin de prévoir la construction de logements et de bureaux et d’envisager le développement économique autour des 68 gares prévues sur le réseau. Un phasage en tronçons permet une mise en oeuvre progressive du réseau, afin qu’il puisse être adapté aux contingences financières et techniques[31].

Bien évidemment, les obstacles à la réalisation du Gpe, surtout financiers, sont nombreux. En contexte de crise économique, le financement de ce projet pharaonique (estimé à 19,8 milliards d’euros en 2008 pour la seule Sgp) constitue un obstacle majeur à sa mise en place (Carrez, 2009 ; Faure, 2019)[32]. Les craintes récurrentes des élus locaux portent sur la capacité de l’État à tenir ses engagements[33], et le montage financier du projet de transport suscite de multiples affrontements lors de l’examen de la loi. Celle-ci prévoit finalement que le réseau de transport sera financé principalement par l’État (dotation de 4 milliards d’euros au total, à raison de 1 milliard par an[34]) et le recours à l’emprunt.

Si le projet urbain est censé faciliter la coordination d’acteurs multiples et répondre aux enjeux d’action publique pour la société, il crée de façon paradoxale de nouveaux problèmes de coordination entre institutions chargées de l’aménagement, et entre documents d’urbanisme[35]. Dans un premier temps, les institutions et instruments régionaux se trouvent ainsi mis en retrait par l’arrivée dans le jeu de l’aménagement de la Sgp et du nouveau contrat de développement territorial.

Si l’État contemporain doit être pensé à travers ses interventions (Bezes et Pierru, 2012, p. 43), que signifie cette reprise en main de l’aménagement du territoire francilien par l’État entre 2008 et 2010 ? Le secrétariat d’État et son administration de mission ont constitué une sorte de parenthèse dans le traitement institutionnel du Grand Paris, en mettant l’accent sur la dynamique de projet au détriment d’un règlement du problème de la gouvernance. C’est la vision qui devait porter le projet, qui devait entraîner la réforme de la gouvernance (Blanc, 2010, p. 135). Là encore, cela a bien fonctionné, car contre toute attente, la question institutionnelle est mise à l’ordre du jour gouvernemental à l’automne 2012, après un changement de majorité présidentielle.

3.2 La prise en charge de la question institutionnelle : création d’une structure de coopération souple entre élus locaux et création d’une échelle métropolitaine d’action publique

L’évolution institutionnelle passe d’abord par une meilleure coopération dans l’agglomération parisienne. Cela se traduit en juin 2009 par la création d’une nouvelle structure de coopération à périmètre variable, le syndicat Paris Métropole, sur le modèle des grands syndicats intercommunaux sectoriels (eau et électricité, par exemple). Cette structure souple permet de construire peu à peu une identité métropolitaine, de mettre en place la coopération, sans brusquer les sensibilités des élus locaux ni changer fondamentalement l’organisation institutionnelle de la métropole. Elle devient petit à petit un lieu politique, avec l’entrée des maires de droite des communes de l’ouest parisien. La méthode employée par Paris Métropole est intéressante : par le consensus et l’adhésion d’un maximum d’élus à sa stratégie, Paris Métropole cherche d’abord à fédérer. Le rôle purement consultatif (mais rapidement incontournable) de Paris Métropole est, dans ce cadre, un avantage comme un inconvénient : un avantage pour ne pas rompre le dialogue et pour avancer ensemble vers des solutions partagées, mais un gros inconvénient dans son incapacité à pouvoir décider. Les tenants de cette démarche de coopération revendiquent un « pragmatisme résolu » (Mansat, 2010). En opposition à la proposition d’une communauté urbaine ou ad hoc, le syndicat Paris Métropole et l’Association des maires d’Île-de-France mettent l’accent sur le fait que « c’est le mouvement des collectivités qui doit permettre de faire émerger des solutions[36] ». La seule réforme engagée durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy concerne une administration déconcentrée du ministère de l’Intérieur : c’est la création de la Direction de la sécurité de l’agglomération parisienne en septembre 2009 dans le cadre de la Loppsi, la loi d’orientation et de programmation de la protection et de la sécurité intérieure[37].

Après une décennie marquée par le poids des arrangements institutionnels, le basculement politique à gauche du gouvernement et du Sénat en 2012 provoque un alignement inédit (à gauche) du Sénat, de l’Assemblée nationale, du gouvernement, de la Ville de Paris et du Conseil régional d’Île-de-France. Face à l’incapacité des élus locaux à proposer de façon consensuelle une solution institutionnelle pour la métropole parisienne, à l’instar de Lyon, c’est l’administration de l’État central, par le biais de sa DGCL (direction générale des collectivités locales), qui joue un rôle essentiel dans la formulation des solutions de réforme territoriale pour Paris.

La création en 2016 de la Métropole du Grand Paris, communauté urbaine ad hoc rassemblant Paris et les trois départements de la petite couronne, soit 130 communes, et supprimant les intercommunalités sur ce territoire, est décidée par la loi Maptam du 27 janvier 2014. Créée afin d’améliorer la coopération des acteurs politiques sur l’agglomération dense dans des domaines larges (logement, développement économique, environnement, etc.), le millefeuille politico-administratif n’en est pas pour autant simplifié avec cinq niveaux d’administration à Paris[38] ! Cette solution institutionnelle est une solution a minima, puisque son périmètre recouvre seulement la petite couronne et pas l’ensemble de l’unité urbaine et qu’elle s’insère dans un environnement institutionnel extrêmement complexe et dense (sans suppression des intercommunalités ni des départements inframétropolitains). Ses compétences stratégiques en matière d’aménagement du territoire, de développement économique et d’habitat sont freinées par un budget très faible (environ 190 millions d’euros de dépenses de fonctionnement et d’investissement en 2019).

Il ressort de la conclusion de cette dernière partie sur la mise en politiques publiques que les solutions sont aussi des problèmes : la solution de la réforme institutionnelle pour simplifier le millefeuille administratif devient un problème, car les réformes se succèdent, avec des solutions conciliant des intérêts divergents et dont la cohérence est loin d’être assurée. La perspective d’une nouvelle réforme du gouvernement métropolitain modifiant le fragile nouvel équilibre en train de se créer pend comme une épée de Damoclès au-dessus des acteurs publics, mais aussi privés, qui tentent de s’adapter en contexte d’incertitude aux nouvelles contraintes institutionnelles. Le président de la République élu en 2017 annonce en effet peu après son élection vouloir « simplifier drastiquement » l’architecture institutionnelle du Grand Paris, sans que cette annonce soit suivie d’effets à l’heure de l’écriture du présent article.

Conclusion

La question du Grand Paris est une question ancienne ; l’aménagement et l’organisation politico-administrative de la région capitale de la France font l’objet de débats politiques, de grands travaux, de réformes institutionnelles depuis deux siècles. De façon innovante, elle devient pourtant un problème public pris en charge par les élus locaux menés par Paris en 2001, et non plus par l’État. Le Grand Paris est au coeur de la politique de coopération entre collectivités locales de la Ville de Paris, qui exerce un leadership dans l’émergence de la problématique métropolitaine. Le Grand Paris, c’est donc d’abord un problème de manque de coopération entre élus locaux. Mais ce premier processus sera rapidement dépassé par une dynamique de débat beaucoup plus vaste : en 2007, l’État se saisit de la question du Grand Paris et en fait un problème institutionnel et un problème d’aménagement du territoire, à inscrire à l’ordre du jour gouvernemental. Le problème public se transforme donc à mesure que les acteurs qui le construisent arrivent dans le débat. L’aménagement de l’Île-de-France est traité par une nouvelle administration de mission, le secrétariat d’État au développement de la région capitale, de 2008 à 2010. Deux ans sont nécessaires à l’élaboration d’un gigantesque projet urbain, initialement chiffré à environ 30 milliards d’euros, visant la construction d’un réseau de transport en rocade, le Grand Paris Express. L’idée est de construire les infrastructures nécessaires à l’innovation et à la compétitivité de la Ville de Paris pour permettre une spirale vertueuse de croissance, d’emplois et de réduction des inégalités. Bien que dénoncé par nombre de chercheurs, ce choix agrège peu à peu tout un ensemble d’acteurs publics et privés attirés par les bénéfices attendus de ce projet. L’aménagement du territoire piloté par l’État, dans la séquence 2008-2012, supplante la réforme institutionnelle dans la recherche d’un meilleur gouvernement. Le problème public du Grand Paris, dans sa phase de définition et de mise à l’ordre du jour, est construit dans des controverses sur les enjeux à envisager, sur la légitimité des acteurs pour le prendre en charge, ainsi que dans des conflits politiques et institutionnels.

Après vingt années de débats et de réformes, l’enjeu de la coordination pour répondre à la fragmentation en Île-de-France est loin d’être résolu. Certes, le vaste projet urbain de réseau de transport public en rocade, le Grand Paris Express, engendre des coopérations multiples entre l’État et les collectivités territoriales, et entre le secteur privé et les institutions publiques, pour transformer l’agglomération parisienne. Mais l’enjeu institutionnel est quant à lui loin d’être réglé. Les différentes hypothèses de réformes de la gouvernance métropolitaine évoquées en 2020 (suppression de la Métropole du Grand Paris, fusion de la Métropole du Grand Paris et du Conseil régional, suppression des départements inframétropolitains, notamment[39]) font ressurgir les solutions institutionnelles évoquées par les acteurs publics depuis 2001. Mais le statu quo l’emporte, et le sujet n’est pas inscrit dans le projet de loi sur la décentralisation, dit « projet de loi 4D », transmis au Conseil d’État en mars 2021 et devant passer en Conseil des ministres au printemps 2021. Le Grand Paris fait, de façon persistante, l’objet d’une querelle de légitimité entre l’État et les élus locaux, dans un véritable jeu de dupes dans la décentralisation en Île-de-France. L’affirmation contrariée du pouvoir régional et la volonté d’action des maires face à l’État sont nuancées par l’incapacité des élus locaux à décider de positions convergentes. Par ailleurs, l’État garde un pouvoir d’impulsion et d’attribution de ressources déterminant dans la région francilienne, largement au-delà d’un gouvernement à distance des territoires analysés dans d’autres politiques publiques (Epstein, 2013). La construction top-down des réformes métropolitaines, bien que remise en cause lors de la mise à l’ordre du jour de la question, demeure indépassable.