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L’objectif de cet article est de modéliser l’activité des gestionnaires au sein des espaces de discussion sur le travail. Identifiés comme étant un vecteur de santé au travail, les espaces de discussion fleurissent dans les entreprises ces dernières années. En France, ils sont portés par des institutions comme l’ANACT (ANACT, 2015), qui publient des guides et du matériel professionnel afin d’encourager la mise en place de tels espaces. Ces institutions en font un des piliers sur lequel repose le « management du travail » (Conjard, 2015). Bien que les littératures scientifique et grise se multiplient sur ce sujet (Barcellini, 2017; Conjard et Journoud, 2013; Detchessahar, 2013, 2019; pour ne citer qu’eux), il reste encore des zones sombres, notamment en ce qui concerne l’activité que développent les gestionnaires au sein de tels espaces. Pourtant, si l’on considère que les espaces de discussion du travail, de même que le management du travail, constituent des voies intéressantes vers le développement d’organisations capacitantes (i.e. qui permettent le développement conjoint des individus, des collectifs et de l’organisation; Barcellini, 2017), il apparaît nécessaire de développer un regard sur les mécanismes précis de leur fonctionnement. Dans cet article, nous répondrons à la question suivante : quelle activité développent les gestionnaires, au sein d’espaces de discussion, afin de contribuer au développement et à la diffusion d’un discours sur le travail ?

Pour ce faire, nous mobilisons les théories de l’activité de travail propres à l’Ergonomie (St Vincent et coll., 2011). Nous rattachons ces dernières à la théorie des espaces de discussion du travail telle que développée par Detchessahar (2013). Puis, nous analysons des données issues d’une recherche-intervention menée dans une municipalité québécoise où des espaces de discussion ont été instaurés. Spécifiquement, nous ciblons un type d’espace de discussion : celui de la planification opérationnelle du travail, où la directrice générale de la municipalité rencontre chacun de ses services. Nous avons observé et enregistré ces rencontres, que nous avons retranscrites en verbatim et analysées à l’aide d’un codage thématique (Miles et Huberman, 2003). Les principaux résultats de ces analyses montrent que la DG pilote la rencontre en développant une activité d’enquête : elle cherche à favoriser le développement d’une perspective réflexive chez les travailleurs ainsi qu’à développer une telle perspective concernant son propre travail. C’est l’interrelation entre ces deux perspectives réflexives qui permet de constituer la planification opérationnelle, ainsi que d’identifier et de résoudre différents types de situations problématiques. Cette activité pose la question de la relation entre gestionnaire et employé, puisqu’elle semble évoluer d’une relation hiérarchique traditionnelle vers un collectif transverse de travail. Nous constatons aussi le fait que les espaces de discussion du travail ne concernent pas que le travail des employés, mais qu’ils concernent plutôt le travail de tous, faisant du travail au sens large l’unité de réflexion en termes de planification.

Cadre théorique

En sciences de la gestion, le management du travail est un courant en émergence (Conjard, 2015). Il prend pour point de départ la figure récente du « manager empêché » qui, parce qu’il doit continuellement nourrir « les machines de gestion », délaisse la scène du travail (Detchessahar, 2013; Girin, 1990). En effet, confrontés à la primauté de la philosophie gestionnaire, présente au coeur des outils qu’ils mobilisent (Boussard, 2008), les managers ne voient le travail qu’à travers ce qui est prescrit, c’est-à-dire la tâche (Dumond, 2007) et essentiellement, sous la lorgnette économique de ce qui est produit (Gomez, 2013). Faisant face à ce constat, des chercheurs en sciences de la gestion et en ergonomie (Conjard, 2015; Detchessahar, 2013; Hubault, 2013; pour ne citer qu’eux) invitent le management, en tant que discipline scientifique, et les managers, en tant que praticiens, à développer les mécanismes qui leur permettront d’enrichir la vision du travail portée au sein de l’organisation (Detchessahar et coll., 2015; Detchessahar et coll, 2017). Plutôt que de réduire le travail à la bonne exécution de la tâche prescrite, le management doit se donner les moyens de pouvoir le penser autrement.

Du travail-prescrit au travail-activité

Parce qu’il s’inscrit dans « le réel », le travail échappe toujours à « l’effort de modélisation » que représente la conception du travail prescrit (Dejours, 2005). D’une part, les choses ne se passent jamais tout à fait comme elles étaient prévues (Zarifian, 1995) : l’outil se brise, la cliente est agressive, le nouvel employé a besoin d’aide, etc. D’autre part, le travailleur possède ses propres buts et mobiles (Leplat, 2006) et s’insère aussi dans un collectif régi par des « règles de métier » (Cru, 2014) et par un « genre professionnel » (Clot et Faïta, 2000), qui sont autant de propositions faites à l’individu pour guider la façon dont il accomplit son travail. C’est donc au travailleur, en situation, qu’il revient d’articuler tous ces éléments qui peuvent entrer en contradiction les uns avec les autres. Et c’est en mobilisant sa subjectivité qu’il va (1) réinterpréter le prescrit, c’est-à-dire passer d’une tâche prescrite par d’autres (la hiérarchie, le collectif, la clientèle) à sa propre définition d’une tâche effective (Leplat, 2006) et (2) gérer la variabilité d’une situation toujours changeante, le tout pour développer un mode opératoire original. Notons également que le travail se décompose généralement en deux dimensions (Mollo et Nascimiento, 2013). En effet, dans le travail réside une dimension productive qui est orientée vers la réalisation de la tâche. Mais, en parallèle de celle-ci se retrouve aussi une dimension réflexive qui prend pour objet la dimension précédente, afin de la réfléchir et de la transformer. En retour, ceci contribue à la construction de l’identité et de la santé de l’individu.

Alors, travailler, c’est faire plus, ou à minima, différemment de ce qui est prescrit : c’est développer une « activité de travail » (St-Vincent et coll., 2011). Cette activité représente la mobilisation des dimensions physique, mentale et sociale d’un individu dans la mise en place d’un mode opératoire qui lui est propre, pour atteindre les objectifs fixés par la tâche effective et ce, tout en gérant la variabilité de la situation dans laquelle il s’inscrit. Parce qu’il est ancré dans une situation de travail, ce mode opératoire ne peut donc pas se résumer à une simple traduction de la prescription (Petit et coll., 2011).

C’est à cette vision que le management du travail se réfère : plutôt que de considérer l’écart entre l’activité et la tâche prescrite comme un défaut, il faut le voir comme ce qui permet l’atteinte des objectifs de l’organisation. Mais force est de constater que les dispositifs au sein desquels s’insèrent les gestionnaires ne leur offrent pas la capacité de voir et de penser le travail comme une activité. Au contraire, suite aux transformations organisationnelles des 30 dernières années, liées à la financiarisation de l’économie et des entreprises (Gomez, 2013) ou à la généralisation du Nouveau Management Public, les dispositifs de gestion ont tendance à ne mettre en lumière que la performance financière (Boussard, 2013). Or, mesurer les résultats du travail ne permet pas automatiquement de voir ni de comprendre ce qui a été fait pour les produire (Dujarier, 2010). Dès lors, on assiste à l’apparition d’un silence organisationnel (Morrison et Milliken, 2000) en tant qu’absence, dans les discours organisationnels, d’un discours sur le travail et ses difficultés (Detchessahar et coll., 2017; Rocha et coll., 2015). Ce silence porte atteinte à la santé des travailleurs, en les enfermant dans des situations qu’ils ne peuvent influencer et pour lesquelles ils n’ont pas les moyens d’appeler à l’aide. Il porte également atteinte à la santé des gestionnaires qui, eux non plus, n’ont pas les moyens d’offrir de l’aide aux équipes qu’ils encadrent alors que la pression est forte pour l’atteinte des objectifs (Milliken et Morrison, 2000; Perlow et Williams, 2003).

Les espaces de discussion du travail, pilier du management du travail

Ainsi, souhaiter la transition d’un management traditionnel vers un management axé sur le travail-activité nécessite de revisiter les dispositifs de gestion présents dans les entreprises. Pour ce faire, le management du travail propose de les axer sur la mise en discussion du travail entre gestionnaires et travailleurs, afin de produire un discours sur celui-ci, de le diffuser au sein de l’organisation, et de l’intégrer dans la prise de décision opérationnelle ou stratégique.

Ces dernières années, une proposition principale a émergé des sciences de la gestion : la création d’espaces de discussion. Ces dispositifs de gestion sont définis comme « des lieux de prise en charge collective des tensions provoquées par la montée des contraintes dans les organisations » (Conjard et Journoud, 2013). En permettant la discussion entre employés et gestionnaires, l’espace de discussion ouvre la possibilité d’une réelle « régulation conjointe » (Reynaud, 1997; de Terssac, 2012), menant à l’élaboration de compromis pour soutenir les équipes dans l’atteinte des objectifs de production et dans la préservation, voire le développement, de leur santé. Mais tout espace organisationnel n’en est pas un de discussion : plusieurs caractéristiques fondamentales doivent le définir. D’abord, ce sont des espaces « politiques », dans le sens où ils permettent une transformation effective des situations de travail, que ce soit sur le plan technique ou organisationnel. Parce qu’ils sont politiques, ils sont également « ordinaires » (Detchessahar, 2013) : ils doivent être animés et pilotés par les gestionnaires de l’entreprise, et non par des tiers extérieurs. L’enjeu ici est de s’assurer qu’ils soient effectivement connectés à la production des règles organisationnelles. Ensuite, ils doivent être organisés sur un principe de « subsidiarité » afin de favoriser une prise de décision par ceux et celles qui ont les compétences pour le faire (Bonnefond, 2017). Cela invite à repenser la répartition de l’autorité dans une logique plutôt bottom-up. Finalement, la discussion qui se tient au sein de ces espaces doit être fréquente, être centrée sur l’activité (et non sur le travail prescrit) et être soutenue par des outils de gestion qui permettent le développement de la dimension réflexive du travail (Detchessahar, 2019).

La mise en place et la tenue de ces espaces, en plus de participer au désempêchement des gestionnaires (Detchessahar et Minguet, 2012), permettent de rendre l’organisation « capacitante ». En effet, la discussion du travail et la diffusion du discours qui est produit permettent, d’une part, de rendre l’organisation instrumentable, c’est-à-dire capable de se transformer et capable de laisser les règles qui la structurent débattues et ajustées (Barcellini, 2017). D’autre part, la discussion du travail rend possible le développement conjoint des individus à travers le développement des compétences et du pouvoir d’agir[1] (Coutarel et coll., 2015), ainsi que celui des collectifs à travers le développement de leur capacité à co-élaborer des règles organisationnelles. Notons ici que les espaces de discussion se distinguent des approches participatives de la gestion, qui ne remettent pas en cause la question de l’autorité et qui n’offrent pas aux employés une réelle possibilité de développer leur pouvoir d’agir (Merceron, 2016). Ils se distinguent également des dispositifs de débats sur la qualité du travail (DQT) promus par des disciplines comme la clinique de l’activité (Bonnefond, 2017), ces derniers n’étant pas des espaces ordinaires, mais plutôt des espaces instaurés de manière ad-hoc et animés par des tiers extérieurs.

Que font les gestionnaires au sein des espaces de discussion du travail ?

Les recherches sur les organisations capacitantes, ou sur le management du travail, qui reposent toutes sur l’ingénierie de la discussion (et donc, des espaces où elle se déroule), prennent de plus en plus de place dans les recherches francophones en sciences de la gestion et en ergonomie. Toutefois, de nombreuses questions restent à creuser. Parmi elles, il y a notamment le rôle des gestionnaires au sein de ces espaces (Barcellini, 2017; Detchessahar, 2019; Paradeise, 2003). La majorité des recherches, abordant de près ou de loin l’ingénierie de la discussion, posent la nécessité que ces espaces soient animés par des gestionnaires de proximité, formés à l’analyse du travail afin (1) d’accompagner leurs équipes dans la prise de parole, (2) de réaliser un travail d’enquête et (3) et de relayer eux-mêmes le fruit des discussions au sein d’espaces de niveau hiérarchique supérieur. Différentes techniques ont été développées par des chercheurs en ergonomie et en clinique de l’activité : auto-confrontations, entretiens d’explicitation, simulations organisationnelles, etc. (Van Belleghem, 2016). Cependant, à notre connaissance, peu de recherches s’attachent spécifiquement à la modélisation de l’activité que développent les gestionnaires au sein de ces espaces. Ainsi, à travers l’analyse de données issues d’une recherche-intervention menée dans une organisation municipale, nous chercherons à répondre à la question suivante : quelle activité développent les gestionnaires, au sein d’espaces de discussion, afin de contribuer au développement et à la diffusion d’un discours sur le travail ?

Devis méthodologique

Les données ont été recueillies lors d’une recherche-intervention menée dans une municipalité québécoise. Ce devis méthodologique est pertinent pour s’intéresser aux objets qui « ne peuvent être ni confinés, ni même naturalisés » (Moisdon, 2010). Il permet la production de connaissances scientifiques et utiles à l’action, dans une logique transformative (David, 2012). Plusieurs types de données ont été récoltés afin de permettre une triangulation : des observations de rencontres de travail, des entrevues individuelles avec la DG, des documents (comme les produits des rencontres de planification) et le journal de bord tenu par les intervenants.

Présentation du cas

La recherche-intervention de laquelle nous tirons les données correspond à la conception et à l’implantation d’un dispositif de gestion au sein d’une municipalité québécoise d’environ 2000 habitants. La recherche-intervention s’est déroulée d’octobre 2014 à mai 2017. La structure organisationnelle de la municipalité est représentée dans la Figure 1.

La problématique principale que relève le diagnostic dressé par les intervenants concerne les difficultés que la DG rencontre afin d’encadrer ses employés et afin de renseigner les élus sur les avancées et difficultés du travail que les employés rencontrent.

Cette problématique est principalement liée au fait que la DG, pour pallier les difficultés que rencontrent les services, bascule dans une position de production. Elle épaule ses employés en réalisant des tâches comptables et administratives liées à l’étude de dossiers d’urbanisme, à la gestion des plaintes ou à la taxation, qui sont normalement du ressort des employés. Cela entraine une double déconnexion : elle s’éloigne des services, ce qui participe à l’incapacité des employés de faire entendre les difficultés qu’ils vivent au quotidien; elle s’éloigne des élus, ce qui alimente leur incapacité à comprendre ces difficultés.

FIGURE 1

Structure organisationnelle de la municipalité

Structure organisationnelle de la municipalité

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Les groupes de travail participatifs qu’animent les intervenants à la suite du diagnostic permettent la conception d’un dispositif de gestion en deux phases (conception de la planification / suivi de la planification), chacune composée de différents espaces de discussion sur le travail. C’est l’un des espaces de discussion de la phase de planification que nous ciblons dans cet article.

Cet espace de discussion du travail est une rencontre entre la DG et ses employés. Chaque service doit réaliser une planification opérationnelle, au sein d’une rencontre animée par la DG. Nous l’avons observée sur les deux années d’implantation du dispositif de gestion. Cette rencontre, par service, dure trois heures et se structure autour d’un outil en version papier (première année) et en version numérique (deuxième année). L’objectif de cet outil est de favoriser le développement de la dimension réflexive du travail, en proposant un exercice de modélisation des processus de travail des employés.

L’outil prend la forme d’un calendrier mis en relation avec trois colonnes : objectif global | objectif spécifique | prérequis. D’abord, la DG et les employés identifient ensemble les objectifs spécifiques de leur service, qui sont les objectifs que doit atteindre le service pour remplir les objectifs globaux de la municipalité. Ensuite, ils identifient collectivement les prérequis, c’est-à-dire ce que les travailleurs doivent faire pour remplir chaque objectif spécifique. Ces prérequis représentent des tâches ou des ensembles de tâches. Chacun de ces prérequis est inscrit sur un post-it à la suite de la discussion, ce qui permet de le définir. Finalement, les employés et la DG positionnent collectivement les prérequis dans le calendrier.

Données et traitement

Au total, les enregistrements réalisés de ces rencontres de planification représentent 26 heures de vidéo que nous avons transcrites en verbatim (voir Tableau 1). Le traitement de ces données s’est découpé en plusieurs étapes dans une perspective similaire à Eisenhardt (1989), que nous présentons dans la Figure 2.

Dans un premier temps, nous avons réalisé un codage thématique (Miles et Huberman, 2003) des verbatims à l’aide du logiciel NVivo 12.3.0. Ces codes ont été inspirés de l’outil (« prérequis »; « objectif spécifique »; « objectif global »), afin de construire une cartographie des données. Nous avons désigné chacun des objectifs spécifiques comme étant de potentiels extraits à analyser.

Ensuite, nous avons réalisé une analyse de contenu, pour chacun des extraits, avec un codage thématique visant à caractériser l’activité de la DG et des employés. Ce codage a été réalisé sur le principe de la saturation théorique. Au final, douze extraits, concernant les quatre services, ont été analysés avant d’obtenir cette saturation (voir Tableau 2). Cette analyse de contenu s’est faite en trois sous-étapes. La première a été d’identifier et de coder le type d’action entrepris individuellement par les employés et la DG (par ex. la DG pose une question en faisant une suggestion; le travailleur verbalise une contrainte de son activité; ou encore la DG verbalise un des enjeux de son travail de gestion). Ensuite, la deuxième étape a été de caractériser ces actions en faisant référence à la littérature sur l’activité de travail et les espaces de discussion, notamment au regard des notions de dimension réflexive du travail et d’activité d’enquête et de pilotage de la DG (par ex. la DG pilote : elle mobilise ses employés en les encourageant à participer; la DG enquête : elle cherche à ce que les employés développent la dimension réflexive de leur activité; les employés verbalisent : ils développent la dimension réflexive de leur travail et publient des éléments sur les déterminants des modes opératoires qu’ils élaborent). Finalement, la troisième étape a été l’analyse du type d’action entreprise collectivement par les employés et la DG pour reconstruire la chaine processuelle de la discussion et déterminer la finalité des échanges (par ex. Définir le prérequis; positionner le prérequis et ainsi, co-élaborer la planification opérationnelle; identifier une problématique; ou encore coconstruire une solution). Ces analyses ont permis d’identifier les trois points de résultats que nous décrivons dans la suite de cet article, à savoir que (1) la DG enquête : elle favorise le développement de la dimension réflexive des employés; (2) en enquêtant, la DG contribue à l’identification de situations problématiques

TABLEAU 1

Description des données

Description des données

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À noter que dans un souci de rigueur, ces analyses de contenu ont été présentées et validées à différentes reprises, tout au long de leurs réalisations, par les trois chercheurs.

Résultats

La DG enquête : elle favorise le développement de la dimension réflexive du travail

Nos observations montrent que la DG enquête : elle s’affaire à faire verbaliser les travailleurs autour de l’objectif spécifique, afin d’identifier les prérequis qui permettent de l’atteindre et de les positionner dans le calendrier. Le Moment 1 illustre cela.

Moment 1 – Travaux publics et urbanisme

[À propos de l’objectif spécifique « signalisation »]
DG : Dans les prérequis, y’a commander les panneaux manquants… Non, c’est quoi ? Ça commence, dans le fond, quand tu fais ton inspection de l’année, voir ce qu’il y a ?
Resp : Tournée des pancartes, on commande des pancartes, après ça, on répare les pancartes. Des pancartes, on en répare à l’année, parce qu’il y a des accidents, des tracteurs qui les accrochent, le vent…
DG : Quand est-ce que tu fais ton inspection, c’est après l’hiver ?
Resp : Ouais.
TTPU1 : Mais c’est nous autres qui faisons la tournée des pancartes. Aussitôt qu’il n’y a plus de neige.
(…)
DG : La commande, elle vient après ça ?
TTPU1 : On fait notre tournée, et après ça, on dit au responsable : « ça nous prend ça, ça et ça ». Lui, il appelle, et là, c’est la commande.
(…)
DG : [L’inspection], vous la faites à deux ?
TTPU1 : Il y en a un qui conduit, l’autre qui regarde.

DG pose des questions aux employés, et ceux-ci verbalisent les prérequis qui composent l’objectif spécifique : (1) « tournée [ou inspection] des pancartes », (2) « commande des pancartes », (3) « réparation des pancartes ». Les questions de DG entrainent des réponses qui dépassent le simple découpage en prérequis. Ils verbalisent ainsi que des pancartes, « on en répare à l’année », car de nombreux imprévus surviennent : « des accidents, des tracteurs qui accrochent ». Aussi, ils décrivent la façon dont la tournée est réalisée : ce sont TTPU1 et TTPU2 qui la font, et non Resp, comme DG l’induit dans sa question à l’attention de Resp (« quand est-ce que tu fais ton inspection ? »). De plus, quand TTPU1 et TTPU2 la font, ils la font à deux, avec « un qui conduit, l’autre qui regarde ». L’implication de Resp commence après la tournée, lors de la commande. Cette verbalisation de la part des employés permet de dépasser la simple liste de tâches, et d’approcher l’activité de travail et sa complexité.

Chaque prérequis identifié est écrit sur un post-it et est positionné dans le calendrier, l’un à la suite de l’autre, jusqu’à ce que leur positionnement fasse consensus pour tous.

Par son activité d’enquête, la DG permet donc la verbalisation d’éléments qui dépassent le travail prescrit : elle accède à la variabilité de la situation (les imprévus) ainsi qu’aux stratégies développées par les travailleurs pour y faire face. Cela lui permet même d’atteindre les savoir-faire que développent les travailleurs avec l’expérience. En effet, dans un autre moment où l’on discute de l’objectif spécifique « pavage », il est identifié qu’il est nécessaire de réaliser un appel d’offres pour sous-traiter la réalisation des travaux. L’objet de la discussion vise alors à définir les modalités d’exercice de cet appel d’offres. L’enquête de la DG lui permet de relever une incohérence dans les propos du responsable : alors qu’il propose de faire l’appel d’offres pour les fissures en avril, il déclare ne savoir les routes à repaver qu’en mai. Or, on ne répare pas les fissures d’une route que l’on repave. Comment faire l’appel d’offres des fissures en avril, en ayant la connaissance des routes à paver qu’en mai ? En enquêtant sur cette incohérence, la DG amène le responsable à verbaliser un savoir-faire de prudence : il sait quelles sont les routes à repaver dès l’automne précédent, mais préfère attendre pour prendre en compte les fissures qui apparaitraient lors du dégel au printemps. Parce qu’il verbalise ce savoir-faire, le responsable est capable d’influencer le positionnement de l’appel d’offres.

TABLEAU 2

Présentation des extraits sélectionnés

Présentation des extraits sélectionnés

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FIGURE 2

Modélisation du processus d’analyses des données

Modélisation du processus d’analyses des données

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Plusieurs stratégies d’enquête sont identifiées dans les différents extraits que nous avons analysés. D’abord, la DG peut poser des questions ouvertes, offrant la possibilité aux employés de répondre librement. Par exemple, dans la rencontre avec le service des travaux publics et de l’urbanisme, à propos de l’objectif spécifique « arrosage des pots de fleur », elle demande à l’un des employés du service « quand t’as fini, tu fais quoi ? », ce qui mènera cet employé à verbaliser la routine d’entretien du réservoir d’eau qu’il utilise pour l’arrosage. Cette stratégie ouverte tend à se dérouler lorsque la DG n’a pas connaissance du processus qui est discuté et que les employés sont expérimentés, comme c’est le cas dans ce service ainsi que dans le service incendie. Parfois, elle pose des questions suggestives, fermées, qui mobilisent une hypothèse qu’elle cherche à valider. Par exemple, lors de la rencontre de planification avec l’agente de développement du département des loisirs, à propos de l’installation de l’écran pour la réalisation de l’objectif spécifique « cinéma en plein air », la DG demande à l’agente « C’était sécuritaire ? Que tu fasses ça toute seule sur un escabeau à bout de bras ? », ce qui mènera l’agente à discuter de santé-sécurité et de la nécessité d’obtenir de l’aide du service travaux publics et urbanisme dans l’installation du matériel pour les activités de loisir. Notons que cette stratégie suggestive tend à être mise en place dans les services administratifs et loisirs, où elle est fortement impliquée et où l’expérience des employés est faible.

En parallèle de cette verbalisation, qui permet la constitution des prérequis, la DG et les employés coopèrent pour placer ces prérequis dans le calendrier et ainsi élaborer la planification.

Le Moment 2 illustre cela.

Moment 2 - Travaux publics et urbanisme

DG : [se fait tendre un post-it par TTPU2] Ok, c’est ça l’inspection finalement ?
(…)
TTPU2 : [pose le post-it qu’il tendait sur le calendrier] C’est signalisation, bornes 911
Resp : [pose un autre post-it au même endroit que TTPU2] Et réparation des pancartes qui s’en vient, c’est pas mal la même affaire.
DG : [déplace le post-it de Resp] Ok. Pose le un peu plus haut.
TTPU1 : Ouais.
TTPU2 : Ces deux-là vont ensemble.
DG : [continue de déplacer le post-it de Resp] On le met ici ? La deuxième semaine d’avril ? Ou la première ?
Resp : Réparation… [indique un endroit sur le calendrier], puis la commande est avant [indique un autre endroit, une semaine avant]
[La DG note quelque chose sur le calendrier, aux endroits montrés par Resp]
(…)
DG : Donc [la tournée se fait] aux environs de la première semaine, mettons. Commander pancartes, l’inspection… mais l’inspection…
TTPU1 : [déplace le post-it « commander »] Commander, il va ici ?
Resp : Ouais.
TTPU2 : Commander, puis avant on fait la tournée.
DG : Ta tournée vient avant.
Resp : Ta réparation, c’est après. Tu commandes avant [modifie le placement des Post-its]. Et tu fais l’inspection encore avant ça [rédige un post-it « inspection » et le positionne].

DG et les employés utilisent des Post-its pour placer les prérequis dans le temps, en partant du point de référence qui est posé en premier : l’inspection (ou la tournée) se fait lorsqu’il n’y a plus de neige. Ainsi, les prérequis et leurs temporalités sont discutés et simulés en parallèle.

Il arrive que ce processus d’enquête s’inverse : les employés se mettent à poser des questions pour comprendre ce que fait la DG. Cela s’est produit, par exemple, dans le cadre de la rencontre de planification du service travaux publics et urbanisme, lors de la discussion du prérequis « transmission des données pour appel d’offres » que doit faire le responsable à la DG. Ne parvenant pas à établir le moment adéquat de cette transmission, le responsable se met à enquêter sur ce que doit faire la DG dans le cadre de la réalisation de l’appel d’offres. La DG se met à verbaliser son travail : les documents qu’elle prépare, ce qu’elle publie sur le site des appels d’offres, ce qu’elle transmet aux élus pour leur approbation, les rencontres à animer pour attribuer le contrat, etc. Cette verbalisation entraine la coopération entre le responsable et la DG pour optimiser le positionnement de cet appel d’offres dans l’année ainsi que celui d’autres appels d’offres. Cela aura pour conséquence, selon les propos de la DG dans une rencontre-bilan que nous avons mené avec elle en fin de recherche, de faire en sorte que la municipalité soit « la première de sa région à sortir les appels d’offres », contribuant ainsi à obtenir des soumissions plus basses.

En enquêtant, la DG contribue à l’identification de situations problématiques

L’activité d’enquête de la DG, en plus de permettre la construction conjointe d’une planification des opérations, entraine l’identification de différents types de situations problématiques : internes au service; entre deux services; reliées à des enjeux de gestion plus globaux.

Par exemple, une discussion engendrée par l’enquête de la DG permet d’identifier une problématique interne au service des travaux publics et urbanisme : le fauchage des fossés se fait à temps perdu, car ils n’ont pas le temps de le faire et ce n’est pas une tâche prioritaire. Mais si ce fauchage n’est pas réalisé régulièrement, il devient de plus en plus difficile de le faire et prend plus de temps. De plus, si on attend trop pour le faire et que des arbres poussent dans le fossé, il faut changer de technique : plutôt que d’utiliser la faucheuse, il faut utiliser la tronçonneuse, ce qui pose des risques pour la santé et la sécurité des travailleurs. Toutefois, en parallèle de la problématique est également identifié un déterminant qui permet de la minimiser : l’utilisation d’une ressource étudiante pour réaliser le nettoyage des fossés permet de ne pas briser la faucheuse. Cette discussion permettra, in fine, d’identifier que l’embauche d’un étudiant est source de valeur, puisqu’il permet, entre autres, de favoriser un bon entretien de la voirie municipale, sans mettre en danger la santé des employés. Ceci constituera un des arguments principaux soumis au conseil municipal pour débloquer les fonds nécessaires à cette embauche.

L’enquête de la DG menée sur l’objectif spécifique « paie des pompiers », lors de la rencontre de planification du service administratif, mène l’une des employées du service administratif à identifier une difficulté majeure, illustrant bien les problématiques interservices : il existe beaucoup de variabilités dans les dates de transmission des données du service incendie au service administratif. Cette variabilité entraine pour TAdmin2 une difficulté à gérer sa charge de travail puisque les paies viennent en conflit avec d’autres tâches prévues dans les semaines qui suivent la date initialement fixée pour la transmission des données. Cette difficulté sera portée par la DG auprès du service incendie afin de trouver une solution.

Finalement, l’enquête menée par la DG lors de la rencontre de planification du service travaux publics et urbanisme permet de mettre en lumière une difficulté reliée à un enjeu de gestion plus global.

Les employés révèlent l’une des difficultés principales de la tâche d’inspection dans laquelle on vérifie la présence des pancartes de signalisation routière : parfois, les pancartes manquent et on ne les voit pas. S’en suit alors la volonté de DG d’explorer cette difficulté, et surtout, les ressources qu’ont les employés pour y faire face. Elle dresse un diagnostic : la seule ressource que possèdent les employés est leur expertise et leur connaissance du territoire. DG déduit que la municipalité n’est pas dotée d’un plan de signalisation indiquant l’emplacement des panneaux sur le territoire. L’absence du plan de signalisation influence la réalisation du travail, dont la qualité est assurée seulement par l’expertise des travailleurs. Pourtant, ce n’est pas un problème pour eux : ils n’ont pas besoin d’un plan. Cette situation leur offre même un certain pouvoir, puisque leur expertise est indispensable. Pour DG, cette difficulté dépasse la tâche d’inspection. L’absence d’un plan de signalisation est un enjeu de gestion du personnel (assurer le transfert des connaissances en cas de départ), de sécurité des usagers de la route et il concerne les liens de la municipalité avec d’autres paliers de gouvernance. Tous ces enjeux sont propres au travail de gestion de DG. Elle les verbalise et parvient à mobiliser les employés : le plan de signalisation n’est pas un outil qui remplace leur expertise, mais un outil nécessaire à la réalisation de la tâche de gestion. Les employés basculent ainsi d’un état de résistance (TTPU1 dira : « pourquoi qu’on le ferait ? ») à un état de collaboration (TTPU1 dira : « ça se fait en 2016 ça (…), ouais on va le faire »).

Suite à l’enquête, la DG participe à la construction des solutions

Nos analyses montrent qu’une fois la problématique identifiée, elle participe à la construction d’une solution. Les Moment 9, 10 et 11 illustrent cela.

Moment 9 – Travaux publics et urbanisme

[À propos de la problématique du plan de signalisation]
DG : Quand est-ce qu’on pourrait avoir le temps de le faire ce plan-là ?
T1 : L’hiver.
DG : Sauf que, quand c’est le meilleur moment ?
Resp : L’hiver, s’il neige pas, ça tombe mort.
(…)
DG : Ça serait quand que vous pensez… pendant l’hiver ?
Resp : Pendant les creux.
T2 : [montre l’hiver sur le calendrier] janvier, février.
DG : Janvier, février ? Ok.

Une fois la difficulté relevée et la solution déterminée, les employés et DG se mettent dans un mode conception. DG retourne dans une posture d’enquête. Par ses questions, elle cherche à déterminer avec les employés le meilleur moment pour réaliser la conception du plan de signalisation.

Moment 10 – Travaux publics et urbanisme

[suite de la problématique du plan de signalisation]
DG : Sauf que pour pas faire de doublons, est-ce que ça serait pas quand vous faites l’inspection des pancartes ?
TTPU2 : Non, parce que là, quand ça part là… [fait référence à une lourde charge de travail]
Resp : Là, faut que tu fasses une inspection, c’est en ligne, tous les rangs. Allez faire l’inspection, ça presse, puis on a d’autres choses à faire.
TTPU1 : Oh non. On n’a pas le temps de faire un plan.
Resp : [désigne le post-it « tournée des chemins » qui est la première semaine d’avril] C’est parce qu’on n’a pas le choix de la faire, parce que s’il manque des pancartes, ben là, c’est dangereux.

DG garde en tête ses enjeux de gestion et d’optimisation des ressources : la réalisation de ce plan, si elle est intégrée au travail qui est déjà réalisé, prendra moins de temps et sera plus efficiente (« pour ne pas faire de doublons »). Elle propose aux employés de faire le plan de signalisation lors de l’inspection. Mais cette proposition ne fonctionne pas : lorsque les employés font l’inspection, ils n’ont pas le temps de faire un plan. Le faire en même temps que l’inspection peut altérer la qualité du travail d’inspection et ainsi, la sécurité des usagers de la route. Ne pas savoir cela aurait pu mener DG à prendre une décision opérationnelle qui « évite les doublons » et optimise les ressources, mais qui affecte la sécurité des usagers de la route.

Moment 11 – Travaux publics et urbanisme

TTPU1 : C’est pour ça, l’hiver, y’a juste à nous imprimer le réseau, puis là on fait des [mime l’écriture des panneaux sur le réseau imprimé]. On marque les pancartes. On part avec le pick-up, ce sera pas trop long, mais faut prendre le temps de le faire.

(…)
Resp : Tu pognes un jour sans neige, et tu te dis que de telle heure à telle heure, faut que tu fasses des pancartes.
TTPU1 : Non, mais t’sais, on les imprime, on les pine, on les marque.
Resp : Voilà.
TTPU2 : T’sais, si on le fait rang par rang.
TTPU1 : C’est ça, on se fait un cartable.
Resp : Je les ai tous les dessins. Tu le pognes, tu colles dessus, clac.

La coconstruction de la réponse passe aussi par la discussion entre les employés d’une façon de faire pour répondre au problème. Notons que la DG n’anime pas cette discussion sur les moyens à mettre en place. Elle laisse plutôt aux employés l’autonomie de décider de l’opérationnalisation de cette solution. Ceci démontre la capacité des employés à se projeter dans le futur et à concevoir sur mesure une solution à un problème qui dépasse leur situation de travail, puisqu’étant un enjeu de gestion.

Discussion

Synthèse de ce que l’on retrouve dans les résultats

Nous avons montré que la DG enquête, en développant différentes stratégies. Grâce à cette activité qu’elle développe, elle met les employés en posture de verbalisation, ce qui correspond au développement de ce que nous appelions la « dimension réflexive de l’activité » (Mollo et Nascimiento, 2013). On y retrouve la verbalisation des modes opératoires, des difficultés et des risques encourus, de la variabilité des situations, des savoir-faire et stratégies développées : un discours sur le travail est produit. Les différentes stratégies d’enquête développées par la DG lui permettent de guider les employés dans cette verbalisation, pour la favoriser ou l’ancrer dans les modalités de fonctionnement de la rencontre. Ainsi, en posant des questions tantôt plus ouvertes, tantôt plus fermées/suggestives, la DG cherche à « rendre utile » ce que verbalisent les employés. Un espace de discussion n’est pas seulement un espace d’expression de la parole, donc de création d’un discours. C’est aussi un espace politique à visée transformative : l’intérêt de cet espace est de produire un discours utile à la transformation organisationnelle.

Ici, cette visée transformative concerne initialement la planification : l’objectif de la rencontre est de constituer ce qui sera le travail prescrit des employés, afin de guider leur activité. Chose remarquable : cette planification sera aussi un référentiel pour la DG, qui pourra planifier son travail au regard de ce qui est positionné dans le calendrier. Mais la visée transformative ne s’arrête pas à la constitution du prescrit : elle concerne aussi la transformation des personnes. En effet, en enquêtant et en favorisant le développement de la dimension réflexive de l’activité de ses employés, de même qu’en développant la dimension réflexive de sa propre activité, on assiste à un phénomène d’apprentissage mutuel. La DG en apprend sur la réalité du quotidien des employés et, réciproquement, les employés en apprennent sur les logiques de gestion qui influencent l’activité de la DG.

Toutes ces discussions et ces échanges qui favorisent le développement d’apprentissages mutuels, des uns sur le travail des autres, permettent de constituer « des mondes communs » (Béguin, 2013), favorisant ainsi la co-élaboration de la planification opérationnelle.

Nous avons aussi montré que la dynamique d’enquête/verbalisation permet l’identification et la résolution de solutions problématiques, qu’elles soient internes au service, entre deux services, ou qu’elles concernent des enjeux de gestion municipale. Là encore, l’activité d’enquête de la DG permet de structurer la verbalisation des employés vers un objectif précis : construire une représentation commune du problème verbalisé, co-élaborer une solution qui répond aux enjeux opérationnels et aux enjeux gestionnaires de façon satisfaisante. On retrouve dans la coconstruction d’une solution aux problématiques identifiées l’expression d’une régulation conjointe (de Terssac, 2012; Reynaud, 1997). À travers la confrontation entre les logiques managériales et opérationnelles, guidée par l’activité d’enquête de la DG, des conflits sont identifiés et font l’objet de l’établissement d’un compromis. Ceci s’illustre par la planification ou les solutions conçues pour résoudre les situations problématiques.

En enquêtant le travail des employés, la DG peut penser son travail et ses enjeux

Nos résultats sont consistants avec ce que présente la littérature sur les espaces de discussion : nous avons observé que la DG anime et pilote ces espaces en développant une activité d’enquête. Mais notre étude permet d’aller un peu plus loin en décrivant plus précisément cette activité. En effet, la DG mobilise différentes stratégies d’enquêtes, tournées vers plusieurs finalités : coconstruction du prescrit, apprentissages mutuels, identifications de situations problématiques et résolution de celles-ci. On voit que la DG encadre plus ou moins strictement les verbalisations, mais aussi qu’elle s’en saisit pour les mettre à profit. La DG s’ancre dans une pratique réflexive (Schön, 1994) où, en guidant et en s’appuyant sur les verbalisations des employés, elle s’assure de coconstruire et co-élaborer la planification opérationnelle. On saisit ici l’importance du développement de compétences liées à la réflexivité. D’ailleurs, lors de notre recherche-intervention, nous nous sommes assurés du développement de telles compétences chez la gestionnaire à l’aide d’une dizaine de rencontres individuelles (conçues comme des entrevues d’auto-confrontations; Clot, 2008) où nous discutions de son travail et des enjeux auxquels elle était confrontée.

Ainsi, avec les espaces de discussion sur le travail, on identifie que le travail du gestionnaire ne se joue pas dans une activité solitaire de traduction d’objectifs stratégiques (ou politiques) en un travail prescrit à l’attention des employés qu’il encadre, comme la tradition gestionnaire le porte. Il réside plutôt (1) dans la mise en place de structures offrant les conditions nécessaires aux employés pour développer la dimension constructive de leur activité, (2) dans la participation à son analyse et à sa mise en débat, à travers le développement de compétences et de pratiques réflexives, afin de mettre en conflit les logiques managériales et les logiques opérationnelles, et (3) dans la participation à l’élaboration conjointe de compromis qui résulteront en la production d’une planification et de solutions aux situations problématiques identifiées. Nous pensons que ce constat dépeint très précisément ce qui est entendu dans la notion de management du travail (Conjard, 2015) que nous avons présentée au début de l’article.

Ce constat offre également une perspective de recherche intéressante : un tel dispositif de gestion par la discussion tend à transformer les frontières traditionnelles qui séparent les gestionnaires des employés qu’ils encadrent. Depuis quelques années, la notion de « collectif transverse » fait son apparition dans les recherches en ergonomie (Arnoud et coll., 2014). Ce collectif, qui se différencie du « collectif de travail » plutôt axé sur l’appartenance à un métier (Caroly, 2010), « repose sur un travail d’articulation entre les acteurs et un ajustement incessant (…) et implique une articulation entre métiers » (Motté, 2012; p.104). Nous pensons qu’au sein des espaces de discussion, cette relation gestionnaire-employé tend à prendre la forme d’un tel collectif transverse. Il devient alors fondamental d’axer de futures recherches sur l’identification des conditions qui permettent de soutenir les employés et les gestionnaires dans l’établissement d’une telle relation.

Quel outil pour soutenir la discussion du travail ?

Selon nous, un tel dispositif de gestion ne peut être efficace que s’il outille les participants avec un instrument qui joue le rôle « d’objet intermédiaire » (Vinck, 2009) à savoir qu’il permet de faciliter la transformation mutuelle des connaissances des acteurs qui interagissent entre eux à travers l’objet, notamment en objectivant les paroles de chacun sur le travail des uns et des autres (Broberg et coll., 2011). Nous avons pu voir cela à travers l’utilisation des post-its et de l’outil-calendrier par les différents participants : le positionnement d’un post-it à un endroit particulier permet de le combiner aux autres post-its présents à cet endroit et d’ouvrir la réflexion, par exemple, sur la faisabilité d’une telle tâche à un tel moment. Cela nous amène toutefois à faire une distinction importante : le travail que les participants verbalisent n’est pas l’équivalent de l’activité qu’ils développent en situation. À l’instar de Van Belleghem (2016), nous pensons qu’il est important, dans un tel dispositif, de distinguer quatre activités : l’activité cible (celle à laquelle celui qui s’exprime fait référence), l’activité de convocation (la verbalisation comme telle), l’activité convoquée (la représentation de l’activité, celle qui est mise en mots) et l’activité dialogique (l’enquête et la discussion qui en résulte). Cette distinction est fondamentale, car le travail que l’on fait ne sera jamais exactement celui dont on parle et ne sera pas non plus celui qui est modélisé sur l’outil à travers le positionnement des post-its. Ce sont plutôt des représentations de l’activité qui sont échangées et co-élaborées par les participants, au sein d’une activité de convocation et d’un travail collectif de discussion. Ces représentations sont dépendantes des conditions de la discussion, en fonction des outils, des caractéristiques de l’espace-temps où la discussion prend lieu, etc., d’où l’importance de concevoir un objet intermédiaire adapté mais malléable. Cela pose évidemment des enjeux pour la conception de tels outils, notamment en ce qui concerne le fait de penser la conception de l’outil avec les usages futurs qui en seront faits, et de favoriser le déploiement de cette conception dans l’usage (Folcher, 2015). Ce constat postule aussi une autre posture de l’intervenant, par exemple, l’ergonome : il doit penser son intervention comme un acte pédagogique (Dugué et coll., 2010) visant à développer les capacités réflexives des participants à l’intervention pour qu’ils puissent se l’approprier.

Finalement, comme il est noté dans la littérature sur les espaces de discussion, un espace seul ne suffit pas. L’espace de discussion que nous avons observé permet la co-élaboration de la planification opérationnelle à partir de la mise en discussion du travail, nous pouvons affirmer que c’est là une régulation conjointe d’une régulation conjointe (Reynaud, 1997; de Terssac, 2003). Mais cette régulation conjointe annuelle ne suffit pas, au regard des innombrables événements et imprévus qui se dérouleront durant l’année et qui viendront la rendre obsolète car, comme l’ont montré Mintzberg et Lampel (1999), entre ce que l’on a planifié délibérément et ce qui est réalisé effectivement, il y a toujours un écart et un ensemble de réalisations émergentes. C’est pourquoi le dispositif prévoit aussi un mécanisme de régulation conjointe hebdomadaire (la phase de suivi), plus « chaud » dans le sens où il se rapproche des situations de travail (de Terssac et Lompré, 2002). Les régulations conjointes doivent pouvoir se faire aussi dans le quotidien, il faut donc concevoir un dispositif de gestion global qui le permette.

Conclusion

La principale limite de cet article est sa portée. Cet article ne vise pas la généralisation des résultats qu’il présente à tous les espaces de discussion du travail, mais s’intéresse plutôt à entamer un chantier de modélisation de l’activité des gestionnaires au sein de ces espaces. Il permet d’ouvrir une porte supplémentaire sur la complexité du travail des gestionnaires, tout en mettant de l’avant le fait qu’il est fondamental de s’intéresser de près à ce travail : si la pratique d’implantation des espaces de discussion du travail se généralise, il faut être conscient que cette discussion ne concerne pas que le travail des employés, mais aussi celui des gestionnaires. Il faut aussi être conscient que les produits issus de la discussion du travail, dans une perspective de planification du moins, n’influencent pas que les situations de travail des employés, mais aussi celles des gestionnaires. Cette limite nous permet de mettre en lumière les perspectives de recherche et les implications pratiques portées dans l’article. Premièrement, il est important de continuer à produire des connaissances scientifiques décrivant l’activité des gestionnaires dans une perspective clinique, surtout si les dispositifs de gestion qui s’implantent en entreprise tendent à favoriser la discussion et donc, à transformer cette activité. Nous voyons que ces dispositifs de gestion participent à l’évolution des relations entre employés et gestionnaires vers une relation de « collectif transverse » de travail, ce qui vient appuyer la nécessité de repenser la répartition du pouvoir et de l’autorité dans l’entreprise. Nous pensons aussi qu’il faut enrichir les catégories d’analyse permettant d’analyser le travail. Nous avons fonctionné à travers une catégorie « d’enquête » portée dans la littérature, que nous avons enrichie de différentes stratégies. D’autre part, tout comme Barcellini (2017) et Detchessahar (2019), nous pensons qu’il est nécessaire de s’intéresser à l’outillage qui permet de soutenir la discussion du travail. Nous avons proposé ici un outillage soutenant la discussion par la modélisation des processus. Cet outillage est pensé comme un objet intermédiaire adapté et malléable. D’autres études pourraient identifier précisément les caractéristiques d’un outil permettant de soutenir une discussion utile à la transformation des règles organisationnelles. Finalement, nous pensons que la principale implication pratique portée dans cet article concerne la formation des gestionnaires. Piloter/animer un espace de discussion du travail nécessite de développer des compétences liées à la réflexivité, afin de favoriser le développement de la dimension réflexive de son travail et de celui des autres. Cela nécessite de former les gestionnaires à la vision du travail-activité, ainsi qu’aux techniques d’analyse du travail, ce qui, malheureusement, ne semble pas être encore la norme dans les écoles de gestion.