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« Pourquoi analyser son propre travail ? », demande le compositeur Luis Naón dans le titre de son « cahier de fabrication », lequel retrace la création de son oeuvre pour ensemble Around the Bell (2012). Qu’est-ce qui motive un compositeur à mettre de côté son papier à musique et à se tourner vers le genre plus ésotérique de l’analyse musicale, et plus précisément vers l’auto-analyse ? Un cynique pourrait voir un aspect auto-promotionnel dans les écrits réflexifs d’un compositeur, les interprétant comme autant de tentatives, de la part de celui-ci, de situer sa production dans le panthéon historique, de justifier sa propre importance en invoquant sa complexité intellectuelle, ou encore de faire la démonstration de sa maîtrise des derniers développements techniques. Cependant, au-delà de l’intérêt personnel du compositeur, il est aussi possible de constater l’attrait qu’exercent les questions auto-analytiques pour toute personne impliquée quotidiennement dans les mystérieux processus de la création musicale : « Pourquoi ce choix d’une note ou d’un rythme ? » ; « Quel est le point commun entre ces deux sons ? » ; « Pourquoi ce passage est-il réussi alors qu’un autre doit être retravaillé ? » Répondre à de telles questions fait non seulement partie des étapes de création d’un travail en cours, mais s’avère également essentiel pour qui souhaite développer et affiner ses outils en vue de travaux futurs.

De manière plus altruiste, la publication de tels écrits représente un potentiel pédagogique important, offrant aux publics, aux interprètes et aux autres compositeurs un aperçu des prémisses uniques d’une oeuvre. L’analyse de partitions est toujours une partie essentielle de l’éducation d’un musicien, bien que dans la tour de Babel de la musique d’aujourd’hui, il soit souvent difficile d’identifier les principes de base d’une pièce donnée. Les aperçus des processus de pensée d’un compositeur offerts par l’écriture auto-analytique peuvent souvent s’avérer précieux, levant le voile sur les principes – tant esthétiques que techniques – qui sous-tendent une oeuvre.

Cette variété de motivations justifiant l’auto-analyse est largement mise en évidence dans une récente collection d’« écrits réflexifs » éditée par Nicolas Donin, un ouvrage volumineux de plus de 700 pages couvrant le « long » xxe siècle, allant du texte « Comment les idées me tombèrent du ciel » (1897), de Leoš Janáček, à l’article de Luis Naón cité plus haut (2014). Donin est certainement le chercheur ayant le plus contribué à notre compréhension des écrits auto-analytiques des compositeurs contemporains[1] et, dans cet ouvrage, il livre avec ses collaborateurs des essais introductifs riches et détaillés pour chacun des quarante-huit textes. On y trouve des descriptions étape par étape de processus de composition (Bennett, Sloboda, Reynolds), des journaux intimes et des carnets de bord (Schaeffer, Henze, Platz, Pesson), des réflexions post-hoc sur la psychologie de la création (Cowell, Saxton), des entretiens (Honegger, Adams, Reich) et des descriptions de techniques ou de systèmes de composition (Carter, Dallapiccola). La grande diversité des approches est attirante, même si l’on peut se demander si tous ces écrits réflexifs sont véritablement des auto-analyses : les entretiens avec John Adams et Steve Reich, par exemple, ressemblent tous deux davantage à des autoprésentations publiques soignées qu’à des réflexions introspectives, et aucun d’eux ne plonge dans une lecture approfondie d’une oeuvre particulière.

En élargissant cette distinction, on pourrait diviser les textes du livre entre ceux qui présentent une analyse musicale détaillée d’une composition spécifique et ceux qui considèrent le processus créatif dans un sens plus abstrait et général. Cette deuxième catégorie comprendrait non seulement les entretiens cités ci-dessus, mais aussi des écrits philosophiques comme « L’autre tigre » de Chaya Czernowin (2007), des « notes à soi-même », comme la liste d’aphorismes de Georges Aperghis de 1979 (« Gagner le silence », « Ne pas oublier Duchamp, Roussel, Cage »), ou les entrées du journal de Gérard Pesson, où les étapes de la composition de son concerto pour piano Future is a Faded Song (2012) côtoient des événements et des rencontres quotidiennes. De telles études du processus créatif conduisent naturellement à une perspective psychologique, considérant la composition musicale comme un cas particulier de la cognition humaine en général. Deux projets de psychologues se distinguent d’ailleurs parmi tous ces écrits de compositeurs : d’une part, John Sloboda, analyste de la musique et compositeur amateur, réfléchit aux mécanismes d’invention et de résolution de problèmes dans sa propre mise en musique polyphonique d’un psaume pour choeur (1985) ; d’autre part, Julius Bahle, dans un projet remarquable, mais peu connu (1929-1939), recourt à des questionnaires envoyés à des compositeurs – dont Arnold Schönberg et Ernst Krenek – pour recueillir des informations sur leur mécanismes de composition. Sloboda et Bahle adoptent tous deux une méthodologie basée sur l’introspection, une approche de la recherche psychologique aujourd’hui largement abandonnée en raison de la subjectivité inhérente qu’on lui attribue : c’est un « jeu dangereux », comme le rappelle Donin, d’être « alternativement l’observateur et l’observé » (p. 382)[2].

Dans l’introduction du livre, Donin observe que la thèse européenne du doctorat en art, avec ses deux parties créative et académique, exige régulièrement des jeunes artistes qu’ils assument ce double rôle (avec tous les défis que cela implique) : « exceller tout à la fois dans le registre du faire et dans celui de la critique – et plus particulièrement de l’auto-observation » (p. 13). Parallèlement, en Amérique du Nord, l’écriture auto-analytique a longtemps été adjointe à un travail créatif afin de défendre la place précaire qu’occupe la composition musicale contemporaine dans la hiérarchie universitaire[3]. À plus forte raison, au Canada et au Québec, les organismes de financement encouragent les artistes à formuler leurs démarches sous forme de projets de « recherche-création » auxquels se rattachent des exigences qui ont trait tant à la création qu’à l’autoréflexion[4]. Tandis que les compositeurs sont régulièrement sollicités pour livrer des écrits auto-analytiques, la forme que pourrait prendre ce discours, souligne Donin, n’est nullement évidente : tant le ton savant de la musicologie que celui du discours public sous forme d’entretiens et de notes de programme semblent problématiques (p. 13-14). Ce volume, avance-t-il, pourrait servir d’éclairage à cette « tradition méconnue » en offrant une variété de solutions distinctes et créatives (p. 14). La sélection des écrits qui y est présentée met l’accent sur des documents difficiles à obtenir, qu’ils soient inédits (comme ceux d’Aperghis, de Pesson et de Naón), qu’ils ne figurent que dans des revues ou des livres rares ou inaccessibles, ou qu’ils n’aient simplement jamais été traduits en français. Dans ce contexte, ce livre constitue un ajout impressionnant à la bibliothèque des écrits de compositeurs[5], et sa valeur est considérable pour les artistes qui cherchent des modèles d’autoréflexion écrite.

On pourrait facilement imaginer un séminaire pour les compositeurs et les musicologues organisé autour des riches textes de cet ouvrage. Dans un tel séminaire, il serait cependant souhaitable d’élargir encore ce corpus à l’aide d’un choix de textes complémentaires, ajoutant à la représentativité des compositeurs en termes d’ethnicité et de genre – comme l’admet Donin avec un certain malaise, cette sélection est presque entièrement ancrée en Europe de l’Ouest et aux États-Unis, avec une « écrasante domination masculine » (p. 20)[6]. Bien que la diversité des approches du volume soit l’un de ses principaux attraits, j’ai le sentiment qu’une occasion a été manquée de garantir une diversité comparable au sein des auteurs représentés. Parmi les écrits qui pourraient contribuer à corriger ce déséquilibre, mentionnons les cinq volumes de l’ouvrage Composition Notes d’Anthony Braxton, « Variables, process et degré zéro » de Pascale Criton, « Process Notes on Portable, May 10, 1966 » de Meredith Monk, et « A Compositional Approach Derived from Material and Ephemeral Elements » d’Ellen Fullman[7], qui représenteraient mieux les courants expérimentaux et improvisés de la pratique musicale contemporaine.

Pour sa part, la collaboration entre compositeurs et co-créateurs est déjà un domaine d’intérêt particulier dans la sélection : voir, par exemple, l’essai de Michael Tippett détaillant ses consultations avec le poète T. S. Eliot sur le livret de A Child of Our Time, ou celui de Jonathan Harvey décrivant le rôle de son collaborateur, le musicien électronique Gilbert Nouno, à plusieurs points clés du processus de création de son Quartet No. 4. Pourquoi alors ne pas y adjoindre « Instrumental Gesture in StreicherKreis » de Florence Baschet, au sujet d’une collaboration similaire et rédigé dans le cadre d’un projet mené par l’équipe d’analyse des pratiques musicales de l’Ircam, dirigée par Donin lui-même[8] ? Enfin, l’essai « L’autre tigre » de Chaya Czernowin, dense et élégant – en plus d’être l’unique texte d’une compositrice dans le volume –, est le seul à aborder explicitement la nature internationale du monde musical contemporain et les questions complexes d’identité et d’origines qui en découlent nécessairement. D’autres écrits autoréflexifs tels que « Patterns of Ecstasy », de Liza Lim, ou « Who Owns Asian Culture ? Not Me », de Du Yun, pourraient contribuer à approfondir ce thème essentiel[9].

Le plus grand défi de l’auto-analyse est peut-être la question de l’inspiration. En témoigne l’essai de Janáček de 1897 intitulé « Comment des idées me tombèrent du ciel », qui est le premier texte du livre. Alors qu’aujourd’hui, « l’inspiration » est souvent traitée comme un sujet plutôt suspect, Janáček l’embrasse dans son sens le plus romantique, décrivant son réveil de minuit quelques heures après avoir lu le poème Amarus de Vrchlický (« l’éveilleur » de la cantate éponyme du compositeur), avec son « parfum printanier d’un cimetière ». Soudainement éveillé, il entend « d’innombrables hauteurs dans toutes les octaves ; des voix ténues comme le souffle de délicates clochettes de télégraphe » (p. 28). Le compositeur retrace le déroulement rapide dans son esprit de tous les points clés de l’oeuvre avant de se rendormir. Dans le texte qui suit, il décrit le processus de réminiscence et d’élaboration de l’oeuvre complète, alors qu’il en développe la forme définitive à partir des « motifs révélés » au moment de son épiphanie nocturne. Si l’on passe à l’autre extrémité chronologique du livre et à l’article de Luis Naón de 2014, on pourrait s’attendre à ce qu’une approche plus contemporaine et plus technologique laisse peu de place à de telles évocations de l’ineffable. La contribution de Naón est l’une des plus techniques du volume, décrivant l’utilisation de ProTools et du logiciel d’orchestration assistée par ordinateur Orchis par le biais de captures d’écran et d’analyses de partitions. Bien que l’approche de Naón puisse sembler illustrer la composition comme une sorte de recherche scientifique laissant peu de place à l’inspiration, le compositeur défend la primauté de « l’étincelle créative » : « la composition est un acte où l’imagination ou l’étincelle créatrice traversent bien des étapes avant de devenir une réalité tangible » (p. 693), un processus de transitions et de boucles (certaines rendues possibles par des outils logiciels) entre l’imagination, la cognition et, finalement, la réalisation de la forme finale de l’oeuvre.

C’est une part de ce processus qui est ici retracée par étapes successives. Il serait vain de vouloir les retracer totalement, quand bien même on en ferait l’effort. Je reste convaincu qu’une part considérable de ce qui nous traverse restera toujours secrète. C’est probablement cette part imprévisible qui transforme l’exercice de composer en un acte vital et profond

p. 696

Même dans cet article formidablement technique, le rôle de l’inspiration reste secret et imprévisible, un mystère à éclaircir – bien qu’il ne puisse jamais être complètement épuisé ou expliqué – par les processus asymptotiques de la réflexion auto-analytique.