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Nous vivons à une époque de transformations profondes de la vie juridique dans ses fondements les plus intimes. Fixés par la Déclaration des droits et le Code, encore plus ou moins stables dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les vieux cadres juridiques ont craqué et continuent à se désagréger de jour en jour ; les cadres nouveaux sont encore dans le devenir et on n’en aperçoit que les premières ébauches. Des institutions inédites et imprévues, insaisissables pour la pensée juridique traditionnelle, surgissent de tous côtés, avec une spontanéité élémentaire et toujours grandissante.

Georges Gurvitch[1]

Ces lignes ouvrent l’ouvrage de Georges Gurvitch intitulé L’idée du droit social et présentent en quelque sorte ses objectifs. D’emblée, il souligne la discordance entre la pensée traditionnelle du droit et la réalité sociale de son époque, et amorce une critique du droit positif formel, notamment en ce qu’il est traversé par le principe de l’individualisme juridique et surplombé par l’État, monopolisant la création du droit.

Gurvitch est né en 1894 à Novorossiisk dans le sud de la Russie. En 1912, il entame des études de droit, d’abord à Juriev[2], puis à Saint-Pétersbourg, études ponctuées par des séjours réguliers en Allemagne, où il se familiarise avec la philosophie. D’emblée, son champ d’étude se situe au croisement de plusieurs disciplines, et il conservera cette particularité interdisciplinaire durant toute sa carrière. En 1917, alors que la révolution éclate, il s’engage politiquement, mais toujours en marge des groupes majoritaires : il s’investit notamment dans une association d’étudiants contestataires[3], puis dans le Parti social-révolutionnaire[4].

Les soviets de la première heure, en tant que groupements spontanés de travailleurs à vocation autogestionnaire, sont un objet d’observation marquant, dont Gurvitch fera témoignage toute sa vie[5]. La recherche de l’autonomie politique et juridique d’un groupe partiel, inscrit dans une société plus vaste, est de prime abord au coeur de ses thèses, et il continuera, par la suite, l’observation et l’analyse des conseils d’usine, des règlements d’atelier, plus globalement, des diverses formes que peut prendre la démocratie industrielle. À ce propos, il souhaite apporter un « témoignage personnel direct », qu’il prolongera jusqu’à quelques jours avant sa mort, lors d’un colloque à Bruxelles, organisé en l’honneur de Pierre-Joseph Proudhon, dont des extraits ont été publiés dans le premier numéro de la revue Autogestion[6]. Gurvitch souligne l’influence de la pensée proudhonnienne dans les premiers soviets, influence qui sera rapidement battue en brèche, alors que les bolchéviques deviennent majoritaires[7].

Contraint une première fois à l’exil du fait de sa dissidence[8] par rapport au régime communiste centralisé caractéristique des débuts de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), et après des pérégrinations en Allemagne et en Tchécoslovaquie, plus précisément à Prague, Gurvitch s’installe en France où il sera naturalisé en 1929. Il soutient alors ses thèses sur le concept de droit social, Le temps présent et l’idée du droit social[9] de même que L’idée du droit social, publiées respectivement en 1931 et en 1932, et dont le propos est prolongé par L’expérience juridique et la philosophie pluraliste du droit[10] paru en 1935. Son objectif est de construire une véritable théorie du droit en doublant ce dernier d’une nouvelle branche fondamentale, le droit social, pensé comme une alternative au droit individuel et basé sur l’observation de faits normatifs — des faits visibles dans la réalité sociale et en eux-mêmes empreints d’une valeur juridique.

En France, le courant objectiviste juridique a fortement influencé Gurvitch[11]. La distinction qu’opère François Gény entre le donné et le construit est une théorie utile à la pensée du droit social, principalement sur la question des sources. Pour Gény, le juridique se construit à partir du donné, c’est-à-dire d’observations de la réalité ; il intègre dans cette dernière à la fois le donné rationnel et le donné idéal[12]. En cela, il pose les jalons théoriques de la distinction entre des sources primaires et secondaires et ainsi de la pensée du pluralisme juridique. À son sens, l’observation du donné ne suffit pas, en soi, à construire une science juridique : il se révèle trop vague, démesurément fluctuant et difficile à saisir. La technique juridique permet de « former » le droit. Donné et construit représentent respectivement la matière et la forme du droit[13]. Gény va jusqu’à dire que la « loi n’est […] [qu’une] opinion[14] » établie sur le donné et qu’elle ne contient pas l’intégralité du droit positif, même dans le régime légicentriste qu’il analyse. L’apport de Gény, notamment à la théorie du droit social de Gurvitch, réside dans sa vision large des sources formelles du droit. Il y intègre les sources formelles classiques, telles que les lois ou les règlements, mais aussi « tous les procédés intellectuels qui, comme les concepts ou les notions, permettent de structurer le savoir juridique[15] ». Toutefois, Gurvitch estime que le raisonnement de Gény s’arrête trop vite, en n’admettant que la coutume à titre d’autre source formelle, totalement valable, aux côtés de la loi. Il ne reconnaît ni la jurisprudence, ni les conventions collectives, ni la doctrine, pas plus que le droit des groupements autonomes. Selon Gurvitch, ce ne sont que des guides permettant l’interprétation du droit positif tel qu’il le conçoit. Son argument est celui du maintien de l’État d’un point de vue politique, ce dernier pouvant se voir remis en cause par une contestation trop large des sources formelles étatiques. Sur ce point, Gurvitch est en désaccord puisqu’à son avis l’État conserve, même dans le contexte d’une théorie pluraliste du droit, le monopole de la contrainte inconditionnée et une souveraineté, bien qu’elle demeure relative par rapport aux théories classiques[16], cette souveraineté étant politique plutôt que juridique.

À partir de 1935, la carrière de Gurvitch prend un tournant sociologique clair, et il obtient une des premières chaires de sociologie à l’Université de Strasbourg, soutenue notamment par Marcel Mauss[17]. Alors que la France est occupée en 1940, et en tant que juif d’origine, socialiste, franc-maçon et récemment naturalisé, il est contraint à un second exil aux États-Unis. Il donnera des cours à la New School for Social Research, à l’Université de Columbia et sporadiquement à l’Université Harvard[18]. Il entre alors en contact avec la sociologie américaine et de retour en France, à la Libération, il présentera ce concept au public français, notamment par l’entremise du Centre d’études sociologiques, des Cahiers internationaux de sociologie, de l’École pratique des hautes études, puis de l’École des hautes études en sciences sociales, au sein desquels il occupe des positions institutionnelles importantes. Cependant, il conservera tout au long de sa carrière un point de vue critique relativement aux méthodes sociologiques américaines, en dénonçant ce qu’il appellera la « quantofrénie », et proposera une vision de la sociologie maintenant des liens forts avec la philosophie[19]. Sa pensée interdisciplinaire et critique le poussera à se considérer lui-même comme un « exclu de la horde[20] ».

Gurvitch prend position pour la décolonisation de l’Algérie et subit les menaces de l’Organisation armée secrète (OAS), allant jusqu’à la menace physique. Une bombe explose devant son domicile, ce qui contribue à accentuer ses problèmes cardiaques. Il meurt à l’âge de 71 ans, en 1965[21]. Malgré une production scientifique prolifique, et de confortables positions universitaires, il tombe rapidement dans l’oubli. Ses oeuvres sont marquées du sceau de la désuétude, du fait notamment de l’emploi d’un vocabulaire suranné (la « communion » par exemple), d’une complexité effrayante dans les taxinomies qu’il propose[22] et de références philosophiques difficiles d’accès pour le public français : la pensée sur la Justice de Fichte, des références aux intuitionnistes russes et à des concepts issus de l’orthodoxie[23].

Toutefois, dans un monde aujourd’hui parcouru par le phénomène de la mondialisation remettant en cause le monopole de l’État à titre de source de droit, mais aussi relativement aux questions de domination qui traversent des groupes sociaux infra ou trans étatiques, qu’ils soient régionaux ou sociologiques, comme les minorités féminines, dépoussiérer sa pensée représente un réel intérêt dans la doctrine juridique. Malgré un tournant sociologique net dans sa carrière, il n’a cessé de s’intéresser à l’objet « droit », qu’il voit largement à l’image de tous les essais existants, en vue de réaliser des valeurs de Justice.

Tout au long de son oeuvre, Gurvitch travaille à une explication sociologique de la Justice, en tant que sentiment. Il recherche « [la] psychologie collective du droit dont la réalité ne saurait être réduite ni à une règle, ni à un comportement, ni au lien rationnel qui peut s’établir entre les deux[24] ». Il considère l’expérience collective de Justice telle une manifestation d’un sentiment d’ordre et de sécurité, qui est beaucoup plus « froide » que l’expérience morale.

La Justice est une valeur particulière qui présuppose une communauté de personnes, liées les unes aux autres par un désir social de vivre-ensemble. Elle est en cela distincte de l’idéal moral qui estime l’individu seul. Pensée ni comme commutative ni comme distributive, elle est chez Gurvitch « transpersonnelle », dans le sens où elle se veut synthétique entre des valeurs individuelles et collectives. La Justice, dans son aspect transpersonnel, devient donc un acte de reconnaissance d’une valeur préexistante dans les rapports sociaux.

Considérant la réalité sociale, le spirituel se réalise dans le temporel par l’incarnation de la Justice. En somme, « le vécu juridique immédiat est essentiellement intermédiaire entre l’expérience du spirituel et l’expérience du sensible, comme il est essentiellement intermédiaire entre l’expérience morale et l’expérience des idées logiques[25] ». Alors, l’expérience juridique se caractérise par un acte de reconnaissance intuitive, autrement appelé « fait normatif » par Gurvitch. Ce type d’acte montre la reconnaissance de valeurs réalisées dans un ordre établi. La Justice génère des principes de sécurité, d’ordre et de paix sociale ; le droit sert à l’accomplissement de ces principes directement issus de l’idée de Justice.

Gurvitch forge le concept de fait normatif d’union qui est, selon l’analyse de Jean-Guy Belley, non pas un acte créateur de droit en soi, mais un acte de reconnaissance d’un droit préexistant dans l’ordre interne du groupe[26]. Son insertion de la Justice dans la réalité sociale s’éloigne des conceptions répandues dans la sociologie, notamment dans la sociologie anglo-saxonne du milieu du xxe siècle qui réduit les groupes à des formes abstraites de relations avec autrui, particulièrement par la communication de symbole, de langue ou de signes : cette abstraction ne tient pas compte de la vie concrète entre les membres du groupe. Pour Gurvitch, l’expérience sociale de la Justice est « un état psychique collectif intermédiaire entre l’expérience émotionnelle des valeurs et l’expérience intellectuelle des idées logiques[27] ». Ce sont les membres du groupe qui peuvent ressentir et comprendre l’expérience de Justice : il n’y a donc pas de médiatisation par d’autres institutions ou par des spécialistes présupposés plus compétents.

En posant ce point de vue sur la Justice, Gurvitch entend également développer une vision pluraliste du droit. Il élabore l’idée d’une société constituée de groupes juridiquement autonomes. A contrario, il récuse une organisation hiérarchique de la société, dans laquelle les manifestations d’autonomie seraient nécessairement soumises à l’État.

En outre, Gurvitch interpelle dans ses oeuvres, tant philosophiques que sociologiques, non seulement les juristes au sens large, mais aussi les constituants français de 1946, en rédigeant La Déclaration des droits sociaux, qu’il présente comme une technique pluraliste permettant l’autonomie juridique des groupes sociaux. Centrale dans son oeuvre, la notion de pluralisme est à la fois pensée telle une réalité empirique et à titre d’idéal, à l’image d’un modèle d’organisation sociale et politique à permettre et à encourager[28].

La pensée de Gurvitch est d’abord une analyse de la réalité sociale et de sa composante juridique. Le droit correspond d’abord, selon lui, à une expérience spontanée et intuitive du sentiment de Justice, pouvant être vécue tant par les individus qui se rejoignent dans des relations interindividuelles que par ceux qui s’intègrent dans des groupes. Ces deux types de relations sont analysables sous l’angle de la sociabilité, qu’elle soit de « rapport avec autrui » ou par « fusion », notamment dans le contexte des groupes qu’il appelle « transpersonnels ». Ainsi, le groupe transpersonnel entretient un rapport dialectique entre les individus et le groupe en tant que tel. Celui-ci n’est pas réductible à la somme de ses parties, sans pour autant se superposer aux individus dans des rapports hiérarchiques. L’adjectif « transpersonnel » sous-entend une synthèse entre l’individu et le groupe, l’un ne se superposant pas — au sens hiérarchique — à l’autre[29]. En somme, le concept de « transpersonnalisme » conduit, dans le système du droit social, à penser le collectif, mais sans risquer la dissolution de l’individu dans une masse informe[30], et à sortir de la dichotomie opposant l’individualisme au collectivisme. Il permet d’aménager l’individu à titre de sujet de droits et de libertés individuelles avec l’existence d’un groupe, lui-même sujet de droits.

Le travail consiste ensuite à rechercher, dans la réalité sociale, des groupes sociaux, qualifiables de transpersonnels et plus ou moins autonomes juridiquement[31]. Les exemples qui appuient le propos de Gurvitch dans Le temps présent proviennent principalement du monde ouvrier, observé au début du xxe siècle, voire à la fin du xixe, et cela, jusqu’aux années 1930[32]. La convention collective s’avère, pour lui, un paradigme essentiel qui permet de comprendre une réalité juridique formalisée mais ne correspondant pas à l’individualisme juridique.

L’individualisme juridique est la conception dominante du droit, au moins depuis 1789 en France, proclamant l’individu comme sujet et fin du droit. En accord avec la pensée de Jean-Jacques Rousseau, l’individu correspond à un « représentant nivelé du genre abstrait de l’humanité en général[33] », c’est-à-dire qu’il est considéré juridiquement comme extrait du social, sans relation avec les groupes sociaux auxquels il participe dans sa vie réelle et quotidienne : la famille, les groupes de travailleurs, de citoyens, les associations culturelles et politiques ou encore son appartenance régionale ou territoriale. Le Code civil de 1804 est une transcription majeure de la pensée de l’individualisme en tant qu’instrument juridique de droit positif. Proclamé par le célèbre article 1134 du Code civil[34], le contrat représente l’instrument juridique individualiste par excellence. Ainsi, les « contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits[35] » ; l’accord de volonté dit le droit, sauf s’il contrevient à l’ordre public.

L’analyse du contrat par Michel Villey[36] pousse à rapprocher les théories de Thomas Hobbes, de John Locke ainsi que de Rousseau et leur exaltation de l’individu comme réalité première. C’est par la volonté individuelle que se créent les droits et les obligations. Dans l’approche classique du droit des obligations, l’échange des consentements suffit à former le contrat, sous réserve de l’absence de vices, que ce soit l’erreur, le dol ou la violence. Résultante de la pensée individualiste, enracinée dans le droit, l’unique fonction du droit serait, ce que Gurvitch déplore, celle d’une limitation négative des libertés, jouant le rôle de barrière extérieure aux individus, qu’ils soient considérés en petit — la personne juridique — ou en grand — l’État.

La convention collective est donc, pour Gurvitch, une manifestation d’un ordre juridique spontané et indépendant de celui de l’État, qui permet de prouver l’existence de réalités ne correspondant pas aux principes de l’individualisme juridique et à cette vision du contrat. En effet, elles naissent « hors de toute norme légale fixant le cadre de la négociation ou gouvernant son résultat[37] ». Au sens de Gurvitch, il est d’abord question d’un groupe social de travailleurs, ayant une oeuvre commune à accomplir, contractant avec le patronat et engageant non seulement les parties au contrat mais aussi, individuellement, tous les membres du groupe et même les tiers à ce contrat. Il y a donc une limitation du principe de l’autonomie individuelle tel qu’il est reconnu en droit civil. Et, plus globalement, « la première particularité de la convention collective du travail, à savoir l’engagement simultané du tout et de chaque membre, représente déjà une difficulté insurmontable pour toute conception s’inspirant des vieilles catégories du droit romain[38] ».

On saisit ainsi le parti pris de Gurvitch : il introduit la philosophie dans une théorie du droit parce qu’elle permet de définir la valeur de Justice. D’après lui, la philosophie du droit a pour charge de dépasser la « croûte conceptuelle[39] » calquée sur l’expérience juridique. Elle rend consciente l’expérience juridique immédiate et permet son actualisation permanente, en analysant les valeurs vécues. Elle reconstruit l’image de la Justice selon les données spirituelles de l’expérience. Elle comprend le sentiment de Justice dans une période et un lieu donné. Pour cela, elle n’émet pas de jugements de valeurs mais des jugements purement théoriques au sujet des valeurs. Quant à la sociologie juridique, celle-ci décrit d’abord le contenu de l’expérience juridique, dans les conduites effectives des individus et des groupes. Elle peut ensuite analyser les phénomènes sociaux comme un seul ensemble, pour comprendre leur genèse, leur croissance et leur décroissance. À cet égard, elle interprète le sens idéal des conduites, au regard de critères déterminés par la philosophie, même si les enquêtes sociologiques apportent un précieux matériau à la philosophie.

C’est donc bien une ouverture de la science du droit, acceptant en son sein les apports de la sociologie et de la philosophie du droit, qui permet de se saisir de la plénitude de la réalité du droit, dans sa dimension sociale. La fermeture entre les champs de la connaissance semble bien entrainer un appauvrissement de la connaissance en elle-même. Gurvitch est influencé par le courant des intuitionnistes, notamment représenté par Henri Bergson, Edmund Husserl, Frédéric Rauh et Nikolaï Lossky[40], un des maîtres de Gurvitch. Ce dernier qualifie ce courant de « théories de l’expérience intégrale de l’immédiat », où il s’agit, malgré des divergences importantes entre les auteurs, d’ouvrir le champ de l’expérience au domaine de l’idéal et du spirituel. Ainsi, un fait psychique, qu’il soit conscient ou non, est situé dans l’être pensant mais aussi dans l’être social. Toutefois, Gurvitch se distingue des autres auteurs — et principalement de la phénoménologie husserlienne — en précisant que le sujet de l’expérience n’est pas nécessairement individuel : cela peut être un collectif.

Gurvitch révèle sans conteste une crise entre le droit en tant que science — dans le sens positiviste de l’observation des normes positives formelles, émanant principalement de l’État en tant que source principale de droit — et les faits observables. L’abîme qui sépare la réalité et le droit formel traduit, au final, la dogmatisation de certaines conceptions, avec en tête l’individualisme juridique. Cet élément essentiel, récurrent, omniprésent dans la structure du droit est devenu, selon les termes de Gurvitch, un dogme, si bien que même ses critiques sont réduits à condamner le droit dans son intégralité, plutôt que de réussir à dissocier individualisme et droit. Ici, Gurvitch vise en priorité la pensée marxiste[41].

L’objectif de Gurvitch est de déloger ce dogme, tout en proposant un véritable système novateur « rompant avec la tradition[42] », et ce, du fait de l’observation d’une réalité sociale, réalité qu’il estime empreinte de valeurs et de normes vécues, pensées et traduites, mais aussi de revendications et de luttes. Il cherche de cette manière à rattacher le droit aux profondeurs du social, pensées tel le foyer de création de tout droit. Dans la réalité sociale, des institutions surgissent, et certaines ne proviennent pas des individus eux-mêmes : les sujets et les sources de ces droits sont des groupements spontanés apparus au sein de la société[43]. Par leur existence même, ces groupements remettent en cause l’individualisme comme unique structure du droit et, par extension, le monopole de l’État en qualité de source de droit positif. Gurvitch ne souhaite pas condamner le droit mais le réhabiliter, en tant qu’« ordre de collaboration positive, de soutien, d’aide, de conformité. Il faut s’habituer à voir dans le droit un ordre de paix, d’union, de travail en commun, de service social, aussi bien qu’un ordre de guerre, de séparation disjonctive, de réparation[44] ».

Le concept de droit social permet, par les questionnements et les problématiques qu’il soulève, d’opérer une critique de la science positiviste du droit. Sur ce point, c’est l’ouverture entre les disciplines qui facilite l’atteinte de cette critique, en montrant que le droit positif subit l’influence des phénomènes que la science du droit positiviste rejette, traditionnellement, en dehors de son champ d’étude (partie 1) et est mis en relation avec ces derniers. L’ouverture méthodologique permet au juriste de saisir le droit tel un phénomène naissant dans le social. Ainsi, le juriste peut appréhender, dans la réalité mouvante du social des formes juridiques indépendantes de l’ordre étatique et des demandes de droits nouveaux, une contestation, formulée en termes de droit, du droit positif formel de l’État. Le droit est positif parce qu’il est efficient dans un milieu social, mais pourtant en lui-même critique. Ledit point de vue paraît particulièrement utile s’il est introduit dans l’enseignement du droit, car il permet aux juristes de déchiffrer intellectuellement les causes d’un besoin de réforme du droit. Cependant, cette critique nécessite d’accepter l’interdisciplinarité dans le champ juridique et dans son enseignement (partie 2).

1 La critique de la science positiviste du droit : vers une ouverture méthodologique

Ainsi que nous l’avons vu, les sommes théoriques de Gurvitch se présentent telle une critique de l’individualisme juridique. Sa critique passe par une analyse, plus ou moins sociologique, de la réalité du droit pour en extraire des réalités ne correspondant pas à une logique individualiste, comme le montre l’exemple de la convention collective de travail. Plusieurs champs de la connaissance sont alors mobilisés et nécessaires en vue de permettre la saisie pleine et entière du phénomène juridique naissant dans le social et caractérisé par le concept de fait normatif.

Dès le début des années 1930, Gurvitch se présente comme le défenseur d’une science du droit interdisciplinaire et critique : en cela, il se trouve en opposition avec le positivisme juridique (1.1). Ce faisant, il interpelle la science du droit et lui propose, par l’exemple de sa propre analyse, de s’ouvrir méthodologiquement, dans le but de comprendre cette réalité juridique, dans son intégralité (1.2).

1.1 Pour une science du droit critique située dans la réalité juridique

L’année 1936 est marquée par la première publication de La théorie pure du droit de Hans Kelsen. En 1946, dans La Déclaration des droits sociaux[45], mais déjà théoriquement dès L’idée du droit social, Gurvitch développe des vues contraires. Aujourd’hui, le normativisme kelsenien est, à bien des égards, le point de vue dominant dans les facultés de droit, notamment en guise de méthode d’enseignement ; il nous apparaît donc nécessaire d’entreprendre une comparaison entre les démarches méthodologiques gurvitchienne et kelsenienne. L’exercice permettra aussi de comprendre la raison pour laquelle la théorie du droit social de Gurvitch n’a que très peu convaincu les juristes français des années 1930, tant leurs préoccupations sont éloignées.

Le normativisme conçoit le droit comme constitué de propositions normatives dont la validité ne peut jamais être déduite d’un fait, mais toujours d’une autre norme. Les normes sont donc comprises dans un système hiérarchique — pyramidal — formant un réseau de validité, allant jusqu’à la norme suprême. Ces propositions normatives sont entendues en tant qu’idéales. Elles sont en cela des « devoir-être » et non des « être ». Le droit positif représente ainsi le matériau brut à partir duquel la science du droit s’attèle à construire des systèmes reliant ces propositions. Elles expriment des volontés humaines, et ne peuvent être jugées ni comme vraies ni comme fausses, mais seulement comme formellement correctes ou incorrectes. Dans la théorie du droit de Kelsen, les normes juridiques ne sont pas intrinsèquement distinctes des normes morales. Ce n’est que formellement qu’elles se distinguent parce qu’elles n’appartiennent pas au même système. La norme juridique s’avère spécifique parce qu’elle fait partie d’un système juridique.

Pour Gurvitch, la règle de droit se distingue des autres types de règles, et principalement de la règle morale. Cette dernière a un caractère précis et strictement déterminé — elle formule des exigences finies —, c’est-à-dire qu’elle a pour objet d’établir une correspondance entre les devoirs des uns et les prétentions des autres : elle a donc une structure multilatérale intrinsèque qui permet de ne pas la confondre avec la règle morale. Cette dernière est uniquement impérative, elle n’attribue pas de droits. Par exemple, la règle morale « Ne tue pas » est valable dans toutes les circonstances même lorsque le droit, lui, permet de tuer (légitime défense, peine de mort, guerre, etc.). Cependant, lorsqu’elle est formulée en tant que règle de droit, la formule « Il est interdit de tuer » confère le droit de ne pas être tué, ce que ne permettent pas toujours les règles morales. La règle morale voulant qu’il faille considérer son ennemi comme son prochain ne confère pas de droit particulier auxdits ennemis. En somme, la spécificité de la règle de droit est d’avoir un caractère impératif-attributif[46] et d’appartenir à un système de normes. L’ordre social existe par l’enchevêtrement des prétentions et des devoirs réciproques, ce qui implique de considérer l’existence d’autres individus et d’autres groupes liés ensemble et conscients de cette liaison, soit un ordre social[47].

Ainsi, les normes ne sont pas, selon Gurvitch, de pur « être » ni de pur « devoir-être », mais plutôt une forme synthétique de cette opposition, fondamentale dans la pensée de Kelsen. La règle de droit n’est pas uniquement un a priori : elle a un contenu empirique. Cependant, la règle de droit ne se trouve pas seulement considérée comme un fait, car elle contient un critère d’appréciation : ce sont les réalités spiritualisées, ce que Gurvitch appelle des « faits normatifs ».

Les faits normatifs — véritables oxymores pour un juriste positiviste — permettent de saisir la notion de « droit positif » chez Gurvitch. Deux critères autorisent à considérer une règle de droit comme relevant du droit positif : tout d’abord, elle doit être posée (au sens de dite, exprimée ou encore créée) par une autorité ; ensuite, elle doit être efficiente dans un milieu social donné. Le fait normatif est en soi une autorité qualifiée qui pose la règle et permet en même temps de la rendre effective au sein d’un milieu social. Le groupe social — ou la relation particulière d’individu à individu — représente un fait normatif parce qu’il est alors question empiriquement d’une réalité reconnaissable qui se réalise par le droit posé : le fait normatif et le droit s’engendrent dans un seul et même acte. Les groupes ou les individus réalisent des idées et des valeurs et se constituent autour d’elles. Ainsi, la règle de droit n’est pas purement autonome parce qu’elle sous-entend une nécessaire réciprocité. Le droit sous-entend, du fait qu’il est au moins théoriquement toujours un essai en vue de réaliser la Justice, un ordre social préalable garantissant la paix et la sécurité. Ce sont ces impératifs qui imposent au droit d’être positif dans le sens que Gurvitch lui donne. Le recours à la forme juridique de l’État n’est donc pas nécessaire pour découvrir un droit positif.

Aux yeux de Kelsen, le droit positif ne se découvre pas : il est posé, il crée, il est dit par une autorité habilitée à prononcer ce droit. La loi est une norme obligatoire parce qu’elle est adoptée par le Parlement, lui-même défini par une norme supérieure, la Constitution. En d’autres termes, « le système juridique ne se définit pas par ses éléments, ce sont les éléments qui se définissent par l’appartenance au système juridique. Celui-ci se définit à son tour par le simple fait qu’il est efficace (c’est-à-dire sanctionné) sur un certain espace juridique[48] ». Tout bien considéré, le fondement de la positivité du droit est lié à l’État. En réalité, État et droit se confondent, ils se soumettent l’un à l’autre.

Nous comprenons que les juristes fortement influencés par le positivisme juridique aient pu rester circonspects devant le concept gurvitchien de droit social, en ce qu’il remet en cause le monopole de l’État en tant que source du droit. Si bien que, au début des années 1930 comme aujourd’hui, une majorité de juristes estime que l’on ne peut « définir et expliquer le droit sans se référer à l’État, tellement les deux sont liés[49] ».

Pour sa part, Gurvitch entend développer la critique dans la science du droit, ce qui implique de s’intéresser aux conditions de production sociale de la norme. Il voit en la science du droit un rôle d’« interprétation et l’exposé systématique du droit en vigueur dans un milieu social donné[50] », mais il déplore en même temps le risque de « perdre contact avec l’expérience juridique immédiate[51] ». Selon Gurvitch, le but de la technique juridique ne peut être rendu objectif que par sa liaison avec la philosophie du droit, c’est-à-dire en tenant compte de la Justice, telle qu’elle est vécue dans l’expérience juridique en tant que réalité toujours mouvante. Dans le cas contraire, elle serait arbitraire ou ne servirait que les intérêts des plus forts[52].

À vrai dire, Gurvitch souhaite « ouvrir » le phénomène juridique à une dimension bien plus large, qui prend en considération les conditions de production du droit issues du social, ces forces sociales créatrices étant, en elles-mêmes, juridiques. En outre, avec Gurvitch, et ce sera le cas plus tard avec Herbert Hart, ou encore Michel Van de Kerchove, la neutralité axiologique du droit n’est pas remise en cause : elle demeure plus ou moins idéale, dans le sens où un positionnement critique sous-entend aussi le fait de tenir compte d’« intérêts déterminés[53] ». Le point de vue critique adopté s’attache à rechercher un intérêt pratique dans la science du droit : un idéal d’émancipation qui traque, débusque les rapports de domination[54].

Par son travail théorique, bien que celui-ci soit basé sur des exemples issus de la réalité sociale, Gurvitch souhaite ouvrir la voie à une posture critique dans le droit certes, mais également à un positionnement, que l’on pourrait, plus ou moins, qualifier de moral ou encore, d’empreint de valeurs. La science du droit, sans avoir à recourir à la politique ou à la proposition de normes nouvelles, doit se situer par rapport à des problèmes. Le transpersonnalisme vient donner une dimension morale au droit social et à la science du droit qui l’étudie. En effet, si l’on se penche sur le problème de la domination, sur le droit des groupes en général ou sur la question spécifique des minorités actives, autoconsidérées comme des groupes sous domination, la posture du chercheur est rapidement submergée par une pluralité de valeurs vécues et proclamées. Aux prises avec cette problématique, Gurvitch ne réussit pas à sortir d’une conception idéaliste du droit. Alors, il suppose un idéal agissant comme valeurs étalons. Même s’il s’en défend[55], on ne peut manquer d’y voir une forme de jusnaturalisme ou, au moins, d’un certain dualisme. En cela, le principe démocratique, la paix, la sécurité et l’ordre sont placés tels des buts vers lesquels le droit doit tendre, en considérant les phénomènes sociaux qui conduisent à la production — ou encore à la simple revendication — de ce droit. Ainsi, l’objectif est de déloger la domination que le droit positif peut lui-même induire sur d’autres formes de droit, qu’il faut aller chercher jusqu’aux tréfonds du social inorganisé.

Cette approche méthodologique que la science du droit devrait suivre, selon Gurvitch, n’est possible que si elle demeure en liaison avec la philosophie du droit et la sociologie juridique.

1.2 Une science du droit méthodologiquement « ouverte »

C’est dans le but d’atteindre la connaissance sur le droit, telle que nous venons de la décrire, que Gurvitch fait « ressortir l’interdépendance la plus stricte entre la philosophie du droit, la sociologie du droit et la science du droit[56] » :

Nous croyons au contraire que les objets spécifiques de la connaissance, construits plus ou moins artificiellement par la réflexion, caractérisant la philosophie du droit, la sociologie juridique et la science du droit, ne sont légitimes que sous cette double condition : d’être strictement liés à la même réalité immédiatement vécue et d’être construits en correspondance avec un des secteurs de cette réalité[57].

Comme précisé plus haut, la philosophie a pour charge de rendre consciente l’expérience juridique immédiate et de la réactualiser par le biais d’une analyse des valeurs spirituelles vécues. La sociologie juridique retrace les comportements des individus et des groupes.

Concernant l’idée d’un rapprochement disciplinaire entre sociologie et philosophie, on constate l’influence sur Gurvitch de la phénoménologie, Husserl voyant toutes les formes de connaissances comme un ensemble solidaire. Pour sa part, Maurice Merleau-Ponty a souligné l’urgence d’un rapprochement entre les deux disciplines et déploré le « climat de guerre froide[58] » qui se serait installé entre elles : « [C]haque fois que le sociologue revient aux sources vives de son savoir, à ce qui, en lui, opère comme moyen de comprendre les formations culturelles les plus éloignées de lui, il fait spontanément de la philosophie[59] ».

C’est donc bien une ouverture de la science du droit, acceptant en son sein les apports de la sociologie et de la philosophie du droit, qui permet de se saisir de la plénitude de la réalité juridique, dans sa dimension sociale. La fermeture entre les champs de la connaissance semble plutôt entraîner un appauvrissement de la connaissance en elle-même. Voilà qui fera dire ceci à André-Jean Arnaud : « Avec l’oeuvre de Gurvitch, on touche à la stupidité de la distinction entre sociologues et juristes[60]. »

La science juridique, repliée sur l’étude des propositions idéales, les normes formelles de source étatique, est aveuglée. Elle ne peut remettre en cause les principes de l’individualisme juridique qui deviennent des dogmes alors que, dans la réalité du droit, des institutions — organisées ou non — s’éloignent de l’individualisme. C’est toute une conception du droit qui semble inaccessible aux juristes. Ils ne voient que la fonction négative du droit qui consiste à empêcher, alors que la fonction positive, elle, a pour objet d’aider : « le droit a un rôle éducatif ; son action a pour résultat que la vie sociale s’améliore de façon effective[61] ». L’ouverture disciplinaire, le pluralisme des disciplines, veut amener la science du droit à se situer dans la capacité d’observer ce que le social réclame et qu’elle se positionne à ce propos, au regard d’un idéal commun de Justice dont la teneur est toujours revue grâce à une action commune de la sociologie du droit et de la philosophie du droit. En cela, la théorie du droit social peut être comprise comme une analyse des « entraves juridiques » envers l’autonomie des groupes.

Gurvitch entreprend donc une critique de la démarche méthodologique juridique, notamment celle qui se contente de lire l’unique droit positif tel qu’il est dit par l’État. Une pensée critique et un enseignement critique du droit passent par une ouverture disciplinaire. Le droit dans sa réalité est nourri par la société, la politique, la philosophie, les valeurs vécues par les individus et les groupes. En cela, un juriste, qu’il soit débutant, initié ou confirmé, se doit d’ouvrir lui-même son observation à des champs plus larges du savoir.

2 La pensée de Georges Gurvitch : vers l’enseignement d’un droit positif critique

Saisir la réalité du droit dans sa dimension sociale, juridique et philosophique revient à comprendre la critique faite du droit en lui-même selon cette réalité. De surcroît, le droit vécu est une contestation du droit positif formel. La pensée de Gurvitch permet de réfléchir aux jalons d’un droit positif critique. Nous croyons intéressant de repérer la manière dont le droit peut prendre en considération les revendications, les luttes et les mouvements existants dans la société et leur donner une place à l’intérieur d’un système positif (2.1). Dans le champ de l’enseignement du droit, la compréhension de la réformation de ce dernier amène l’enseignant à développer la pensée critique de l’étudiant. La critique apparaît dès lors tel un élément essentiel de la relation pédagogique (2.2).

2.1 La prise en considération par les instruments juridiques des revendications, des luttes et des mouvements qui existent dans la société

Comme nous l’avons vu, la pensée de Gurvitch propose, par une interdisciplinarité, de comprendre la réalité pleine et entière du droit, dans sa réalité sociale, au regard d’idéaux permettant de concilier l’individuel et le collectif, à l’intérieur de rapports non hiérarchiques. Ainsi, le système du droit social est aussi la description des obstacles à la réalisation d’un tel idéal.

Dans le social, des groupes et des individus formulent des demandes de nouveaux droits, de reconnaissance de leur dignité individuelle et collective. Le groupe apparaît comme moyen de protection et de pouvoir social, et cela, devant l’État. Cette découverte de nouveaux droits n’est pas le fruit d’une pure volonté, mais plutôt « de la conscience critique d’un groupe » qui découvre ou constate son « inexistence » dans un système de droit[62]. La prise de conscience de cette dernière est le résultat de la souffrance, de l’oppression ou de la domination subies[63].

La science du droit, la philosophie et la sociologie juridiques observent cette oppression dans la réalité sociale, par l’entremise de luttes empiriquement constatables alors même qu’elles sont empreintes de valeurs de Justice et de revendication d’une reconnaissance. C’est en plus le sentiment de la dignité, ou du non-respect de la dignité, qui permet à un groupe d’élaborer collectivement une critique du droit positif. En cela, la dignité a une valeur juridique ressentie par le groupe social. Enrique Dussel analyse ces luttes et estime que le droit étatique a recours à un processus de délégitimation de ces demandes, par le biais du droit, et propose l’introduction d’éléments critiques dans le droit positif. Selon lui, le droit devrait aménager des « portes ouvertes » à de nouveaux droits : « [de] cette façon, la normativité de la lutte pour la reconnaissance aurait, en tant que libération, une légitimité anticipée, et le processus de délégitimation […] deviendrait un moment également anticipé[64] ».

La notion de « ressenti » collectif d’un droit désiré ou bafoué peut être immédiatement reliée à la conception générale du droit de Gurvitch qui pense qu’un droit est d’abord une expérience collective du sentiment initial, primaire et mouvant, de Justice. Cette expérience ne peut être que relative entre plusieurs individus accordant leurs prétentions et leurs devoirs.

Aussi, au moyen de La Déclaration des droits sociaux, Gurvitch propose-t-il une technique pluraliste qui permet une création continue du droit par des groupes sociaux qui, par la voie du processus démocratique, définissent un droit formel applicable au sein du groupe en question. Cette déclaration, outre qu’elle est un appel à la science du droit, s’adresse aux groupes opprimés, pour qu’ils prennent conscience de l’oppression, dans un sens juridique et qu’ils s’emparent de leur droit à une certaine forme d’autonomie juridique, garantissant leur reconnaissance. Le droit social est un instrument, socialement construit, mis à la disposition des groupes sociaux pour intégrer des membres en leur sein et organiser leurs rapports juridiques.

La pensée d’un système juridique positif ouvert au social, connecté à lui, si imparfait et idéalisé soit-il dans la théorie de Gurvitch, permet d’apporter des éléments de réponse à ces questions contemporaines. En effet, le droit social semble bien un moyen — parmi d’autres — d’imaginer des outils juridiques pour favoriser le mouvement du droit avec la réalité juridique, c’est-à-dire par rapport à des demandes formulées en termes de droit. Le système du droit positif autoriserait ainsi sa propre construction et sa déconstruction pour que les nouveaux droits ne soient pas portés par des luttes, souvent violentes. De l’avis de Dussel, ce rôle incomberait à une juridiction de type constitutionnel, qui serait capable elle-même d’établir la nécessité des réformes pour de nouveaux droits. Dans le cas de Gurvitch, c’est davantage une question de système de droit positif, en ce qu’il facilite la création de droits, spontanément, au sein du social et par l’intermédiaire de groupes sociaux, et cela, avec l’aide d’une science du droit critique, capable d’intervenir intellectuellement.

2.2 L’apport de la théorie critique à l’enseignement du droit

L’analyse du système de droit social permet de le comprendre comme mis à la disposition des juristes, des philosophes et des sociologues pour comprendre le besoin de mouvement dans le droit, au regard d’une certaine demande sociale. Une prise de conscience d’un besoin de réforme du droit positif impose une certaine interdisciplinarité en tant qu’ouverture critique de la science du droit. Voilà ce que montrait déjà en 1967 le professeur Ronald Harry Graveson :

[L]e problème de la réforme du droit se situe donc à un double niveau. Le premier, politique ou économique, le niveau de la sociologie, concerne l’existence et l’étendue d’un besoin social particulier. Le second, le niveau technique et scientifique, qui concerne en premier lieu les juristes, se rattache aux moyens appropriés par lesquels l’on peut donner effet à ce besoin initial. Ainsi, lorsque je parle de réforme du droit, je ne parle pas de réforme du droit uniquement en vue de réformer le droit mais en vue de répondre à ce que nous pouvons appeler, d’une façon générale, un besoin social[65].

L’ouverture des champs théoriques dans la science du droit se révèle tout autant nécessaire en vue de l’enseignement du droit. Le droit, dans sa réalité, dépasse le champ des codes, des lois et de la jurisprudence. Il faut alors permettre à l’étudiant de se saisir de la réalité juridique dans son aspect idéal et réaliste :

[En effet, le] réel, surtout lorsqu’il est social, comprend à la fois des éléments matériels (des phénomènes, des faits, des institutions physiquement identifiables) et des éléments idéels (des idées, des concepts, des représentations) tout aussi réels. Le droit, comme système de rapports sociaux appartient à ces deux univers : il ne se confond pas avec les instruments physiques qui le représentent (les tribunaux et les policiers, les codes et les panneaux sur la route par exemple) mais n’est pas seulement une idéologie, un ensemble de notions qui s’appliqueraient abstraitement dans la société[66].

Tout le projet de Gurvitch oscille entre un idéalisme et un réalisme. Il entend alors synthétiser les deux notions dans la méthode de l’idéal-réalisme, qui en elle-même peut être utile à une révision de la méthode d’enseignement du droit, dans les facultés. Le but consiste ainsi à rechercher le phénomène du droit parmi les réalités sociales : incarnées par la figure du groupe, celles-ci se fondent sur une idée de la Justice[67]. Grâce à une théorie du droit ouverte aux autres disciplines ayant le droit comme objet d’étude, et remettant en cause au contact de ces disciplines les principes et les concepts ancrés dans la pratique juridique, il est permis un enseignement du droit, lui-même ouvert et critique. Par conséquent, « toute une série de faits sociaux habituellement rejetés en dehors de la science du droit[68] » sont ramenés dans l’étude et dans l’enseignement du droit.

De nos jours, l’évolution du social s’avère plus rapide que l’évolution du droit, et le système juridique n’a pas prévu les changements à venir. La problématique de la réforme du droit occupe la science du droit, et les causes de ce besoin de réformes peuvent être politiques, sociologiques ou économiques. Par exemple, la réalité de la famille dans un monde contestant le patriarcat impose une refonte du droit de la famille[69]. Dans tous les cas, les causes d’une réforme du droit sont toujours extérieures à la science du droit, en tout cas d’un point de vue positiviste.

Ainsi, l’idée est de former les étudiants, par une démarche méthodologique interdisciplinaire et critique, à la compréhension de ces causes et des demandes de droits nouveaux qui en découlent. Le besoin d’une méthode d’enseignement plus ouverte trouve une résonance contemporaine et serait, au sens de notre étude, l’idéal vers lequel tendre pour une rénovation de l’enseignement du droit, dans une perspective critique. À l’instar de Simone Goyard-Fabre, on peut s’inquiéter de la « regrettable fermeture du champ théorique[70] », principalement au regard de « la polysémie qui s’est infiltrée dans la sphère juridique[71] ». En effet, pour préparer un étudiant à la réalité du droit, il doit réussir à la comprendre. Celle-ci, plus encore qu’à l’époque de Gurvitch, se révèle plurielle. On remarque alors « la multiplication des exceptions, des nuances, des revirements dans une jurisprudence de plus en plus abondante ; on ne peut négliger, dans la réglementation, l’invocation de plus en plus fréquente du pluralisme et du relativisme[72] ».

L’ouverture des disciplines revient à permettre à chacun, avec sa formation, de chausser une autre paire de lunettes pour comprendre le monde autrement, d’emprunter le regard de l’autre afin de mieux circonscrire ses propres problématiques. L’ouverture des champs théoriques au coeur de l’enseignement universitaire revient à introduire la possibilité d’une critique. Cette dernière en elle-même est une interdisciplinarité car, somme toute, « exalter la valeur de la critique, c’est reconnaître la place de la philosophie[73] ». Voilà ce qu’expliquera Gurvitch dans Les éléments de sociologie juridique, en spécifiant les tâches qui incombent à une philosophie du droit pour une compréhension de la réalité juridique au sein du social. Elle permet d’actualiser par un travail de réflexion le vécu juridique immédiat, avant ou à côté de la formalisation par des formes prévues par le droit étatique, telles que la constitution, la loi ou le contrat.

En outre, former un étudiant à la pensée critique, par l’entremise de l’ouverture disciplinaire, n’est pas uniquement une option entre plusieurs programmes d’enseignement possibles. C’est un élément irréductible du contrat tacite qui existe entre un étudiant et un professeur donnant son cours. En France, la liberté d’expression du professeur d’université est protégée constitutionnellement. En 1984, le Conseil constitutionnel français dégage, dans une célèbre décision, la liberté des professeurs d’université en tant que « principe fondamental reconnu par les lois de la République[74] ». Ce principe est alors protégé au regard de possibles atteintes par le législateur. Dans la pratique, un professeur d’université peut donner un cours affichant l’orientation de son choix, qu’elle soit doctrinale ou politique, en appliquant l’unique réserve des limites classiques de la liberté d’expression, notamment l’interdiction de l’incitation à la haine. La liberté universitaire est proclamée, du fait de la « nature même » des fonctions universitaires, espace d’expression libre[75]. Sans remettre en cause l’importance fondamentale de cette liberté, il faut tout de même analyser la place des étudiants qui deviennent les récepteurs d’un propos libre. Si un professeur peut enseigner et transmettre ses orientations subjectives, le corollaire nécessaire est une liberté critique des étudiants pour qu’ils puissent eux-mêmes distinguer, saisir la prise de position et s’orienter entre données objectives et subjectives. L’esprit critique des étudiants est parfois encouragé dans des exercices du type de la dissertation, sans pour autant que de réels outils méthodologiques leur soient transmis. De plus, le droit se présente encore souvent dans les universités comme un donné ; la démarche méthodologique, telle une technique praticienne ; et la science du droit, à titre de commentaire des normes positives. L’ouverture méthodologique constitue un moyen de comprendre le droit dans sa réalité, c’est-à-dire en tenant compte de la critique qui existe dans la réalité. L’étudiant peut y découvrir des clés, des outils pour saisir lui-même la réalité du droit et exercer une critique de ce dernier. En cela, la pensée de Gurvitch, l’entreprise critique qu’il poursuit personnellement, représente un apport théorique, un exemple d’ouverture méthodologique permettant de déloger des « concepts momifiés » et de rechercher des « catégories positives nouvelles[76] ».

Oscillant entre une vision sociologique du droit et un idéalisme philosophique, Gurvitch est un auteur fortement contestable. Sa vision du social plus ou moins idéalisée de même que sa confiance en l’autorégulation d’une société mue par des rapports de force pacifiés rendent le système du droit social peu réalisable en pratique, en tout cas tel qu’il est proposé dans La Déclaration des droits sociaux. En sus, l’analyse empirique du monde ouvrier, dès la fin des années 1940, ne confirme pas la réalisation d’une réelle démocratie industrielle dont Gurvitch voyait les premiers édifices dans le monde ouvrier de l’entre-deux-guerres. Plutôt que l’autogestion, c’est l’État social qui, par voie législative et constitutionnelle, a fait évoluer la condition ouvrière. L’apport de Gurvitch réside dans sa vision de la science du droit et son incapacité à se remettre en cause, par son repli sur l’analyse du droit en tant que propositions idéales faisant advenir la réalité. Pourtant, le social s’avère lui-même mouvant et porteur en soi, par l’entremise de demandes de droits nouveaux, d’une force critique que les juristes gagneraient à savoir lire. En fin de compte, le concept de droit social peut se voir comme un appel envers la science du droit à s’ouvrir à la réalité du droit vécu, socialement constitué, si imparfait soit-il. C’est également un appel à l’enseignement du droit à former des étudiants, futurs juristes qui seront théoriquement ou concrètement placés devant des réalités sociales multiples. Ainsi, il convient de les préparer à la réalité d’un droit résolument inscrit dans la société, fait pour et par celle-ci. La force de l’esprit critique est aussi la force du droit qui, en pratique, est fait de réforme, de revirement, de désuétude et d’innovation, c’est-à-dire de mouvement.